présentation des peintures synchronistiques

lundi, juin 29, 2015

Plaisirs terrestres


Gilles Chambon, Composition avec fruits défendus - Allégorie des plaisirs terrestres, huile sur toile, 55x70cm, 2015
L’église chrétienne a, depuis l’origine, considéré la luxure comme l’un des sept péchés capitaux, et a donc toujours condamné la sexualité libre, et considéré la séduction érotique comme une arme de Satan. Tout cela vient au départ du combat des sociétés patriarcales qui ont supplanté en Occident et au Moyen-orient les anciennes religions matriarcales. Ainsi la femme-serpent du paradis terrestre qui, dans la Genèse, présente la pomme à Eve, n’est autre, d’après le Talmud et la Kabbale, qu’un avatar de la première Eve, appelée Lilith, Naama, Elat, ou Allat… Elle avait été répudiée, puis chassée du paradis par Yahvé, parce qu’insoumise à son époux, et sexuellement libérée. Diabolisée, elle devint, en enfer, la concubine des démons, et incarna l’appétit sexuel féminin. Lilith dérive en fait de la grande déesse mère, dont les cultes remontent au paléolithique supérieur. Toujours selon le Talmud, elle était faite de la même argile qu’Adam, et son égale, image de la part féminine de Dieu, chose insupportable dans les sociétés patriarcales (voir http://matricien.org/matriarcat-religion/judaisme/lilith/).

La réhabilitation – sinon religieuse, du moins artistique – des plaisirs terrestres, toujours stigmatisés par l’église, commence au tout début du XVIe siècle. D’abord avec le célèbre et très ambivalent panneau central du triptyque dit du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch (1504). 

Jérôme Bosch, Panneau central du triptyque du Jardin des Délices, détail, Musée du Prado, Madrid

Puis vingt ans plus tard avec les très explicites dessins donnés par Giulio Romano à Marcantonio Raimondi, représentant seize positions de l’accouplement. Celui-ci en tira trois ans plus tard un recueil de gravures appelé « I Modi », qui devint vite célèbre, mais entraîna la colère du Pape, qui ordonna l’incarcération de Raimondi et la destruction de tous les exemplaires des gravures. La même année, un imprimeur romain commanda à Perino del Vaga une série de dessins érotiques représentant les amours des dieux; ils furent gravés par Gian Giacomo Caraglio mais ne suscitèrent pas la même colère pontificale parce qu'ils étaient moins crus et référaient explicitement à la mythologie gréco-romaine. La fortune des "Amours des dieux" se prolongea, toujours en Italie vers 1550 avec un recueil de gravures de Giulio Bonasone, puis en 1590, aux Pays-Bas, avec un autre de Jacob Matham, sur des dessins d'Hendrik Goltzius.

Jupiter et Semele (recuil des Amours des Dieux,
gravure de G. G. Caraglio d'après Perino del Vaga)
Neptune et Doride (recuil des Amours des Dieux, (gravure de G. G. Caraglio d'après Perino del Vaga)  

























Mais revenons à Marcantonio Raimondi; il était ami avec L’Arétin, poète apprécié du Pape, et c'est grâce à son entremise qu'il finit par être libéré. L'Arétin, qui avait été séduit par les seize gravures de son ami, en tira des poèmes érotiques, les « Sonnets luxurieux ». 

Fragments subsistant des estampes originales de M. Raimondi, regravées par Agostino Veneziano, British Museum

Les dessins originaux de Giulio Romano et les gravures de Raimondi ayant disparu (il reste seulement quelques fragments des estampes originales de Raimondi, regravés par Agostino Veneziano, au British Museum - illustration ci-dessus), d’autres dessins furent par la suite exécutés dans le même esprit par Agostino Carracci (1642) et Camillo Procaccini, et repris en  1798 pour l’édition d’un « Recueil des postures érotiques ». Cette fois, pour éviter l’opprobre pornographique, toutes les images furent, comme cela était devenu la coutume, reliées à des scènes mythologiques, donnant ainsi la caution de la culture humaniste aux ébats lubriques représentés.
Chaque accouplement érotique fut donc associé à Mars et Vénus, Jupiter et Junon, Bacchus et Ariane, Hercule et Déjanire, Achille et Briseis, Pâris et Œnone, Enée et Didon, Polyenos et Chrysis, Alcybiade et Glycère, Antoine et Cléopâtre, Ovide et Corinne, Angélique et Médor, etc…

Deux gravures du Recueil des postures érotiques", 1798, sur des dessins attribués à Agostino Carracci


Ma "composition avec fruits défendus", qui peut aussi être interprétée comme la représentation d’un de ces couples célèbres, a abandonné volontairement la finalité lubrique des dessins de Giulio Romano, pour ne retenir que l’aspect allégorique et sensuel.
Il s’agit bien sûr une nouvelle fois d’une peinture synchronistique, fusionnant les réinterprétations d’une nature morte de Georges Braque (datant de 1938), et d’un pseudo Mars et Vénus (il s'agit selon moi plutôt d'un Vertumne et Pomone) dû à un maître de l’entourage de Frans Floris (seconde moitié du XVIe siècle) passé en vente chez Sotheby's Paris en juin 2011.

Georges Braque, Nature morte aux fruits et aux instruments à cordes, 1938, Art Institute of Chicago, - Mas et Vénus (?) Entourage de Frans Floris (?)

mardi, juin 23, 2015

Théodore Strawinsky : l’enchantement du quotidien


Th. Strawinsky, Nature morte au pot de terre, 1959, huile sur toile, 24 x 41 cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Théodore Strawinsky, fils du compositeur Igor Stravinsky, est un peintre du XXe siècle dont le travail mérite aujourd’hui d’être redécouvert.

Né en 1907 à Saint-Pétersbourg, apatride depuis la Révolution russe, Théodore Strawinsky a demandé et obtenu la nationalité suisse en 1956. Mort à Genève en 1989, il est inhumé dans un cimetière russe, près de Paris. Après sa mort, sa femme, Denise Guerzoni, a créé en 1991 à Genève la Fondation Théodore Strawinsky, qui a pour objectif de faire connaître la vie, l'œuvre, et les activités du peintre. Elle a notamment réalisé un catalogue raisonné de son œuvre (plus de 7000 fiches descriptives et illustrées), accessible sur Internet depuis 2014. On y découvre les multiples facettes de son expression artistique.

Grâce à son père Igor qui était en relation avec toutes les grandes figures de l'art moderne, Théodore a côtoyé dès le plus jeune âge des hommes tels que Picasso, Braque et Derain, ou encore Cocteau et Ramuz. On peut juger de ses dispositions picturales précoces en regardant une des ses premières peintures, représentant « La première de L’Histoire du Soldat », aquarelle qu’il réalisa à l’âge de onze ans.

Th. Strawinsky, La première de "l'Histoire du Soldat" au théâtre municipal de Lausanne, 1918, aquarelle, 34,5 x 43,5 cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Autour de 1920, André Derain, qui après la période fauve et cubiste était revenu a une expression plus traditionnelle, l’a initié aux différentes techniques de peinture et lui a prodigué des conseils. Mais c’est à Paris, à l'académie d’André Lhote, entre 1929 et 1931, qu’il a reçu un véritable enseignement pictural, intégrant les règles de composition et d'expression cubiste. Curieusement elles ne se ressentiront vraiment dans ses peintures qu'à partir de 1948.

Au cours de sa longue carrière, en plus de la peinture de chevalet, il a pratiqué l’illustration de livres (œuvres de Ramuz), le décor de théâtre (à Genève L’Histoire du Soldat - 1944, The Rake's Progress – 1952, et L’Oiseau de feu – 1962 ; à Zurich  Petrouchka de Giraudoux, et Sodome et Gomorrhe - 1944 ; d’Igor Stravinsky et Jean Cocteau, Oedipus rex - 1926 …), et la décoration monumentale (fresques, mosaïques, vitraux, tapisseries) dans divers bâtiments en Suisse romande et ailleurs en Europe.
Th. Strawinsky, étude de décor pour Sodome et Gomorrhe, 1944, gouache et aquarelle, 24 x 31,5 cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Th. Strawinsky, étude de décor pour The Rake's Progress, 1952, gouache sur carton, 17 x 27 cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Th. Strawinsky, Allégorie de la Prospérité, 1959, tapisserie, 175 x 325 cm - © Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, La Banque, la Fortune, 1957, mosaïque, 290 x 750 cm - © Fondation Théodore Strawinsky

Il participa notamment, en 1949, à la décoration de Notre-Dame de Toute Grâce, plateau d’Assy, de l’architecte Novarina, avec Matisse, Léger, Lurçat, Rouault, Braque, Chagall, Bonnard, et beaucoup d’autre artistes modernes (on lui doit la conception de deux mosaïques réalisées par Antionetti, et pour lesquelles il exécuta une trentaine de dessins). Devenu en 1935 ami avec le cardinal Charles Journet, il s’est converti au catholicisme en 1940, et travailla par la suite souvent pour des églises sur des thèmes religieux. Dans ce cadre il a collaboré avec les architectes Denis Honegger, Hans van der Laan, Nico van der Laan, et Jan de Jong.

Mais ce travail d'art appliqué, certes de bonne tenue plastique, n’est pas ce qui nous intéresse ici.

Sa personnalité et sa subtile sensibilité se manifestent davantage dans de petites œuvres, huiles et pastels, sur des thèmes touchant à son environnement quotidien : natures mortes composées avec les objets de la cuisine ou du salon, paysages vus de sa fenêtre ou redessinés à partir de croquis faits sur le motif lors de ses déplacements. 


La période la plus intéressante, de mon point de vue, est celle qui démarre à la fin des années 40. On a en effet le sentiment que son écriture picturale n’atteint vraiment sa plénitude qu’au moment où il commence à travailler parallèlement sur des vitraux (1948), et réintègre du coup dans ses peintures la leçon géométrique du cubisme de Lhote.

Théodore Strawinsky disait qu’il ne peignait pas comme il voyait, mais comme il regardait. Cela signifie qu’il opérait toujours une transposition plastique de ses sujets. Mais contrairement aux théoriciens du cubisme pour lesquels la méthode prévalait, à tel point que souvent le sujet n’était plus qu’un prétexte, Théodore garda toujours une attention aux ambiances, à la lumière, à une sorte de vision impressionniste qui coexiste dans ses œuvres avec la géométrisation cubiste. Mélange savoureux et subtile, servi par une palette à la fois chaude,  douce, et voluptueuse, aux longues résonances harmoniques.
En voici quelques exemples, accompagnés des dessins préparatoires, qui aident parfois à comprendre son processus de mise au point des œuvres, et notamment la plus-value apportée par le pastel ou les crayons de couleurs qui donnent un tremblement, une sorte de léger halot de lumière, conservé lors des versions définitives à l'huile (souvent d'ailleurs, les versions définitives restent au pastel).

Voici donc d’abord quatorze exemples de ses natures mortes réalisées entre 1948 et 1980, accompagnées pour onze d'entre elles d'études préparatoires ou de dessins réinterprétés :

Th. Strawinsky, Le tapis rouge, 1948, huile sur panneau de particules, 54 x 65 cm  - ci-dessous esquisse préparatoire à la mine de plomb, 21,5 x 26cm
- © Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, Le carafon, 1952,  pastel sur papier gris, 40 x 47 cm, collection privée - ci-dessous étude préparatoire à l'aquarelle, plume et lavis, 10 x 12,5cm
- © Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, Nature morte à la statuette noire, 1975-76, pastel sur papier, 70 x 100 cm  - ci-dessous 2 études préparatoires au pastel et mine de plomb,        30 x 21cm - © Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, La statuette blanche, 1976, huile sur toile, 46 x 61 cm  - ci-dessous étude préparatoire au pastel, 17 x 23,5cm - © Fondation Théodore Strawinsky



Th. Strawinsky, Le colloque, 1958, huile sur toile, 60 x 73 cm - © Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, Pichet, pêche, et figues, 1960, huile sur toile, 50 x 61 cm  - © Fondation Théodore Strawinsky


















Th. Strawinsky, Les trois pommes, 1953, huile sur toile, 54 x 65 cm - ci-dessous réinterprétation du thème à l'encre de chine sur papier, 1957, 54 x 65cm - © Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, Nature morte aux harengs, 1949, pastel sur papier, 65 x 81 cm  - ci-dessous 2 réinterprétations au crayon - © Fondation Théodore Strawinsky

Nature morte aux harengs, dessin à la mine de plomb, 1953,  21 x 26cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Nature morte aux harengs, dessin à la mine de plomb, 1953  21 x 24cm - © Fondation Théodore Strawinsky


















Th. Strawinsky, Nature morte à la lanterne, 1960, huile sur toile, 60 x 73 cm - © Fondation Théodore Strawinsky
Th. Strawinsky, Deux pêches, deux moules, 1962, huile sur toile, 33 x 41 cm - ci-dessous étude préparatoire à la mine de plomb, 10,5 x 14,5cm -© Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, Le vase bleu, 1960, pastel, 48 x 63 cm - ci-dessous étude préparatoire à la mine de plomb, 15 x 21cm -© Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, Lumière sur la table, 1979, pastel sur papier, 70 x 101 cm - ci-dessous 2 études préparatoires, technique mixte, 14,5 x 19,5cm - © Fondation Théodore Strawinsky




Th. Strawinsky, (sans titre) Bouteille de vin,  huile, 50 x 65 cm - ci-dessous étude préparatoire à la mine de plomb, 21 x 29,5cm -© Fondation Théodore Strawinsky



Th. Strawinsky, Sur la terrasse, pastel, 49 x 60 cm - et étude préparatoire, pastel, 18 x 24cm - © Fondation Théodore Strawinsky

J'ai aussi choisi six paysages, qui montrent le subtile équilibre que Strawinsky savait trouver entre la restitution figurative, l'écriture stylistique, et la composition plastique; on remarquera entre autre le travail de recadrage, souvent effectué sur les versions définitives :

Th. Strawinsky, Bateau bleu à Palerme, 1962,  huile sur toile, 33 x 46 cm - ci-dessous deux études préparatoires à la mine de plomb et à l'aquarelle gouachée, 20,5 x 29,5cm et 20 x 29 cm - © Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, Isola Tiberina, Rome, 1960,  gouache pastel, 27 x 37 cm - ci-dessous  étude préparatoire à la  gouache et aquarelle, 26,5 x 36,5cm - © Fondation Théodore Strawinsky




Th. Strawinsky, Ferme toulousaine, 1957-1958,  huile sur toile, 55 x 65 cm - ci-dessous  étude préparatoire à la  mine de plomb, 21 x 28,5cm - © Fondation Théodore Strawinsky

Th. Strawinsky, Construction dans la verdure, 1954,  huile sur toile, 50 x 73 cm - ci-dessous  deux études (crayon sur papier 41,5 x 57cm, et lithographie, 21,5 x 29cm) - © Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, Ferme portugaise, 1956-57,  huile sur toile, 60 x 73 cm - ci-dessous  deux études (aquarelle gouachée 20,5 x 27,5cm, et pastel gras, 20,5 x 27,5cm) - © Fondation Théodore Strawinsky


Th. Strawinsky, Bord du lac de Neuchâtel ou Hiver sur le lac de Neuchâtel, 1950,  huile sur carton, 33 x 41 cm - ci-dessous  étude à la mine de plomb sur papier 25 x 35cm - © Fondation Théodore Strawinsky



Pour clore cette brève présentation, une photo d'Igor Stravinsky avec son fils Théodore, non datée, trouvée sur le site de la Fondation Igor Stavinsky, et une autre de lui en 1985, âgé de 78 ans.

© Fondation Igor Stravinsky

Ouvrages parus :

Théodore Strawinsky, texte de Maurice Zermatten, Paris : éd. Galerie Suisse, 1984, 157 p., ill. coul.
Théodore Strawinsky : L’oeuvre monumentale, texte de Maurice Zermatten, Anzola d’Ossola : Fond. Arch. Enrico Monti, 1990, 165 p., ill. coul.
STRAWINSKY, Théodore, Le message d’Igor Strawinsky, Lausanne, éd. de l’Aire 1980 (réédition), 127 p.
Les dessins de Théodore Strawinsky, textes de Denise Strawinsky et Edith Carey, 1999 (catalogue d’exposition), 64 p., ill. coul.
Théodore Strawinsky, textes de Sylvie Visinand et Margrith Fornaro, 2006 (monographie élaborée en complément de l’exposition rétrospective au Musée Neuhaus, Bienne), 158 p., ill. coul. et photos n/b