présentation des peintures synchronistiques

dimanche, janvier 22, 2012

Le monde mystérieux des objets

Objet surréaliste à fonctionnement symbolique : « Un soulier contenant un verre de lait dans lequel plonge un morceau de sucre », Dali, 1931-32.
 « Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle. Le mécanisme consiste à plonger un sucre sur lequel a été peinte l’image d’un soulier afin d’observer la désagrégation du sucre et par conséquent de l’image du soulier dans le lait. Plusieurs accessoires (poils du pubis collés à un sucre, petite photo érotique) complètent l’objet qu’accompagnent une boite de sucre de rechange et une cuiller spéciale qui sert à remuer les grains de plomb à l’intérieur du soulier ». Dali, in N°3 de SASDLR, 1931


Certains se rappellent peut-être de « Téléchat », la série télévisuelle humoristique de marionnettes animées, créée par Roland Topor dans les années 80, et qui s’adressait aux animaux et aux « choses », en particulier par l’entremise d’un gluon (particule qui assure la cohésion entre les quarks, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes). Topor ne faisait que reprendre sur le mode amusant les croyances très anciennes qui attribuaient un pouvoir magique à certains objets, et même parfois une âme aux choses inanimées (ce que le Président de Brosses avait regroupé au XVIIIe s. sous la dénomination de religions fétichistes). Plus près de nous, Lamartine écrivait encore dans un poème nostalgique sur la maison de son enfance, à Milly :

« Chaumière où du foyer étincelait la flamme,

« Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme

« Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?... ».

De nos jours, on néglige de plus en plus la signification mystérieuse des objets pour n’en retenir que le potentiel instrumental ou la valeur marchande. Ordinateurs portables, smartphones, voitures suréquipées, gadgets domotiques, sont les nouveaux objets cultes de notre civilisation, vantés par la publicité. Mais dans la mesure où leur valeur repose principalement sur leur usage, et que celui-ci se périme et disparaît très vite au profit d’autres nouveautés, ces objets-instruments ont une très courte durée de vie.
D’autres objets, que j’appellerai « objets-sens », continuent de remplir les étals des brocanteurs et d’agrémenter la décoration de nos appartements. Ils sont souvent pour nous plus précieux, bien qu’ils ne servent à rien en apparence. Ils sont en quelque sorte la matérialisation de projections issues de notre imaginaire. N’importe quelle chose, naturelle ou fabriquée, à partir du moment où elle est collectionnée, accrochée ou posée ici ou là seulement pour être regardée, est un objet-sens. Donc bien évidemment toute œuvre artistique, qu’elle soit peinture, sculpture, ou composition plastique de toute nature, est avant tout objet-sens, même si sa valeur marchande finit parfois par étouffer le sens premier.
L’art contemporain s’est évertué à recycler les objets-instruments en objet-sens:
  • Soit à la façon de Marcel Duchamp, par simple décret provocateur ; 
  • Soit comme Meret Oppenheim ou Dali, par  création d’objets surréalistes, assemblages ludiques recherchant, à travers les bouffées délirantes, la manifestation fortuite de l’inconscient ; 
  • Soit comme Andy Warhol, par utilisation des objets les plus banals, par exemple les boites de soupe, comme vocabulaire plastique de base de ses compositions ; 
  • Soit encore comme Jean-Pierre Raynaud, par « académisation » de l’art de composer ce qu’il a rebaptisé psycho-objets dans les années 60. 

Depuis, les nombreux émules de Duchamp, fabriquent consciemment, artificiellement (parfois à grand renfort de moyens industriels), sans poésie et sans humour, des objets-concepts qui n’ont plus la fraîcheur et la fantaisie des objets surréalistes à fonctionnement symbolique, et qui surtout n’ont plus de véritable sens mystérieux.

Car les vrais objets-sens sont le témoignage de notre recherche d’un sens caché et profond à l’existence humaine individuelle. Ce sens ne peut venir que d’un dépassement de la compréhension raisonnable de notre environnement ; il se fait traditionnellement dans la religion, mais il peut aussi trouver d’autres voies à travers l’art, la poésie, ou la métaphysique…

Beaucoup de pragmatiques pensent que le sens absolu de l’existence n’est autre que la recherche du bonheur. Mais le bonheur n’existe pas vraiment, ou du moins il peut prendre beaucoup d’aspects différents, et il n’est jamais complet. Le malheur absolu, par contre, est plus facilement cernable : il a le visage de la mort et de ses prémices, et chacun de nous y est inexorablement voué.

D’où ce rêve immémorial de vaincre le malheur en survivant à la mort physique, en continuant d’être, même si notre raison nous rappelle que nul esprit de défunt ne se manifeste  jamais de façon tangible dans la réalité quotidienne. Mais l’intelligence est une chose, et le besoin de donner un sens au monde (qui nous permette d’échapper au malheur de l’annihilation), en est une autre.

Les enfants, dont la raison, l’expérience, et l’esprit critique sont encore embryonnaires, croient facilement au Père Noël, et aux histoires à dormir debout. Et les adultes n’en sont pas si loin non plus, eux qui ne sont que des enfants vieillis, des enfants devenus un peu plus raisonnables à cause du principe de réalité. L’intuition du merveilleux reste cependant en eux : ils imaginent des contes fantastiques et graves pour adultes, et en font les récits fondateurs de leurs croyances religieuses. Mais un terrible constat s'impose : quand l’homme s’invente une religion, sa raison n’en sait pas moins qu’il n'y a là que mystification collective. Qu'importe, sans cette croyance, la vie n’aurait plus de sens véritable.

C’est que la raison, paradoxalement, n’est pas apte à comprendre le monde ; elle n’est qu’un développement, d’ailleurs toujours inachevé, de la centralisation et du traitement des informations que reçoit de son environnement immédiat chaque organisme vivant, et qui lui permet d’apporter une réponse adaptée. Elle n’est pas un outil philosophique, mais un outil pratique pour percevoir ce qui nous entoure dans un cercle d’interactions plus ou moins vaste, et pour réagir de façon appropriée aux stimuli et observations. À nul moment cet outil, et l’organe qui lui correspond - les lobes frontaux du cerveau -, ne peuvent aider à comprendre de façon profonde le sens de l’univers ; ils n’ont jamais été suscités ni façonnés pour ça.
Notre organe de compréhension du monde global n’est pas dans les circonvolutions raffinées de l’encéphale, mais diffus dans tout notre corps, attaché à ce noyau de conscience qui veille au fond de notre imaginaire, au fond de notre animalité, au fond de notre dynamique de vie même.

Le cerveau sait prévoir avec assez de fiabilité la trame de ce qui va se passer demain, à quelques détails imprévus près (la plupart du temps pas très significatifs). Mais les petites distorsions s’accumulant, et de grosses pouvant apparaître quand la période de prévision s’allonge, la fiabilité des prévisions de notre intellect finit par devenir nulle au-delà d’un certain horizon… C’est un peu comme la météo.
De même si nous sommes capables de philosopher sur ce que signifient nos existences à notre échelle, il est beaucoup moins sûr que nous puissions avancer des éléments les concernant à l’échelle de l’univers. Nous ne savons  pas quels rapports notre relatif entretien avec l’absolu, ni même simplement avec des relatifs supérieurs. Or la clef du sens de notre finitude est pourtant dans cette réalité supérieure (en termes d’échelle) qui est inaccessible à nos calculs rationnels et à nos déductions savantes.

Alors si les objets sont des béquilles qui nous aident à vivre et à penser, certains d'entre eux nous permettent de ne pas oublier que la vérité du monde est ailleurs, et définitivement inaccessible aux finasseries de l’intelligence. On ne peut entrevoir cette vérité, ou peut-être même seulement la pressentir, que par la rémanence poétique du monde, cristallisée dans les objets-sens.

dimanche, janvier 01, 2012

La représentation d’Adam et Eve à la Renaissance

L’homme de la Renaissance, en redécouvrant la culture antique, s’ouvre à la philosophie platonicienne, recherche les lois de la nature derrière la science des nombres, et aspire à la vérité de la représentation ; celle du corps humain dont il étudie l’anatomie sur des cadavres, malgré l’interdit de l’église, et celle de la scène architecturale, qu’il recrée avec exactitude grâce à la construction de la perspective mathématique. En quelque sorte, il ne craint plus de prendre du champ par rapport aux vérités dogmatiques enseignées par le clergé, quitte à transgresser certains commandements jugés trop restrictifs et obscurantistes face à la lumière de la connaissance antique.
On a alors le sentiment que l’art de la Renaissance rejoue le mythe du péché originel, lorsque l’homme goutta au fruit défendu de l’arbre de connaissance du bien et du mal, transgressant le commandement divin et enclenchant la marche de l’histoire, avec son cortège de malheurs, de progrès, et d’espoirs.

C’est peut-être pourquoi les représentations de cette scène biblique ont été si populaires et se sont à ce point multipliées, de la fin du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle. 

Adam et Eve, gravure de Cornelius Galle (conservée au Rijksmuseum d'Amsterdam), d'après un tableau - ou un dessin - de Giovanni Battista Paggi, entre 1587 et 1612



Dans la plupart de ces représentations, l’arbre de la connaissance du bien et du mal (qui est un pommier = malus en latin) est au centre, Adam et Eve sont nus à son pied, entourés d’animaux représentant les différents ordres de la création : fauve, cerf, oiseau, lapin, etc… mais la représentation du jardin d’Eden est aussi le moyen de montrer les progrès accomplis dans la connaissance de la nature et des espèces qui la peuplent.
Bien sûr il y a toujours aussi un animal particulier, le serpent, figure du démon qui s’enroule dans l’arbre de la connaissance et convainc Eve de manger les fruits défendus et d’en donner à Adam. À la fois répulsif et mystérieux, il est symbole d’énergie libidinale, et donc de désir et de tentation. On a le sentiment que derrière l’image pieuse d’Adam et Eve cueillant la pomme, il y a aussi une invitation aux plaisirs charnels et une sorte d’apologie de la beauté des corps, que les artistes avaient découverte dans la statuaire antique, et largement représentée depuis la fin du XVe siècle dans les scènes mythologiques comme la naissance de Vénus, Psyché et Cupidon, Diane et ses nymphes à leur toilette, Mars et Venus, le jugement de Pâris (où l’on retrouve aussi la pomme), les bacchanales, et autres festins des dieux… D’ailleurs entre les scènes de la mythologie gréco-romaine et la représentation d’Adam et Eve au jardin d’Eden, les anatomies et leurs chorégraphies se croisent souvent.

Dans la représentation ci-dessus, gravée par Cornélis Galle vers 1600 à partir d’une peinture originale (aujourd’hui perdue) de son ami le peintre génois maniériste Giovanni Battista Paggi, Adam et Eve nous livrent une chorégraphie particulière :

Eve, main gauche levée vers la frondaison, semble mimer la courbure du tronc de l’arbre, et s’identifier à lui, tandis qu’Adam, à demi allongé par terre, s’appuie au sol de sa main droite ; leurs deux autres mains s’unissent autour la pomme (que les feuilles associent clairement au sexe de l’homme, tout en servant de subterfuge pour le masquer). Le couple qu’ils forment ainsi relie le ciel et la terre, un peu comme dans le geste de la parousie, où la main droite du Christ prend les grâces au ciel et de la main gauche baissée, les verse sur la terre. Mais ici les choses sont inversées, indiquant la chute : c’est la main gauche de la femme qui pointe vers le haut (où se love le serpent) et la main droite de l’homme qui est dirigée vers la terre.

On voit aussi au premier plan, une panthère du côté d’Eve, animal au pelage couvert d’ocelles qui symbolise la concupiscence des yeux, et un lapin se désaltérant du côté d’Adam, qui est une claire allusion à l’acte de chair. En arrière plan, d’autres animaux évoquent, comme il se doit, la rédemption à venir : l’aigle d’abord, emblème du Christ conducteur des âmes vers Dieu, à côté duquel paît un mouton (l’agneau de Dieu). Puis une chèvre, incarnant dans la symbolique traditionnelle les fidèles chrétiens ; à sa droite un dromadaire, pouvant symboliser la soumission des infidèles. À côté, un cerf, qui est aussi un symbole du Sauveur (parce que cet animal était réputé pour sa haine du serpent), et enfin une autruche, emblème du retour vers Dieu de l’homme égaré. On voit aussi, en tout petit et à demi caché par l’arbre, un porc-épic, qui était symbole de courage.

Il existe (ci-dessous) une copie simplifiée du tableau disparu, sans doute faite à partir de la gravure, due soit à un peintre flamand, soit à l’atelier de Giovanni Battista Paggi lui-même.

Adam et Eve, huile sur toile, 1er quart du XVIIe s., suiveur de Giovanni Battista Paggi, Collection privée
Mise à jour mars 2017 : il existe aussi à la Galerie Borghese de Rome une peinture attribuée à Rutilio Manetti (1571-1639) et datée de 1612-13, représentant Andromède libérée par Persée, qui semble très inspirée du tableau de Giovanni Battista Paggi :

Attribué à Rutilio Manetti, Andromère libérée par Persée, hst 177x120cm, Galleria Borghese, Rome

La scénographie des personnages du peintre génois est aussi reprise dans un curieux tableau un peu naïf du musée de Flandre de Cassel, dans lequel l’artiste a composé un paradis terrestre en associant une gravure de Nicolas de Bruyn représentant Orphée charmant les animaux, avec notre gravure de Cornelis Galle représentant Adam et Eve.


Le paradis terrestre, anonyme, école flamande XVIIe s., Cassel, musée de Flandre

Orphée charmant les animaux, gravure de Nicolas de Bruyn, XVIIe s.
Un autre petit tableau sur bois qui vient d'être vendu à Amsterdam (nov 2012) reprend aussi la gravure de Cornelius Galle, mais à l'envers.


Une toile de grandes dimensions (134x100cm), vendue à Milan en 2008, attribuée à l'entourage d'Hendrick Goltzius, est une version la plus fidèle à la gravure; de même une autre, plus petite, de 47,5 x 31cm, attribuée à l'entourage de Jan Soens, est visible sur Arnet. Mais il est probable que Paggi n'ait jamais réalisé qu'un simple dessin pour l'édition d'une gravure, gravure ensuite utilisée par plusieurs peintres, italiens ou flamands.