présentation des peintures synchronistiques

vendredi, novembre 23, 2018

chorégraphier les désirs

Gilles Chambon, "L'éducation sexuelle", huile sur toile 45 x 65 cm, 2018
“Aucune œuvre érotique n'est dégoûtante si elle est artistique”, disait Egon Schiele pour répondre aux critiques morales qui lui étaient faites dans la société viennoise du début du XXe siècle. 
Les dessins de Schiele, au-delà de l’érotisme des vêtements troussés et des attitudes éminemment suggestives, nous montrent des corps déformés et comme martelés par l’intensité du regard qui les observe et de la main qui les dessine. C’est une danse violente, bien qu’immobile et régulée par la maîtrise extrême du trait… 
Egon Schiele, loin de promouvoir le vice par ses sujets érotiques, met à nu la puissance des instincts sexuels, et la beauté convulsive des rapports humains charnels qui en résultent. 

Dans cette peinture synchronistique, j’ai donc rapproché deux dessins du maître viennois pour suggérer la découverte réciproque que les amants font de leur corps, et j’ai campé cette scène dans un décor (composition abstraite d’Albert Bitran, réadaptée) symbolisant pour moi la violence régulée de cette chorégraphie des désirs intimes.

Egon Schiele, Femme au turban vert, 1914, localisation inconnue
Egon Schiele,  Homme nu debout, de dos, 1910, localisation inconnue
Albert Bitran, "CRAFT OCRE - 1971",  gouache et fusain sur papier marouflé sur toile, 90,50 x 61 cm, localisation inconnue



jeudi, novembre 15, 2018

La vieillesse rendant hommage à la jeunesse

Gilles Chambon, La vieillesse rendant hommage à la jeunesse, huile sur toile 68 x 50 cm, 2018
Certains artistes ont eu la chance de faire une longue carrière, et ont dessiné et peint jusqu’à leurs dernières années. 

L’autoportrait de Picasso (dit « autoportrait face à la mort »), placé au milieu de ma toile, a été fait en 1972, lorsqu’il avait 91 ans, quelques mois avant son décès. 

Pablo Picasso, Autoportrait face à la mort, 1972, crayon et pastel sur papier 65,5x50,5cm collection particulière, Tokyo

La prégnance exorbitée de cette ultime caricature, à la fois autodérision, et dernier élan d’un art qui n’a rien perdu de son acuité, montre, dans ma peinture, l'artiste se remémorant une dernière fois les douceurs révolues de ses tendres années : dans le cadre à gauche, un couple extrait de son tableau « La vie » (1903), moment d’apothéose de sa période bleue ; le peintre n’avait alors que 22 ans… 

Pablo Picasso, La Vie, 1903, huile sur toile, 196,5 x 129,2 cm, Cleveland Museum of Art
Et dans le cadre de droite, une ondulante baigneuse extraite d’un petit tableau peint en 1918 à l’âge de 37 ans (il était en voyage de noces à Biarritz avec sa femme Olga Khokhlova).

Pablo Picasso, Les Baigneuses, 1918, Huile sur toile, 27 x 22 cm, Musée national Picasso, Paris
Picasso a produit plus d'une dizaine de milliers d’œuvres, et a su garder intact sa créativité grâce à la jeunesse de son cœur. C’est pourquoi je l’ai imaginé au soir de sa vie rendant hommage à l’éternelle jeunesse.
Le décor de cette peinture synchronistique instrumentalise un tableau (réadapté pour la circonstance) que le grand artiste italien Lucio Del Pezzo, âgé aujourd’hui de 84 ans, a composé lorsqu’il avait 29 ans. 

Lucio Del Pezzo, Etude I, 1962,  Technique mixte et collage sur carton, 35 x 48,5 cm
Donc, prenez tous les âges évoqués ici : 91 + 22 + 37 + 84 + 29… Divisez les par 4 (puisqu’il y a 4 fragments de tableaux – si l’on excepte la main de Guernica), et vous obtiendrez (avec une faible marge d'erreur) l'âge avancé auquel je viens de réaliser cette toile !

lundi, novembre 05, 2018

À propos d’une peinture représentant un passage peu illustré de l’Énéide

Anonyme, seconde moitié du XVIe siècle, L'épreuve de course à pied des jeux siciliens (Énéide, chant V, 286-361), huile sur toile 51,5 x 63,5cm, collec.  priv.
À  la Renaissance, les humanistes considèrent l’Énéide de Virgile comme le modèle absolu de l’art poétique. C’est à son aune que l’on juge les créations littéraires contemporaines, notamment l’Orlando furioso, de l’Arioste. 
La longue épopée de dix mille vers écrite par Virgile sous le règne d’Auguste nous conte l’histoire d’Énée, rescapé, avec quelques compagnons d’armes, son fils Ascagne et son vieux père Anchise, du saccage de Troie, et fuyant à travers la Méditerranée pour finalement arriver dans le Latium et poser les bases de la civilisation romaine. Virgile, par ce poème, ancrait Rome et Auguste dans une glorieuse ascendance, Énée étant un demi-dieu (fils du mortel Anchise et de la déesse Aphrodite). Mais il voulait aussi se mesurer à Homère, le plus grand des poètes grecs : ainsi l’Énéide ne cesse de rappeler l’Iliade et l’Odyssée, beaucoup d’épisodes renvoyant en miroir à ceux de l’épopée homérique.

Les peintres de la Renaissance se sont bien sûr emparés du sujet, et l’histoire d’Énée donna lieu, du XVIe au XVIIIe siècle, à de nombreuses compositions picturales, se limitant cependant le plus souvent aux épisodes les plus prisés : Énée portant Anchise sur son dos et fuyant Troie en flammes, et surtout les aventures du héros troyen avec Didon, la reine carthaginoise. Il y eu aussi quelques grands cycles décoratifs se rapportant aux principaux passages de l’Énéide (voir http://www4.ac-nancy-metz.fr/langues-anciennes/Textes/Virgile/Didon.htm) : 

  • Dosso Dossi réalisa à partir de 1514 dix peintures illustrant l’Énéide pour le cabinet d’Alfonse d’Este au château de Ferrare
  • Au XVIe siècle, on produisit plusieurs séries de tapisseries de Flandre  dédiées à l’Énéide, dont une conservée à la villa Malfitano à Palerme (entre 1515 et 1520, cartons dus à un élève de Michiel de Coxcie ) et une autre série à Hampton Court, dont les cartons sont attribués à Barend Van Orley. Une troisième série, aujourd’hui perdue, était tirée de cartons dus à Perino del Vaga (élève de Raphaël)
    Une des tapisseries de Flandres de la Villa Malfitano à Palerme, représentant les bateaux d'Énée détournés par Junon sur la Sicile (vers 1515-20)
  • Nicolo dell’Abate et son atelier, vers 1550, réalisèrent douze fresques sur l’histoire de Didon et Énée (salle de l’Énéide du Palais Spada-Capodiferro, Rome), et une autre série dans la forteresse de Scandiano près de Modène
  • Nicolo dell’Abate et son atelier, vers 1540, Vénus prie Neptune de protéger les navires d'Énée (Chant V de l'Énéide), fresque 111 x 84 cm, Palazzo Ducale di Sassuolo (provenant de Scandiano)
  • Carlo Urbino (Crema, 1525-1585) peignit à fresque au palais del Giardino (Sabbioneta) huit épisodes de l’Énéide
    Carlo Urbinbo, "Énée quitte Troie avec son père Anchise et son fils Ascagne (vers 1585) - Studiolo del Duca - Jardin du Palais - Sabbioneta (Mantoue)
  • Les trois Carracci, Fancesco Albani, et Bartolomeo Cesi, réalisèrent un ensemble de fresques sur l’histoire d’Énée, au palais Fava, à Bologne (1585-1588). Ces fresques ont donné lieu à une série de douze scènes gravées de Flaminio Torri et Giuseppe Maria Mitelli, publiées en 1663
    Agostino, Annibale, et Ludovico Carracci, fresque représentant une scène de la guerre de Troie, Palais Fava, Bologne
  • Au XVIIe siècle, il y eut aussi plusieurs séries de tapisseries sur l’histoire de Didon et Énée, les unes créées vers 1670 dans l'atelier de Michiel Wauters à Anvers, dont on connaît des éditions différentes, d’après des carton de Giovanni Francesco Romanelli ; d’autres, en 1650, faites dans l’atelier de Jan de Raedt ; d’autres encore, faites à Aubisson également dans la seconde moitié du XVIIe s., sur des dessins d’Isaac Moillon 51614-1673)
    Tapisserie de Michiel Wauters d'après un carton de G. F. Romanelli, c. 1670, Passadena, Californie
  • Antoine Coypel (1661-1722) réalisa vers 1700 les fresques de la galerie de l’Énéide du Palais-Royal (détruites en 1781-83)

L’Énéide de Virgile se divise en douze Livres ou Chants :

Livre I : Arrivée d'Énée à Carthage, 
Livre II: Chute de Troie - Mission d'Énée
Livre III: Livre des voyages et des prophéties
Livre IV : Le roman d'Énée et de Didon
Livre V : Le séjour des Troyens en Sicile. Jeux funèbres
Livre VI : La descente aux Enfers
Livre VII : Arrivée au Latium - La guerre est inévitable
Livre VIII : Visions de la Rome future : Pallantée - Le bouclier d'Énée
Livre IX : Siège du camp troyen - Nisus et Euryale
Livre X : Combats - Morts de Pallas, Lausus et Mézence
Livre XI : Deuils, trêve et pourparlers - Geste de Camille
Livre XII : Dénouement

Contrairement aux Livres II et IV qui ont largement inspiré les peintres, le Livre V, qu’illustre la peinture étudiée ici et présentée en début d'article,  a laissé beaucoup moins de traces picturales.

L’argument du Chant V est le suivant : pendant une étape en Sicile, Énée enterre son père Anchise et organise des jeux funèbres en son honneur : il a décidé en effet de revenir à Drépane (ville de Sicile), où est mort Anchise l'année précédente, avant son départ pour Carthage. Là, il est accueilli par le roi Aceste (Troyen par sa mère), qui l'autorise à organiser neuf jours de jeux funèbres pour enterrer son père. Les épreuves des jeux funèbres sont les suivantes : 
  • Régate de galères
  • Course à pied
  • Lutte (combats de boxe avec cestes)
  • Tir à l’arc
  • Et en fin des jeux, une parade de chars
Dans ce Chant sur les jeux funèbres, il y a clairement un rappel du Chant XXIII de l’Iliade dans lequel Achille organise des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle ; Homère y mentionnait alors huit épreuves, qui préfigurent les jeux d'Olympie :

- la course de chars
- le pugilat
- la lutte
- la course à pied
- le combat
- le lancer du disque
- le tir à l'arc
- le lancer du javelot

Dans les cycles de fresques, tapisseries, et peintures que j’ai évoqués plus haut, Dosso Dossi semble suggérer très librement dans une de ses dix peintures pour le château de Ferrare, les jeux siciliens ; on peut en effet penser qu’au centre du tableau (voir ci-dessous), il y a une allusion à l’épreuve de course à pied, dans laquelle le Troyen Nisus qui a glissé sur une flaque, entraîne dans sa chute son principal concurrent Salius, faisant ainsi gagner son jeune ami Euryale (Chant V, 315 à 340).
Dosso Dossi, Les jeux siciliens, c. 1515 (illustration de l'Énéide) huile sur toile, aujourd'hui au Barber Institute, Birmingham
Mise à jour juin 2019: Dans le cycle des fresques du Palazzo Fava à Bologne, celles de Bartolomeo Cesi illustrent les jeux siciliens, et l'une des fresques représente l'épisode de la course à pied, avec une mise en scène et un style relativement proches du tableau analysé dans cet article :

Bartolomeo Cesi, Jeux siciliens, épreuve de course à pied, fresque du Palazzo Fava 1585-88, Bologne

Cependant pour voir la représentation systématique de chacune des épreuves, il faut abandonner la peinture et se reporter à quelques unes des illustrations manuscrites et imprimées de l'œuvre de Virgile.  Voici celles d'un manuscrit de 1458 (probablement élaboré aussi à Ferrare) : Publius Vergilius Maro, Opera omnia, auteur Servius, Maurus Honoratus, 1458, conservé à la BNF, MS Latin 7939 :

Jeux siciliens, la régate, BNF, MS Latin 7939A folio 110r
Jeux siciliens, la course à pied, BNF, MS Latin 7939A folio 112v
Jeux siciliens, la lutte, BNF, MS Latin 7939A folio 114v
Jeux siciliens, le tir à l'arc, BNF, MS Latin 7939A folio 115v
Jeux siciliens, La parade de chars (?), BNF, MS Latin 7939A folio 117r
On trouve dans un autre manuscrit une illustration groupant plusieurs épreuves, et une autre représentant la lutte (combat de cestes) entre Entelle le Sicilien et Darès le Troyen (Chant V, 425 à 460) :
Jeux siciliens, combat d'Entelle et Darès, Énéide de Virgile , Manuscrit (Rome) 1483 – 1485, King's 24, folio 88, British Library

Le combat de cestes sera aussi illustré au XVIe siècle (vers 1520) par une gravure de Marco Dente, probablement d’après un dessin de Raphaël, qui lui-même réinterprétait un bas-relief antique du IIe siècle :
Marco Dente, le combat d'Entelle et Darès, gravure, c. 1520
Une vingtaine d’années plus tard (vers 1544), Luca Penni élabora un grand dessin, très fidèle au texte de Virgile, montrant le combat de cestes entre Entelle et Darès :
Luca Penni, Le combat entre Entelle de Sicile et Darès de Troie, c 1544,  plume encre brune et lavis, rehauts de gouache blanche, 36,1 x 51,8 cm,                Pushkin Museum of Fine Arts, inventaire 6757., Moscou
Ce dessin de Penni est particulièrement intéressant parce qu'il transpose en image de façon très savante le texte de Virgile; de plus sa scénographie n'est pas sans rappeler celle de notre peinture anonyme illustrant la course à pied.
De cette épreuve de course à pied, mis à part la fresque de Bartolomeo Cesi montrée plus haut, il ne nous reste du XVIe siècle, à ma connaissance, que l’une des gravures sur bois imprimée par Johann Grüninger, pour le Virgile édité par Sébastien Brandt à Strasbourg en 1502 (folio 238 v.) :


Ensuite, il faut attendre 1658, avec la traduction anglaise des œuvres de Virgile par John Ogilby, publiée à Londres par Thomas Roycroft, et gravée par W. Hollar, W. Faithorne et P. Lombart ; l’une des images gravée par Pierre Lombart, sur un dessin du peintre allemand Franz Cleyn, représente l’épreuve de course à pied des jeux siciliens en l’honneur d’Anchise:


Revenons donc au tableau en tête de cet article, que j’ai découvert par hasard dans une salle des ventes. Il est particulièrement intéressant parce qu’il est sans doute une des rares peintures qui nous soient parvenues représentant cette épreuve des jeux funèbres organisés par Énée. Comme je l'ai dit, on peut la rapprocher, pour la mise en scène générale, de la fresque de Bartolomeo Cesi et du dessin de Luca Penni conservé à Moscou illustrant l’épreuve de lutte, même si, on le verra, la fidélité au texte de Virgile est ici plus approximative, et le style plus grossier et nettement moins fluide que ceux de Cesi et de Penni. La composition est néanmoins encore emprunte de l’influence maniériste des maîtres italiens de l’école de Fontainebleau ; elle doit donc être située dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ce pourrait être une œuvre génoise, son style rappelant un peu celui des fresques d’Andrea Semini (1525-1595) ; Perino del Vaga et son élève Luca Penni furent à Gènes pendant plusieurs années autour de 1530 et influencèrent l’école maniériste génoise.

Regardons maintenant ce tableau anonyme : comme le dessin de Penni, il est composé de trois bandes horizontales : 
  • Celle du lointain, où l’on voit les bateaux troyens qui rappellent le périple d’Énée, et sont peut-être aussi une allusion à la régate qui vient d’avoir lieu (bien que Virgile mette en compétition quatre trirèmes se déplaçant à la rame) ;

  • Celle du plan médian, où sont assemblés la masse des spectateurs, et où l’on découvre aussi quelques unes des récompenses promises aux concurrents ; 

  • Celle du bas, enfin, correspondant au premier plan, où se déroule l’action de l’épreuve engagée… Dans cette peinture, il est facile de repérer les personnages de la course : tombé à terre en bas à gauche c’est Nisus, qui a glissé sur une flaque de sang laissée après le sacrifice d’un taureau offert aux dieux marins par Cloanthe, le vainqueur de la régate. Le deuxième est Salius, qui pense remporter l’épreuve, ne sachant pas encore que Nisus va le faire chuter ; le troisième est le jeune éphèbe Euryale, ami de Nisus, et qui grâce à lui va finalement arriver le premier ; viennent ensuite Hélymus et Diorès, puis sans doute Patron et Panopès, les seuls concurrents dont Virgile mentionne les noms. 

Si nous analysons ensuite le plan médian, nous voyons d’abord assis sur un trône au centre de la scène, un homme d’âge mûr, portant un sceptre, et la tête ceinte d’un turban surmonté d’une couronne. S’agit-il du roi Aceste ou du héros Énée ? Si le peintre a suivi le texte de Virgile, c’est Énée qui préside aux jeux (le vieil Aceste sera d’ailleurs lui-même concurrent pour l’épreuve de tir à l’arc – il ne peut donc présider). Pourtant ce personnage ne correspond pas à l’image que nous avons du héros troyen, représenté depuis la Renaissance avec un casque à l’antique, notamment par Luca Penni. Mais si l’on regarde les représentations plus anciennes d’Énée, notamment celles de Johann Grüninger de 1502, on voit qu’il porte sur certaines des gravures un turban et une couronne. La seule différence, pour les gravures de 1502, est que le reste de sa tenue est médiévale, et non à l’antique, comme sur notre tableau.
Détail de "la préparation du duel entre Énée et Turnus, extrait du Virgile édité par Sébastien Brandt à Strasbourg en 1502

Le peintre a peut-être hésité : il connaît les casques antiques, puisqu’il en coiffe l’un des spectateurs sur la gauche. Et si ce roi oriental est bien Énée, alors, où est Aceste, que Virgile nous décrit portant un manteau fait de la peau d’une Ourse de Lybie (sur l’image du combat de cestes de Luca Penni, Aceste, debout à la droite d’Énée, est vêtu d’une peau de lion, variante moderne de la peau d’ourse) ?

Parmi les personnages assemblés de part et d’autre, qui peut-on reconnaître ? Certains ont une cuirasse, d’autres des vêtements plutôt orientaux ; la plupart sont coiffés de turbans, mais un homme, tout à fait à droite, porte un bonnet phrygien (la Phrygie correspond à la Troade, où se trouve le mon Ida qui abrita les amours d’Aphrodite et d’Anchise). Il est sans doute vain de vouloir retrouver dans ce groupement hétéroclite des représentations personnalisées : Virgile non plus, dans les vers qui décrivent la course, ne parle pas des spectateurs et se contente de désigner les participants à l’épreuve en cours. Il préfère détailler les trophées destinés aux concurrents.

Et là, notre peintre va aussi nous présenter quelques uns de ces prix :


Sur la gauche, les trophées portés par les trois personnages situés à l’avant, sont une lourde cuirasse placée en haut d’une hampe, et deux vases de bronze doré. Ces objets correspondent aux deuxième et troisième prix accordés aux vainqueurs de la régate (épreuve ayant précédé la course à pied) – cf vers 258 à 267 du chant V.


Sur la droite, on aperçoit au second rang un faisceau d’armes surmonté d’une couronne de laurier, puis portée par l’homme à la gauche d’Aceste, la peau d’un lion (difficilement visible), fixée au sommet d’une lance ; encore plus à droite, on aperçoit l’encolure d’un cheval blanc tenu par la bride, derrière un homme à barbe blanche qui porte au bras gauche un grand bouclier doré. Il s’agit bien là des récompenses destinées aux lauréats de la course à pied : Salius reçevra « la peau immense d'un lion de Gétulie, à la lourde fourrure et aux griffes dorées » ; Nisus, concurrent malheureux, aura « le bouclier, chef d'oeuvre de Didymaon, que les Grecs avaient détaché de la porte du sanctuaire de Neptune » ; Euryale gagne le premier prix « un cheval aux phalères magnifiques » ; par contre on ne voit pas sur le tableau les deuxième et troisième prix de la course, qui sont un carquois d’Amazone avec ses flèches, et un casque d’Argos (à moins que le casque soit l’objet bizarre qui semble placé dans le vase tenu par le personnage de la partie gauche du tableau, lui-même coiffé d’un casque).

On constate donc que l’auteur de la peinture, s’il a bien lu le texte de Virgile, et s'il a réuni dans sa composition picturale quelques-uns des éléments rapportés par le poète latin, il semble le faire de façon un peu arbitraire, sans qu’on comprenne vraiment pourquoi il a choisi tel élément plutôt que tel autre. Le plus étonnant restant d’ailleurs ce non repérage d’Aceste, et aussi l’absence du fils d’Énée, Ascagne. On pourrait penser qu'il n'a pris connaissance que du passage précis du chant V qu’il représente ici, et dans lequel Virgile ne parle ni d’Aceste, ni d’Ascagne. Mais c'est peu probable, car cette peinture, décrivant un passage anecdotique ne revêtant aucune importance symbolique particulière,  et donc ne justifiant pas la création d'un tableau isolé, faisait certainement partie d'une série illustrant plusieurs des chants de l'Énéide. Le peintre avait donc forcément une connaissance plus ou moins précise de l'ensemble de l'histoire d'Énée. Alors gageons que peut-être d'autres peintures de cette série, probablement destinées aux murs d'un cabinet, ont survécues et pourront un jour être redécouvertes !