présentation des peintures synchronistiques

mardi, mars 31, 2020

L’âne dans l’imaginaire occidental

Marc Chagall, L'âne vert, gouache sur panneau 32,4 x 41,3 cm, Tate UK
Parmi tous les animaux ayant une valeur symbolique positive dans le bestiaire occidental, l’âne n’est pas le mieux loti. En témoignent le classique bonnet d’âne dont on affublait les cancres, et la qualification d’ânerie pour toute parole particulièrement stupide. Mais au-delà, il existe encore une longue litanie de contes, de fables, et autres proverbes assimilant l’âne à la bêtise, à la paresse, à la lubricité, à l'entêtement, à l'ignorance, à la folie, à la disgrâce, à l'hébétude, au comportement ridicule ou retord, au manque de dons et d’aptitudes, tout juste bon qu’il serait à porter le bât et recevoir des coups de bâton. 
C’est dur pour cet animal si familier, si aimé des enfants, et si utile à l’homme depuis la plus haute antiquité.

Hommes battant un âne, Saqqara, tombe du superviseur de la pyramide Ti - Mastaba, Ancien Empire, fin de la 5e dynastie, vers 2400 av. J.-C.
Alors il est nécessaire de comprendre comment s’est incrusté tant de haine symbolique (haro sur le baudet), mais aussi, peut-être, de plaider sa cause en ouvrant les yeux sur les quelques contre-exemples dans lesquels l’âne a pu jouer un rôle positif.

Dans l’Antiquité égyptienne et Moyen-orientale, deux images de l’âne semblent s’opposer, l’une négative, associée au dieu égyptien du désert, Seth, frère et assassin d’Osiris, et l’autre plutôt positive, que véhiculent l’Ancien et le Nouveau Testaments. Et cette opposition peut se superposer au sexe et à la couleur du quadrupède. L’âne mâle roux sauvage est maléfique, tandis que l’ânesse blanche domestiquée est un symbole de noblesse et de richesse.

Dieu Seth, Détail de la statue du groupe de granit d'Horus et de Seth entourant le roi Ramsès III, trouvée dans le «Temple des millions d'années» du roi Ramsès III à l'ouest de Thèbes. Musée du Caire
Le rouge est maléfique en Égypte ; et les troupeaux d’ânes sauvages qui vivent dans le désert, chassés par le Pharaon, sont naturellement associés au dieu Seth. Plutarque rapporte que « les Égyptiens pensent que l’âne est un animal impur, possédé par un mauvais génie, à cause de sa ressemblance avec Typhon (Typhon est l’équivalent gréco-romain de Seth). […] L’âne portait la peine de sa ressemblance avec Typhon, tant à cause de sa stupidité et de sa lubricité, que de la couleur de son poil » (De Is., 30-31). Sur les représentations, Seth-Typhon peut en effet prendre la forme d’un âne, et on y associe généralement un couteau planté dans l’épaule, pour désamorcer tout maléfice que pourrait entraîner la représentation.

Bas-relief de Seth avec un couteu dans l'épaule,  déambulatoire est, temple d'Edfou, Égypte
Dans la Bible, l’âne, qui est évoqué 90 fois, est montré généralement comme la monture des personnages importants ; comme l’atteste Déborah, dans le Livre des Juges, en parlant aux puissants d’Israël : « Vous qui montez des ânesses blanches, vous qui siégez sur des tapis, et vous qui marchez sur la route, parlez ! » (Juges, 5, 10). Pour les Israélites, la qualité de l’âne est la patience, l’humilité et le service. Il est soumis à son maître, comme l’homme doit être soumis à Dieu.

Hans I Collaert d'après Maerten de Vos, La femme sunamite part avec le serviteur d'Élisée (Rois 4 -8), gravure 20,6 x 28,4cm, c. 1600

Cornelis Cort, d'après Frans Floris, Le retour de Jacob à Canaan (Genèse 33:18-20), gravure, détail, c.1563
On trouve l’âne associé à Abraham et Isaac, à Moïse et à sa famille, à Jacob, et à Balaam, le puissant devin. Arrêtons-nous un instant sur l’épisode de l’ânesse de Balaam recevant la parole de l’ange, qui est certainement l’anecdote impliquant un âne la plus représentée dans la peinture occidentale (Nombres, 22:22-35) :

Balak le roi des Moab ennemis d’Israël, fait venir le devin Balaam, pour qu’il maudisse les troupes Israéliennes afin de lui assurer la victoire. Celui-ci, après avoir d’abord refusé par crainte de Dieu, se rend finalement chez le roi, montée sur son ânesse. En chemin un ange envoyé par Dieu vient pour le détourner, mais seule l’ânesse le voit, l’entend, et lui obéit, ce qui lui vaut d’ailleurs des insultes et des coups de bâton de la part de Balaam, qui lui n’a rien vu et rien entendu. Mais l’ânesse soudain se met à lui parler, et elle lui montre l’ange ; le devin comprend son erreur et s’excuse.
Ainsi, dans cette fable, l’âne, avec ses grandes oreilles, apparaît comme plus ouvert à la parole de Dieu que le devin. La plus connue des peintures relatant cette histoire est celle que Rembrandt a peint dans sa jeunesse, mais il en existe beaucoup d’autres ; en voici quelques-unes :

L'ânesse de Balaam, Michiel van der Borch (enlumineur), bible de Jacob van Maerlant, 1332, Utrecht, Manuscrit MMW, 10 B 21, fol. 36r, Nationale bibliotheek van Nederland, La Hague
Rembrandt van Rijn, L'Ânesse de Balaam, 1626, peinture sur bois, 65 × 47 cm, Musée Cognacq-Jay
Pieter Pietersz. Lastman, L'Ânesse de Balaam, 1622, huile sur panneau, 41 x 60 cm, Israel Museum, Jerusalem
Jacopo Vignali (1592-1664 Florence), L'Ânesse de Balaam, Huile sur toile, 180 x 228 cm
Nicolaes de Bruyn, L'ânesse de Balaam, 1641, Gravure 65,6 x 46,4cm

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L’âne joue également un rôle positif dans une anecdote concernant l’exode des Juifs d’Égypte, rapportée par Tacite (Histoires. Liv. V, 3) :
Les Juifs suivaient Moïse dans le désert et, « tout près d'expirer, ils s'étaient jetés par terre et gisaient dans ces vastes plaines, lorsqu'ils virent un troupeau d'ânes sauvages, revenant de la pâture, gagner une roche ombragée d'arbres. Moïse les suit, et, à l'herbe qui croit sur le sol, il devine et ouvre de larges veines d'eau ». Ce sont donc les ânes qui montrent à Moïse le chemin du salut.

La charge symbolique positive de l’âne se renforce encore dans l’histoire du Christ :

-       il est né dans la crèche sous la protection bienveillante du bœuf et de l’âne, ce que nous montrent des milliers de peintures illustrant la nativité :

Nativité avec l'arrivée des rois mages, c. 1150, mosaïque, Chapelle Palatine, Palerme
Nativité, peinture romane XIIIème siècle, Avia, Catalogne – musée d’Art roman catalan de Barcelone
Carlo Crivelli, Natitité, 29 x 37 cm, panneau de la prédelle du retable dit "Vierge à l'hirondelle", 1490, National Gallery, Londres
Sandro Botticelli, La Nativité, c. 1473-1475, fresque transposée sur toile, Columbia, Museum of Art

-       la Sainte Famille, accompagnée d’un âne qui porte Marie, va se réfugier en Égypte pour échapper au massacre des Innocents :

Sano di Pietro (Sienne), Fuite en Egypte, 1450, prédelle d'un retable, Musée du Vatican
Le Greco, Fuite en Égypte, c. 1570,  huile sur panneau 15.9 cm × 21.6 cm, musée du Prado, Madrid
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Georges Rouault, Fuite en Égypte, 1946, Vatican (localisation à confirmer)
      -  Pour la Pâque, Jésus entre dans Jérusalem monté sur une ânesse ou un ânon, réalisant la prophétie de Zacharie (9 : 9-16) « Tressaille d’allégresse, ô communauté de Sion ! Pousse des cris de joie, ô communauté de Jérusalem ! Car ton roi vient vers toi, il est juste et sauvé, humilié, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse. Je ferai disparaître du pays d’Ephraïm tous les chariots de guerre et, de Jérusalem, les chevaux de combat ; l’arc qui sert pour la guerre sera brisé. Ce roi établira la paix parmi les peuples, sa domination s’étendra d’une mer jusqu’à l’autre, et depuis le grand fleuve jusqu’aux confins du monde. » L’âne devient donc le symbole d’une royauté faite d’humilité, de paix, et de douceur, opposé au cheval qui symbolise la guerre.

Voici quelques peintures représentant l’entrée à Jérusalem :

Fresque de l'église de l'ermitage de San Baudelio de Berlanga, début du XIe siècle (province de Soria (Espagne), conservée au musée d'Indianapolis, EU

Maître du retable de Thuison, Entrée du Christ à Jérusalem, XVe s. , Retable de la Chartreuse de Thuison près d'Abbéville, conservé au musée de l'Ermitage, St Petersbourg
Giotto, L'entrée du Christ à Jérusalem, 1303-1306, fresque, 200 x 185 cm, Eglise de l'Arena, Padoue
Theodor Galle, Jesus entrant à Jerusalem. Gravure, circa 1585.
Peter-Paul Rubens, L'Entrée du Christ à Jérusalem, huile sur bois, 82 x 79 cm, panneau de prédelle d'une Cène conservée à la Brera de Milan (enlevé de la chapelle du Saint-Sacrement de l'église Saint-Rombaut de Malines) Musée des beaux-arts de Dijon
-       Pour terminer sur le rôle positif des ânes dans le christianisme primitif, notons l’importance qu’ils ont dans Les Actes de Saint Thomas : « Le rôle joué par l’âne dans les Actes de Thomas est étonnant. Au cours d’un voyage fatigant, Thomas rencontre un ânon qui s’offre à le porter ; cet animal affirme être un des ânes de Balaam, et raconte que l’un de ces frères aurait porté le Christ (§chap. 39). À un autre endroit (chap. 70), nous voyons un troupeau d’ânes sauvages se presser όμοθυμαδον autour de Thomas, sur son ordre, et tous ses membres demander à être attelés à son char. Au chap. 74, l’un des ânes tient aux démons un sermon en bonne et due forme ; au chap. 78, il se tourne vers Thomas, et le prie de faire usage de sa puissance divine ; au chap. suivant, il prêche longuement au peuple. » (Lukas Vischer, Le prétendu culte de l’âne dans l’église primitive, revue de l’histoire des religions, 1951)

L’âne « est donc tantôt divin, vénéré et bénéfique, tantôt démoniaque, honni, et maléfique. Cette ambivalence des fonctions est fréquente et, pour ce qui le concerne, existe dans toute l’antiquité, depuis l’Inde védique, en Égypte, en Grèce, à Rome, et persiste dans le moyen-âge chrétien. Celui-ci lui donne une place honorable, en souvenir de son passé biblique.[…] On le promenait en procession, on l’introduisait même dans les églises, et il a été « spiritualisé par les liturgistes des XIIe et XIIIe siècles », au point de devenir peut-être « le symbole de Jésus-Christ » lui-même, et de paraître, dans « la Prose de l’âne », par Pierre de Corbeil, du XIIIe siècle, qui chante ses vertus, « le symbole de Jésus-Christ », comme d’autres animaux, l’agneau, le lion, le pélican, la colombe. […] L’église voit aussi en lui le symbole de ceux qui n’ont pas connu la parole salvatrice, de la synagogue, du peuple juif. Et il est le diable. » (W. Deonna, Lavs Asini. L'âne, le serpent, l'eau et l'immortalité, Revue belge de Philologie et d'Histoire 1956 34-3 pp. 623-658).

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Mais revenons à l’Antiquité, et à un conte très ancien, puisqu’on en trouve les traces en Mésopotamie 3000 ans avant notre ère ; repris par le fabuliste latin Phèdre au premier siècle, puis transformé par Boèce au VIe s., il nous parle d’un âne jouant de la harpe, motif qui sera abondamment exploité dans les sculptures romanes de nos églises, et dans les enluminures des manuscrits médiévaux ;

Détail de l'ornement d'une harpe royale provenant d'Ur,  c. 2550 av JC
Pierre gravée de Samarie,avec âne musicien, taureau (symbolisant le prêtre d'heliopolis) et scarabée (symbole du soleil levant), Moyen Empire Egyptien, Louvre
Âne musicien, détail d'un chapiteau de colonne, XIIe s., entrée de l’église de Meillers, Allier
Petrus Comestor, Sermones, détail lettrine, début XIIIe s., abbaye Saint-Aubin, Angers, Bibliothèque municipale, codex sur parchemin BM,MS 0242 folio 1

Voici l’histoire : « Un roi et une reine sont malheureux de ne pas avoir d'enfant. À force d'implorer les dieux, la reine accouche d'un ânon qu’ils nomment Asinarius et qu'ils élèvent comme leur héritier. Il est instruit, aime particulièrement la musique et apprend à jouer de la lyre et à chanter. Voyant son image dans une rivière et honteux de sa laideur, il part au bout du monde. Il tombe amoureux de la fille d’un roi. Moqué tout d'abord sur son apparence, il joue si merveilleusement de la lyre et a tant de distinction qu'il épouse la princesse. La nuit de noces, Asinarius enlève sa peau d'âne et se transforme alors en un magnifique et vigoureux jeune homme, et finit par régner sur les deux royaumes. »

Cette histoire exploite le paradoxe, ou le drame, qui associe au son harmonieux de la harpe l’animal qui a le cri le plus disgracieux, et dont la constitution physique le rend incapable de jouer de la musique ou de produire un son harmonieux, bien que la nature l’ait doté de grandes oreilles qui le supposent capable d’entendre les sons les plus subtils. Cette malédiction est surmontée dans le conte par le prodige de l’éducation qu’il reçoit de ses parents aimants, et qui lui permet en définitive de transcender sa nature disgraciée. Le symbole de l’âne jouant de la harpe ou de la lyre peut donc être pris comme une parabole de l’élévation de l’homme ordinaire par l’initiation ou par l’éducation. Mais il peut au contraire être interprété au premier degré, et moquer le rustre qui se pique d’être cultivé.

Dans la mythologie gréco-romaine, on retrouve aussi la confrontation de l’âne et de la musique, à travers la légende du satyre Marsyas s’opposant à Apollon dans une joute musicale arbitrée par les Muses et par le roi Midas. Avant d’en donner le résumé, il faut se rappeler que les Satyres, comme Pan, Priape, et Silène, sont des divinités qui font partie du thiase de Dionysos, et qui pratiquent les arts et la musique sur un mode « débridé », s’opposant donc à la lyre d’Apollon qui préside à l’harmonie et à la mesure universelle. Par ailleurs l’âne est la monture et l’animal « totem » de Silène (dieu de l’ivresse) et de Priape (Dieu de la fertilité et de la puissance génésique masculine). Remarquons aussi que l’instrument favori des satyres est la flûte (aulos), souvent réalisée avec l’os du canon postérieur de l’âne, une façon de rendre à cet animal la musicalité que son braiment n’a pas (la lyre d’Apollon est à l’origine fabriquée par Hermès avec la carapace d’une tortue – animal muet, à qui est redonné ainsi également la capacité sonore).
Mais revenons à l’histoire : Marsyas était vanté par tous les paysans pour la beauté des mélodies qu’il sortait de sa flûte, plus belles que celles de la lyre d’Apollon. Le dieu se mit alors en colère et proposa à Marsyas un concours, avec pour juges les Muses et le roi Midas. Ils n’arrivaient pas à se départager, quand Apollon demanda à Marsyas de chanter en jouant, comme lui. Cela était évidemment impossible au joueur de flûte… Il perdit donc la joute et fut écorché par le dieu en guise de punition — comme on écorchait les ânes pour prendre leur peau. Son sang forma alors le fleuve Marsyas. Et comme Midas avait malgré tout déclaré le Satyre vainqueur, Apollon l’affubla d’oreilles d’âne. On retrouve donc en filigrane la confrontation et l’opposition entre l’âne et la lyre, entre la beauté céleste et la beauté terrestre.
Bernard Picart, Apollon contre Marsyas, et le roi Midas, 1722, gravure

Le braiment de l’âne pouvait aussi parfois se révéler utile. Pendant les combats, les anciens disaient qu’il avait le pouvoir d’effrayer l’ennemi… Il pouvait aussi prévenir d’un danger : ainsi dans une légende concernant Vesta, déesse vierge et protectrice du foyer chez les romains. L’âne était un animal qui lui était traditionnellement associé. Ovide raconte donc, dans les Fastes (6 : 319-348) que suite à un banquet des dieux organisé par Cybèle, Vesta s’était endormie sur le gazon non loin d’un ruisseau. Priape voulu profiter de l’occasion pour abuser d’elle, mais non loin de là, l’âne de Silène se mit à braire et réveilla la déesse juste à temps ; le dieu ithyphallique dut s’enfuir sous les quolibets des autres convives. Pour remercier l’âne, des colliers de pains sont accrochés aux ânes lors des fêtes de Vesta. Exactement la même histoire est aussi racontée par Ovide un peu avant dans les Fastes (1 : 415-440) mais c’est alors la nymphe Lotis qui en est la protagoniste. Cette fois, l’âne, en représailles, est sacrifié au Dieu Priape, et Lotis est métamorphosée en lotos (jujubier sauvage). La fable d'Ovide a été illustré par Giovanni Bellini dans un célèbre tableau titré Le festin des dieux, qui fût terminé après sa mort par son élève Tiziano Vecellio (le Titien):

Giovanni Bellini, Titien (1514 pour Giovanni Bellini, 1529 pour Titien), Le Festin des Dieux, huile sur toile 170,2 × 188 cm, National Gallery of Art Washington D.C. EU
Monogrammiste IB, Priape et Lotis, gravure , Nuremberg 1520-30,  Albertina Vienne
Attribué à Pieter van der Heyden, d'après Lambert Lombard, Sacrifice d'un âne au dieu Priape, 1533 gravure burin 28,4 x 40,3cm

Parmi les contes anciens consacrés à l’âne, Le grand roman initiatique d’Apulée (c. 125 - c. 170 après J-C) intitulé Métamorphoses, ou L’Âne d’Or, reprend le symbole de l’âne comme parabole de l’élévation de l’homme ordinaire par l’initiation : métamorphosé en âne pour avoir voulu prendre par un baume magique l’apparence d’un hibou, le héros Lucius part, sous sa nouvelle forme de quadrupède, à la recherche de roses, dont la consommation peut seule lui rendre sa forme humaine. Les nombreux récits-gigogne de ce roman (certains sont à l’origine de contes comme la belle et la bête) ont une signification ésotérique liée aux convictions gnostiques d’Apulée. Lucius finit par recouvrer son apparence humaine grâce à la déesse-mère Isis, qui l’initie à ses mystères. Il part à Rome et devient prêtre d’Isis et d’Osiris.
Les Métamorphoses ou l'Ane d'Or" d'Apulée, édition Compain-Bastien 1787
Shakespeare, dans Le songe d’une nuit d’été, fait vivre à l’un de ses protagonistes une mésaventure comparable : le naïf tisserand Bottom se voit affublé, par un sortilège, d'une ridicule tête d'âne ; il devient cependant grâce à un philtre magique l'objet de tous les désirs de la reine des fées Titania.
Joseph Noel Paton, Titania amoureuse de Bottom, illustration du "Songe d'une nuit d'été", édition 1850

Un autre conte de l’antiquité faisant intervenir un âne a été repris à la Renaissance (il est illustré par Rosso Fiorentino dans la Grande Galerie du château de Fontainebleau, voir image ci-dessous). Nicandre de Colophon (IIe siècle) raconte comment, ayant reçu de Zeus la jeunesse, les mortels, trop paresseux pour s’en préoccuper, confièrent à un âne ce cadeau précieux ; mais l'âne altéré voulut boire à une source gardée par un serpent (une dipsade, représentée par un dragon dans la peinture de Rosso). Pour être autorisé à se désaltérer, il remit au serpent la jeunesse des hommes qu'il portait sur son dos. Le serpent obtint ainsi la jouvence. C’est pourquoi depuis ce jour les hommes vieillissent et meurent tandis que les serpents changent de peau et gardent ainsi la jeunesse.
Rosso Fiorentino, Illustration du conte de Nicandre, c. 1530, fresque, Grande Galerie du château de Fontainebleau

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L’âne, animal ambivalent par excellence, courageux mais têtu, affectueux mais ridicule, résistant et opiniâtre mais lubrique, intelligent mais indécis, a été très tôt associé à de nombreuses manifestations, dont les plus connues sont la Fête de l’âne, et l’asouade (ou asinade).

Au moyen-âge (depuis le IXe siècle et parfois jusqu’au XVIIe) la fête de l’âne était une manifestation urbaine populaire dans laquelle les rites de la religion chrétienne étaient parodiés.
En certaines églises, elle constituait l'élément principal d'une fête spéciale ; dans d'autres, elle n'était qu'un intermède de la Fête des fous. L'âne, tantôt vivant et tantôt mannequin, représentait, soit la monture de Balaam, soit l’âne associé au Christ (crèche, fuite en Égypte, entrée à Jérusalem). Il venait en procession et pénétrait dans l’église, jusqu’au sanctuaire. Une messe était alors célébrée, en laquelle les répons (refrains) de l'Introït, du Kyrie, du Gloria in excelsis, du Credo, etc., étaient remplacés par un « Hi-han » trois fois répété. Après l'épître, on chantait la Prose de l'âne, pendant laquelle on essayait de faire braire la bête. La messe terminée, le prêtre, au lieu de dire : Ite missa est, disait trois fois « Hi-han » ; et le peuple, au lieu de Deo gratias, répondait aussi trois fois « Hi-han ».

Les asinades ou asouades étaient des sortes de charivaris, au cours desquels ont promenait dans les rues à califourchon à l’envers sur un âne une personne moquée et vilipendée pour son comportement (individu ou couple adoptant un comportement sexuel ou conjugal contraire aux normes de la société — par exemple les hommes battus par leur femme, et les couples dans lesquels la femme était beaucoup plus âgée que l’homme, pouvaient faire l’objet d’une asinade !). Lorsque la personne ne se soumettait pas à cette humiliation publique, quelqu’un d’autre prenait sa place pour la pantomime.


Chevauchée à l'envers, ou asinade, mosaïque trouvée à Volubilis, d'époque romaine

Asinade, gravure de 1609
L'asinade, ou le parcours infamant d'une maquerelle juchée sur un âne, d'après une gravure XVIIIe s., conservée aux Archives Nationales, ad-III-7, Paris


La charge symbolique négative de l’âne vient aussi de sa comparaison avec le cheval : ce dernier est une monture « noble », rapide, et de belle apparence, tandis que l’âne est la monture du pauvre, plus petit, plus lent, moins harmonieux avec sa croupe maigre, ses grandes oreilles, et son braiment disgracieux…

De fait, l’âne est associé à toutes les moqueries et toutes les parodies.
On en trouve par exemple trace sur une fresque d’un lupanar de Pompéi, où l’on voit un âne célébré par une victoire ailée, qui sodomise un lion…
Fresque de Pompéi, âne couronné par la Victoire quand il sodomise un lion, Cabinet secret, Musée national d'archéologie de Naples

Dans la littérature, l’âne personnifie souvent les vices et les comportements répréhensibles. Et cela depuis le haut moyen-âge. Dans le roman de Fauvel, poème satirique français composé vers 1310 - 1314, les lettres du nom de l'âne (Fauvel) désignent chacune un vice : F = Flatterie, A = Avarice, U (V) = Vilenie, V = Variété (inconstance), E = Envie et L = Lâcheté. Ce roman moralisateur est aussi un pamphlet contre les trois ordres (aristocratie, clergé, tiers-état).

Histoire de Fauvain par Raoul le Petit, 1326, Manuscrit, 350 x 255 mm 1326, Valenciennes Paris, BnF, département des manuscrits, Français 571 f° 146

La légende du roi Midas sert aussi de lien entre l’âne et la cupidité. Ce roi de Phrygie avait offert l’hospitalité à Silène (toujours associé à l’âne) et s’était vu récompensé par Dionysos en recevant le pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait. Il faillit en mourir, toute nourriture se transformant en or à son contact. Le dieu du vin mit fin à son calvaire en lui prescrivant de se laver les mains dans le fleuve Pactole, qui depuis charrie des pépites du métal précieux. Dans le conte populaire de Peau d'Âne, l'âne dont la princesse porte la peau était un âne magique qui déféquait des pièces d'or, et faisait la richesse du roi. La dot pour le mariage incestueux qui souille la princesse est la peau de l’âne, liant ainsi l’âne, l’or, et la souillure. " Parfois des larrons vendent à leurs dupes, en leur faisant accroire qu'ils possèdent ce don, un vieux cheval ou une vieille jument, auxquels ils ont mis un louis sous la queue " (Paul Sébillot). L’âne déféquant des pièces d’or se retrouve ainsi dans beaucoup de dessins humoristiques :

Johann Theodor de Bry, d'après un anonyme, "d'énormes tas d'or seront chiés par ce baudet", 1596,  gravure 105 × 97 mm

Au XVIIe siècle, quelques fables de La Fontaine, calquées souvent sur les fables d’Ésope, mettent en scène l’âne, et lui donnent généralement le mauvais rôle. Voici leur titre (avec le lien Internet pour y accéder) :

Dans la peinture et le dessin humoristique, l’âne est de toutes les parodies :

-       Francisco Goya, dans les « Caprichos » (gravures à caractère à la fois satyrique et onirique) utilise le symbole de l’âne pour désigner les folies et incohérences des comportements humains :


Francisco Goya, six gravures des séries "Caprichos", édités en 1799

-       En 1863, Courbet l’anticlérical, pour se moquer des curés qui font bombance, réalise un grand tableau (aujourd’hui détruit) qui met en scène sept curés ivres dont le plus gros est assis sur un baudet, parodiant ainsi les peintures mythologiques représentant la procession de Silène, lui aussi associé à l’âne. La position et le visage du curé assis sur l’âne sont directement inspirés du Triomphe de Silène de Rubens (musée du Prado).
Cliché pris en 1881 du tableau perdu de Courbet "Retour de la conférence" (1863, huile sur toile 2,30 m x 3,30m), Bibliothèque Institut Gustave Courbet
Gustave Courbet "Retour de la conférence", aquarelle, juin 1862, 23,3 x33,4 cm retouchée par un anonyme (visages) - collection privée
Peter-Paul Rubens, Le Triomphe de Bacchus (détail) 1636-38 huile sur toile, 180 x 295 cm, Musée du Prado, Madrid
Agostino de Musi, dit Agostino Veneziano, La procession de Silène, c. 1520, gravure, 18.4 x 25.7 cm, National Gallery of Art, Washington

-       Tout le monde connaît aussi le supposé âne de Buridan (du nom du philosophe français du XIVe siècle Jean Buridan), qui symbolise une expérience de pensée dans laquelle une injonction contradictoire rend toute décision impossible : l’âne affamé et assoiffé placé à égale distance entre un seau d’eau et une botte de foin se laisse mourir, ne sachant vers quel côté se diriger en premier. Au XIXe siècle, l’âne de Buridan, comme l’asinade, servent de matrice à beaucoup de dessins humoristiques :

L'âne de Buridan entre deux opinions (1859) par A-C-H de Noé (1819-1879) alias Cham
Dessin humoristique anglais parodiant Napoléon, Imprimé par J Phillips, Londres, Mai 1814

Parfois, l’âne peut prendre une valeur positive en symbolisant les qualités du peuple opposées aux dérives de l’aristocratie. « Eloge de l'Asne, par un Docteur de Montmartre », petit ouvrage parodique de Joseph Cajot,  paru en 1769, se moque de l'histoire naturelle de Buffon, et ironise en opposant les ânes de Montmartre aux ânes de Babylone, « allusions aux ridicules et aux travers du jour ».
Joseph Cajot conclut ainsi sa parabole :

« Puissent mes lecteurs ne voir désormais dans le lion qu’un monstre féroce et redoutable ; dans le cheval qu’un animal agréable, quelquefois utile, souvent dangereux. Dans le reste des animaux que des êtres d’une utilité médiocre, ou qui n’ont d’autre mérite que leur figure ou leur rareté. Dans l’âne enfin un animal facile à élever, facile à nourrir, facile à conserver ; un animal utile et nécessaire ; un animal qui mérite à juste titre le rang de roi des animaux.

Ce qui doit surtout fixer leur attention, c’est de ne plus confondre les ânes à courtes oreilles avec ceux de Montmartre. Ce sont deux races absolument différentes ; elles n’ont ni la même forme extérieure, ni les mêmes inclinations. Les premiers sont frivoles, stupides, gourmands, paresseux, insolents : la gravité, l’esprit, la modestie, l’amour du travail, l’humanité, voilà les attributs des seconds ; ils sont des ânes véritables, des ânes accomplis, au lieu que les autres, soit mâles, soit femelles, ne sont qu’une race bâtarde, qu’une race dégénérée, digne plutôt de commisération que de mépris. Revenez donc, ô Babyloniens, revenez de vos préjugés sur les habitants de ma patrie et ceux de la vôtre. Ayez pitié des seconds, respectez les premiers, c’est le moyen de rendre justice à tout le monde. »


Chez Victor Hugo, l’âne représente l’âme généreuse des gens simples, opposée à la fatuité et l’hypocrisie des bourgeois. Dans « Le crapaud » Victor Hugo s’exprime ainsi :

« Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
[…]
La bonté, pur rayon qui chauffe l'Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l'âne, à Dieu, le grand savant.
 »

Hugo a également écrit en 1857-58 un long poème raconté par un âne confronté aux vanités prétentieuses du savoir académique et aux incertitudes métaphysiques générées par l’esprit critique des Lumières (L’ANE, publié en 1880).
L’âne Patience y déclare :

« Par l'honneur que m'a fait Christ en montant sur moi
Comme si l'âne était un degré de Calvaire,
Je le jure devant l'aube et la primevère,
Devant la fleur, devant la source et le ravin,
Digne Kant, je suis prêt à proclamer divin,
Vénérable, excellent, et j'admire et j'accepte
L'enseignement duquel on sortirait inepte,
Ignare, aveugle, sourd, buse, idiot ; mais bon.
[…]
Et, philosophe ! au fait, comment tous ces monceaux
De tomes, gravement contemplés par les sots,
Pourraient-ils enfanter un résultat quelconque ?
Un rien les dépareille ou les brouille ou les tronque.
Puis ils se font la guerre entre eux, je te l'ai dit.
[…]
L’homme manque à sa tâche divine.
Je cherche un édifice et je trouve une ruine. »


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Pour finir, je voudrais citer trois peintres modernes qui ont établi un lien particulier avec la figure de l’âne : d’abord Salvador Dalí, puis Marc Chagall, et Gérard Garouste.

Dans "L'Âne pourri", article publié dans Le Surréalisme au service de la révolution en 1930, Salvador Dalí fixe les bases de sa méthode paranoïaque-critique qu'il décrit comme « une méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l'association interprétative-critique des phénomènes délirants ». Il raconte dans « la vie secrète de Salvador Dalí » son attirance/répulsion/fascination, quand il était enfant, pour un hérisson en putréfaction, grouillant de vers. Cette obsession paranoïaque s’est ensuite incrustée en lui à travers les nombreux ânes morts rencontrés dans les paysages desséchés de l’Ampurdan. Fascination pour deux expressions de la mort, à travers les formes molles des créatures disloquées autour desquelles grouillent asticots et fourmis, et à travers les formes squelettiques immobiles, renvoyant à l’architecture sous-jacente de la vie. Avant d’écrire son article, Dalí avait titré une de ses peinture « L’âne pourri » (1928), et la tête décomposée d’un âne apparaissait sur le clavier d’un piano dans une scène du Chien andalou (réalisé avec Luis Buñuel en 1929), reprise aussi dans la partie supérieure de sa toile Guillaume Tell (1930). L’obsession pour l’âne pourri a valu à Dalí l’estime de Georges Bataille, qui voyait en elle l’écho de son esthétique de l’informe.
Salvador Dali, L'âne pourri, huile sur toile 612 x 50 cm,  1928,  musée d'Art Moderne, collections Centre Georges Pompidou, Paris

Dans les œuvres de Marc Chagall, se manifeste l’attachement du peintre à ses origines, à travers de nombreuses références explicites à la culture juive de Russie. S’intéressant particulièrement à la Thora, Chagall transforme ces sources textuelles en visions métaphoriques et poétiques, dans lesquelles les animaux jouent le premier rôle. L'âne peut représenter dans certains tableaux l’artiste lui-même avec son caractère doux et paisible ; on le retrouve ainsi dans de nombreuses œuvres, aux côtés de sa femme Bella. Chagall développe toujours plusieurs registres symboliques, et son identification à l’âne renvoie à la spiritualité hassidique, dans laquelle l’animal est comme une parcelle du divin.
Le peintre a pris aussi plaisir à illustrer plusieurs fables de La Fontaine qui mettent en scène certains de ses animaux fétiches, parmi lesquels l’âne est toujours en bonne place.

Marc Chagall, Le cheval et l'âne, (FABLES DE LA FONTAINE) gouache et encre sur papier 51 x 41,4 cm, c. 1927

Marc Chagall, L'âne et le chien, (FABLES DE LA FONTAINE) gouache et encres sur papier 51,1 x 40,5 cm, c. 1927

Gérard Garouste a bâti dans sa peinture un lien particulier et érudit à la Thora. Son rapport à la culture juive s’est construit sur la base du traumatisme qu’a constitué pour lui la relation à son père, marquée par la honte et la colère, ce dernier ayant été profiteur des biens juifs confisqués pendant la seconde guerre mondiale. Garouste, marié à une femme juive, s’est converti et a appris l’hébreu pour mieux s’imprégner de cette culture. L’âne lui est donc familier pour son importance symbolique dans le Talmud, mais aussi parce que le jeune Gérard, peu assidu à l’école, fut souvent affublé du bonnet d’âne, scène que l’on retrouve d’ailleurs dans certains de ses tableaux.
L’artiste se met en scène, mais aussi les siens : il se portraiture sous la forme d’un malade, d’un héros biblique ou d’un âne-chimérique. Ces figurations subliminales intègrent souvent des éléments hétéroclites venant de Hergé, du Talmud, des fables de La Fontaine ou de contes ashkénazes.
Voici quelques œuvres du peintre mettant en scène âne ou ânesse (lien ici pour l'interprétation) :

Gérard Garouste, L'ânesse et la figue, (intégrant un portrait de Modiano) huile sur toile, 2006

Gérard Garouste, Le passage, (autoportrait) huile sur toile 260 x 205 cm, 2005
Gérard Garouste, L’étudiant et l’autre lui même (2007) Huile sur toile 195 x 160 cm