présentation des peintures synchronistiques

mercredi, août 21, 2019

Incognito

Gilles Chambon, "Incognito", huile sur toile 45 x 55 cm, 2019
Ceci n’est pas un René Magritte, ni un Henri Goetz. C’est un Gilles Chambon, ce peintre détourneur de pommes consentantes… Si Magritte et Goetz sont là, c’est incognito.

samedi, août 17, 2019

Heureux comme un poète

En vieillissant, la fragilité du corps devient plus sensible. Et donc aussi la fragilité du bonheur de vivre. Mais en quoi consiste au juste le bonheur de vivre ?

Pour tenter d'apporter une réponse, plutôt que de me référer aux philosophes, qui depuis Aristote se sont interrogés sur cette notion très évanescente - que pourtant aujourd’hui certains sociologues tentent de mesurer, j’interrogerai ma propre expérience du bonheur. 

Mais auparavant, voici un petit panorama des expériences humaines courantes auxquelles on rattache habituellement le bonheur.
La première de ces expériences est celle de l’amitié, ce bien-être partagé à quelques-uns, résultant soit de la relation solide et rare nouée au fil du temps à travers les épreuves, soit, de façon plus légère, du lien de camaraderie insouciant et joyeux, qu’on aime par exemple à partager autour d'un bon repas.

Mais il y a aussi des expériences du bonheur plus solitaires, comme celles de l'explorateur, ou du simple lecteur, qui réalisent leur bonheur en allant perpétuellement à la rencontre de mondes inconnus,  de découvertes qui les éloignent de l’endroit où le destin les a fait naître.

D’autres expériences du bonheur son carrément plus glauques, mais aussi beaucoup plus répandues : ainsi pour le plus grand nombre, le bonheur réside avant tout dans la réussite sociale, qui assure confort matériel, plaisir de la possession, et position dominante : toujours plus d’argent, toujours plus de luxe, pour en imposer à ses semblables, et pour jouir de lire l’admiration et l’envie dans le regard des autres... 

Il y a certes des bonheurs moins coupables, loin des désirs troubles où se complaisent les ambitieux, et loin des châteaux en Espagne. Ainsi le bonheur que procurent les joies simples d’une vie familiale rondement menée… Ou celui, inspiré par Diogène le Cynique, qui consiste à se foutre du bien et du mal, et, sans se soucier du lendemain, à s’abandonner à la fainéantise, de préférence dans un hamac, avec comme seuls objectifs de ressentir la tiédeur de l’air, d’écouter la rumeur du monde, et de s’enivrer de bouffées de conscience plus légères que le souffle du vent.

Mais tout cela ne me touche pas vraiment. Car mon expérience personnelle du bonheur s’est forgée en marge de ces stéréotypes.
Le bonheur pour moi est toujours venu d’une force puissante qui me pousse à m’intéresser à ce que les autres ne voient pas ou négligent, à débusquer partout la profondeur cachée des choses, au-delà de leur apparente réalité : dans les paysages observés, dans les êtres rencontrés, dans les objets aimés, et dans quelques histoires que la vie m’a réservé, d’apparence pourtant banale. 

Rien ne serait pire en effet qu’un quotidien réduit à sa fonctionnalité utile, à son évidence matérielle, à son prosaïsme cruel, à sa vérité insipide et plate, à sa mécanique répétitive, à sa machinerie socio-économique résumée en de pauvres diagrammes par de pauvres savants…

La poésie, la création artistique, voilà mon vrai bonheur. C’est ce besoin, désinvolte et pourtant si essentiel, de voir toujours au-delà des mécanismes de causalité, et de manifester aux yeux des autres les facéties du réel, tout ce sens non aristotélicien, caché dans les plis de l’univers, et qui grouille sous la surface uniforme des jours, comme grouillent sous le clapot gris des vagues les poissons et crustacés aux formes les plus improbables, jusque dans les abysses.

Le bonheur de vivre, c’est pour moi le bonheur d’espérer que tout n’est pas vain, que l’univers n’est pas une simple mécanique, que les milliards d’étoiles qui scintillent dans la nuit et font de nous d’imperceptibles microbes, contiennent des réponses fulgurantes et inimaginables aux naïves questions qui tournent en rond dans nos petites têtes d’hominiens depuis quelques centaines de milliers d’années (une fraction de seconde à l’échelle du temps universel).

Malgré toute notre science, le réel nous dépasse, il nous submerge.
Alors nous nous raccrochons, tant bien que mal, aux fragiles esquifs de la raison et du matérialisme, qui nous permettent de surnager, et de ne pas sombrer dans la folie. Mais la vie ne vaut d’être vécue que parce qu’elle est autre chose que ce qu’elle paraît être, parce qu’elle est traversée de forces imaginaires qui l’imprègnent et en font une symphonie, parce que l’improbable, qui par définition échappe au monde des probabilités, finit pourtant toujours par arriver, et par renverser les hypothèses myopes des statisticiens tatillons.

C’est pourquoi il ne faut pas chercher à définir, et encore moins à mesurer le bonheur de vivre. Il faut simplement le laisser s’exprimer comme un nectar, par des mots et par des sourires, par des rêves posés sur les choses, par des truculences, par des transcendances, et par les douces caresses délivrées patiemment à la beauté du monde.

vendredi, août 09, 2019

Les danses chorales dans la peinture, entre harmonie et frénésie

Gilles Chambon, Danse villageoise, huile sur toile 45 x55 cm, 2015, d'après Francisco Goya et Paul Klee
On trouve des traces de représentation de danses collectives dans les peintures rupestres depuis le paléolithique:

Peinture rupestre de la Roche des Maures, Catalogne, vers 6000 av J-C
La danse est un fait social qui semble faire partie intégrante de la vie humaine dès le départ. Ce furent sans doute d’abord des danses sacrées, qui formèrent les premières rondes et les premières farandoles. « Dès l'origine, on trouve dans les danses, quelles qu'elles soient, les formes de danses rondes ou en ellipse, la marche, la contre-marche, les sautillements, les martèlements et tourbillonnements qui sont les gestes et déplacements initiaux de la danse. » (La danse à l’époque romane, Suzanne Manot, éd. SEFCO 1980).

Cependant, les danses primitives restent peu documentées. Les connaissances sérieuses sur la danse commencent avec l’antiquité gréco-romaine : les différentes danses sont décrites dans les textes des auteurs classiques depuis Homère, et très souvent représentées sur les poteries:

Danse de Ménades et de Silènes, détail d'une amphore pontique à figures noires, Peintre du Silène (6e siècle av J.-C.) Paris, musée du Louvre

Cinq hommes dansant avec trois femmes nues, amphore à figures noires, 6e s. av J-C
Et le débat existait déjà alors, opposant les apologistes et les contempteurs de cette forme d'expression physique. Certains y voyaient l’art le plus complet et le plus formateur des jeunes gens, tandis que d’autres lui reprochaient ses dérives et ses licences vis-à-vis des mœurs convenables. Ce débat est résumé par Lucien de Samosate (120 - après 180), dans le dialogue entre Craton et Lycinus (De la Danse), où Lycinus fait l’apologie de la danse et convainc finalement Craton. Mais l’origine de ce débat vient peut-être de ce que les danses sacrées, attachées au service religieux des dieux, penchaient soit vers la mesure harmonieuse, liée à Apollon, soit au contraire vers la démesure et l’ivresse, liées au culte de Dionysos.

En fait, les différentes danses chorales de la Grèce antique, notamment celles qui sont données au théâtre pour accompagner la tragédie (emmelie, pyrrhique, geranos – danse de la grue), la comédie (cordace), et la scène satyrique (sikinnis), dérivent des différente traditions religieuses.

Représentation de la Pyrrhique (danse avec armes), sur le socle en marbre d'un groupe votif en bronze, dédicacé sur l'Acropole par Atarbos,  pour célébrer deux victoire de son équipe au concours de danse d'Athènes, 329 ou 323 av. J-C

Jarre à eau, scène de satyres dansant (sikinnis), poterie à figures rouges, région d'Athènes, vers 470 av J-C

Le culte des divinités antiques était presque toujours accompagné de danses sacrées. Ceux et celles qui pratiquaient ces danses le faisaient chaque année, lors des fêtes rituelles en l’honneur de leur divinité :

-    Les Curètes, qui frappent sur leurs boucliers, dansent pour Rhéa, la déesse de la terre ; la mythologie rapporte que ce sont eux qui grâce au vacarme de leur chorégraphie guerrière, ont couverts les cris du jeune Zeus caché dans une grotte du mon Ida, empêchant que son père Cronos l’entende et le dévore.

Danse des Curètes protégeant le jeune Zeus, Crète, musée archéologique d'Héraklion
-    Les Corybantes, à l’origine de la danse pyrrhique (danse en armure), sont dans la suite de Cybèle, déesse mère des Phrygiens, mais on retrouvera la même danse en l’honneur de Zeus, d’Athéna, ou d’Artémis (dansée alors par des jeunes filles munies de boucliers).

-    Les Caryatides, jeunes vierges de Laconie, dansent aussi pour Artémis, comme les nymphes.

Porche des Caryatides, Erechtéion, Acropole d'Athènes
-    Les Muses, elles, dansent pour Apollon, de même que les Grâces ou Charites, que l’on retrouve également dans la suite d’Aphrodite, et même parfois de Dionysos.
Trois Grâces dansant, Ve siècle av. J.-C. Musée de l'Acropole d'Athènes
-    Mais pour ce dernier dieu, dont l’ivresse est une caractéristique, ce sont avant tout les Ménades ou Baccantes, qui dansent frénétiquement, et forment son thiase avec les Satyres : lors des fêtes de vendanges, ou pendant certains rituels nocturnes liés au feu divin, elles se livrent aux pires excès, sous l’emprise de l’alcool et des substances psychotropes. Ainsi, selon la légende, Orphée, puis Penthée, roi de Thèbes, furent tués et dépecés par des Ménades (Ovide, Métamorphoses, chant XI, et Tragédie des Bacchantes, Euripide).

Ménades attaquant Penthée,  fresque romaine 1er siècle ap. J-C, de la maison des Vettii, Pompei.
On retrouve dans la peinture classiques les deux versants apolloniens et dionysiaques de la danse :

- La danse des Muses autour d’Apollon, toute en harmonie et en mesure, associée au mont Parnasse, à l’Arcadie, et à l’Age d’Or, a donné naissance à des tableaux célèbres, aux XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles :

Andrea Mantegna, Mars et Vénus, ou le Parnasse, 1497, détail, Louvre. Il s'agit de l'une des peintures commandées par Isabelle d'Este pour le palais des ducs de Mantoue. Au centre sur l'arc,Mars et Vénus, non visibles sur le détail. En dessous dansant les 9 Muses; à gauche Apollon jouant de la lyre
Giovanni Antonio da Brescia (ca. 1460 – ca. 1525) Quatre muses dansant, gravure 21 x 34 cm
Baldassare Peruzzi (1481-1537), Danse d'Apollon et des neuf Muses, huile sur toile, Palais Pitti, Florence
Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553), L'Âge d'Or, vers 1530, huile sur bois, Alte Pinakothek, Munich
Nicolas Poussin. La danse de la vie humaine (1633-34)  Huile sur toile, 83 × 105 cm, Wallace Collection, Londres. Dans le ciel le char d'Apollon est entouré des Muses dansant, tandis qu'au premier plan, la danse des plaisirs humains est réglée par le temps (Saturne jouant de la lyre, et un angelot tenant un sablier)
 
Anton Raphael Mengs, Le Parnasse, fresque 1760 – 1761, Villa Torlonia (précédemment: Albani), gallery vault, Rome

- Face à ces danses arcadiennes empruntes de retenue, les bacchanales, également nombreuses dans la peinture classique, ont traduit une vision plus passionnelle et désordonnée de la danse sacrée ; voici quelques exemples, où l’on découvre que malgré des similitudes certaines avec les peintures de danses apolloniennes, les bacchanales associent la danse à des scènes de libations et d’ébats amoureux entre Nymphes et Satyres :

Le Titien, Bacchanale des Andriens, 1523-1526, huile sur toile 175 x 193 cm, musée du Prado
Jan Brueghel l'Ancien et Hendrik van Balen, Bacchanale, 1610, Collections de peintures du Land de Bavière

Nicolas Poussin,Bacchanale devant une statue de Pan, 1631-1633, huile sur toile 100 x 142,5 cm, National Gallery, Londres

Sebastiano Ricci, Bacchanale en l'honneur de Pan, 1716, huile sur toile 84 x 100 cm, Gallerie dell' Accademia, Venise

Giulio Carpioni, Bacchanale, ca 1665, huile sur toile 66,5 x 85 cm,  Museum of Fine Arts, Budapest

Francesco Zuccarelli, Bacchanale, vers 1740/50, huile sur toile 142 x 210 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise
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Mais la représentation des danses dans la mythologie antique laisse aussi la place, dans la peinture, depuis la Renaissance et ses avant-courriers, à des représentations profanes. C’est que peu à peu, au fil de l’histoire antique, les danses s’étaient fortement désacralisées. Elles avaient pris des formes populaires plus libres, liées notamment aux festivités lors des mariages. Ces danses collectives profanes, si elles dérivent souvent des danses sacrées, ont vite pris des tonalités régionales, et se sont ancrées dans les cultures paysannes. Elles ont été représentées par les peintres de fêtes villageoises, en particulier par les Brueghel et leurs nombreux émules flamands, avec parfois un regard moqueur, notamment à travers les "singeries", où les personnages sont remplacés par des singes, cet animal symbolisant depuis le Moyen Âge l'homme stupide ou le pécheur :

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du bon gouvernement, 1338-1340,  fresque 200 x 700 cm (détail), Palais Communal de Sienne

Pieter Brueghel l'Ancien, La danse des noces, 1566, huile sur bois 119,4 x 157,5 cm, Institute of Arts, Detroit, US

Pieter Brueghel le Jeune, Rue de village avec danse paysanne, huile sur bois 40,6 x 72,3 cm

Maerten van Cleve, Danse de noces, vers 1570, huile sur bois, 94,3 x 122,3 cm, galerie Dejonckheere, Genève

Pieter van der Borcht, Danse villageoise (singerie), gravure, ca 1575

Ferdinand van Kessel (1648-1696), Danse villageoise devant une auberge (singerie), huile sur cuivre, 34 x 40 cm,
galerie Dejonckheere, Genève

À partir du XVIIe siècle, on trouve des représentations picturales de danses paysannes dans toute l’Europe, avec un regain à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe s., les peintres s’intéressant de plus en plus aux cultures populaires et régionales. En voici quelques exemples, glanés entre le XVIIe et le XXe siècle :

Peter Paul Rubens, Danse des villageois italiens (avec Bacchus et satyre), 1630-1635, huile sur panneau 73 x 106 cm, musée du Prado

Francisco Goya, "Disparate alegre", gravure n° 12  de la série des Disparates, 1864
gravure de la série des Disparates

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gravure de la série des Disparates

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Camille Pissaro, La ronde, 1892, tempera et gouache sur papier 64,8 x 81 cm, localisation inconnue

Paul Gauguin, La ronde des petites bretonnes, 1888, huile sur toile 73 x 93 cm, National Gallery of Art, Washington DC

Natalia Goncharova, La ronde, 1910, Serpukhov Historical Art Museum, Russie

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Les rondes et farandoles religieuses se sont aussi perpétuées au-delà de l’antiquité : celles associées aux rituels initiatiques dans les cultes à mystères, tels les mystères d’Eleusis, rites orphiques inspirés des mystères d’Osiris, ou celles des mystères d’Isis, pratiquées de façon occulte, ont longtemps perduré dans tout le bassin méditerranéen. Mais nous n'en connaissons pas de représentation (seule la tablette de Ninnion, du IVe s. av J-C donne une représentation de procession).
La chrétienté, même si elle a souvent condamné la danse dans ses conciles, a tout de même gardé des danses chorales religieuses. Durant le Moyen Âge, les rondes ou les processions dansées étaient pratiquées pour la célébration d’événements religieux : élection des évêques, fêtes des saints, de la circoncision, de l'Epiphanie, de Pâques... C’était des « rondes ouvertes ou fermées ou en chaîne, et des processions. Elles étaient soit marchées, soit dansées avec des pas latéraux, soit presque sur place ou encore avec des pas sautés. Les farandoles se faisaient au pas sauté. Il existait aussi certaines processions où les officiants balançaient les encensoirs en suivant une ordonnance très précise ; les déplacements se faisaient avec un pas spécial appelé : pas des Pèlerins. La progression se faisait ainsi : le pied gauche avance, le droit se place à côté du gauche, le gauche recule ; puis c'est l'inverse. Les danses avaient lieu soit dans la nef et autour du chœur, soit en dehors de l'église autour de celle-ci et sur la place. Elles étaient accompagnées de chants religieux ou profanes, parfois soutenus par des instruments de musique : tambourin, instruments à cordes, castagnettes, orgue » (Ombres et Lumières du Moyen Age – Histoire de la danse, site web). On pense que les labyrinthes dessinés dans le pavement de certaines cathédrales (Reims, Amiens, Saint-Quentin, etc) pouvaient servir à des processions symboliques dansées. Nous n’avons pas de représentation directe de ces chorégraphies religieuses, mais nous pouvons nous en faire une idée à travers les rondes dansées présentes dans les représentations du paradis :

Giovanni di Paolo  (Sienne, 1398-1482), Cinq anges dansant au pied d'un trône, Chantilly, musée Condé
Fra Angelico, Le Jugement dernier (détail de la ronde des anges au Paradis), 1425, tempera sur bois 105 x 210 cm, Musée de San Marco, Florence

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Un autre aspect mérite d’être examiné : c’est la rencontre paradoxales du sacré et du profane, qui se produisait notamment dans les festivités romaines des Saturnales — qui se sont perpétuées au moyen-âge dans les carnavals. « La permanence, l'immuabilité des traditions, sont attestées par l'importance prédominante que conserve tout le rituel touchant à la fertilité : danses des brandons, qui était exécutée le premier dimanche de Carême par les paysans qui, munis de torches, parcouraient les jardins et les vergers en chantant des hymnes sacrés et en dansant autour des arbres. Danses de la mi-Carême avec masques et travestis, rondes autour de l'arbre de mai, fêtes de la mi-été avec rondes autour du bûcher flambant, danses de noces » (Ombres et Lumières du Moyen Age, site web).

Hendrik Hondius, d’après Pieter Bruegel, Deux fous de carnaval, 1642, Gravure burin sur papier, 12,1 × 16 cm

Pieter II Brueghel, Ronde autour de l'arbre de mai, 1634, huile sur bois, 27 × 37,5 cm, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck
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À la fin du Moyen Age, le mélange du sacré et du profane a donné naissance aux danses macabres. À travers elles, sont associées une sorte de pantomime burlesque qui se rit la mort, et une profondeur tragique qui rappelle que la faucheuse est la cavalière de chaque être vivant, qu’il soit empereur ou simple quidam. La première fresque de danse macabre est attestée et 1424 sur les murs du cimetière des Innocents à Paris ; on la connaît par 17 gravures d’un livre de l'éditeur Guyot Marchant, publié en 1485. Ensuite il y eu des fresques du même type à Londres (vers 1430), à Bâle (une première vers 1440 et une seconde vers 1480), à La Chaise-Dieu (vers 1460-70), à Lübeck (1463, détruite en 1942), à Tallinn (Estonie, dernier quart du XVe s., en partie détruite).

Michael Wolgemut, Danse macabre, Gravure sur bois, in "La chronique de Nuremberg, Hartmann Schedel", 1493

Bernt Notke, Danse macabre (fragment), avant 1499, Art museum of Estonia, Tallinn

Anonyme allemand, Danse macabre, 16e s., plume pinceau encre et aquarelle, MET , New York

Eberhard Kieser, Danse des morts, gravure, 1617
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À la fin du XIXe siècle, le progrès des connaissances archéologiques sur la Grèce antique, mais aussi sur la civilisation celtique, produit un engouement des artistes, qui sont alors enclins à revenir sur l’antiquité et à  imaginer une vision idyllique et romantique du monde ancien et de ses légendes. Nombreuses sont alors les peintures qui montrent toutes sortes de nymphes se livrant à des rondes romantiques dans les sous-bois et les clairières. En musique, Erik Satie, durant la même période, compose « les Gymnopédies » (danses et exercices accomplis dans l’antiquité par les jeunes Spartiates, dont notamment l'exécution de la Pyrrhique) en 1888, et Debussy livre « Danse sacrée – Danse profane » en 1904. Voici quelques tableaux montrant cet imaginaire chorégraphique un peu particulier ; le tableau de Fantin-Latour (5ème ci-dessous) est un peu particulier, car il propose une ronde de nymphes, non comme vision antique idyllique, mais comme illustration de la légende de Saint Antoine, les peudo-nymphes formant une ronde diabolique destinée à séduire le saint, placé au centre de la danse :

Nils Blommér, Elfes dans la prairie, 1850, huile sur toile 115 x 143 cm, Nationalmuseum, Stockholm
William Bouguereau, Les Oréades, 1902, huile sur toile 236 x 182 cm, Musée d'Orsay
William Bouguereau, La jeunesse de Bacchus, 1884, huile sur toile 610 x 331 cm, vente Sothesby's NY mars 2019

Charles Gleyre, Danse des Bacchantes, 1849, huile sur toile 147 x 243 cm, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Henri Fantin-Latour (1836-1904), La Tentation de St Antoine, huile sur toile 63,5 x 83,5 cm, The National Museum of Western Art, Tokyo

Louis Frederick Bernecker (1876-1937), Danse des voiles, ca 1920, pastel 28 x 35,6 cm

Alphonse van Beurden junior (1878-1961), Danse de la joie - nymphes dansant, 1916, dimensions et localisation inconnues

 Ettore Tito (1859-1941), Naïades, 1911-1912, huile sur toile 63 x 85 cm, localisation inconnue
Wilfred Gabriel de Glehn (1870-1951), Danse des Nymphes, Corfou, 1910, huile sur toile 71 x 91 cm, localisation inconnue
Attribué à Victor Lhomme (1870 – 1957), La danse des nymphes , vers 1880, huile sur papier

Victor Mottez (1809-1897) Danse de nymphes, huile sur carton 47,5 x 60,6 cm, Louvre, D.A.G.
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Dans la première moitié du XXe siècle, l’intérêt pour la danse et sa représentation ne va pas retomber ; les avant-gardes, qui sont fascinées par les cultures primitives et antiques, s’intéressent aussi de plus en plus au corps humain, à sa géométrie, et à ses mouvements (notamment l’école du Bauhaus en Allemagne). Et c’est dans ce contexte apologétique du corps que naît le plus emblématique des tableaux dédié à la danse, cette grande ronde de Matisse faite pour symboliser la Danse (Musée de l’Ermitage, collection Chtchoukine — il en produira ensuite plusieurs versions jusqu’en 1932), en parallèle à un autre panneau symbolisant la Musique. Cette peinture a été consacrée par un succès mondial qui ne s’est jamais démenti depuis.

Henri Matisse, La Danse, 1910, huile sur toile 260 x 391 cm, Musée de l'Ermitage, Collection Chtchoukine, St Petersbourg

Rappelons, pour mieux saisir le chemin de Matisse, que cette composition est née d’un autre tableau du peintre, « La joie de vivre » 1905-1906, représentant un paysage arcadien qui évoque l’âge d’or de l’antiquité païenne, et dans lequel un groupe de danseurs à l’arrière plan préfigure « La Danse ».

Henri Matisse, La joie de vivre, 1905-1906, huile sur toile 175 x 241 cm, Fondation Barnes, Philadelphie, US

Pour composer « La joie de vivre », Matisse avait utilisé un paysage peint à Collioure, qui sert de cadre à l’idylle, mais il a été également influencé par les stéréotypes picturaux tirés de la tradition des peintures arcadiennes (Watteau, Poussin, etc) et par les tableaux de harems orientalistes du XIXe siècle. « La joie de Vivre » peut encore être rapprochée de deux grandes toiles qui l’ont précédée : « Au temps d’harmonie », de Paul Signac, au style pointilliste très différent, mais dont la composition générale présente beaucoup de ressemblances :

Paul Signac, "Au temps d'harmonie, l'âge d'or n'est pas dans le passé, il est dans l'avenir", ca 1894, huile sur toile 310 x 410 cm, Mairie de Montreuil

... et la dernière grande toile de Cézanne "Les grandes baigneuses" (Philadelphie).

Paul Cézanne, Les Grandes Baigneuses, entre 1894 et 1905, huile sur toile 210,5 x 250,8 cm, Philadelphia Museum of Art, US
À l'instar du maître d’Aix-en-Provence, Matisse construit le sujet comme une scène de théâtre. Dans les deux compositions, les arbres sont placés sur les côtés et dans le lointain, et leurs rameaux supérieurs sont écartés comme des rideaux de scène, encadrant les personnages.

Après Matisse, les peintres modernes, Picasso, Sonia Delaunay, Derain, pour ne citer que les plus connus, n'ont pas abandonné le thème de la danse chorale, mais ils se sont détachés des modèles historiques de la représentation, pour se centrer sur l'art exotique ou sur l'agencement pur des formes et des couleurs, donnant encore naissance à quelques remarquables compositions.

André Derain, La Danse, 1906, huile sur toile 175 x  225 cm, collection particulière,

André Lhote, La Danse, 1910, huile sur papier maroufle sur toile 100,4 x 152,4cm, localisation inconnue

Sonia Delaunay, Bal Bullier, 1913, huile sur toile matelas, 97 x 390 cm, Collection d’art moderne du Centre Pompidou, Paris

Pablo Picasso, La joie de vivre, 1946, peinture oléorésineuse sur fibrociment, 120 x 250 cm, musée Picasso d'Antibes