présentation des peintures synchronistiques

jeudi, février 25, 2021

Concours de beauté, ou le jugement de Pâris

 

Gilles Chambon, « Concours de beauté, ou le jugement de Pâris », huile sur toile 110 x 82 cm, 2021

Le premier concours de beauté fût sans doute celui qui opposa Aphrodite, Athéna, et Héra (Vénus, Minerve, et Junon), et à l’issue duquel se déclencha l’engrenage de la guerre de Troie.

 

En effet Pâris, prince de Troie, gardant ses troupeaux sur le mont Ida, avait été choisi pour juge du concours de beauté des déesses. Mais il fut soudoyé par Aphrodite qui lui avait promis Hélène (réputée la plus belle fille du monde, mais aussi l’épouse du roi grec Ménélas) s’il la désignait victorieuse, en lui donnant la pomme de discorde. Pâris s’exécuta, et, fort du soutien d’Aphrodite, enleva Hélène au nez et à la barbe de Ménélas, et l’emmena à Troie, déclenchant ainsi la guerre funeste avec les Grecs. 

 

Mais revenons à la peinture. Curieusement, Cicéron et Pline l’Ancien rapportent qu’au Ve s. avant J.C., les prêtresses du temple athénien de Crotone en Calabre, dédié à Héra (Héra et Athéna, étant les deux rivales malheureuses du concours) avaient commandé à Zeuxis, le meilleur peintre de l’époque, un portrait d’Hélène, la plus belle des mortelles… L’idée de sélectionner comme modèle la plus jolie femme de Crotone lui traversa peut-être la tête, mais ne voulant pas commettre comme Pâris l’erreur de choisir l’une plutôt que l’autre, il décida de prendre cinq filles parmi les plus belles, et d’en tirer une beauté idéale, recomposée en retenant les atouts de chacune. 

 

À la Renaissance, Alberti s’empara de l’anecdote pour vanter chez Zeuxis l’accord entre la « mimesis » (imitation de la nature), et la recherche d’une idéalité. Plusieurs peintres du XVIe s., dont le Siennois Domenico Beccafumi, représentèrent donc Zeuxis élaborant la beauté idéale à partir de l’observation de cinq jeunes filles. 

 

Domenico Beccafumi, "Zeuxis et les jeunes filles de Crotone", vers 1525-1530, fresque, Sienne, palais Casini Casuccini

Voyant dans la démarche de Zeuxis les prémisses de la peinture synchronistique (qui recompose un tableau idéal en empruntant des éléments à plusieurs œuvres différentes prises dans l’histoire de l’art), j’ai, pour composer mon jugement de Pâris, réinterprété les personnages de la fresque de Beccafumi représentant Zeuxis à Crotone, et les ai mélangés à une œuvre abstraite du peintre belge Jacques Zimmermann (né en 1929).

mercredi, février 17, 2021

La Vierge Marie représentée les bras en croix

Eugène Delacroix, Pietà, 1844, toile environ 2 m x 3 m, église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris (3e arrondissement)

« Bras écartés, je subis et je vous accueille et je vous aime. » (François Boespflug, Cruxifixion - la crucifixion dans l'art, un sujet planétaire, avec Emanuela Fogliadini, Montrouge, Bayard, 2019).

 

 Le symbolisme chrétien des bras écartés est la plupart du temps une référence à la crucifixion, surtout lorsqu’il s’agit de personnages liés au Christ, mais c’est aussi, comme cela va être examiné à travers les représentations de la Vierge, un geste d’ouverture, de protection, et d’émotion (déploration, déréliction).

Les peintres occidentaux ont toujours recherché dans leurs représentations, à exprimer des symboles, directs ou indirects. Chacun connaît, dans les "Vierge à l’enfant", tous les signes picturaux annonçant la passion du Christ ou la rédemption du péché originel : la pomme tenue par Marie ou par le petit Jésus est ainsi une référence à la pomme d’Adam et Eve. Les autres symboles souvent présents sur les "Vierge à l'enfant" sont :

-       Des œillets (le fruit de l’œillet ressemble à un clou et évoque la crucifixion),

-       Un morceau de pain (symbole de l’eucharistie et donc du sacrifice),

-       Du raisin ou des cerises (le jus du raisin, comme la couleur des cerises, évoquent le sang du Christ),

-       Une grenade (symbole de résurrection et de rassemblement des peuples chrétiens),

-       Une poire (fruit symbolisant la douceur, la bonté, et la vertu, attribut de Marie),

-       Des ancolies (plante symbolisant la douleur, que Marie éprouvera à la mort de son fils),

-       Un perroquet (son cri rappelant, paraît-il, « ave », et donc l’annonciation),

-       Un chardonneret (par allusion au chardon, piquant comme la couronne d’épines),

-       Un lapin blanc (symbole de pureté et de virginité, car la légende attribuait aux lapins la possibilité de se reproduire sans accouplement)

 

Mais il y a aussi chez certains peintres une allusion plus directe, l’enfant Jésus, tenu par sa mère, écartant les bras en préfiguration de sa crucifixion:

 

Jan Gossaert (1478-1532), Vierge à l'enfant, 1527, huile sur panneau de chêne 30.7 x 24.3 cm, National Gallery, Londres

William-Adolphe Bouguereau, La Vierge, L'Enfant Jesus et Saint Jean Baptiste c. 1881, huile sur toile 190.5 x 111 cm, Herbert F. Johnson Museum of Art Cornell University

Dans les représentations de la Vierge, nous la voyons les bras écartés dans différentes configurations, avec des significations aussi sensiblement différentes. Dans certains tableaux représentant son Assomption, cette gestuelle lui est appliquée, les bras écartés vers les cieux formant une sorte d’accolade ouverte sur l’éternité, mais aussi indiquant un rappel de la Crucifixion de son fils: 

 

Guido Reni, Assomption de la Vierge, 1637, h s t 2,42 x 1,61 m, Musée des beaux-Arts de Lyon

 

El Greco, Assomption de la Vierge, 1577-79, h s t 4,03 x 2,10 m, Art Institute of Chicago

Une autre configuration apparaît dans ce que l’on nomme les « Vierge de Miséricorde ». C’est la protection qui est alors symbolisée par l’écartement des bras. Marie, montée au ciel lors de l’assomption, est devenue reine des cieux et son manteau bleu devient une métaphore de la voûte étoilée ; on la voit ainsi, dans plusieurs peintures du XVe siècle, ouvrant les bras pour écarter les pans de son vêtement, protégeant ainsi les humains sous son manteau céleste.

 

Diego della Cruz, Vierge de Miséricorde avec les rois catholiques et leur famille, c. 1486, Monastere de Santa Maria la Real de las Huelgas, Burgos

Jean Bellegambe, Vierge des Cisterciens, 1507-08, Musée de la Chartreuse, Douai

Domenico Ghirlandaio (1448–1494), Madone de Miséricorde, c. 1472,  fresque de l'église Ognissanti, Florence

Dans la tradition byzantine, on trouve également la Vierge Marie les bras à demi écartés et les mains tournée vers le haut ; cette représentation est dite « Vierge orante », la position des mains et des bras faisant alors référence à l’invocation de Dieu dans la prière.

 

Vierge orante, fragment de mosaïque du XIe siècle provenant de la basilique Ursiana, conservé au musée de Ravenne

Vierge orante, fresque, église de de Perivlepta, vers 1295,  Ohrid, République de Macédoine

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Mais attardons-nous sur les représentations de la Vierge en lamentation sur le corps du Christ. Les titres des tableaux représentant cet épisode de la Passion du Christ (treizième station des chemins de croix) sont variables : « descente de croix », « déposition », « déploration du Christ », « pietà », « lamentation sur le Christ mort », « mise au tombeau »… Comme nous allons le voir certains de ces tableaux représentent Marie pleurant son fils, dans une position où ses bras sont écartés ; mais cette scénographie n’apparaît qu’à partir de la Renaissance. Dans les images médiévales, la Vierge à les mains jointes, ou croisées sur sa poitrine, ou plus souvent soutenant le corps de Jésus déposé au pied de la croix. Cependant on voit dans beaucoup de ces tableaux une femme écartant les bras ou les levant vers le ciel, mais ce n’est pas la Vierge ; c’est une sorte de figurante, placée là pour renforcer l’émotion de la scène ; d’ailleurs, comme le montrent les illustrations ci-après, cette tradition se prolongea au moins jusqu’au XVIIe siècle.

 

Ambrogio Lorenzetti, Mise au tombeau, première moitié du XIVe siècle, Pinacothèque de Sienne (la Vierge embrasse Jésus, Marthe lui baise la main , et Marie-Madeleine les pieds; la femme qui lève les bras est non identifiée)

Hans Baldung Grien 1485–1545,Lamentation sur le corps du Christ, gravure sur bois 22.7 x 15.7 cm

Hugo van der Goes, La lamentation du Christ (après 1479), Musée de Vienne

Andrea Solario, La Déploration sur le Christ mort pour la chapelle haute du château de Gaillon C. 1509 huile sur bois 178 x 163cm, musée du  Louvre
Le Tintoret, Lamentation sur le Christ mort, 1560, huile sur toile 227 x 294 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise

Lorenzo Lotto, Lamentation sur le Christ mort, 1522, H S T 184 x 184 cm, Bergame

 

Gérard Seghers (1591-1651), La lamentation sur le corps du Christ, huile sur toile, église N. D. de la Couture, Le Man

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Entre 1530 et 1540, Rosso Fiorentino en France et Michel-Ange en Italie, sont les premiers à avoir pressenti la force d’une image où ce serait la Vierge qui écarterait les bras au-dessus du corps sans vie de son fils, s'appropriant ainsi mimétiquement la douleur de Jésus crucifié. Commençons par Michel-Ange : dans un dessin de 1540 (Isabella Stewart Gardner Museum, Boston) il représente Marie en symétrie symbolique du corps descendu de la croix. On y voit, selon un axe vertical marqué par le pied de la croix, le cadavre du Christ soutenu aux coudes par deux angelots, ses bras formant un « π », et alignée au-dessus de lui, Marie les bras écartés et levés vers le ciel, formant symétriquement un « U »:

 

Michel-Ange, Pietà, dessin à la craie noire 28.9 x 18.9 cm, 1540, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
 

Cette idée sera reprise presque à l’identique quelques décennies plus tard par Giovanni Battista Zelotti dans l’église de Venise St Jean-et-St Paul (fresque de la chapelle de N.D. du Rosaire):

 

Giovanni Battista Zelotti (1526-1578), lamentation sur le Christ mort, fresque, intérieur de l'église Saint Jean et Saint Paul, Venise

Alessandro Allori s’en inspira aussi, mais sans reprendre la symétrie avec le corps du Christ. On verra par la suite à travers l’Europe, plusieurs œuvres suivant cette filiation iconographique. En voici quelques-unes :

 

Attribué à Alessandro Allori (1535-1607) Lamentation sur le Christ mort, huile sur alliage de plomb)  23x20 cm, Samuel Courtauld Trust, Londres

 

Gerrit van Battem, Lamentation sur le corps du Christ,c 1660,  dessin 18x22cm probablement reprise d'une peinture italiennef c. 1600

 

john Vanderbank, Pietà, 1726, dessin au pinceau en grisaille et craie rouge, 36 x 40 cm, British Museum, Londres
 

Passons maintenant à Rosso Fiorentino. L’effet dramatique de la gestuelle de la Vierge au pied du calvaire (et sa résonance symbolique avec le Christ en croix) est bien dans l’esprit du maniérisme de Rosso. Son « Christ mort », ou « Pietà », commandé par Anne de Montmorency pour le château d’Ecouen, est l’un des plus beaux tableaux utilisant cette scénographie. Il est antérieur de quelques années au dessin de Michel-Ange, (Rosso est mort en 1540) :

 

Rosso Fiorentino,  (1494-1540), Pietà, c. 1536, bois transposé sur toile 1,27 x 1,63 m, Louvre

La peinture de Rosso inspira plusieurs peintres maniéristes et baroques, dont Anton van Dyck: 

 

Anton Van Dyck, Lamentation sur le Christ mort, circa 1635,  huile sur toile 115 x 208 cm, Royal Museum of Fine Arts Anvers

 

Mais c’est Eugène Delacroix qui en retrouvera l’intensité dramatique, en s’en inspirant pour sa « Pietà » de 1840, église Saint-Denys du Saint Sacrement (voir image au début de l'article). Il réalisa par la suite (jusqu’en 1857), à la demande des marchands, plusieurs petits tableaux reprenant à peu près la même composition:

 

Eugène Delacroix, Lamentation sur le corps du Christ » (1857)  – Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

Eugène Delacroix, Pieta, huile sur-papier marouflé sur toile, vers 1842-1843, Louvre

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Pour terminer, j’évoquerai deux petites « déploration du Christ » dans lesquelles la Vierge, bras écartés, a quitté la proximité du Christ pour se placer à l’arrière-plan, au plus près de la croix, rappelant les figurantes pleureuses des compositions médiévales. 

L’une est un petit émail peint en 1557 par Léonard Limosin (1505-1575), conservé au musée d’Ecouen ; c’est un médaillon de 34 x26 cm:

 

Léonard Limosin (1505-1575), Descente de croix, médaillon d'émail peint, 34 x26 cm, conservé au musée d’Ecouen
 

Le corps de Jésus est porté par trois personnages (de gauche à droite Joseph d’Arimathie, Nicodème, et Saint Jean). Un quatrième apparaît aussi sur la droite. Au second plan Marie auréolée et les bras déployés, se tient à l’aplomb de la croix, entourée de Marie-Madeleine et de Marie (sa sœur, femme de Clopas). Notons que la croix avec les deux échelles disposées symétriquement forment un triangle qui peut symboliser Dieu le père. 

 

L’autre descente de croix est insolite. C’est une peinture sur carton datable entre 1860 et 1870, signée du sculpteur (et peintre) Jean-Baptiste Carpeaux. C’est à ma connaissance la plus petite descente de croix jamais réalisée par un peintre, puisqu’elle ne mesure que 10 x 11,5 cm.

 

Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), Descente de croix, vers 1860-70, huile sur carton collé sur panneau de bois 10 x 11,5 cm, collection privée

Carpeaux peignait pour lui-même, et n’exposait pas ses peintures : « la révélation de l’activité de peintre de Carpeaux, fut franchement posthume, près de vingt ans après la mort de l’artiste, en 1894, lors de la première des grandes ventes publiques. […] c’est dans l’intimité que Carpeaux a traité les grands thèmes religieux tragiques, au moyen d’esquisses, de dessins, de peintures, en général de petit format, alors que chez les artistes classiques, sculpteurs ou peintres, les sujets religieux destinés au grand décor faisaient l’objet d’importantes commandes […] Les sujets sacrés qu’il a traités sont donc le fruit de sa dévotion intime et de sa méditation personnelle » (Patrick Ramade, Carpeaux, un peintre libre, in Carpeaux peintre, réunion des musées nationaux, 1999).

Malgré la petite taille de sa « descente de croix », Carpeaux y a inscrit huit personnages : d’abord le Christ mort soutenu à gauche par Joseph d'Arimathie et à droite par l’autre Marie (femme de Clopas) ? tandis que Marie-Madeleine est agenouillée à droite près du corps ; dans l’ombre, sur les côtés, trois silhouettes en prière (deux femmes et peut-être St Jean au fond à gauche), et derrière le groupe, au centre, près de la croix dont on aperçoit la base, une Vierge Marie debout, éplorée, écartant ses bras en croix et regardant vers le ciel. 

 

Il se peut que Carpeaux se soit inspiré d’une descente de croix vue dans une église (il avant en effet l’habitude, durant toute sa vie, de dessiner puis reprendre en petites peintures les œuvres qui lui parlaient – particulièrement celles de Michel-Ange, Vinci, Raphaël, Rubens, Rembrandt, Van Dyck, Watteau, Géricault…) ; mais en dépit de mes recherches, je n’ai pas découvert l’existence d’une peinture dont il aurait pu ici donner son interprétation personnelle.






jeudi, février 11, 2021

La conversation d’Œdipe

 

Gilles Chambon, "La conversation d'Œdipe", huile sur toile 45 x 80 cm, 2021

Grâce - ou à cause - de Freud, Œdipe est devenu le symbole de l’inconscient contemporain ; s’il donne les clefs des énigmes, les portes qu’il ouvre ne permettent pas d’échapper au destin, toujours tragique. Mais heureusement, la conversation apaise les forces obscures, et donne à ceux qui s’écoutent joie et sérénité.

 

Ce tableau synchronistique est construit à partir de deux toiles de Hopper, et de deux personnages empruntés à Giorgio de Chirico.


mardi, février 02, 2021

Bacchus et les plaisirs de la vigne

 

Gilles Chambon, Bacchus et les plaisirs de la vigne, huile sur toile 110 x 89 cm, 2021

Dans cette bacchanale synchronistique, Bacchus, entouré de quatre jeunes gens, fête la vigne et le vin, dans une ambiance harmonique aux notes agrestes et intemporelles.

 

Le dieu et le personnage qui tient le verre sont empruntés à Velasquez (Le triomphe de Bacchus, Prado). Les trois autres sont détournés de différents tableaux du Caravage (Saint Jean Baptiste au bélier – musée du Capitole, Rome ; Le joueur de luth – musée de l’Ermitage ; David et Goliath – musée du Prado). Et pour compléter cette convergence picturale synchronistique improbable, le décor est  adapté d’un tableau abstrait de Giuseppe Ajmone (1923-2005), un élève de Carlo Carrà.