présentation des peintures synchronistiques

dimanche, décembre 29, 2019

Le fétichisme divin

Domenico Beccafumi, Sainte Catherine recevant les Stigmates, 1545 - 55 x 37.5 cm, musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
Les stigmates de la Passion du Christ, en tant que traces objectives du sacrifice divin, deviennent eux-mêmes objets d’une fascination et d’un culte mystique, exactement comme certains attributs de la féminité comme les vêtements intimes, les cheveux, les pieds, les chaussures, etc.. peuvent focaliser la passion érotique chez certains hommes. On nomme cela le fétichisme.

Et chez les saints comme chez les amoureux, la passion les pousse à s’approprier d’une façon ou d’une autre l’objet de leur désir ; soit par pénétration, soit par incorporation, soit par identification.

- Chez les saints du christianisme, si l’on prend l’exemple de Thomas, qui rentre ses doigts et sa main dans les blessures du Christ, il s’agit d’une sorte d’appropriation par pénétration.

Duccio di Buoninsegna, L'incrédulité de St Thomas, détail de la Maesta (retable de la cathédrale de Sienne, 1308), Museo dell'Opera Metropolitana del Duomo, Sienne
- Chez St François d’Assise ou Catherine de Sienne, qui ont reçu les stigmates, il s’agit plutôt d’identification.
Vicente Carducho, St François recevant les stigmates, Madrid,  Hospital de la Venerable Orden Tercera de San Francisco
- Et chez la mystique Marthe Robin, qui se nourrissait exclusivement d’hosties, il s’agit d’incorporation, comme d’ailleurs, symboliquement, chez tous les chrétiens qui communient et avalent métaphoriquement à chaque messe le corps du Christ.

Luca Signorelli, la Communion avec les apôtres, 1512, _232 x 220 cm, Museo Diocesano,  Cortone

Tout rituel est une forme de fétichisme, qu’il soit rituel sexuel ou rituel religieux. Dans ce dernier domaine, disons que les idolâtres sont fétichistes au point de substituer entièrement l’amour de la trace (relique, représentation) à l’amour de l’entité à laquelle est associée cette trace. La situation religieuse « normale » étant plutôt le rôle facilitateur que doit prendre la trace ou le rituel. Ces éléments peuvent alors être considérés comme l’équivalent des préliminaires amoureux, qui favorisent la turgescence imaginative, propre aux amours humaines, qu’elles soient terrestres ou spirituelles.

En ce qui concerne l’acte d’amour sexuel, il est habituellement plutôt du type « pénétration » chez les hommes, et du type « incorporation » chez les femmes. Il devient aussi parfois identification, par exemple dans le travestisme. Et cette identification au sujet aimé, en ce qui concerne l’amour spirituel de l’homme-Dieu chrétien, se fait par l’apparition des stigmates sur le corps, qu’ils soient le résultat d’un miracle (paranormal), ou expression d’un inconscient névrotique de type manifestation hystérique, comme l’ont supposé les psychiatres freudiens.

Dans l’histoire de la peinture, l’illustration de Saint François d’Assise recevant les stigmates est en quelque sorte le paradigme de cet amour spirituel par identification.
Giotto. Saint François recevant les stigmates, 314x162cm (détail), vers 1295-1300, Louvre, Paris
Pour l’amour spirituel par incorporation, ce sont tous les tableaux qui montrent le corps du Christ assimilé à l’eucharistie. En premier lieu bien évidemment la cène (dont certaines variantes montrent d’ailleurs Jésus présentant l’eucharistie), mais aussi « la communion des apôtres », ou encore la représentation de « la messe de Grégoire le Grand », où le corps du Christ mort soutenu par des anges se confond en une vision miraculeuse avec l’eucharistie elle-même.
Juan de Juanes, La dernière cène, 1555-62, huile sur panneau 116 x 191 cm, musée du Prado, Madrid
Luca Giordano, La communion des apôtres, vers 1700, huile sur toile 188 x 305 cm, museum of Fine Arts, Boston
Michael-Wolgemut, Epitaphe d’un membre de la famille Hehel avec la Messe de Saint Grégoire, vers 1481, Nuremberg église Saint-Laurent
Messe de Saint Grégoire, Heures à l’usage de Rome, XVe s, BM de Tours

Enfin pour l’amour spirituel par pénétration, la représentation picturale paradigmatique est évidemment « l’incrédulité de Saint Thomas », qui fait allusion à un passage de l’évangile de St Jean : Thomas avait déclaré aux autres apôtres que pour croire en la résurrection du Christ, il lui faudrait non seulement voir Jésus ressuscité de ses propres yeux, mais pour être bien sûr qu’il ne s’agisse pas d’un sosie, il lui faudrait aussi pénétrer avec ses doigts dans les plaies causées par la crucifixion. Le Christ lui apparut donc lors d’une de leurs réunions, prit la main de Thomas, lui fit toucher les trous dans ses paumes et ses pieds, puis découvrit son flanc droit, et mis les doigts de Thomas dans la plaie causée par la lance. L’amour spirituel de Thomas envers l’homme-Dieu était donc lié à cette pénétration, semblable à un coït symbolique. La représentation picturale de Thomas touchant les plaies du Christ ressuscité eut en tout cas une singulière fortune, depuis les mosaïques orthodoxes du XIe siècle jusqu’au célèbre tableau du Caravage (1603, palais Sanssouci, Potsdam).

Le Caravage, L'incrédulité de Saint Thomas, vers 1603, huile sur toile 107 x 146 cm, Palais de Sanssouci, Potsdam
 En voici quelques autres exemples :


Incrédulité de Saint Thomas, Icône russe du deuxième quart du XVe siècle.
Cima da Conegliano, L'incrédulité de Saint Thomas, (détail) c. 1505, tempera et huile sur panneau 215 x 151 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise
Wouter Pietersz. Crabeth II (Gouda, 1594 - 1644), L'incrédulité de Saint Thomas, c. 1628, Rijskmuseum Amsterdam

vendredi, décembre 13, 2019

Jeune fille prise à la lettre

Gilles Chambon, Jeune fille prise à la lettre, huile sur toile 65 x 46 cm, 2019
Ce portrait synchronistique montre une jeune fille très ambivalente, empruntée au Titien. Parée de bijoux, d’un petit chapeau à plumes, et d’un manteau précieux, elle n’en est pas moins à moitié dénudée, et l’expression de son visage reste assez énigmatique. 

Cédant alors à l’érotisme voilé de cette demi mondaine (que Titien avait d'ailleurs pris comme modèle pour sa Vénus d'Urbin), j’ai placé dans sa main droite un rouleau aux dimensions suggestives, marqué d’inscriptions énigmatiques renvoyant à Picabia. 
Les figures abstraites, tirées d’Afro Basaldella, forment autour d’elle un trône et une couronne, désignant la jeune femme comme une icône de l’érotisme sacré.

vendredi, décembre 06, 2019

La légende de sainte Marguerite

Gilles Chambon, La légende de sainte Marguerite, huile sur toile 54 x 73 cm, 2019
Sainte Marguerite d’Antioche est invoquée par les femmes enceintes, qui se sont mises sous sa protection parce que la légende raconte que Marguerite est sortie indemne du ventre d’un dragon.
En fait, l’histoire n’est pas très claire : selon Jacques de Voragine, la jolie Marguerite avait été torturée et emprisonnée par Olybrius, Préfet d’Antioche (IIIe s. ap J-C), qui voulait lui faire renoncer à sa foi chrétienne pour l’épouser. C’est pendant sa captivité, et avant sa décollation, qui mit un terme à son martyre, qu’elle vainquit le dragon.

Voilà ce que dit Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée :
« … une clarté merveilleuse éclata dans son cachot. Et la sainte pria le Seigneur de lui faire voir l'ennemi qu'elle avait à combattre, et voici qu'un énorme dragon se montra devant elle. Et lorsqu'il s'élançait pour la dévorer, elle fit le signe de la croix, et il disparut. D'autres disent que le dragon lui saisit la tête dans sa gueule, et comme il allait la dévorer, elle fit le signe de la croix, et le dragon creva, et la sainte resta sans aucun mal. Mais ce récit-là est regardé comme vain et mal fondé. » On a envie de rétorquer à Jacques de Voragine qu’une légende est une légende, et que le bien fondé est à chercher dans l’imaginaire collectif plutôt que dans la vérité historique des faits rapportés.

Marguerite est donc, avec sainte Victoire, sainte Radegonde, et sainte Marthe, l’une des rares femmes sauroctones (quatre femmes seulement pour une quarantaine de saints tueurs de dragons, dont St Michel et St Georges sont les figures princeps). Et contrairement aux hommes, qui maîtrisent les dragons par la lance, par les flèches, et par l’épée, les femmes en viennent à bout par l’eau bénite, le signe de croix, et les crucifix.

Dans ma peinture, Marguerite affronte le dragon en brandissant un crucifix géant à très haute intensité lumineuse, de fabrication probablement extraterrestre, et qui tire son énergie des entrailles mêmes du dragon qu’elle combat, par l’intermédiaire d’une sorte de cordon ombilical…

Les sources synchronistiques de cette interprétation nouvelle de la légende pourront être trouvées chez Paolo Ucello, le Tintoret, Mario Sironi, et Albert Bitran.

vendredi, novembre 15, 2019

Signes des temps

Gilles Chambon, "Signes des temps", huile sur toile 65 x 50 cm, 2019
Beaucoup de symboles peuvent se lire dans ce tableau : le cercle du ciel, et le carré des éléments terrestres (quadrature du cercle ?), les quatre évangélistes à la croisée des constellations, la menace du dérèglement climatique et de la montée des eaux (nouveau déluge) ; la faillite de la civilisation contemporaine, grisée par la toute puissance de ses inventions (Icare, Babel).

Mais à ceux qui réclament des signes, je ne donnerai qu’un indice synchronistique :
La ville à quelque chose à voir avec Fra Angelico, le ciel et la terre avec Natalia Goncharova, l’oiseau avec Braque, l’homme avec Matisse, le taureau avec Picasso, et le lion, coïncidence, avec Marc (Franz Marc).

mardi, novembre 05, 2019

1870-1871, le siège de Paris vu par les peintres

Félix Philippoteaux (1815-1884), Scène de bombardement à Paris par les armées prussiennes en janvier 1871, huile sur toile 46 x 81 cm, musée Carnavalet
La guerre franco-prussienne de 1870-71, qui entraîne la chute du Second Empire et la constitution de la Troisième République, a durablement marqué les imaginations françaises. Et particulièrement l’épisode du siège de Paris (19 septembre 1870 - 28 janvier 1871), pendant lequel la population est durement éprouvée par la famine, le froid exceptionnel, et les bombardements ; cet épisode met à l’épreuve les corps, mais aussi les sensibilités qui s’exacerbent, conduisant à la guerre civile après l’insurrection de la Commune de Paris (18 mars au 28 mai 1871).

Dans les années qui ont suivi, paraît une importante littérature, détaillant aussi bien les aspects militaires que les effets sur les populations civiles. Ce sont souvent des témoignages empreints de subjectivité, mais permettant néanmoins de comprendre les états d’esprit qui prévalaient alors (voir Gallica).

Les peintres, dessinateurs et graveurs ne sont pas en reste, et produisent des images dans différents registres : scènes de batailles, anecdotes significatives, événements politiques marquants, caricatures à l’encontre des Prussiens, etc… On a encore besoin du travail des artistes pour fixer les souvenirs dans l’imagination collective ; en effet, si la photographie est devenue une pratique courante, dont Viollet-le-Duc disait qu’elle « présente cet avantage de dresser des procès-verbaux irrécusables », elle n’est cependant pas encore en mesure de fixer des instantanés d’évènements, car elle exige des temps de pose très longs qui ne peuvent restituer des scènes en mouvement. Les peintres par contre l’utilisent de plus en plus comme outil pour fixer les détails qui entreront dans leurs compositions.

Parmi les images anecdotiques qui sont restées dans les mémoires, citons d’abord celles liées à la disette engendrée par le siège : un rationnement était institué avec les boucheries  et cantines municipales, et la pénurie de viande fut telle qu’on en vint à manger chevaux, chats, chiens, rats, moineaux… et même les animaux du zoo du jardin des plantes. Tout cela était aussi servi dans les grands restaurants sous le vocable de « viandes de fantaisie »:

Henri Pille, Cantine municipale pendant le siège de Paris, 1870-1871, Paris, musée Carnavalet.

Clément-Auguste ANDRIEUX (1829 - 1880)La queue devant la boucherie. Siège de Paris en 1870, Saint-Denis, musée d'art et d'histoire
Gravure de l'époque, "boucherie spéciale"
Cham,"La chasse au dîner"
Gravure de l'époque
Abattage de l'éléphant du zoo du Jardin des Plantes, illustration dans France nouvelle
Narcisse Chaillou (1837 ap.1896), Le dépeceur de Rats, musée_d'art_et_d'histoire, Saint-Denis

D’autres situations ont été illustrées, comme l’entrée massive dans Paris des familles quittant les zones périphériques occupées par les troupes allemandes, les tensions sociales, la traque des espions prussiens. Mais aussi les actes de bravoure des combattants, leurs bivouacs, le désarroi des civils provoqué par les bombardements, le départ des ballons permettant de franchir les lignes adverses (c’est à bord d’un de ces ballons que Léon Gambetta, ministre de l'Intérieur, avait quitté Paris pour rejoindre Tours le 7 octobre 1870)…

Gravure de l'époque, les habitants de la banlieue fuyant à l'arrivée des Prussiens
Gravure de l'époque,un obus éclate dans l'appartement

Gravure de l'époque, Sous les bombardements les parisiens vivent dans les caves
Gravure de l'époque, Un espion prussien déguisé en femme démasqué

Jean Baptiste Carpeaux, "L'espion, Episode du Siège de Paris en 1871" huile sur toile, City Art Galleries, Manchester, UK
Jules Didier et Jacques Guiaud, Départ en ballon de Gambetta depuis Montmartre le 7 octobre 1870
Gravure de l'époque, "la France signant les préliminaires d'un traite de paix"

Gravure de l'époque, "Comment un trône s'écroule, comment un trône s'élève"

Un tableau allégorique de Ernest Messonier de 1884 a également beaucoup marqué les esprits:

Ernest Messonier, "Le siège de Paris",  huile sur toile 53,5 × 70,5 cm, 1884, musée d'Orsay

Ernest Messonier l’avait esquissé dès 1870, et le concevait comme un mémorial des morts inconnus ou célèbres du siège de Paris. « J’ai voulu faire une sorte de symphonie héroïque de la France. », avait-il déclaré. « Le tableau est construit sur l’opposition entre la figure centrale de la Ville de Paris – une femme imposante dans ses voiles de deuil, coiffée d’une peau de lion signifiant son courage et la main appuyée sur une épée – et le spectre de la Famine hideuse et décharnée, surgissant des ténèbres enfumées, accompagnée de l’aigle de la Prusse prédatrice. Au pied de l’incarnation parisienne gisent en nombre des blessés, des morts et des mourants, des gardes nationaux, des mobiles, des soldats, des marins… qui disent les pertes massives du siège (…) L’artiste dispose quelques portraits mortuaires. Dans le coin inférieur droit gît le colonel Dampierre, identifiable à son écharpe rouge : sa mort à Bagneux en octobre 1870, alors qu’il conduisait ses hommes pour une mission de reconnaissance, suscita l’émoi populaire. À ce héros du siège, Meissonier adjoignit le capitaine Néverlée, chef d’un bataillon de francs-tireurs tué à Villiers, qu’il représenta écrasé sous un cheval blessé. Au pied de la figure de Paris, le gisant du colonel Franchetti rappelle qu’il fut mortellement blessé lors de la sortie de la Marne (30 novembre). Mais l’artiste a surtout voulu rendre hommage au peintre Henri Regnault, tombé à Buzenval lors de la dernière tentative de libération de la capitale. Agenouillé contre le flanc de l’allégorie qui le protège en soulevant un pan de son voile, Regnault incarne cette jeunesse talentueuse et prometteuse que la défaite a engloutie. » (Le mémorial du siège de Paris novembre 2014, Auteur : Bertrand TILLIER).

Mais les scènes de batailles furent de loin les plus illustrées. En voici quelques exemples dus aux peintres d’histoire de l’époque.

Edouard Detaille, Bataille de Champigny, Décembre 1870, huile sur toile 121.9 x 218.4 cm, 1879, vente Sotheby's

Alphonse de Neuville, Défense de la porte de Longboyau, au château de Buzenval, le 21 octobre 1870, huile sur toile 1879, Paris, musée de l'Armée

Edouard Detaille, Siège de Paris, combat à Villejuif, musée d'Orsay

Parmi ces peintres des combats militaires, Félix Philippoteaux occupe une place particulière : on lui doit en effet la conception et la réalisation, avec une équipe comprenant notamment son fils Paul Philippoteaux, de deux grands « cycloramas » sur la guerre de 1870-71, l’un intitulé « La défense de Paris depuis les Champs-Élysées en 1870 »(les deux peintures ci-dessous, conservées au musée des Armées, auraient servi à préparer le cyclorama ?), et l’autre intitulé « Le siège de Paris » (et parfois, à tort, « Le bombardement du fort d’Issy ») qui est resté installé de 1872 à 1890 dans la rotonde du Panorama National des Champs-Élysées. Il fut suivi (dans une autre rotonde voisine rue de Berri, inaugurée en 1883) par deux panoramas peints par Alphonse de Neuville et Édouard Detaille, également consacrés aux batailles de la guerre de 1870-1871: celle de Champigny et celle de Rezonville.

Félix Philippoteaux, Vue des fortifications de Paris pendant le siège, 1872, huile sur toile, H. 0,850 ; L. 1,182 m, Paris, musée des Armées

Félix Philippoteaux, Vue des fortifications pendant le siège de Paris, 1872, huile sur toile, H. 0,850 ; L. 0,88 m, Paris, musée des Armées

Le bâtiment du Panorama National, abritant aujourd’hui le théâtre du Rond-point, a été construit par Gabriel Davioud en 1856. Il remplaçait celui qu’avait conçu un peu plus à l’Est Jacques Ignace Hittorff (l’architecte de la gare du nord) en 1836, démoli après l’exposition universelle de 1855 à laquelle il avait été intégré. Au XIXe siècle et au début du XXe, les rotondes de Panoramas ont été très nombreuses dans toutes l’Europe – et jusqu’en Amérique et en Australie, et avaient un énorme succès populaire. Elles étaient destinées à immerger totalement le spectateur dans un lieu ou un événement historique remarquable, en formant une restitution circulaire à 360°, composée d’une immense toile périphérique représentant différents épisodes dans un paysage continu ; cette toile était accompagnée au premier plans d’éléments en relief, modelant le sol depuis le belvédère central où se tenaient les visiteurs, et faisant une transition illusionniste avec la scène peinte. Une lumière uniforme et tamisée tombait de la coupole, mais sa source était rendue invisible par un large vélum qui formait le plafond du belvédère des spectateurs. Voici les plans de la rotonde de Davioud, où l’on voit que le spectateur accédait à la plateforme centrale par un couloir obscur, de façon à créer un choc visuel à l’arrivée au milieu du cyclorama.

Installation de la toile du "Siège de Paris" dans la rotonde du Panorama National, des Champs-Elysées en 1871

Paul Philippoteaux peignant le cyclorama de la "bataille de Gettysburg", en 1883

Malheureusement très peu de ces grandes toiles peintes pour les cycloramas sont parvenues jusqu’à nous. La plupart étaient repeintes pour figurer de nouveaux événements, et au final détruites ou parfois découpées et vendues en morceaux. Les panoramas peints par Alphonse de Neuville et Édouard Detaille (batailles de Champigny et de Rezonville) ont ainsi été dépecés. La toile de Rezonville faisait 120 m de circonférence sur 14,6 m de haut et pesait 3 tonnes. Le panorama de Champigny fut découpé en 65 fragments destinés à la vente, et celui de Rezonville en 115 fragments.

Quant à la toile du « Siège de Paris » de Philippoteaux, elle n’a pas non plus échappé à la règle. Elle avait pourtant eu un succès mondial, qui avait permis aux Philippoteaux de décrocher la commande du cyclorama de la bataille de Gettysburg (guerre de sécession) pour des investisseurs de Chicago.  Le "siège de Paris" avait voyagé autour du monde ; Félix Philippoteaux et son fils en avaient réalisé semble-t-il deux copies, dont l’une fut montrée à Philadelphie, Chicago, New-York et Los Angeles aux Etats-Unis, puis à Melbourne en Australie ; l’autre fut destinée à être présentée à Athènes lors des premier jeux olympiques modernes, en 1896. Une dizaine de fragments de cette dernière copie ont été retrouvés et exposés récemment par la Fondation Teloglion ; voici l’un d’eux ? (bizarrement il ne correspond pas aux personnages des phototypes conservés de la version américaine/australienne) :

Fragment d'un cyclorama de F. Philippoteaux, collection de la Fondation Teloglion, Grèce

Grâce à quelques photographies d'époque,  il est possible se faire une idée très précise du panorama du siège de Paris des Philippoteaux : en effet un album de neuf phototypes pris en 1884 lors de la présentation du cyclorama à Chicago, et couvrant l’ensemble de la toile a été édité en quelques exemplaires (huit des phototypes – il manque celui qui correspond au nord-ouest, entre les phototypes 1 et 2 - peuvent être vus sur le site:  http://www.reenactor.ru/index.php?showtopic=64607).
Voici les huit phototypes visibles, et une simple vignette pour le phototype 1b dont je n’ai trouvé qu'une très petite image  :

PHOTOTYPE N°1, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884

PHOTOTYPE N°1b, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884
PHOTOTYPE N°2, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884
PHOTOTYPE N°3, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884
PHOTOTYPE N°4, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884
PHOTOTYPE N°5, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884

PHOTOTYPE N°6, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884

PHOTOTYPE N°7, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884

PHOTOTYPE N°8, Cyclorama du Siège de Paris, CHICAGO 1884

Pour mieux comprendre ce que ces phototypes du cyclorama représentent, je me suis référé à un plan schématique intégré au fascicule distribué aux visiteurs du cyclorama de Melbourne, sur lequel j'ai reporté les angles des neuf phototypes :


On voit sur ce schéma que le spectateur est censé se trouver sur une hauteur du nord de Saint-Cloud, à l’ouest du bois de Boulogne, entre le mont Valérien et le château de Saint-Cloud.


Les différents lieux et scènes représentés sont répertoriés dans la légende au centre du schéma circulaire : ainsi si l’on regarde vers le nord (phototype n°2), on voit au premier plan le quatrième régiment de la Garde Nationale, puis plusieurs groupes montrant des aumôniers et des infirmiers assistants les blessés, plus en arrière un bâtiment (appelé « maison des pères » sur la légende) éventré par un obus, et dans le lointain le fort du Mont Valérien. Il est amusant de constater que sont aussi représentées sur la droite (phototypes n° 3), à Saint Cloud, la maison du Dr Evans, célèbre dentiste américain de la famille impériale, celle de Charles Frederick Worth, père de la haute couture, et enfin, tout à fait sur la droite du phototype, celle de l’artiste lui-même, Félix Philippoteaux. Notons encore, sur le phototype N° 7, dans la partie droite, au fond, le château de Saint-Cloud en flammes, et sur le phototype n° 8, à gauche dans le lointain, la maison du peintre Henri Regnault mort à 27 ans à la bataille de Buzenval le 19 janvier 1871.

À travers ce cyclorama, on peut constater le soin topographique que Félix Philippoteaux apportait à ses œuvres, certainement appuyé par une couverture photographique.

Pour terminer cette brève incursion dans l’imagerie du siège de Paris, je reviendrai sur le tableau de Félix Philippoteaux mis en tête de cet article ; il représente une scène de bombardement à Paris par les armées prussiennes en janvier 1871. Il se trouvait au musée Carnavalet mais bizarrement n’apparaît plus aujourd’hui dans le catalogue des collections (peut-être en raison de la fermeture temporaire du musée. À nouveau visible dans les collections du musée - fev 2021. Signalons qu'il existe un reproduction en couleur de ce tableau dans "Le siège de Paris", de Francisque Sarcey, dans l'édition Nelson, du début du XXe s.).
Grâce au souci de fidélité topographique du peintre, j’ai pu déterminer que le lieu du bombardement se situait sur l’avenue d’Orléans (aujourd’hui av. du Général Leclerc), entre la porte d’Orléans et le carrefour des Quatre-Chemins (aujourd’hui place Victor et Hélène Basch). Voici la comparaison entre le tableau et une carte postale du début du XXe siècle, qui permet de vérifier la topographie, même si le point de vue est légèrement différent, et qu’une quarantaine d’années se sont écoulées (donc aussi des modifications dans les bâtiments).


Le clocher que l’on aperçoit au fond de la perspective est bien celui de l’église Saint Pierre de Montrouge, qui venait d’être construite par l’architecte de la ville Joseph Vaudremer (inaugurée en 1870). L’avenue d’Orléans était plantée d’arbres, et le lieu représenté se situait bien dans la zone de Paris touchée par les bombardements prussiens (voir carte ci-dessous).


J’ai également retrouvé le dessin de Félix Philippoteaux  préparatoire à ce tableau:

Félix Philippoteaux, dessin préparatoire au tableau "Scène de bombardement à Paris par les armées prussiennes", crayon noir et gouache blanche sur papier bistre, 17 x 31 cm, collection privée

Il est intéressant de constater un certain nombre de modifications apportées entre l’esquisse et la peinture, que l'on découvrira ci-dessous en la comparant au tableau terminé :


Afin d’élargir la vision paysagère, Félix Philippoteaux a légèrement réduit l'échelle des groupes de personnages ; du coup d’autres personnages ont été ajoutés, comme les deux soldats au centre, à l’aplomb du clocher ; cet ajout a entrainé, juste à gauche, le déplacement de l’enfant contre la femme portant un baluchon, qui est passé d’un côté à l’autre, et un petit chien a aussi été ajouté. Suite à la réduction d’échelle des personnages, le sol du premier plan est plus large et a permis d’intégrer davantage d’éléments montrant la violence de impact du projectile : le réverbère brisé au sol est plus lisible, et un arbre dont le tronc a été sectionné occupe le devant de la scène avec un volet arraché. Sur la gauche, un soldat blessé à terre à été ajouté.
Observons également une modification sur la charrette de déménagement (certaines familles tentaient de fuir la zone bombardée) : le cheval tourne maintenant la tête, comme la femme au baluchon et les deux infirmiers qui tiennent un brancard en arrière du groupe principal, vers l’impact du projectile (on voit les morceaux de pierre des façades volant en éclat en haut à droite).
Enfin la rue qui, sur le dessin, débouchait à droite derrière la devanture de magasin, a été remplacée par un mur de clôture pourvu d’une porte monumentale, qui prolonge la façade du bâtiment en perspective. Et encore un peu plus au fond, les deux pavillons plus bas qui, sur le dessin, encadrent ce qui semble être une porte cochère, ont été remplacé par un seul pavillon, en avant duquel se trouve maintenant un portail avec deux piliers.
Il semble que ces modifications architecturales visent à rendre plus lisible l’enfilade perspective, qui se trouve de la sorte moins écrasée. La vérité topographique est alors peut-être davantage dans le dessin que dans la peinture… À moins que le peintre ne se soit dès le départ affranchi de l’exactitude topographique pour privilégier la cohérence picturale de la composition.