présentation des peintures synchronistiques

samedi, novembre 21, 2009

LA SUBSTANCE DES OMBRES

Tenter l'impossible, René Magritte, 1928, galerie Isy Brachot, Bruxelles



L’ombre désigne les parties plus ou moins obscures d’un volume éclairé latéralement, mais aussi et surtout la silhouette analogique que le corps exposé aux rayons lumineux projette sur une surface plane. Pline raconte que c’est une jeune fille de Corinthe qui inventa la peinture, en traçant sur le mur les contours de l’ombre de son ami qui partait en guerre, afin de fixer à jamais son image.

Ainsi l’ombre est le double, l’image immatérielle du corps, celle qui suis chaque homme dans sa vie, comme un fantôme noir accroché à ses pieds, ou comme un jumeau parfait reflété dans le miroir des eaux. Mais c’est aussi, l’image évanescente qui reste des êtres après la disparition de leur corps, lorsqu’ils errent indéfiniment aux confins du Styx et de l’Achéron. Et paradoxe logique, ces ombres n’ont plus d’ombre : quand Dante remonte des Enfers avec Virgile, dans le soleil couchant, il constate effrayé que son guide ne fait pas obstacle aux rayons lumineux du soir : « Pourquoi crains-tu ? commença-t-il à dire, tourné vers moi. Ne vois-tu pas que je suis là pour te guider ? Le soir tombe là-bas où est enseveli le corps d’où je faisais de l’ombre » (Purgatoire, Chant III). Cela signifie en clair que l’eidôlon, le spectre, n’est qu’un leurre. C’est une chose virtuelle, un reflet, un souvenir, le témoin d’une présence ou la marque d’une absence. Point de corporéité, point de substance pour l’image. Et donc pas d’individualité : le reflet dans un miroir peut se répéter à l’infini. Et le fantastique développement actuel du numérique confirme à jamais l’immatérialité des images : on peut projeter autant de fois que l’on veut le film enregistré, et imprimer en milliers d’exemplaires les clichés photoshopés. Et pourtant. Si l’image vue, pensée, ou compactée dans une clef USB, est bien une image virtuelle, sa fixation sur un support matériel en fait quelque chose de palpable, une image substantielle. Grâce à l’industrie humaine, depuis l’âge des cavernes, grâce aux peintres, aux sculpteurs, puis aux photographes, les ombres se sont remises à avoir une ombre, elles ont acquis une substance de toile et de pigment, de granit ou de marbre, de papier, de sel d’argent, et d’encre.

Mais cette substance n’est pas neutre, ni d’ailleurs la façon dont l’image y est inscrite. Elles confèrent plus ou moins de réalité (ou de vie condensée) à la représentation incarnée. J’en veux pour preuve que certaines images-substance, quel que soit par ailleurs leur intérêt, peuvent être clonées indéfiniment à partir d’une matrice virtuelle (c’est le cas de la plupart des images aujourd'hui, des photos du journal aux affiches des musées), tandis que d’autres sont par nature uniques, et ne peuvent être reproduites que par la fixation de leur propre « ombre » (les peintures sont de celles-là, et doivent être photographiées pour être diffusées).

On voit que l’artisanat de la représentation matérielle ne pourra jamais être remplacé par l’industrie des images numériques, et c'est un grand espoir de pérennité pour la peinture. Dans un cas l’image-substance acquiert un corps véritable, unique, façonné et modelé par son créateur; dans l’autre elle ne se matérialise qu’à travers un vêtement sans chair, qui lui donne de façon anonyme l’apparence de la matérialité, comme le faisaient les bandelettes imaginées par H. G. Wells pour révéler l’homme invisible.
L'homme invisible, James Whale, 1933

dimanche, novembre 15, 2009

Un monde intermédiaire

Diagramme de l’esprit humain, Robert Fludd (1574-1637),
Utriusque cosmic majoris scilicet et minoris metaphysica, tome II (Oppenheim, 1617-21)







La différence entre le peintre et le politique, c’est que le premier, s’il imagine un monde idéal, peut facilement le mettre en œuvre en le figurant sur sa toile, tandis que le politique aura beau faire, il ne pourra traduire son rêve dans le monde réel. L’artiste travaille en effet dans un monde intermédiaire, celui de la représentation, qui, sans être soumis aux terribles contingences du monde réel, possède cependant une forme palpable et perceptible, qui le distingue nettement du monde abstrait des idées.

On n’imagine pas ce que serait notre cadre de vie réel s’il n’y avait pas ce monde intermédiaire de la représentation, de la comédie, du paraître ; ce serait terrible. Plus rien ne serait suggestif, chaque chose serait réduite à son aride équation mathématique. Il n’y aurait plus d’apparence, plus de mensonge, plus d’amour, plus de désir. Car c’est en effet le monde des apparences qui, dans l’aspect du monde réel, diverge de la pure essence des choses pour donner à voir autre chose, un rêve, un ailleurs, un avenir.

Le monde intermédiaire, c’est le grand miroir magique de l’art, qui distord le réel et lui donne une forme désirable, une profondeur insoupçonnée. C’est l’animus, le carburant génésique de la vie, sous toutes ses formes. Ce monde intermédiaire existe bien avant la conscience humaine. Les formes alambiquées et impures de la nature sont là pour rappeler que l’art n’est pas une invention de l’homme, mais justement la façon dont toutes les entités naturelles, dont l’humain n’est qu’une occurrence passagère, travaillent le monde intermédiaire, et sont travaillées par lui.

Certains artistes idéologues ont tenté au siècle dernier de nier son existence, où de la dénoncer comme une entrave au progrès. Ils ont voulu transcrire directement la pureté des idées dans le monde réel, le monde de la représentation leur paraissant diabolique par son ambivalence même, par son inconsistance, par la duperie et le mensonge qu’il semblait promouvoir. Au mieux, ils ont tenté de le domestiquer et d’en faire un pâle reflet de leurs théories idéologiques ou de celles des maîtres qu’ils servaient. Mais très vite le grand aveuglement de l’art sans représentation en est arrivé à se mettre en scène, c’est-à-dire à se représenter lui-même. Chassez le naturel, il revient au galop.

On peut regretter cependant que cette contorsion qui amena les artistes de l’art contemporain à renouer avec le monde de la représentation, les fit perdre en cours de route le monde réel lui-même, qu’ils ne savent plus voir avec leurs yeux, mais juste avec leur nombril.

mercredi, novembre 04, 2009

Hommage à Claude Lévi-Strauss


Je voudrais dire ici toute l’admiration que j’ai pour ce grand homme, que je regretterai toujours de n’avoir jamais pu approcher. Il est pour moi l’intellectuel le plus important du XXe siècle, celui qui a su développer et approfondir la connaissance des sociétés humaines à la lumière de concepts rationnels, mais sans jamais oublier le rapport à la nature et aux symboles, et sans tomber dans les pièges d’une modernité avide de paillettes intellectuelles et oublieuse des fondamentaux de la nature humaine. C’était un amoureux de la beauté, de l’art, de la science, de la nature et de la culture en ce qu’elles ont de profond et de mystérieux.

Lucide, il était assez pessimiste et se sentait mal dans une époque responsable de tant de destructions. Certains l’ont pensé réactionnaire parce qu’il critiquait les dérives de l’art contemporain, ou encore parce qu’il n’acceptait pas la croissance démographique mondiale. Mais, comme tous les amoureux de la beauté, il avait une conscience aiguë des équilibres, et s’opposait à tout ce qui les brise sans en contrepartie apporter une beauté nouvelle. Sagesse profonde donc, regard éloigné, pertinence d’une pensée qui d’évidence marquera les siècles futurs et rachètera un peu les erreurs commises par l’occident au XXe siècle.

Je me sens proche de lui, modestement. Je l’aime comme on peut aimer un aïeul qui vous a guidé dans la découverte du monde et de ses secrets. Je le rapproche sans le vouloir de mon grand-père maternel, qui était médecin homéopathe acupuncteur, et qui avait un vague air de ressemblance avec lui, comme on peut en juger sur cette photographie.

Paix à leur âme à tous deux.