présentation des peintures synchronistiques

samedi, juillet 31, 2010

DESCENTE DE CROIX, REMBRANDT

Descente de croix - Rembrandt, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage
 

Il y a du mystère et de la magie dans beaucoup de tableaux de Rembrandt.

Mais la Descente de croix du musée de l’Ermitage est pour moi le sommet de cet art de l’émotion contenue, qui arrive à transmettre, sur un banal rectangle de toile ou de bois, et à plusieurs siècles de distance, toutes les profondeurs de la vie, toutes les notes de l’âme humaine, grandes joies ou petits bonheurs, souffrances taciturnes ou désespoir absolu.
Non seulement les visages, mais les corps patauds, les mouvements lents, les pâleurs livides dispensées par une lumière nocturne de source mystérieuse, les matières noircies, griffées, et décomposées, tout dans ce tableau nous bouleverse. Quelque chose de terrible se loge là, dans les clairs obscurs, dans cette admirable maîtrise des tremblements du pinceau, et dans cette délicatesse parcimonieuse de la couleur.
C’est une peinture sombre qui contient déjà en elle toute la sinistre puissance expressive des peintures noires de Goya, mais il s’y ajoute encore de la douceur, de la commisération, une sorte de générosité infinie.
Je dois d’ailleurs avouer que malgré les conditions effroyables de ma visite au musée de l’Ermitage, sous une chaleur suffocante, lorsque des centaines de groupes de touristes hagards et en sueur montaient à l’assaut des œuvres phares, exhortés par leur guide vociférant, malgré cette démonstration tapageuse d’une négation absolue de l’émotion artistique, j’ai tout de même été happé par la Descente de croix, et ému jusqu’aux larmes.
Je ne sais si l’on peut analyser à quoi cela tient, sinon à l’immense talent, au génie inégalé de Rembrandt.

Disons d’abord que la composition générale, le corps flasque et avachi du Christ, le clair obscur irradiant de lumière Jésus et son linceul, avaient déjà été mis au point l’année précédente, en 1633, dans la Descente de croix de plus petite dimension et peinte sur bois, qui se trouve à la Alte Pinakothek de Munich. Elle sont d’ailleurs toutes deux largement inspirées par le panneau central du triptyque de Rubens, peint en 1612 pour la cathédrale d’Anvers. 
Descente de croix, Rembrandt, Munich, Alte Pinakothek
Descente de croix (Triptyque de la cathédrale d’Anvers) - Rubens

Mais là où le maître flamand est dans la théâtralité baroque, avec une chorégraphie de corps d’athlètes qui occupent tout le devant de la scène, des draperies généreuses et colorées magnifiant le mouvement des personnages, un lointain servant essentiellement à marquer la ligne d’horizon, et apparaissant comme une toile de fond dissociée du premier plan, Rembrandt nous montre tout autre chose : des personnages au physique ordinaire, campées dans des attitudes tordant leur anatomie fruste ; à la fois plus d’espace entre protagonistes, donnant de la profondeur à la scène, et une proximité troublante entre la chair du Christ et ceux qui le soutiennent. Et surtout cet éclairage si particulier où la lumière semble se répandre dans l’obscurité comme un nuage de brume, perlant des gouttes d’or sur les franges des vêtements, et faisant surgir de la grisaille quelques lambeaux de couleur pure.

On pourrait parler d’une sorte de paradoxe permanent dans cette peinture : violence des contrastes mais infinie douceur des transitions ; expression parfois juste ébauchée des personnages, mais formidable subtilité du rendu des âmes ;  composition par opposition de grandes masses claires et sombres, mais démultiplication infinie des lisières ; statisme et pesanteur des attitudes, mais dynamisme puissant insufflé par la lumière.

Dans le tableau de Saint-Pétersbourg, tout y est : la lueur extatique émanant des linceuls, qui attise la désolation silencieuse des visages ; le groupe central agrippant le Christ, qui nous fait ressentir ardemment la lourdeur d’un corps sans vie, et la douleur affectueuse de ceux qui s’attèlent à cette difficile besogne. L’absence de ciel, remplacé par un fond noir, qui referme la scène et donne l’impression d’un lieu ténébreux, comme si le monde entier s’était transformé en caveau.

Et pourtant Rembrandt a peint cette toile juste après son mariage, dans une période très heureuse de sa vie. Il n’y a donc pas de corrélation, comme on l’a suggéré parfois, entre cette capacité à exprimer la douleur, et les blessures personnelles à l’âme de l’artiste ; ou alors, cette relation est terriblement prémonitoire.

samedi, juillet 10, 2010

À propos d’une Adoration des Mages

Adoration des Mages, école vénitienne du début du XVIIe s. (Maffeo da Verona ?), collection privée
 
L’adoration des mages, qui se fête chez nous une quinzaine de jours après le solstice d’hiver, est en quelque sorte l’apothéose du conte de Noël. Les Finlandais pensent d’ailleurs que le Père Noël est un quatrième roi mage, qui, venu du nord, n’a pas pu suivre l’étoile et n’est jamais parvenu à Bethléem ; c’est pourquoi depuis, il distribue à tous les enfants des cadeaux pour compenser l’offrande que l’enfant-dieu n’a pas pu recevoir de sa part.

L’histoire des rois mages vient au départ de l’évangile de Matthieu, qui indique que des mages d’orient, ayant suivi une étoile, vinrent adorer à Bethléem le roi des Juifs nouveau-né, et lui offrirent or, myrrhe, et encens, sans autre précision.

Mais la tradition chrétienne, par rapprochement avec certaines prophéties de l’ancien testament, leur adjoignit vite le titre de roi.  En occident, le nombre des rois mages, après avoir beaucoup varié, fut fixé à trois (depuis Origène). Assez vite aussi, on associa des symboles aux rois mages :  censés d’abord venir d’Inde, d’Arabie, et de Perse, ils finirent au XVe siècle par représenter les trois continents connus au moyen âge (Asie, Afrique, Europe, associés aux trois races descendant de Noé - Sem, Cham et Japhet). On leur avait fait aussi symboliser, à partir du XIIe siècle, les trois âges de la vie. Dans les peintures de la Renaissance, on eut donc généralement un Melchior de type européen avec une barbe blanche, qui apporte de l’or, un Gaspard, de type plus ou moins oriental, en pleine force de l’âge, qui tient une cassolette d’encens, et un Balthazar, basané ou carrément noir, représenté comme un jeune homme, et qui offre au nouveau-né la myrrhe (alors qu’au moyen âge, l’éphèbe et homme de couleur était plutôt Gaspard – dont la peau était rouge).

Dans les offrandes des mages, s’exprime un symbolisme multiple : l’or est associé au pouvoir terrestre et donc à la royauté (sur le tableau présenté ici, Melchior a déposé son sceptre et sa couronne d’or près de Jésus) ; l’encens est lié au rituel religieux, et donc à la sacralité, à la divinité de l’enfant ; enfin la myrrhe, utilisée depuis des temps immémoriaux pour l’embaumement des corps, est associée à la mort, et donc ici à la passion et à la résurrection du Christ.

La scène de l’adoration des mages étant une des plus représentées dans la peinture occidentale jusqu’au XVIIe siècle, c’est à travers ces oeuvres que s’est fixé la forme imaginaire définitive du mythe, ainsi que ses variations.

Depuis Giotto, mais surtout à partir de la fin du XVe siècle, les peintres ont en effet varié de façon très mesurée, en fonction des préoccupations de leur époque et de leur commanditaire, les différents paramètres de la scène. Dans de nombreuses représentations du quattrocento, marqué par le gothique international, un long ruban des cavaliers qui viennent déposer leurs offrandes aux pieds du nouveau-né, se déroule jusqu’au fond du tableau. Ces oeuvres condensent en une seule image la scène de l’offrande et le voyage des rois mages : ainsi ce tableau de Gentile da Fabriano conservé au musée des Offices, et qui nous plonge dans la féerie du conte.


Le premier peintre à avoir représenté un Balthazar de type africain semble être le Gandois Hugo van der Goes, dans son retable dit de Monforte, daté de 1468-70,

suivi quelques années après par Hans Memling, puis au début du XVIe siècle par Bosch, Dürer, David, Altdorfer, etc. ; les Italiens reprirent un peu plus tardivement cette figure du roi mage noir : c’est sans doute à Venise, et Padoue influencées par la peinture flamande, qu’on vit apparaître à la fin du XVe siècle, les premiers Balthazar africains (par exemple dans l’Adoration des mages de Mantegna, du Paul Getty museum de Los Angeles, ou celle de Bernardo Parentino qui date de 1475, ou enfin celle de Titien, conservée à la pinacothèque Ambrosiana, à Milan). Il faut cependant remarquer que la présence d’un personnage noir dans la suite des rois mages est apparue dans des œuvres bien antérieures, par exemple  « La rencontre des trois rois mages », Très riches heures du Duc de Berry, des Frères Limbourg, en 1416, et

L’Adoration des mages de Lorenzo Monaco, 1422, musée des Offices.
Chaque peintre intervient aussi dans le choix des costumes, des positions et attitudes d’allégeance des trois rois mages, des serviteurs et animaux de leur équipage ; le maintien et les gestes de la vierge et de l’enfant, la position, généralement en retrait, de Joseph, varient également d’une peinture à l’autre. Le bœuf et l’âne peuvent ou non être représentés  ; le décor de l’étable est plus ou moins rustique, et l’ambiance du paysage lointain plus ou moins réaliste.






Sur la toile que je présente en exergue, due à un peintre de l’école vénitienne du début du XVIIe siècle (probablement entourage de Paolo Farinati), la scénographie est classique (la composition reprend beaucoup d’éléments de l’Adoration des mages de Farinati

conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam) :
  • Au centre le vieux Melchior agenouillé baise le pied de l’enfant qui le béni de la main droite dont les doigts sont placés de manière à former les quatre lettres grecques ICXC : l'index est droit pour le I, le majeur es courbé pour le C, l'annulaire se croise avec le pouce pour le X, et l'auriculaire est courbé pour le C (tradition de représentation d’origine byzantine).
  • Gaspard et Balthazar portent des turbans par-dessus leur couronne, indiquant leur origine orientale, tandis que leurs serviteurs sont coiffés de bizarres chapeaux à plume.
  • En haut à gauche, on aperçoit un cheval et un chameau qui rappellent la provenance lointaine des acolytes.
Aux trois rois mages tournés vers la droite, dans le tableau anonyme, répondent les trois personnages de la Sainte Famille, tournés vers la gauche. Curieusement les auréoles de Jésus et de Marie, formant un léger halo, diffèrent de celle de Joseph qui se limite à un mince anneau à peine perceptible. C’est que Joseph n’est évidemment pas la vedette de l’histoire et malgré son nimbe, doit rester dans l’ombre.