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Gilles Chambon, "Rêve causé par la lecture de Renaud Camus au son du King Oliver's Creole Jazz Band, une seconde après l'endormissement", huile sur toile 70 x 45 cm, 2018 |
Aujourd’hui beaucoup d’Européens s’inquiètent à l’idée que leur culture ancestrale puisse être subvertie par celle des immigrants, dont la visibilité ne cesse d’augmenter. Renaud Camus, Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Michel Ouellebeck, ont donné un corps politico-littéraire à ces peurs qui traversent la société occidentale.
Curieusement, le premier « envahissement culturel » était beaucoup plus euphorique. Il a eu lieu il y a déjà un siècle, d’une part avec l’engouement pour l’art africain et ses masques si recherchés par les cubistes puis par les surréalistes, et d’autre part avec la musique afro-américaine, blues et jazz (le premier disque de jazz est paru le 7 mars 1917)… À cette époque, même si certains bourgeois traditionnalistes s’offusquaient du caractère débridé de la musique noire, la majorité des créateurs et des intellectuels vivaient cette découverte de cultures exotiques comme une richesse nouvelle capable de redynamiser la création artistique européenne. C’était un vent de liberté, une façon de remettre en question les vieux canons de l’art, de découvrir autre chose. Picabia avait ainsi, au début des années 20, composé des tableaux abstraits transposant picturalement la « musique nègre ».
Le second assaut de culture exogène remonte aux années 70, avec la vague hip-hop puis le rap, nés dans les ghettos noirs et latinos des Etats-Unis, et qui continuent de fleurir dans le monde entier parmi la jeune génération… Avec ces formes musicales, l’orage a commencé à monter. La violence, la menace, voire la haine accompagnent souvent les litanies du rap, et contrastent singulièrement avec l’ambiance joyeuse et festive que faisait rayonner le jazz et ses rythmes endiablés. D’où l’exacerbation des tensions entre des cultures qui ont de plus en plus tendance à s’affronter, au lieu de se féconder.
Alors si la vision hypnagogique que traduit mon tableau parle de l’angoisse du « grand remplacement », elle le fait sur le mode humoristique, avec un clin d’œil synchronistique à l’esprit jazz-dada de la première moitié du XXe siècle, à travers un détournement de deux peintures, l’une de Francis Picabia (Eclipse, 1922-23, musées royaux de Belgique), l’autre du peintre abstrait russe
Serge Charchoune (Composition I, 1943-44, collection privée).
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Serge Charchoune, Composition I, 1943-44, huile sur carton 15 x 23,5 cm, passé en vente en 2018 |
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Francis Picabia, Eclipse, 1922-23, huile sur toile 195,5 x 114,5 cm, Musées royaux de Belgique, Bruxelles |
Le tableau de Picabia titré « éclipse » montre une Vierge de l’Immaculée Conception, sans doute copiée d’une petite gravure (voir image ci-après) dont le visage est masqué par une tête de personnage grimé comme une sorte de clown (blackface), à la façon dont on caricaturait les noirs au début du XXe siècle. Peut-être une allusion au jazz qui éclipsait momentanément la musique traditionnelle de l’Europe chrétienne.
De l’éclipse de Picabia au grand remplacement de Renaud Camus, il n’y avait qu’un pas, que mon imagination a franchi allègrement, en clonant le visage du clown noir, pour qu’il commence à envahir les pétales qui ceignent la grosse sphère blanche de Charchoune, auréolant elle-même la Vierge européenne…
À regarder en musique !