présentation des peintures synchronistiques

samedi, novembre 20, 2010

Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman

 Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, Gilles Chambon, huile sur toile, 2010

Il est d’usage dans le culte chrétien d’allumer des bougies à l’occasion de prières ; les statues de la vierge en sont particulièrement pourvues dans nos églises. Rien de cela dans le culte musulman, plus dépouillé : on ne se recueille pas devant une image ou une figure sculptée, et il n’est pas coutume de brûler des cierges pour accompagner les prières.

Mais néanmoins – et peut-être faudrait-il s’interroger sur le caractère universel de l’imaginaire lié à la pâle lueur des chandelles, on trouve tout de même des bougies allumées dans certains lieux de pèlerinage en terre d’Islam, généralement des lieux votifs dédiés à un saint. Par exemple la koubba de Sidi Abd-Er-Rahman, saint patron d’Alger, située en frange de la Casbah historique.

Sidi Abderrahmane ben Mohamed ben Makhlouf At-Thaalibi, de la tribu des Thaâlba, né en 1384 en Kabylie, était un intellectuel, qui côtoya les plus grands docteurs de son temps. On lui doit de nombreux ouvrages, notamment « Les jardins des Saints », et « Des vérités sur le soufisme ».

La zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, à flan de colline, comprend une petite mosquée pourvue d’un minaret carré, une medersa, aujourd’hui de style néo-mauresque, divers locaux à l'usage de l'oukil (gardien), et une salle sépulcrale (koubba), « dont on a pu dire qu'elle était plus un boudoir qu'une mosquée, les jours où les femmes viennent y demander la protection du Saint. »(Wikipedia).

Lors de ma visite, le fond d’un corridor qui menait vers la salle du tombeau baignait dans la douce magie lumineuse d’une forêt de petites bougies. Là, se tenaient un homme dans le recueillement et deux femmes accroupies en train de bavarder.
Dans la tradition musulmane, l’usage de la bougie est clairement associé  au culte des morts : au moment du décès, on laisse une bougie allumée auprès du défunt jusqu'au matin suivant ; on met ensuite une bougie ou une lampe à l'endroit où a été lavé le mort, cela durant trois nuits, du coucher du soleil à son levé, et chez certains durant sept nuits, voire plus. Il est donc normal de retrouver l’usage des bougies dans un lieu qui regroupe les sépultures du saint patron, de sa petite-fille Lala Aïcha, et de nombreux autres grands personnages de l’histoire locale, comme :
-    Ouali Dada qui, d'après la légende, déchaîna la tempête qui anéantit la flotte de Charles-Quint ;
-    le marabout Sidi-Mansour ben Mohamed ben Salim, mort en 1644, très populaire ;
-    Ahmed, le dernier bey de Constantine ;
-    Sidi Abd-Allah Youcef Pacha (pacha d'Alger de 1634 à 1637) ;
-    le dey El-Hadj-Ahmed, dit Ahmed le Pélerin ;
-    Hassan Pacha (pacha d'Alger de 1791 à 1798) et sa fille, la princesse Rosa ;
-    Enfin Sidi Ouada, le dernier architecte de la mosquée (1730).
Alphonse REY (1865-1938) Mosquée Sidi-Abd-er-Rahman. Aquarelle sur papier

Beaucoup de peintres orientalistes du XIXe siècle se sont rendus à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, parmi lesquels Felix Ziem, Eugène Fromentin et Auguste Renoir  (ci-dessus une aquarelle datable autour de 1900, due à A. Rey, qui fut élève de Ziem) ; mais ils n’ont pas donné de représentation de l’intérieur des lieux. J'en ai donc fait une, qui, très modestement, cherche à rendre le caractère ambivalent d’un lieu à la fois hiératique et très proche de l’ambiance domestique (ce vestibule évoque celui d’une maison traditionnelle), d'un lieu où se mêlent, grâce aux petites flammes qui repoussent la pénombre, la quotidienneté débonnaire des vivants et la mémoire sacrée des morts.

vendredi, novembre 12, 2010

Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé

Gilles Chambon, Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé, Huile sur toile 200 x 104cm, 2010

Parmi les topiques mythologiques qui structurent notre imaginaire, le paradis terrestre occupe une place de choix.
Les peintres l’ont généralement représenté comme un coin de nature primordiale et luxuriante, où les lois de la jungle n’ont pas encore cours, puisque les fauves y côtoient en paix les herbivores, grands et petits. On y voit souvent Adam et Eve dans le plus simple appareil, avec leur créateur – qui, lui, est habillé. Parfois le tableau réunit dans le même paysage les trois séquences bien connues de la Genèse : Dieu occupé à sortir Eve de la côte d’Adam, Eve influencée par le serpent sous l’arbre de la connaissance et offrant la pomme à Adam, enfin le couple désobéissant violemment chassé d’Eden. 

Lucas Cranach, Le paradis terrestre, Kunsthistorisches Museum de Vienne


Les résonances symboliques nous assaillent alors de toutes parts : douceur, insouciance, innocence de l’état originel supposé (âge d’or mais aussi jeunesse/genèse, enfance) ; puis éveil de l’Eros et de l’esprit critique (connaissance du bien et du mal, civilisation), conduisant inéluctablement à l’expulsion vers la vraie vie avec son cortège de violences, de tourments, de hontes, de perversités, mais aussi de joies, de raffinements, et de passions…

J’ai eu envie de réactualiser ce mythe. D’abord peut-être pour faire un clin d’œil aux artistes qui s’y sont jadis confrontés ; mais surtout pour ironiser à travers ce thème sur quelques aspects de notre idéologie contemporaine :

-    La société du « care », l’écologie, le souci vertueux des générations futures, sont de belles idées qui s’affichent en trompe l’œil dans un monde restant plus que jamais dominé par la consommation, l’individualisme, et le plaisir immédiat. On est en face d’un nouveau grand retour aux promesses utopiques de paradis terrestre. Reconstruit par les hommes, le nouveau jardin d’Eden aurait pour cadre une nature idyllique purgée des pollutions humaines, et à jamais préservée ; il offrirait à chacun le bonheur tranquille familial, et à tous la solidarité fraternelle de la société du « care ». Pour réaliser ce rêve, les masses n’auront sans doute qu’à se placer docilement sous la houlette de gouvernants irréprochables.
-    Quelques maîtres du passé avaient déjà un peu écorné l’orthodoxie du mythe d’Eden pour se l'approprier : 
 Jérôme Bosch, Triptyque du jardin des délices, musée du Prado, Madrid

Je pense notamment au Jardin des Délices de Jérôme Bosch, qui nous offre, entre l’innocence du paradis initial et l’horreur de l’enfer terminal, un paradis terrestre chimérique totalement déjanté.

 Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Musée des Beaux-Arts de Boston

Je pense aussi au D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de Gauguin, qui synthétise une forme de paradis terrestre (à la fois réel et utopique) que le peintre, fuyant la civilisation, était allé chercher en Polynésie. Ce grand tableau, testament avoué de l’artiste – la composition est faite d’un assemblage d’éléments repris à des œuvres précédentes, présente une sorte de vision réconciliée de l’aventure ordinaire de la vie humaine, à travers une nature mystérieuse et divinisée, dont l’emblème pourrait être cette bizarre idole bleue, debout à gauche de la toile.

Dans ma peinture, j’ai remixé les divers ingrédients du paradis terrestre :

La nature luxuriante est bien là, traitée comme un îlot intemporel à l'écart des duretés du monde d’aujourd’hui. Les animaux, girafes, éléphant, lion, tigre, renards, singe, corbeau, vivent paisiblement (le corbeau et le renard se partagent même le fromage !) ; Adam et Eve ont pris un peu d’avance sur l’histoire biblique, puisqu’ils ont déjà fondé une famille au sein du paradis. Ils se sont ouverts à la connaissance et à la volupté en goûtant à une nouvelle pomme, celle du Macintosh. Cette pomme là symbolise à la fois l’ouverture du champ des possibles, l’accès au savoir universel pour tous par l’Internet, et l’érotisme angélique de la machine parfaite. Le computer imaginé par Steve Jobs leur a certainement été apportée par ce facétieux petit singe qui domine la scène à droite, et qui représente le diabolique capitalisme mondialisé. Que va faire alors l'idole bleue,  grande divinité primordiale qui régente le jardin du « care » , et dont l'allure générale est calquée sur celle du tableau de Gauguin ? On peut craindre qu'elle enjoigne au couple modèle d’abandonner la pernicieuse machine impérialiste… Mais parions que l’histoire mythologique contemporaine répètera encore une fois l’histoire biblique, et que nos deux amoureux préféreront être virés !