présentation des peintures synchronistiques

lundi, mai 27, 2019

Le rapt de Proserpine

Gilles Chambon, Le rapt de Proserpine, huile sur toile 50 x 70 cm, 2019
Pluton / Hadès, dieu des Enfers, est tombé amoureux de la jeune Coré, fille de Cérès / Déméter. Son frère Jupiter / Zeus ne s’opposant pas ouvertement au mariage envisagé par Pluton, celui-ci enlève la jeune fille sur son char et l’entraîne sous terre dans le monde des morts, où elle devient son épouse sous le nom de Proserpine / Perséphone, reine des Enfers.

Mais pendant ce temps Cérès pleure sa fille perdue, la cherche à travers toute la Sicile, et décide de se venger en desséchant tous les arbres et en rendant la nature stérile. L’humanité se meurt, ce qui inquiète les dieux. Jupiter alors autorise Cérès à récupérer sa fille. Mais celle-ci ayant goûté aux nourritures infernales, en l’occurrence quelques pépins de grenade, elle ne peut plus se libérer totalement du monde des morts. Un accord est finalement trouvé : Proserpine suivra sa mère sur la terre, mais devra chaque année retourner quelques mois chez son époux, dans le monde souterrain. Durant cette période, la tristesse de Cérès provoque la mort de toute végétation ; c’est l’hiver. Et quand sa fille revient, c’est la joie du printemps et le retour de la sève dans la nature fertile.

L’enlèvement de Proserpine, raconté par Homère (Hymnes), puis par Ovide (Métamorphoses),  a inspiré de nombreux peintres : Albrecht Dürer, Niccolo del Abbate, Alessandro Allori, Christoph Schwarz, Joseph Heintz, Rubens, Luca Giordano, Annibale Carrache, Rembrandt, Jean Francois De Troyes, François Perrier, Baciccio, Valerio Castello, Charles de La Fosse, Nicolas Mignard, Joseph-Marie Vien, Walter Crane, etc…

Je me suis personnellement inspiré d’un dessin préparatoire de Charles de La Fosse (1673, musée des Beaux-Arts d’Orléans) sur lequel on voit à droite la nymphe Cyané tentant de s’interposer. Je l’ai synchronistiquement rapproché d’une peinture abstraite d’Albert Bitran (Composition, 1974, huile sur toile 92 x 65 cm).

Charles de La Fosse, Dessin pour L'enlèvement de Proserpine, 1673, encre et aquarelle sur papier, 11 x 21,4 cm, musée des B-A d'Orléans
Albert Bitran (1929-2018), Composition, 1974, huile sur toile 92 x 65 cm, vente 2019

Le symbolisme relatif à l’hiver provoqué par la descente aux Enfers de Coré / Proserpine / Perséphone, se double dans ma peinture d’une autre allusion symbolique : le char de Pluton semble en effet entraîner la représentation figurative vers le monde fantomatique de l’abstraction… Mais comme dans la légende grecque, où Perséphone revient chaque année féconder la nature, la peinture figurative, mise à mal par les doctrines artistiques du siècle passé, finit toujours par resurgir et féconder à nouveau le travail des peintres.

lundi, mai 20, 2019

Science et croyances religieuses... Vues de Sirius

Fernando Gallego, Le ciel, détail du plafond de la bibliothèque de l'Université de Salamanque, 1490
Le principal acquis de l’astrophysique contemporaine est la prise de champ qu’elle permet vis à vis des grands paradigmes métaphysiques, philosophiques, et religieux, qui ont été élaborés dans des périodes où la Terre, puis le système solaire, étaient au centre de l’univers, et où l’Homme était le couronnement de la création, puis de l’évolution… Et même chez beaucoup d'athées aujourd'hui, l'apparition de la vie et de l'homme sur terre reste un fait unique, une sorte de miracle du hasard, sans réplication à l'échelle de l'univers.

L’astronomie contemporaine et l’astrophysique devraient pourtant drastiquement relativiser ces conceptions : depuis les photos prises par le télescope spatial Hubble, on sait qu’il y a à peu près, dans la partie de l’univers visible aujourd’hui, 1023 étoiles (250 milliards d’étoiles par galaxie, et 250 milliards de galaxies). Et si l’on compte environ 10 planètes en moyenne par étoile, cela nous fait 1024 planètes dans l’univers observable. D’un coup la destinée de la Terre et l’importance de l’humanité à l’échelle de l’univers perdent leur primauté, et tombent dans une certaine banalité.
 
Assemblage de photos prises par le télescope spatial Hubble, montrant environ 10 000 galaxies dans ce qui n'est que la 23 millionième partie du ciel !

En effet, comme nous allons le voir, la logique nous incline à penser que l’Homme n’est certainement pas ce qu’il y a de plus évolué parmi les êtres vivants apparus dans le cosmos. 
Faisons une hypothèse raisonnable (certainement bien au-dessous de la réalité) : si l’on suppose qu’une planète sur un milliard (109) a vu se développer la vie, cela donne 1015 soit un billiard de planètes sur lesquelles la vie est apparue dans l’univers observable. Alors la Terre, notre planète témoin, n’apparaît plus que comme un minuscule cas particulier des planètes habitées.

Ajoutons à ce constat que la durée de vie moyenne d’une planète est équivalente à la durée de vie de son étoile, variable en 0,5 et 15 milliards d’années. Tenons nous en à la valeur moyenne, 7 milliards d’années. Sur notre Terre, il a fallu 1 milliard d’années pour que la vie apparaisse, et encore 3,5 milliards pour que l’homme émerge ; et aujourd’hui l’âge de l’espèce humaine (depuis homo habilis) est de 0,0025 milliards d’années… Et logiquement, il pourrait rester 2,5 milliards d’années pour que notre espèce continue à se développer. Cela signifie que notre forme d’intelligence actuelle est environ au 1/1000 de son développement possible, tandis que notre planète est environ à la moitié de sa durée de vie.
Toujours en considérant une hypothèse moyenne, cela signifie que sur le billiard de planètes « habitées », la moitié ont certainement développé des formes d’intelligences supérieures à la notre : soit 500 000 000 000 000 planètes.

Tout cela rend très modeste, et selon moi, accrédite l’idée que notre connaissance scientifique actuelle sur le vivant n’est absolument pas représentative de ce que serait la connaissance du vivant à l’échelle de l’univers.

Mais quelque chose peut nous guider pour en savoir plus : le constat, fait assez récemment par certains neuropsychologues, que le cerveau, pour faire la synthèse de ce que les sens perçoivent du réel, simule en quelque sorte ce réel. Il y a une forme de mécanisme empathique à la base de toute compréhension de ce qui nous est extérieur.

On peut alors supposer que les croyances religieuses qui se sont développées dans toutes les cultures humaines et qui présentent entre elles de nombreux points de convergence, sont une sorte de reflet de la réalité « transcendante » des phénomènes, créé par le cerveau, en accord avec la faculté imaginative et la rationalité naissante des humains. Et rien n’empêche aujourd’hui de réactualiser cette perception transcendante « empathique » du monde réel, de sorte qu’il n’y ait plus de contradiction avec notre rationalité et nos connaissances scientifiques contemporaines.

À gauche, Livre des Merveilles, le roi des djinns parlant aux démons, Bagdad, XIVe s. - à droite, Lucifer attendant le jugement dernier, in Vigne nostre Seigneur, f. 067v 1450-1470 Bodleian Library MS. Douce 134 Oxford University
Toutes les religions ont imaginé des êtres aux facultés supérieures à celles des humains : dieux, anges, génies, esprits, diables, etc. ; toutes créatures invisibles, donc inobservables, mais pourtant abondamment représentées, en utilisant des schémas zoomorphes ou anthropomorphes, c’est-à-dire en extrapolant à partir de l’observable, ce que fait toujours l’imagination. La naïveté de ces créatures conçues pour la plupart il y a plusieurs millénaires, et l'invraisemblance des mythes qui y sont associés, ont conduit nombre d’esprits rationnels modernes à les rejeter au rayon des contes de bonne femme, ou à ne leur accorder qu'une simple valeur métaphorique. Mais ces esprits matérialistes et trop étroitement scientifiques n’ont sans doute pas compris deux choses :

— La première est que la science, aussi forte et légitime que soit son influence sur notre pensée, n’assure ses connaissances qu’en se limitant aux parties observables et matérielles du réel, et qu’en aucun cas elle ne peut nous fournir une appréhension globale valable de la réalité. 

— La seconde est que le fonctionnement empathique du cerveau (tel que je l’ai mentionné plus haut) implique qu’il ne faut pas disqualifier trop vite les restitutions imaginaires du réel qu’ont proposées les croyances ancestrales.

Comme je l’ai dit plus haut, il est logique, à partir des connaissances scientifiques acquises dans les domaines de l’astronomie, de la biologie, et des sciences de l'évolution, d'inférer l'existence, sur un nombre vertigineusement grand d'autres planètes, de formes de vies analogues à celles de la terre, bien qu'évidemment différentes, étant donnée la diversité de formules inventées par la nature rien qu'à l'échelle de notre planète.

Mais surtout il devient presque une évidence que des formes supérieures d’êtres, plus intelligents et plus développés que nous autres humains, et donc comparables sur certains points aux créatures invisibles inventées par les croyances anciennes, existent un peu partout dans l’univers.


Je voudrais dans un premier temps revenir aux formes humanoïdes, dont les seuls représentants que nous connaissions sont les hommes actuels (homo sapiens sapiens) et leurs ancêtres hominiens disparus. Comme je l’ai montré, on peut tout à fait supposer que nous sommes encore parmi les formes les moins évoluées de la catégorie humanoïde ; les fameux petits hommes verts et leurs soucoupes volantes, qui font partie de la mythologie contemporaine, symbolisent une forme humanoïde extraterrestre plus évoluée que l'homme. À l'heure du génie génétique, de la bionique, et du développement des greffes d'appareils technologiques à l'intérieur même du corps humain, pour remplacer ou accompagner certains organes défaillants, à l’heure où les projets transhumanistes se répandent dans quelques cercles d’intellectuels, il n'est pas interdit d'envisager une évolution rapide des hommes vers des êtres génétiquement plus perfectionnées, et intégrant un appareillage bio-informatique décuplant leurs performances.

Les formes les plus évoluées de type humanoïdes, qui existent à coup sûr dans d’autres régions de l’univers, sont peut-être l’aboutissement d’une évolution naturelle assez lente, mais elles peuvent tout aussi bien résulter d’une évolution transhumaniste autoprogrammée mélangeant, au sein des organismes de ces êtres civilisés plus avancés que nous, des éléments naturels et des éléments artificiels, ceux-ci permettant un contrôle plus sophistiqué des fonctions biologiques, un allongement important de la durée de vie, et surtout un décuplement des formes de perception et de communication : la radio transmission d'un cerveau à l'autre est très envisageable, ainsi que la captation directe des informations transmises par toutes les catégories d'ondes lumineuses et électromagnétiques. On imagine alors à quel point les facultés cognitives et la pensée de ces humanoïdes ont pu s'élargir.

Il reste à mon sens que ce qui caractérise cette catégorie "humanoïde" est la persistance "animale" d'un lien de dépendance total entre l'organisme matériel et la pensée consciente individuelle, impliquant en particulier, vu la destruction possible du corps, le caractère mortel de l'individu.  Nous sommes encore donc loin des créatures immortelles imaginées par les religions.


Le Caravage, Psyché reçue dans l’Olympe, élément du décor du palais de Bernardino Rota à Naples. Huile sur bois, 1,045 x 1,605m, Paris, Musée du Louvre.
Mais, prise du nouveau point de vue de Sirius, la réflexion ne doit pas en rester là. En effet les humanoïdes plus évolués que l’homme ne sont certainement pas le dernier degré des développements apparus sur le demi-billiard de planètes tel que je l’ai estimé plus haut.

L'humanoïde supérieur peut tendre peu à peu vers une nouvelle catégorie, dans laquelle la conscience individuelle pourrait trouver des moyens de se dissocier d'un organisme unique (la littérature de science-fiction en a imaginé de nombreuses occurrences) : appelons ce nouveau stade de perfectionnement des entités vivantes, le stade angélique, par analogie avec les êtres célestes imaginés par les religions.

Ainsi la catégorie des êtres angéliques se caractériserait par la dissociation entre le corps et l’esprit (la conscience), engendrant certaines conséquences comme la faculté de gérer une incarnation sous différentes formes, des facultés de déplacement instantané, et même d'ubiquité… Et enfin, surtout, l'immortalité. Le corollaire de l'immortalité étant évidemment la fin de la reproduction, sexuée ou non... Le débat sur le sexe des anges n’a donc plus lieu d’être!

Continuons les suppositions logiques sur ces êtres arrivés au stade angélique. Ils ont évidemment la possibilité de se déplacer de façon fulgurante dans l'espace cosmique, et on est en droit, sans enfreindre la cohérence scientifique, de supposer que, s'ils sont apparus sur plusieurs planètes lointaines, ils peuvent très bien, et depuis longtemps, être en contact direct avec notre Terre, et agir sur l'imaginaire des formes moins évoluées que sont pour eux les humains ; ainsi on peut, sans invraisemblance, penser qu'il existe un lien entre ces êtres, apparus sur de nombreuses planètes, et nos croyances religieuses ancestrales, dans lesquelles les anges s'adressent aux humains notamment par les songes.

Bartholomé Esteban Murillo, Le Songe de Jacob, 1660, musée de l' Ermitage St Petersbourg
Mais poussons encore plus loin la logique d’évolution des entités vivantes dépassant les humains terrestres sur la chaîne de l'évolution.  Les créatures angéliques ne sont sans doute pas l'ultime catégorie ; il est évidemment difficile pour nos esprits encore primitifs d'imaginer ce que peut être l’ultime catégorie, de la même façon qu'il nous est difficile d'imaginer, si l’on revient aux croyances religieuses, ce que peut être Dieu.

Corneille Van Clève, Le Delta rayonnant avec le tétragramme de Dieu, entouré des anges, maître autel de la chapelle royale du château de Versailles, 1708
Alors, comme pour la catégorie immédiatement supérieure aux humanoïdes, que j’ai nommée « angélique », j'appellerai « divine » l'ultime catégorie des entités intelligentes issues de l'évolution.

Je postule donc, dans une perspective toujours totalement en accord avec la science d’aujourd’hui, l’existence de dieu(x). Je ne choisis pas entre le singulier et le pluriel, parce que ce qui caractérise le.s dieu.x (on pourrait aussi bien dire la.es déesse.s) est qu’il.s a/ont dépassé le stade de l'individuation. En plus des dons d'ubiquité et d’immortalité des anges, le.s dieu.x a/ont le don de ne plus être réduit à une seule conscience individuelle ; il.s / elle.s a/ont la possibilité de se manifester dans une forme de conscience collective universelle. Cette supra-fluidité de la conscience s’accompagne très certainement (selon moi !) d’une faculté de multi-temporalité ; c'est-à-dire, en un certain sens, que le.s divinité.s, libérée.s de la détermination individuelle et de la localisation spatio-temporelle, coexiste.nt depuis toujours en chacune des entités naturelles : il.s / elle.s est / sont l'alpha et l'oméga.

Donc le nouveau point de vue de Sirius tend à requalifier certains aspects des croyances religieuses ancestrales. L’hypothèse de l'apparition dans divers points de l'univers d'humanoïdes supérieurs, d'êtres angéliques, et en fin (début) de chaîne de divinité.s, est très plausible, et a l'avantage de réconcilier naturel et surnaturel, vision scientifique de type matérialiste et vision métaphysique. 

Mais cette nouvelle hypothèse, bien qu’elle soit une déduction logique de la vision large de l’univers ouverte par l’astronomie, paraîtra sans doute à beaucoup comme une fantaisie farfelue, parce qu'elle bouscule trop d'idées reçues. Il est plus facile d’accepter l’incommensurabilité physique de l’univers, observable, que l’incommensurabilité psychique des êtres, simplement induite par le raisonnement. Mais quand la pensée scientifique croit avoir définitivement chassé les esprits par la porte, ils risquent de réapparaître grâce à la fenêtre ouverte par les grands télescopes !

Il reste que selon le schéma d'interprétation globale que je viens de proposer, l'esprit de l'homme, comme celui de toutes les entités de la catégorie « humanoïde », indissolublement lié au corps, est détruit par la mort, et perd donc le bénéfice des promesses de vie éternelle formulées par les religions.

Que penser alors ? 
Je laisse le soin aux optimistes de trouver un complément à mes hypothèses, qui permette d'imaginer un sauvetage post mortem possible de l’âme-psyché-conscience de chacun, et aux pessimistes le courage de se préparer à rejoindre le néant.

vendredi, mai 17, 2019

La sibylle au chapeau rouge

Gilles Chambon, La sibylle au chapeau rouge, huile sur toile 70 x 67 cm, 2019
La révélation des mystères du destin a souvent été l’apanage des femmes. Les sibylles de l’antiquité dévoilaient l’avenir, mais cependant voilaient leurs présages par des sentences ambivalentes et obscures. 

J’ai imaginé les visions prémonitoires d’une jeune sibylle au chapeau rouge : elles sont semblables à nos rêves nocturnes où se croisent, dans des histoires improbables et parfois charmantes, les multiples facettes de l’existence, tandis que plane au-dessus, comme un orage à venir, la menace permanente du cauchemar.

Ce tableau synchronistique rassemble des personnages empruntés à deux tableaux de Paul Delvaux (1897-1994) , dans un décor baroque inspiré de Dirk van Delen (1605-1671). Les facettes du ciel sont formées à partir d’une composition abstraite de Mario Radice (1898-1987), où volent des sorcières de Francisco Goya (1746-1828).

Paul Delvaux, à gauche, "Hommage à Jules Vernes", à droite, "Le tunnel"

Fransisco Goya, « Bajan riñendo » (elles vont se battre), dessin, numéroté 2 "Album des sorcières et des vieilles femmes", vente Christie's, 2008

Dirk van Delen, "personnages conversant dans un décor classique", localisation inconnue
Mario Radice, "Composizione" 1962  peinture sur isorel,  40 x 69 cm




mardi, mai 07, 2019

La folie d’Héraclès

Gilles Chambon, La folie d'Héraclès, huile sur toile 38 x 55 cm, 2019
La mythologie grecque nous raconte l’histoire des héros, simples mortels ou demi-dieux. S’ils accomplissent des exploits extraordinaires, ils sont pourtant souvent voués à des destins funestes. Les dieux en effet supervisent leurs épreuves, et règlent à travers eux leurs incessantes rivalités.

Quand un dieu ou une déesse s’en prend à un héros, il ou elle peut lancer contre lui de terribles monstres, ou l’exposer aux tempêtes. Mais il n’est pas rare non plus qu’il soit livré aux tourments de Lyssa et des Érinyes, divinités qui engendrent la folie.

Ajax, Alcméon, Athamas, Oreste, et Héraclès, en furent victimes et perdirent la raison.

Selon Euripide, la folie d’Héraclès/Hercule, commandée par Héra, intervint une fois ses douze travaux accomplis, alors qu’il venait de reprendre Thèbes au tyran usurpateur Lycos, après être remonté sain et sauf des enfers. Il avait vengé l’ancien roi Créon, et retrouvé sa femme Mégara et ses enfants.

Héra le détestait parce qu’il était le dernier né que Zeus, son époux, avait eu avec une mortelle (Alcmène). Elle était donc à l’origine de toutes les tribulations du héros. Et ne supportant pas de le voir toujours vainqueur, elle demanda à Lyssa, personnification de la folie furieuse, de le frapper durement. Ayant pris possession de son esprit, celle-ci lui fit croire que ses propres enfants étaient ceux de son ennemi Eurysthée. Il les tua, ainsi que sa femme qui tentait de s’interposer.
Quand il revint à lui et qu’il comprit son geste funeste, il voulu mettre fin à ses jours, mais son compagnon d’armes Thésée l’en dissuada.

Ma peinture évoque ce terrible épisode de la destinée d'Héraclès, montrant que les héros, même les plus radieux, sont aussi soumis aux forces obscures, et deviennent parfois semblables aux monstres qu’ils ont combattus.

La composition synchronistique de ce tableau s’inscrit dans un paysage inspiré de Giorgio de Chirico (« Chevaux et cavaliers », 1934), et les personnages sont réinterprétés d’un petit tableau de Rubens représentant « Hercule, symbole de la vertu héroïque, terrassant la Discorde » (musée des Beaux-Arts de Boston).

Giorgio de Chirico, Chevaux et cavaliers, hst  50,2 x 69,2 cm, vente Christie's, 2005

Pierre-Paul Rubens,  La vertu héroïque personnifiée par Hercule, terrassant la Discorde, C. 1632-33, huile sur panneau 63,8 x 48,6 cm, Museum of Fine Arts, Boston

mercredi, avril 03, 2019

Les rêves et les jeux d’un monde flottant

Gilles Chambon, Les rêves et les jeux d'un monde flottant, Huile sur toile, 110 x 155 cm, 2019
Le concept de monde flottant, né au Japon au XVIIe siècle (ukiyo, qui va désigner l’art de l’estampe) rend compte « tout à la fois de la notion d'impermanence bouddhique et de l'insouciance d'une société en pleine mutation, attachée à décrire les plaisirs de la vie quotidienne telle qu'elle est » (wikipedia).

Dans cette peinture, le monde flottant est celui de la peinture elle-même, dont l’impermanence et la frivolité n’ont jamais atteint un si haut degré que depuis un siècle… Tout se transforme, se mêle, et se recycle. Le jeu des évocations tourne à plein régime. 

Dans mon tableau, un paysage semble se préfigurer à partir de la fusion synchronistique de deux études abstraites : un dessin au crayon d’Edgar Scauflaire, et une composition de Serge Charchoune:

Edgar Scauflaire, Abstraction, dessin aux crayons de couleur, 21x31 cm, 1939

Serge Charchoune, Composition, oct. 1944, huile sur toile marouflée sur carton, 28,5x47 cm
Ce paysage émane peut-être des pensées et des rêves des deux personnages féminins, oscillant entre la frivolité de la toilette pour l'une, et la profondeur de la lecture pour l'autre. Il s’agit à gauche d’un fragment d’une « jeune femme à sa toilette », de Giovanni Bellini (1515, musée d’Histoire de l’Art de Vienne), et à droite d’une « femme lisant », de Pablo Picasso (1920, musée de Grenoble).


vendredi, mars 08, 2019

Pulsions mythologiques

Gilles Chambon, Pulsions mythologiques, huile sur toile 38 x 55 cm, 2019
Mon imaginaire est rempli de visions hors du temps, où s’entremêlent mythes antiques et paysages archétypaux…

Ce besoin impérieux de réminiscences mythologiques me pousse à la fois vers les peintres baroques et vers ceux qui, au début du XXe siècle, à l’instar de Giorgio de Chirico, en portant un regard nouveau sur les mythes gréco-romains, ont réveillé les mystères de notre inconscient. 

La scène présentée ici ne correspond à aucun mythe précis, mais elle synthétise la violence des pulsions humaines telles que les symbolisent les récits mythologiques : pulsion sexuelle qui caractérise les centaures (repris ici d’un tableau de Rubens, musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne). Pulsion machiste des Dioscures qui enlèvent les filles de Leucippe pour en faire leurs épouses (réinterprété d’un petit tableau, également de Rubens). 

Et tout cela se déroule, synchronistiquement, dans un paysage imaginé par Giorgio de Chirico  pour « Les filles de Minos - Scène antique en rose et bleu II »  (huile sur toile 55.4 x 75.4 cm, 1933).

vendredi, mars 01, 2019

Les sept gardiens de Neverland

Gilles Chambon, Les sept gardiens de Neverland, hile sur toile 50 x 65 cm, 2019
La peinture est un pays imaginaire inventé par les hommes pour mieux saisir la complexité de ce monde, par ailleurs si souvent négatif. 

Comme en mathématique, où les imaginaires purs ont été créés pour faire exister la racine carrée des nombres négatifs, la peinture a été inventée pour montrer qu’une racine de rêve accompagne toujours notre quotidien, même s’il est affligeant.

Depuis quelques années ma peinture synchronistique redessine sans cesse la carte insaisissable du Neverland pictural… J’ai imaginé ici sept anges bâtisseurs de palais, empruntés au grand précurseur que fut Giotto di Bondone (1267-1337), pour surveiller l’accès au royaume abstrait et enchevêtré du peintre italien Afro Basaldella (1912-1976).


Voici les sources :
Afro Basaldella, Untitled, 1958, localisation inconnue
Giotto, fresque de la légende de St François d'Assise, Renonciation aux biens terrestres, église supérieure de la basilique St François, Assise
Giotto, fresque de la crucifixion, Chapelle Scrovegni, Padoue



samedi, février 23, 2019

Les peintures synchronistiques de Gilles Chambon - Exposition à Libourne (mars-juin 2019)

Depuis cinq ans, dans chacun de mes tableaux synchronistiques, j’opère un télescopage de fragments empruntés à l’histoire de la peinture, et réinterprétés. Par ce travail pictural je me propose de tisser des liens secrets reliant les peintres à travers l’espace et le temps. Comme les artistes pop ont recyclé dans leurs œuvres les scories de la société de consommation, je recycle ici, à mon tour, tout l’imaginaire pictural occidental. Les millions d’œuvres en ligne sur le Web constituent ainsi la riche matière première de mes créations.

Près d’une centaine de peintres, de toutes époques et de tous styles, connus, moins connus, et même anonymes, ont jusqu’à présent été convoqués, mêlés, et réinterprétés dans mes peintures synchronistiques, donnant à chaque fois naissance à des œuvres pourvues d’une signification nouvelle.

Voici la liste de ces peintres :

Basaldella Afro (1912-1976)
Bassano Jacopo (1510-1592)
Beccafumi Domenico (1485-1551)
Bitran Albert (né en 1929)
Bores Francisco (1898-1972)
Bosch Jérôme (1450-1516)
Bosshard Rodolphe Théophile (1889-1960)
Boumeester Christine (1904-1971)
Braque Georges (1882-1963)
Bronzino Agnolo (1503-1572)
Burri Alberto (1915-1995)
Bustamante Pedro Marcos (1921-2001)
Buu Chi (né en 1948)
Cambiaso Luca (1527-1585)
Caravage (1571-1610)
Cézanne Paul (1839-1906)
Chambon Gilles (né en 1950)
Charchoune Serge (1888-1975)
Chirico Giorgio de (1888-1978)
Clavé Antoni (1913-2005)
Corrège Antonio Allegri (1489-1534)
Cotté Jean (né en 1931)
Craesbeeck Josse van (1605-1661)
Cranach l’Ancien Lucas (1472-1553)
Dali Salvador (1904-1989)
Daumier Honoré (1808-1879)
Degas Edgar (1834-1917)
Del Vaga Perino (1501-1547)
Desiderio Monsù Didier Barra (1590-1656)
Dufy Raoul (1877-1953)
Ernst Max (1891-1976)
Estève Maurice (1904-2001)
Gagliardo Bartolomeo (1555-1626)
Gauguin Paul (1848-1903)
Giotto (1266-1337)
Gleizes Albert (1881-1953)
Goya Francisco (1746-1828)
Greco (1541-1614)
Gris Juan (1887-1927)
Guercino (1591-1666)
Kijno Ladislas (1921-2012)
Klee Paul (1879-1940)
Klimt Gustav (1862-1918)
Kooning Willem de (1904-1997)
Lesieur Pierre (1922-2011)
Lhote André (1885-1962)
Luini Bernardino (1481-1532)
Macke Auguste (1887-1914)
Maire André (1898-1984)
Manguin Henri (1874-1949)
Marc Franz (1880-1916)
Martini Simone (1284-1344)
Mataré Ewald (1887-1965)
Modigliani Amedeo (1884-1920)
Monet Claude (1840-1926)
Palma le Jeune (1549-1628)
Patinir Joachim (1485-1524)
Penni Luca(1502-1556)
Pezzo Lucio del (né en 1933)
Picabia Francis (1879-1953)
Picasso Pablo (1881-1973)
Pontormo Jacopo (1494-1557)
Poussin Nicolas (1594-1665)
Pramann Willi (1909-2006)
Raphaël (1483-1520)
Ribera José de (1591-1652)
Rodin Auguste (1840-1917)
Romanelli Giovanni Francesco (1610-1662)
Rubens Peter Paul (1577-1640)
Sassetta (1392-1450)
Scauflaire Edgar (1893-1960)
Schiele Egon (1890-1918)
Schut Cornelis (1597-1655)
Scolari Massimo (né en 1943)
Sérusier Paul (1864-1927)
Sironi Mario (1885-1961)
Snyders Frans (1579-1657)
Souverbie Jean (1891-1981)
Tempesta Antonio (1555-1630)
Tiepolo Giambattista (1696-1770)
Tintoret Jacopo Robusti (1518-1594)
Toulouse-Lautrec Henri de (1864-1901)
Utrillo Maurice (1883-1955)
Van Gogh Vincent (1853-1890)
Van Velde Geer (1898-1977)
Véronèse Paolo (1528-1588)
Vilato Ruiz Javier (1921-2000)
Vinci Léonard de (1452-1519)
Voss Jan (né en 1936)
Wou-ki Zao (1920-2013)

mercredi, février 20, 2019

Baigneuses aux lotus

Gilles Chambon, Baigneuses aux lotus, huile sur toile 65 x 81 cm, 2019
Entourées de lotus qui leur font un cortège, deux baigneuses synchronistiques montent sur une terrasse, pour sécher au soleil leur peau matte et ambrée. 

De Paul Gauguin et d’André Maire elles sont nées, mais maintenant elles vivent au bord d’un lac, que jadis Pierre Lesieur avait imaginé.

vendredi, janvier 18, 2019

Faunes et chèvres accompagnant l’enfance des dieux

Louis de Boullogne, L'enfance de Bacchus, c 1700-1710, huile sur toile, 152 x 190 cm, Dundee Art Galleries and Museums Collection (Dundee City Council), UK
Jacob Jordaens, Jupiter enfant nourri par la chèvre Amalthée, c. 1640, dessin à la craie noir et crayon, encre brune et gouache, 37 x 46 cm, musée de l'Ermitage, St Petresboug
François Verdier, La naissance d'Adonis, c. 1698, huile sur toile 222 x 189 cm, Collection du château de Versailles
Les peintres du XVIe et XVIIIe siècle ont abondamment illustré l’enfance de trois divinités de la mythologie gréco-romaine : Jupiter, Bacchus, et Adonis. Pour ce dernier il s’agit en fait de sa naissance particulière, puisqu’il est retiré du ventre de sa mère Myrrha transformée en arbre à myrrhe (Ovide, Métamorphoses, X, 500-518). Pour les deux autres, voici les légendes :

Zeus/Jupiter, lorsqu’il était bébé, fut caché en Crète, dans une grotte entourée de forêts sur le mont Ida, ou le mont Ægéon. Sa mère Rhéa l’avait soustrait à la vigilance de Cronos/Saturne, qui dévorait ses enfants. Le futur roi de l’Olympe fut donc confié aux soins de la nymphe Adrastée et de sa sœur Ida, l’une et l’autre filles du roi Mélissé, ainsi qu’à la nymphe-chèvre Amalthée. Il mangeait le miel récolté par ses nourrices et recevait le lait d’Amalthée. Les Curètes/Corybantes - rappelant les satyres de Bacchus - attachés à la suite de sa grand-mère Gaïa (déesse de la terre), entouraient l’enfant-dieu et avaient pour mission de danser en tapant sur leurs boucliers, couvrant par ce vacarme les vagissements du bambin afin que Cronos ne le découvre pas. Ovide relate aussi que le jeune Jupiter, un peu brutal, cassa un jour une corne à la chèvre Amalthée. Adrastée la récupéra et la donna à l’enfant, remplie de fruits succulents. Elle devint par la suite la corne d’abondance, symbolisant richesse et fructification.

Nicolaes Pietersz Berchem, La nourriture de Jupiter, C. 1660, huile sur panneau 21 x 24 cm, High Museum of Art, Atlanta

Pietro Santi Bartoli, Planche copie d'un bas-relief romain représentant la nymphe Amalthée nourrissant Jupiter, in Admiranda Romanarum antiquitatum vetsigia, Rome, 1693, in-folio
Pour Bacchus, qui est le fils de Jupiter et de Sémélé, voici le résumé du mythe : Héra/Junon, jalouse de Sémélé, avait convaincu la jeune femme de demander à Zeus/Jupiter de pouvoir le contempler sous son véritable aspect divin et incandescent ; la malheureuse Sémélé en fut réduite en cendres. Jupiter sauva alors Bacchus, en l’ôtant du ventre de sa mère et en l’enfermant dans sa cuisse jusqu’au terme de la gestation. C’est pourquoi on disait de Dionysos/Bacchus qu’il était deux fois né. Dans une autre légende, il avait d’abord été le fils de Zeus et de Perséphone, et à sa naissance, tué et découpé en morceaux sur ordre d’Héra. Athéna avait récupéré son cœur, avec lequel Zeus féconda ensuite Sémélé. Après sa seconde naissance, le bébé fut remis à Hermès/Mercure qui le confia aux nymphes du mont Nysa. Étymologiquement, Dionysos signifie le Zeus de Nysa. Nysa est une contrée mythique (ville ou montagne) située à l’est de la Grèce, rappelant l’origine orientale du culte dionysiaque. C’est donc dans les parages de Nysa que le jeune dieu fut caché dans l’antre des nymphes, pour échapper à Héra qui voulait le faire périr. Il était nourri du lait des chèvres, comme son père l’avait été également, et évoluait en compagnie du dieu Pan, de Silène, et des satyres.

Nicolas Poussin, L'Enfance de Bacchus, c 1626 or 1630, huile sur toile 135 x 168 cm, Musée Condé, Chantilly

Andrea Procaccini, d'après Carlo Maratta, Bacchus enfant confié par Mercure au soin des nymphes, gravure 30,8 x 43 cm, vers 1720-30
Hyacinthe Collin de Vermont, Bacchus confié par Mercure aux nymphes du mont Nysa, 1724, huile sur toile, 133 x 171 cm, Musée des beaux-arts de Tours
Ces analogies ont entraîné chez les peintres une certaine porosité des motifs employés pour représenter les trois enfances, à tel point d’ailleurs qu’il arrive de trouver des erreurs de titre, les experts confondant parfois le jeune Bacchus avec Jupiter bébé ou avec Adonis. Par exemple ce dessin, attribué à Gérard de Lairesse, et passé en vente chez Million en mars 2017 :

Attribué à Gérard de Lairesse, titré "L'enfance de Baccus", dessin et encre brune, 32,6 x 48 cm, vente Million mars 2017
Il était titré « L’enfance de Bacchus ». Or il pourrait tout aussi bien s’agir de l’enfance de Jupiter, puisque l’on voit un faune/satyre traire une chèvre, pendant qu’un autre passe le pot de lait aux nymphes qui vont donner à boire au bébé à l’aide d’une corne faisant office de biberon (allusion à la corne d’Amalthée ?) ; au fond à droite, on aperçoit un groupe de danseurs, qui pourraient être des corybantes. Mais si l’on regarde plus attentivement le dessin, on s’aperçoit que l’arbre qui est au milieu du groupe de nymphes à une forme humaine féminine : il s’agit de Myrrha métamorphosée en arbre, et le bébé est donc en fait Adonis, qui vient d’être extrait de l’écorce de l’arbre maternel.

L’attribution à Gérard de Lairesse est tout aussi incertaine. On pourrait rapprocher ce dessin des travaux des élèves de Simon Vouet, et en particulier de ceux de Nicolas Chaperon, grand admirateur de Poussin et familier des scènes mêlant nymphes, satyres, chèvres, et bébés. Il était aussi de ceux qui n’ont pas hésité à utiliser des schèmes analogues pour des légendes différentes ; sa composition la plus connue « L’alliance de Bacchus et de Vénus », dont il existe plusieurs dessins préparatoires, une gravure, et deux peintures (voir  Nicolas Chaperon 1612-1654/55 ; Du graveur au peintre retrouvé, Nîmes Musées / Actes Sud, 1999), est quelque peu énigmatique et a parfois été confondue avec une « Enfance de Bacchus ».

Nicolas Chaperon, L'alliance de Bacchus et de Vénus, c. 1639, huile sur toile 76 x 98 cm, Dallas Museum of Art, Texas

Nicolas Chaperon, dessin préparatoire pour L'alliance de Bacchus et de Vénus, c. 1639, pierre noire sur papier 27,6 x 37,6 cm, musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon

Nicolas Chaperon, gravure de  L'alliance de Bacchus et de Vénus, 1639, eau forte 29,5 x 38,5 cm
La bonne interprétation est donnée par le texte de la gravure exécutée par Chaperon lui-même : « Bacchus aime, et l’Amour boit » : c’est donc Cupidon, fils de Vénus, qui boit le lait de la chèvre, tandis que Bacchus est invité par Vénus à aimer une nymphe endormie. Cette devise formulée par Chaperon est un avatar de celle qu’avait donnée l'auteur latin Térence, et qui a séduit, à la Renaissance, tous ceux qui voulaient contrer le puritanisme protestant : « Sans Cérès et Bacchus, Vénus se refroidit » ; en d’autres termes, sans bonne table et bon vin, l’amour est frigide… De nombreux tableaux, de Tintoret à Goltzius, illustrent cette maxime. Beaucoup ont d’ailleurs abandonné Cérès pour ne retenir que l’alliance Bacchus / Vénus ; par exemple le merveilleux tableau de Rosso Fiorentino qui ornait jadis la Galerie François 1er du château de Fontainebleau, et qui se trouve maintenant au musée national d’histoire et d’art de Luxembourg:

Rosso Fiorentino, L'alliance de Bacchus et de Vénus, c. 1531-1532. huile sur toile 209,5 x 161,5 cm, Musée national d'histoire et d'art, Luxembourg
Giacinto Gimignani, "Sans Bacchus et Cérès, Vénus se refroidit", 1653, huile sur toile 230,5 x 342,5 cm, localisation inconnue
Abraham Janssens van Nuyssen, Cérès, Bacchus, et Vénus, c. 1605-1615, huile sur toile, 235 x 184 cm, Brukenthal National Museum, Sibiu, Roumanie


Mais revenons au tableau de Nicolas Chaperon : le motif du faune maintenant la chèvre pour que le bébé puisse téter est très largement inspiré d’un groupe semblable dans « La nourriture de Jupiter » de Nicolas Poussin, que Chaperon admirait et dont il a repris beaucoup d’éléments de composition (d’où peut-être le peu d’estime que lui portait Poussin).

Nicolas Poussin, La nourriture de Jupiter, c. 1636-37, huile sur toile 96,5 x 121 cm, Londres, Dulwich Picture Gallery
Le groupe associé à la chèvre dans deux toiles de N. Chaperon comparés au groupe de N. Poussin
Notons cependant que Poussin lui-même avait-là imité une composition de Giulio Romano.

Atelier de Giulio Romano, Jupiter tétant Amalthée, c. 1535 huile sur panneau 110,8 x 142,1 cm, Royal Collection trust, UK
Giulio Romano, Jupiter tétant Amalthée, entre 1514 et 1535, dessin 39,7 x 55,1 cm, British Museum, Londres

Voici l'autre tableau où Chaperon a également traité « La nourriture de Jupiter » et repris le groupe faune/chèvre/bébé/nymphe ; il est aujourd’hui à l’Ackland Art Museum (Caroline du Nord):

Nicolas Chaperon, La nourriture de Jupiter, c. 1640 guile sure toile 99 x 136 cm, Ackland Art Museum, the University of North Carolina
Il existe un dessin préparatoire qui montre d’ailleurs le glissement de position de la chèvre, patte en l’air maintenue, et montrant son flanc (comme dans l’alliance de Bacchus et de Vénus), à celle du tableau définitif, qui montre son postérieur, tandis que le bébé, lui, est passé de trois-quarts dos à trois-quarts face.

Nicolas Chaperon, dessin préparatoire à "la nourriture de Jupiter", pierre noire, encrebrune et lavis brun, rehauts de gouache, 27 x 29,5 cm, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon
J’ai aussi découvert récemment un modello (petite étude préparatoire à l’huile destinée à convaincre le client avant réalisation d’un tableau de plus grandes dimensions) pour une « Nourriture de Jupiter », qui pourrait bien être encore une variante étudiée par Nicolas Chaperon:

Nicolas Chaperon ?, La nourriture de Jupiter, huile sur toile 38 x 55 cm, collection privée. Ce petit tableau faisait anciennement partie de la collection du peintre Victor Marais-Milton (1872-1944), dans sa maison de Sèvres; il l'a souvent utilisé comme décor mural dans ses représentations d'appartements où se déroulaient les scènes de genre avec ecclésiastiques, qui étaient sa spécialité
On retrouve en effet sur ce tableautin (dont l’ancienneté est attestée par l’utilisation d’un enduit préparatoire rouge), le groupe du bébé et du faune tenant la chèvre, dans une configuration très proche de celle du dessin du musée de Besançon pour l’alliance de Bacchus et de Vénus:


De plus la composition générale et la répartition des masses dans le paysage sont très inspirées de la petite bacchanale de Poussin, que Nicolas Chaperon connaissait certainement:

Comparaison de composition du modello de Chaperon avec la petite bacchanale de Nicolas Poussin (Louvre)
Le groupe des Corybantes sur la droite a quelques affinités avec celui du dessin attribué à Gérard de Lairesse, dont j’ai parlé en début d’article:


Mais le plus troublant du tableautin n’est pas là. On remarque au premier plan sur la droite, un renard lové contre les nymphes:

Que vient faire cet animal dans l’enfance de Jupiter ? En fait, dans la symbolique mythologique, rien ne justifie sa présence. Mais c’est un indicateur précieux pour l’attribution du modello à Nicolas Chaperon. On sait en effet que son protecteur et commanditaire principal était un certain Gilles Renard, « conseiller du roi, juge et censeur des questions militaires, archigénéral d’armée des cavaliers cuirassés et de l’infanterie… etc ». Ce qui fit d’ailleurs connaître Chaperon aux générations suivantes est un recueil de gravures qu’il fit des peintures de Raphael des loges du Vatican, et qu’il dédicaça au « très noble homme Monseigneur Gilles Renard ».
La planche de frontispice, qui montre un buste de Raphaël couronné par la Renommée, et contre lequel Nicolas Chaperon s’est représenté assis, laisse voir sur la gauche les armes de Gilles Renard (un amour couronnant un renard, accompagnés de la devise (en latin) : « la victoire cède à l’amant prudent »).

Nicolas Chaperon, Planche de frontispice du recueil de gravures représentant les peintures des loges du Vatican par Raphaël, dédié à Gilles Renard
Le renard du tableautin était donc certainement une façon discrète pour Nicolas Chaperon de rendre hommage à son commanditaire. Mais peut-être celui-ci n’a-t-il pas validé la proposition, et dans ce cas, aucun grand tableau n’est jamais venu immortaliser cette composition.

Mise à jour octobre 2019 : j'ai découvert un autre bozzetto représentant Diane au bain (ci-dessous), qui a été attribué à Carlo Carlone dans une vente de 2016, mais qui pourrait bien plutôt être de Nicolas Chaperon : si l'on regarde bien cette petite peinture (26,6 x 29,2 cm), dont la composition est très proche de "La nourriture de Jupiter", on voit une tête de renard juste à gauche du séant de la déesse... Si l'hypothèse est juste, N. Chaperon  s'amusait à cacher des renards dans les esquisses qu'il destinait à son protecteur.