Les pensées, et les raisonnements qui y sont naturellement associés, s’organisent toujours dans l’esprit humain selon des axes sémantiques à deux pôles : le bien et le mal, l’avant et l’après, le haut et le bas, la droite et la gauche (en politique aussi), le masculin et le féminin, l’individuel et le collectif, le positif et le négatif, le dedans et le dehors, la richesse et la pauvreté, le plein et le vide, le grand et le petit, le lourd et le léger, le clair et l’obscur, le savant et l’ignorant, le rugueux et le lisse, le pur et l’impur, le beau et le laid, etc., etc…. on pourrait décliner à l’infini les exemples, alors qu’il serait très difficile de trouver ne serait-ce qu’un seul véritable contre-exemple.
Collage de couverture de "Une semaine de bonté" de Max Ernst
L’idée surréaliste est justement de tenter de sortir de ce système de pensée binaire ; trouver un sens dans des choses et des événements qui ne s’organisent plus sur les axes sémantiques bipolaires. Par exemple quand Max Ernst, dans son roman-collage « Une semaine de bonté », classe sept éléments fondamentaux (et non plus quatre ou cinq comme dans les anciennes traditions), et qu’il ne les situe plus sur une figure géométrique formée d’un ou deux axes (rappelons que les éléments traditionnels sont la terre, l’air, l’eau, le feu, auxquels s’ajoute parfois l’éther. Ils s’organisent facilement du bas vers le haut, ou sur les branches d’une croix) ; les éléments de Max Ernst sont la boue, l’eau, le feu, le sang, le noir, la vue, et l’Autre. Impossible de les raccrocher à un système fait de bipolarités ; et pourtant cette énumération improbable n’est pas vide de sens et parle à notre imagination. On entre là véritablement dans une pensée non aristotélicienne (rappelons qu’Aristote expliquait les mouvements des corps par une loi naturelle qui voulait que chaque chose cherche toujours à retourner à sa vraie place, fixée depuis l’origine dans un univers dont la structure profonde paraissait immuable). Alfred Elton van Vogt, à l’instar des surréalistes, dans son célèbre cycle de science-fiction consacré aux Non-A (Le monde des Ā , Les joueurs du Ā, La fin du Ā), s’est aussi emparé de cette idée d’une pensée non aristotélicienne développée par Alfred Korzybski, mais pour en faire un argument romanesque plutôt qu’une véritable réflexion philosophique.
La difficulté est qu’une pensée non-axiologique ne permet pas d’interpréter les éléments de la réalité en utilisant des échelles de valeurs stables. Le sens naît seulement des congruences et affinités imaginaires conjoncturelles entre les êtres, les événements, et les choses. Ainsi peuvent être rapprochés ou opposés des concepts et des objets totalement hétéroclites, issus de domaines différents, pourvu que l’imaginaire soit en mesure de créer spontanément une grille sémantique ad hoc qui les mette en interférence. Il n’est bien sûr plus question alors d’échafauder des raisonnements : on est dans le domaine de l’expression (et de la compréhension) poétique pure. Mais, comme l’a montré Gaston Bachelard dans ses essais sur le dynamisme imaginaire, la composante imaginaire de l’esprit est souvent primordiale : elle précède et conditionne la façon dont telle ou telle pensée va se situer ensuite sur les axes conventionnels d’interprétation logique du réel. Le surréalisme peut être vu comme l’expression totalement libre, expérimentale, et polémique, de la pensée poétique pure. Et on peut dire que la fin (en termes d’histoire) du Mouvement Surréaliste a été causée par la dérive doctrinale (et donc axiologique) d’André Breton. Lorsque la pensée imaginaire produit un système qui ne peut plus lui-même s’auto-détourner et se réintégrer dans un autre système, c’est que ce système est devenu une échelle de valeurs fixe, et qu’il a quitté la poésie pour retourner dans le giron de la pensée aristotélicienne et du raisonnement axiologique.
Mais si le Mouvement Surréaliste est bien mort aujourd’hui, le surréalisme en tant qu’attitude artistique et philosophique est non-mort, c’est une sorte de vampire énigmatique qui se nourrit de toutes les liqueurs vitales, qui sang-tête à vivre, comme « la femme 100 têtes » de Max Ernst. Alors je crois que le surréalisme sera toujours sur-vivant.
Couverture de "La femme 100 têtes" édition de 1956