présentation des peintures synchronistiques

dimanche, décembre 21, 2014

Les saints ermites de Maerten de Vos


Saint Guthlac l'ermite, gravure de Johannes Sadeler d'après un dessin de Maerten de Vos, 1594
De la seconde moitié du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle (ce qui correspond à peu près à la période maniériste), Anvers est le centre incontesté de la production et de la diffusion des estampes faites à partir de gravures sur cuivre, lesquelles succèdent aux xylogravures et aux gravures sur fer.

Lors de la prise de la ville en 1585 par les troupes d'Alexandre Farnèse, le régent italien des Pays-Bas espagnols, certains artistes luthériens, comme la famille des Sadeler, graveurs renommés, ou des peintres comme les van Valckenborch, Hans Bol, Gillis van Coninxloo, quittent Anvers pour Munich, Francfort, Frankenthal, ou Cologne. Ils restent cependant en contact avec les Anversois et collaborent avec eux. D’ailleurs la majorité des artistes sont restés : la guilde de St Luc compte toujours entre mille et deux mille inscrits chaque année ; elle comprend notamment les membres de la chambre de rhétorique De Violieren (la Giroflée) dont la plupart était acquis aux idées protestantes – ils organisaient avec les peintres des concours de blasons, dans lesquels ils devaient résoudre et expliquer les énigmes emblématiques proposées par ces derniers. Les artistes travaillent aussi bien pour les commandes d’églises que pour la clientèle privée des protestants. Maerten de Vos est de ceux-là. Il avait beau être sympathisant des idées luthériennes, il n’en était pas moins ouvert à la commande catholique et rompu à son iconographie, aux scénographies et thèmes maniéristes de la contre-réforme, qu’il avait notamment étudié dans sa jeunesse en faisant le voyage d’Italie : il était passé par Rome et Venise, chez les peintres les plus prestigieux.

En réalité, Maerten de Vos semble avoir adhéré à une philosophie ésotérique qui transcendait les clivages religieux ; il appartenait au groupe Familia charitatis, proche des Roses-Croix, qui avait émergé à Anvers au milieu du XVIe siècle, et qui diffusait ses idées dans différents pays européens notamment à travers les gravures, qui transmettaient la symbolique associée à sa philosophie. Ces gravures sortaient de l’atelier de Christophe Plantin, sous l’enseigne Au Compas d’Or, maison prestigieuse qui se maintint dans la ville flamande jusqu’au milieu du XIXe siècle, et essaima plusieurs succursales, en particulier à Paris. Plantin, qui était un membre éminent de Familia charitas, a formé notamment Johan Sadeler, qui lui-même a beaucoup travaillé dans les années 1580-1590 avec Maerten de Vos.

Pour comprendre cette particularité des Pays-Bas et de leurs artistes, opposés à la brutalité qu’induisent les guerres de religion, il faut revenir en arrière, au XVe siècle, quand, sous la houlette de Johannes Busch, les chanoines de Windesheim diffusent la « devotio moderna », courant de spiritualité remontant à Gérard Groote (1340-1384), de Deventer. Cette dévotion moderne se répandit vite dans l’Europe chrétienne touchée par le souffle humaniste. Dans ce nouveau courant de pensée religieuse, qui infiltrait catholiques et protestants, le fidèle, en quête de nouvelles formes de religiosité moins formelles et plus intérieures, se mettait à chercher le salut dans une foi plus intense et plus personnelle. De nouveaux manuels de piété furent publiés pour guider les fidèles et leur permettre d’établir une relation intime avec le divin. Cette spiritualité a conduit au retour d’une vision affective de la vie chrétienne, dans laquelle la solitude et la contemplation étaient à l’honneur.

D’où la recrudescence d’intérêt pour l’érémitisme. Ainsi, toujours aux Pays-Bas, Denys le Chartreux avait écrit vers le milieu du XVe s. deux ouvrages faisant l’éloge de la vie solitaire : La vie et la fin du solitaire (1445), et Eloge de la vie en solitude (1455) ; voici un passage du premier :

« Pourquoi, d’ailleurs, m’attarder davantage, alors que ceux qui ont professé cette vie [solitaire] sont si nombreux et si grands qu’on ne peut les décrire dignement et parfaitement. Les saints Pères se présentent à la mémoire : les deux Paul, Antoine, les deux Macaire, Arsène, Hilarion, Pambo, Bessarion, Pasteur, Sérapion, Abraham et Moïse qui n’étaient pas inférieurs aux Hébreux portant le même nom, Sisois, Motois, Agathon, Paphnuce, d’autres encore, sans nombre, parmi lesquels Mutius et Apollonius. La langue humaine est incapable de faire leur éloge. Leur vie, et celle d’autres qui leur ressemblaient, leur solitude, leurs vertus, leur vieillesse, tout cela a été raconté par des auteurs célèbres comme Jérôme, Palladius, Cassien, Grégoire. De plus, la bienheureuse solitude n’a-t-elle pas reçu l’ornement du sexe féminin ? Ne remarque-t-on pas chez les femmes ce que peut la solitude ? Les femmes remarquables que l’on peut citer montrent qu’elles ont soutenu et illustré la solitude, et cela d’autant plus fortement que leur sexe est faible et leur sensibilité plus influençable. La façon dont la cellule, de très viles qu’elles étaient, les a rendu très pures, cela éclate particulièrement en elles, si je les contemple comme il convient. Comment pourrais-je parler comme elles le méritent de ces courtisanes bienheureuses, mais repenties véritablement et efficacement, Pélagie, Théodora, Marie l’Egyptienne, Thaïs, convertie par Paphnuce, et Marie, la parente de l’ermite Abraham ? Comme elles sont placées ailleurs en pleine lumière, je les laisse de côté. Si nous regardons avec attention, nous verrons vraiment que, comme le dit notre honoré père Guigues, la douceur des psalmodies, l’étude des lectures, la ferveur des oraisons, la pointe de la contemplation, les extases des rapts, les ruisseaux de larmes, la connaissance vraie et pleine de soi-même, tout cela ne peut être favorisé que par la solitude. » (traduction Michel Lemoine et un chartreux, édition Beauchesne, 2004).

C’est peut-être pour cela que Maerten de Vos est amené à dessiner, pour les éditeurs et graveurs Johan Sadeler et son frère Raphaël, mais aussi pour Adriaen Collaert et pour Jan van Londerseel, plus d’une centaine de modèles à la plume, représentant chacun un ermite parmi ceux répertoriés dans les nombreuses vies de saints publiées aux XVe et XVIe s. (par exemple Vies des Saints, Duval, Paris, Chesneau, 1577, in-fol). La plupart de ces saints ermites, populaires à l'époque, sont aujourd’hui totalement oubliés.

Nous connaissons toutes les gravures issues des dessins de Maerten, publiées dans quatre recueils : « Trophaeum Vita Solitariae », « Solitudo Sive Vitae Partrum Eremicolarum », « Solitudo sive vitae Foeminarum Anachoritarum » et « Monumenta Anachoretarum (parfois dénommé Sylvae Sacrae) ». 
Voici ces gravures (elles ne sont pas données ici dans l'ordre des quatre recueils publiés):










Les recueils ont été repris au début du XVIIe s. et publiés à Paris par Thomas de Leu puis Jean Leclerc et Jacques Honervogt, et à Venise par Giovanni Merlo. Imprimées inversées par rapport aux estampes de Sadeler, ces gravures ont ensuite servi de modèles à de nombreux tableaux ; par exemple, onze peintures actuellement au Musée de l'Université de Puebla au Mexique, appelées Série des Bienheureux Anachorètes de Puebla, et un dans la Collection J. Francisco Ysita del Hoyo ; ou encore les neuf toiles et cinquante-sept panneaux du Cabinet des Pères du désert, dans le château Gaillard de Vannes.

Lorsqu’on regarde toutes ces figures imaginées par Maerten de Vos, la première chose qui frappe est leur air de famille : les personnages se ressemblent : ermites avec leur barbe blanche, leur chapelet à la ceinture, leur crucifix ou leur bâton de pèlerin ; leur froc à capuchon, leur tunique de bure, ou leur torse dénudé. Les attitudes aussi convergent en quelques catégories : l’attitude de prière, debout, assis, à genoux, ou même allongé au sol ; l’attitude d’étude ou de méditation, la plupart du temps assis devant un livre ouvert ; en mortification, avec une pierre ou un fouet à la main ; enfin quelques-uns au travail dans l’ermitage, ou en déplacement. Les décors aussi sont un peu toujours les mêmes : la grotte et la cabane, le paysage de forêt ou de montagne, avec au loin une ville, un temple, une église, ou une vaste étendue d’eau. L’habileté de Maeten de Vos à composer des images équilibrées avec ces quelques ingrédients typologiques est incontestable ; d’où certainement leur popularité et les nombreuses reprises – ou adaptations qui en ont été faites en peinture au XVIIe siècle.

Passée cette première impression de ressemblance et de redite entre toutes les compositions gravées par Sadeler, Collaert, et van Londerseel, il est intéressant de remarquer que si certaines paraissent sans grand intérêt parce que trop stéréotypées, d’autres offrent une scène plus personnalisée, et font véritablement référence à un moment particulier de l’histoire légendaire de l’ermite, ou à une anecdote qui permet de l’identifier et donne davantage prise à la créativité imaginative de Maerten de Vos.

Examinons deux d’entre elles : celle dédiée au célèbre saint Antoine (±251-356) ; et celle qui nous montre un ermite méconnu hors d’Angleterre, saint Guthlac de Croyland (673-714). Autant les représentations picturales de saint Antoine abondent depuis le Moyen-Âge jusqu’au XXe s., autant celles de Guthlac sont rares hormis le dessin qu’en a livré M. de Vos. Je ne connais pour ce saint que le cycle de 1210, illustrant sa vie, dans le Harleian Guthlac Roll, conservé à la British Library de Londres.

Toutes deux nous parlent de la résistance à la tentation, enjeu principal ayant poussé ces hommes au retrait du monde, et dur combat qu’ils ont eu à livrer contre les passions impures qui continuaient de les assaillir pendant leur retraite. La tradition rapporte que si le Christ fut tenté par le diable pendant quarante jours, saint Antoine dut lutter avec ses démons pendant quarante années.


Saint antoine, gravure de Johannes Sadeler d'après un dessin de Maerten de Vos, 1583-1588

Dessin original de M. de Vos pour Saint Guthlac l'ermite,  et gravure de Johannes Sadele
Saint Guthlac, issu de la famille royale de Mercie en Grande Bretagne, avait été un chef de guerre peu scrupuleux, se livrant à de nombreuses exactions. Frappé par la foi à vingt-quatre ans, il laissa ses armes et se fit moine. Peu après, il se retira sur une île déserte au fond des marais situés au sud-ouest de l’estuaire du Wash, sur la cote est de l’Angleterre. Il y mena une vie ascétique mais, comme saint Antoine, il fut tenté par des démons, qui lui parlaient dans la langue des anciens bretons (tribus qu’il avait eu à affronter quand il était militaire). Il aurait certainement succombé s’il ne s’était pas mis sous la protection du saint apôtre Barthélémy, qui lui envoya un ange pour l’assister.
C’est cette scène qu’a représentée Maerten de Vos. Curieusement les démons n’ont pas l’air bien méchant : ils s’inspirent des animaux composites plutôt comiques de Bosch et de Bruegel ; l’accent est mis sur la déférence de Guthlac devant l’ange ; point de combat contre les démons comme on en voit souvent dans les tentations de saint Antoine ; les créatures bizarres censées venir de l’enfer, ne sont finalement là que comme les « attributs » symboliques attachés à Guthlac.

Le dessin original de M. de Vos, par rapport auquel la gravure est inversée, ce qui est normal, nous montre la sûreté du trait et de la composition, et l’impeccable précision des formes malgré la légèreté du dessin. D’ailleurs Sadeler, le graveur, qui apporte la précision des traits et le contraste des ombres, reste très fidèle au dessin.

Examinons à présent la gravure de saint Antoine : même constat que pour Guthlac, Antoine reste indifférent aux démons qui cherchent à capter son attention, et se concentre sur son livre, face à un crucifix. Deux des créatures maléfiques, derrière lui, sont de curieuses chimères, en particulier celle de droite qui à un corps de lévrier, une tête en forme de spatule, une queue en tire-bouchon (allusion au cochon de st Antoine ?) et des pattes d’aigle. La diablesse ailée et dénudée sur le côté, qui tient un miroir et une queue de paon – attributs de la séduction et de la vanité, est une allusion directe aux plaisirs de la chair.
Dans une autre composition de Maerten représentant la tentation de saint Antoine, gravée par Joan Baptista Vrients, on voit aussi l’association entre les démons bruegeliens et une créature féminine poitrine nue, tenant cette fois un hanap et un sac d’or, symbolisant la séduction des plaisirs terrestres (ivresse, lubricité, appât du gain). Là encore, le saint ne semble pas avoir trop de difficulté à ignorer les tentations envoyées par le diable.


Si l’on compare le programme iconographique de ces gravures avec celui des représentations de saint Antoine peintes sur les retables, notamment le retable de la cathédrale d’Anvers dû à M. de Vos (conservé au Royal Museum of Fine Arts d’Anvers) on est frappé par la différence : Sur la grande peinture du retable, l’artiste nous met en face d’une sorte d’épopée où sont représentées sur le même panneau l’enterrement de saint Paul en bas, la tentation de saint Antoine dans le ciel, et à l’arrière plan, plusieurs épisodes des rencontres de Paul et Antoine. La scène de tentation nous montre le combat dramatique et délirant que livre le saint avec des démons grimaçants qui l’agrippent et l’entraînent dans les airs, le menaçant avec toues sortes d’ustensiles. On est là dans la continuité des tentations fantasmagoriques imaginées par Bosch, Schongauer, ou Grünewald.
M. de Vos, Tentation de st Antoine et enterrement de st Paul, retable de la cathédrale d’Anvers, conservé au Royal Museum of Fine Arts d’Anvers

Les gravures sont dans un tout autre registre : ce sont de simples images pieuses. Si «l 'originalité est un des critères généralement retenus pour décider de la valeur artistique d'une œuvre, […] les images cultuelles – et plus particulièrement l'imagerie imprimée – ne s'en soucient nullement. Au contraire : plus l'estampe se conforme à un type iconographique traditionnel et plus elle a des chances d'être considérée comme une image sainte. » (Marlène Albert-Llorca, L'image à sa place, Approche de l'imagerie religieuse imprimée, in revue Terrains, mars 1992). Donc, même si les gravures d’ermites de M. de Vos intègrent les conquêtes de la scénographie picturale de la Renaissance, comme le paysage et d’une manière générale le relatif réalisme des scènes, qui témoignent du courant maniériste, elle n’en restent pas moins avant tout des images de dévotion dont le caractère emblématique surdétermine le traitement iconographique. Pour nous aujourd’hui, c’est peut-être cela qui leur confère ce charme un peu désuet.

dimanche, novembre 23, 2014

Retour de pêche synchronistique

Gilles Chambon, "Retour de la pêche, ou l'abondance", huile sur toile 54x73cm, 2014
 Le retour de la pêche est un thème récurrent de la peinture du XIXe siècle et du début du XXe ; on y voit généralement des voiliers qui rentrent au port, de préférence en Bretagne, et des matelots hâlés, souvent attendus par leurs femmes sur la grève. Mais ici, le retour de pêche devient très ambivalent : les deux jeunes pêcheuses sont très dénudées, et dans un environnement plutôt urbain, avec table et bouteille évoquant un bar… Leur panier de maquereaux serait-il alors une allusion à la prostitution ? Avec mon âme romantique, je préfère y voir simplement une allégorie de la prospérité et de l’abondance.

Les deux figures viennent pour l’une d’un tableau de Jean Souverbie, « Jeune femme avec un panier de poissons », et pour l’autre d’une peinture de Mario Sironi, « Nu avec arbre ». Le décor est  conçu à partir d’un assemblage de deux paysage urbains, également de Sironi, et d’une « nature morte avec moulin à café et bouteille », de Juan Gris.

mercredi, novembre 19, 2014

La Tour Triangle, un beau gâchis


Depuis plus de six ans des architectes, des ingénieurs, et des chargés de communication travaillent sur ce grandiose et symbolique projet pour la porte de Versailles à Paris, aux frais de la Chambre de Commerce de la Région Paris-Ile de France – c’est-à-dire aux frais du contribuable, et il semble qu’il ne verra finalement pas le jour.
La tour Triangle, à tort ou à raison, a cristallisé en elle les principaux affrontements idéologiques et culturels qui animent le débat autour de l’urbanisme du XXIe siècle. Tant d’erreurs ont été faites au XXe siècle, qu’il est permis de réfléchir un peu avant de prendre une position de principe.

Passons donc en revue les principaux arguments des pro-tour et des anti-tour :

Les pro-tour :
-    Les tours sont un progrès technologique et un symbole de modernité mis en œuvre dans toutes les grandes capitales mondiales, pourquoi Paris devrait-il y échapper ?
-    Les détracteurs de la tour triangle sont des passéistes, comme ceux de la tour Eiffel voilà plus d’un siècle – et l’histoire leur a donné tort.
-    La conception architecturale de la tour – due à Herzog & De Meuron, deux des plus grands noms actuels de l’architecture, permet de respecter les grandes perspectives urbaines du Paris haussmannien ; et l’environnement immédiat, souvent défectueux au pied des tours, est ici bien réfléchi.
-    À densité égale, la construction en hauteur permet de libérer de l’espace au sol pour les « espaces verts » et les équipements.

Les anti-tour :
-    Les tours c’est comme les centrales nucléaires : c’est dangereux (on l’a vu avec les twin towers) et ce n’est pas parce que c’est un progrès technologique qu’il faut en construire partout.
-    Paris est une exception, une ville unique dans le monde par la qualité et la préservation de son l’urbanisme haussmannien ; il faut le protéger contre toute volonté hâtive d’y libérer la création tous azimuts ; une tour triangle, ou tétraèdre, ou branculée de n’importe quelle façon, ne sied ni à Paris, ni à Venise, ni dans aucun des hauts lieux du patrimoine mondial.
-    La prise de conscience écologique condamne à terme les tours, très énergivores, au bilan carbone désastreux, et au coût d’entretien énorme. Comme les dinosaures, elles sont vouées à disparaître…
-    Les tours symbolisent en fait le mauvais côté de la mondialisation, à savoir celui de la toute puissance de l’argent.
-    Pourquoi construire des dizaines de milliers de m2 de bureaux alors qu’on sait que beaucoup de ceux qui sont à louer à Paris restent vides ou sont reconvertis en logements ?

En fait, les arguments de fonctionnalité et d’usage en faveur de la tour ne tiennent pas : il y a effectivement pléthore de bureaux à Paris, et suffisamment de friches urbaines pour créer des équipements et des jardins publics ou collectifs, sachant que la surface d’un espace vert est souvent inversement proportionnelle à la qualité de son aménagement. L’argument du verdict de l’histoire – avec pour exemple la tour Eiffel, ne tient pas non plus. Certes, la tour Eiffel est devenue le symbole incontournable de Paris, et personne aujourd’hui n’imaginerait s’en passer. Mais si les anti-tour avaient gagné et qu’elle n’avait pas été construite, non seulement personne ne la regretterait aujourd’hui, mais peut-être même que nous serions contents d’avoir échappé à une énième utopie comme les architectes et les ingénieurs en produisent des quantités à chaque siècle. Mais reconnaissons que si certaines de ces utopies, comme le plan Voisin, mettaient réellement en péril la cohérence de la ville, ni la tour Eiffel, ni la tour Triangle, n’ont à elles seules le pouvoir de détruire l’harmonie générale de Paris ; et tant que l’utopie réalisée reste un épiphénomène, une fantaisie limitée dans l’espace, on ne peut la rejeter sous prétexte qu’elle détruit le paysage urbain. 
Remarquons toutefois que si la tour Eiffel est réellement transparente et aérienne, ce n’est pas vraiment le cas de la tour Triangle ; gageons que si elle était construite, les courants d’air générés au pied d’une telle masse rendraient à coup sûr ses abords bien peu agréables. De plus la tour Eiffel n’a quasiment pas d’autre fonction que symbolique, et c’est pourquoi elle est restée unique. Mais ce n’est pas le cas de la tour Triangle, qui est plutôt destinée à constituer un précédent, et à ouvrir la porte à une ribambelle d’autres objets de grande hauteur lardant ce pauvre tissu haussmannien qui n’en pourra mais.

Alors on voit que la vraie question sous-jacente est : quels symboles notre temps doit-il inscrire dans l’espace de la capitale ? 
Ceux qui s’engouffrent dans la mode des tours, sous prétexte de vivre avec leur temps, ne font-ils pas la même erreur que les adolescents qui croient affirmer leur personnalité en arborant sur leur blouson une marque de vêtement chic ? L’intelligence nous pousse à écarter ces enfantillages, poussant chaque pays à rivaliser de prouesse architecturale avec ses voisins, du type : c’est moi qui est la plus haute, ou la plus belle, ou la plus chic…
Efforçons-nous de laisser une trace plus solide pour les générations futures. Le fait de résister à une mode n’est pas forcément se cramponner au passé. Ouvrons donc l’espace parisien aux véritables idées innovantes, approfondies, révolutionnaires… Et pas aux bâtiments gadgets, qu’ils soient triangulaires ou ogivaux, ou en chou-fleur, et même s’ils sont signés Herzog & De Meuron, Jean Nouvel, ou Frank Gehry. À moins qu’on considère que ce qui caractérise le mieux notre temps est justement la toute puissance du gadget et de l’argent, comme on peut le croire si l’on s’en remet à l’art contemporain, avec les chiens-jouets géants de Jeff Koons et le plug-sapin de Noël de Paul McCarty…

mardi, novembre 04, 2014

Bucéphale


Gilles Chambon, "Bucéphale", huile sur toile, 54x54cm, 2014

La légende raconte que le cheval d’Alexandre le Grand, nommé Bucéphale (ce qui pourrait se traduire par tête de bœuf), descendait des juments carnivores de Diomède, qu’Hercule avait ramenées au roi Eurysthée, puis apprivoisées.

La nature morte au crâne de taureau de Picasso (1939), et quelques chevaux peints sur les parois de Lascaux (il y a 17000 ans), m’ont donné prétexte à cette nouvelle fantaisie synchronistique. On devine aussi dans les motifs du fond de la composition, quelques fragments d’une autre oeuvre cubiste du maître espagnol : la nature morte à la bouteille de rhum (1911).

samedi, octobre 25, 2014

Les natures mortes post-cubistes d’Edgar Scauflaire


Edgar Scauflaire, Nature morte aux mandarines, huile sur panneau, 77x51cm, 1957, collection privée
Hors de la Belgique, peu de gens connaissent le peintre Liégeois Edgar Scauflaire (1893-1960). Il fut pourtant l’un des meilleurs représentants de la  peinture moderne de Wallonie, de 1920 aux années cinquante. Proche de certains peintres du mouvement de l’Art déco en France, comme du Novecento milanais, mélangeant modernité et classicisme, il peut être rapproché, en particulier pour les natures mortes, du Bordelais André Lhote et, dans une moindre mesure, de l’Italien Gino Severini. Quelques exemples permettront de comparer ces peintres.

Mais avant cela, situons rapidement le contexte. L’histoire artistique d’Edgar Scauflaire commence en 1917 : à la fois peintre et journaliste-poète, après avoir terminé ses études à l’Académie des Beaux Arts de Liège, il participe au groupe des « Hiboux » fondé par son collègue Luc Lafnet. Et pendant toute la décennie suivante, lui et ses amis peintres ou poètes liégeois ne vont cesser de créer de petits cercles artistiques, comme «le Cénacle», «L’Aspic» ou «La Caque» dans lesquels Scauflaire côtoie notamment Jeph Lambert, Auguste Mambour, et le jeune Georges Simenon  (il n’a que dix-sept ans lorsqu’il publie «Les ridicules», petite brochure où il lance quelques piques à Lafnet et Scauflaire). En 1923, c’est le groupe « Sélection », puis en 1926, le groupe « L’escalier » qui intègrent un nouveau venu, Robert Denoël, le futur éditeur âgé alors de 22 ans. Denoël se lie avec Scauflaire, écrit un article sur lui en 1923, lui commande son portrait, puis lui fait réaliser en 1925 le portrait de son ami le poète Mélot du Dy pour la couverture de son recueil de poèmes « Amours », qui paraîtra à la NRF en 1929. Peu de temps avant, en 1924, André Lhote, qui assurait la critique d’art à la NRF, avait aussi fait le portrait de Mélot du Dy pour la couverture de « Hommeries ».
Extrait du site Robert Denoël, éditeur (www.thyssens.com)

Donc Robert Denoël pourrait bien être celui qui a rapproché Scauflaire de Lhote. Le jeune éditeur quitte Liège pour s’établir à Paris à partir de 1926, mais garde des liens avec ses amis peintres wallons. On peut supposer qu’il les mit en contact avec ses nouvelles relations, parmi lesquelles André Lhote occupe une place importante, puisqu’il publiera, entre 1933 et 1943, quatre de ses livres sur la peinture : « La peinture – le cœur et l’esprit », 1933 ; « Parlons peinture », 1936 ; « Peinture d’abord », 1942 ; « Petits itinéraires à l’usage des artistes », 1943.
Ajoutons à cela qu’Edgar Scauflaire, s’il est resté toute sa vie à Liège, n’en a pas moins voyagé à travers l’Europe et le monde au fil de ses commandes et expositions. À côté des expositions personnelles dans les principales villes belges et à Paris, il a participé à la plupart des manifestations officielles de l'art belge à l'étranger. À la Biennale de Venise en 1924, 1938 et 1948, à la Biennale de Sao Paulo en 1951 et 1953, à la Biennale de Menton en 1953, au Salon des Tuileries en 1949, et à l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Nous n’avons cependant pas trace d’un contact direct avec André Lhote, mais il est très probable qu’ils se sont souvent croisés. Et comme Edgar Scauflaire enseignait aussi, les écrits de Lhote sur la peinture lui étaient familiers, comme en a témoigné Auguste Francotte (un de ses disciples - voir Edgar Scauflaire, peintre-poète, D. Quirin et L. Maraite, 1994, p. 111).

La plupart des natures mortes post-cubistes de Scauflaire ont été exécutées entre 1942 et 1957. On a dit qu’elles reflétaient l’influence de Georges Braque, mais il paraît en fait plus proche des post-cubistes issus de « La section d’or » (groupe constitué à Puteaux en 1911 chez Jacques Villon, par opposition à Braque et Picasso établis à Montmartre), comme Louis Marcoussis et surtout, bien sûr, André Lhote ; ils développeront comme lui une conception décorative et harmonique, les rapprochant parfois un peu de Matisse.

Les quelques exemples ci-après montrent la parenté évidente entre Scauflaire et Lhote, même si ce dernier a généralement une palette un peu plus contrastée et un tracé plus nerveux.





Pour d’autres sujets, comme le « Marin et la Martiniquaise » que Lhote a peint en 1920 et repris en 1930, il semble qu’Edgar Scauflaire s’en soit directement inspiré.

On trouve également certaines similitudes de compositions dans leurs nus :

À gauche, "Nu aux oranges" (étude de Scauflaire non datée); à droite, "Femme nue allongée" de Lhote, 1930


Regardons maintenant un autre artiste dont les natures mortes post-cubistes ont aussi un air de famille avec celle d’Edgar Scauflaire. Il s’agit du peintre italien Gino Severini (1883-1966), qui a appartenu successivement au mouvement futuriste et au mouvement Novecento milanese, pour revenir au cubisme et finir par ouvrir une école d’art à Paris, en 1956. La plupart de ses natures mortes post-cubistes datent de la même période (années 40-50) que celles de Scauflaire. Comme lui, il semble influencé par la Section d’or : il écrit en 1921 un ouvrage intitulé « Du cubisme au classicisme – Esthétique du compas et du nombre », qui montre les mêmes préoccupations mathématiques que celles de la Section d’or, dont le théoricien était en l’occurrence André Lhote. Il est à noter aussi que Gino Severini était ami avec l’architecte Auguste Perret, qui lui-même avait fréquenté le groupe de Puteaux.

Voici quatre natures mortes (deux de Scauflaire, deux de Severini), qui montrent bien la ressemblance des types de compositions, du dynamisme géométrique lignes/aplats, de la manière de juxtaposer des objets géométriques (cruche ou bols) et des trames décoratives, enfin de l’utilisation des couleurs complémentaire et de la simplification des contrastes.

On pourrait, j’imagine, leur associer bien d’autres artistes encore, car ils furent nombreux dans toute l’Europe à explorer les possibilités plastiques infinies ouvertes à la nature morte par Braque, Picasso, Gris, et Matisse. Edgar Scaufflaire, que l’on surnommait en Belgique le peintre-poète, me semble mériter cependant une attention particulière, tant pour la simplicité raffinée de ses compositions, que pour leur équilibre, et pour la subtilité harmonieuse de sa palette chromatique.
Autoportraits des trois artistes : à gauche Ed. Scauflaire (détail), au centre A. Lhote, à droite G. Severini (détail)

dimanche, octobre 19, 2014

La clairvoyance du cyclope

Gilles Chambon, La clairvoyance du cyclope, huile sur toile, 60x73cm, 2014


Cette peinture fait l’hypothèse que la vision cubiste est une vison prémonitoire. Un jour (peut-être) l’holoproencéphalie sera maîtrisée et apparaîtront des cyclopes post-humains. Ceux-ci pourront voir le monde au travers de leur œil unique et cybernétique ; ils capteront en une seule image, assez semblable aux toiles de Braque ou Picasso, les multiples facettes de la réalité invisible.

Il s’agit bien sûr encore d’une oeuvre synchronistique, faisant appel à un tableau de Georges Braque (« Les usines du Rio-Tinto à l'Estaque », 1910, Centre Pompidou), à la fragmentation d’une fresque de Simone Martini (« Prise de la Rocca de Montemassi par Guidoriccio da Fogliano », 1328 Palais Public de Sienne), et à une peinture de Giogio de Chirico (« Le Vaticinateur », 1915, MoMA, New York).

vendredi, septembre 12, 2014

Une transposition synchronistique de la Cène de Léonard de Vinci


Gilles Chambon, "Cent titres", huile sur toile, 200 x 77 cm, 2014
Cinq cent seize ans après la fascinante, géniale, et mystérieuse Cène du réfectoire de Santa Maria delle Grazie, qui faisait 8m de long, et treize ans après l’infecte dévoiement qu’en a fait le Chinois Zeng Fanzhi, qui fait 4m de long et qui s’est vendue 23,8 millions de dollars (jusqu’où peut allez la bêtise et le mauvais goût des milliardaires ?), j’en propose une version synchronistique de seulement 2m de long, mais qui tente de montrer que l’art contemporain n’est pas forcément laid et idiot.

Ne dérogeant pas aux règles de la démarche synchronistique, mon tableau fait converger des œuvres qui normalement n’auraient pas du se rencontrer : les apôtres de « la cène » de Léonard de Vinci (tels qu’il ont été notamment transmis par la copie de Giampietrino) ; une adaptation du célèbre « Guernica » de Picasso ; le paysage créé par Giorgio de Chirico dans « la lassitude de l’infini », inversé et redimensionné pour rappeler la perspective géométrique et l’éclairage de la peinture de Léonard ; et enfin la photo qu’a fait Halsman de l’installation humaine « in voluptas mors », tête de mort – vivante – réalisée par Dali avec sept corps de femmes.

De ces rapprochements insolites naît une symphonie plastique nouvelle, et une multitude de significations : d’où l’intitulé « cent titres ». En effet, contrairement aux nombreuses œuvres d’art moderne ou contemporain baptisées « sans titre », le plus souvent par défaut de signification, la mienne affiche glorieusement un excès de significations (c’est aussi un clin d’œil à « La femme 100 têtes », recueil de collages qu’avait élaboré Max Ernst, ce grand précurseur de l’art synchronistique).

Les cent titres possibles du tableau sont inscrits sur la nappe à la place des broderies qu’avait tracées Léonard de Vinci. Le format de la photo présentée dans cet article ne permettant pas de les lire, les voici in extenso, tels qu’ils sont écrits de gauche à droite :

Cène synchronistique
Le rire glacé de Dieu
L’infinie lassitude de la foi
Enfin la fin de l’infini
In voluptas mors
La complexité du monde
La simplicité du monde
Messe dite à Guernica
L’angoisse du dénouement
Le mystère de l’eucharistie
La disparition du corpus christi
Les douze mouvements de l’âme
Les sept vierges de la vie éternelle
Le gâteau d’anniversaire de Dieu
Le train de la relativité
Plus vite que la lumière
La vanité de Dieu

La conjuration de Jérusalem
Ceci est notre destin
Gauche et Droite face à la Sainte trahison
Le monde séparé en deux par la lumière divine
Apothéose de la synchronicité
Parabole de l’Amour infernal
Ceci n’est pas une cène
Hommage à Vinci, Chirico, Picasso, Dali et Halsman
L’œuf-surprise
Sous l’ampoule électrique de Satan
Une mort peut en cacher mille autres
Spectrographie de l’instant T-1
Le cadavre exquis annonce une mort voluptueuse
La disparition de l’éternité
L’éternelle disparition
La cuisine érotique de Dieu

La crise de foi
Jésus a fui en train avec le saint esprit
La mort mimant les sept péchés capiteux
Rêve provoqué par une indigestion eucharistique
La treizième porte
Le vrai visage de la compassion universelle
Le bon côté des choses
Le mauvais côté des choses
Les facéties du Christ
La révélation insolite
L’invitation impromptue
Le théorème des catastrophes
La Sainte pulsion de mort
La vie spirituelle est aussi une maladie mortelle
Les derniers sarcasmes
La stupéfiante énergie du vide théologique

La mort annoncée des bons sentiments
Explosion inopinée de la foi
Vision miraculeuse du crâne de st Jean-Baptiste
Le vrai combat de l’ombre et de la lumière
Veni, vidi, Vinci
Les Douze
Les vapeurs méphitiques de l’Esprit Saint
La foi engendre des monstres
Les apôtres admirant l’oeuvre diabolique de Dieu
La découverte fortuite de l’inconscient
La multiplication des corpuscules érotiques
La mort mise en cène
La grande controverse sur Eros et Thanatos
L'ombre persistante du désir
Jeu de massacre
Nul n'est irremplaçable
La Sainte confusion des pulsions

Où sont passés Jésus et Marie-Madeleine ?
Les apôtres scandalisés par la vérité nue
Les apôtres de la surréalité
Les délices de la mort charnelle
Les charmes de l’au-delà
Prémonition du Golgotha
La dernière glissade du Saint Esprit
La terrible lucidité de Judas
À quoi rêvent les apôtres
L’énigme de la métempsychose
La tentation du martyre
Le dernier mirage
Le corpuscule des dieux
L’histoire sainte racontée aux sourds-muets
Erotisme de la transsubstantiation
L’ambivalence de la vie éternelle
Il n’y en aura pas pour tout le monde

La mariée mise à nu par 12 célibataires, même
Dîner de cons
Le mauvais endroit au mauvais moment
Le triomphe de la mort tentatrice
La vie mouvementée des saints
Mieux vaut avatar que jamais
Les fantômes du catholicisme
Dieu est 7 femmes ?
La mâchoire de Dieu
La synchronicité apostolique, paranoïaque, et critique
Pétition contre le LSD dans les hosties
À boire et à manger
L’odyssée JC-1
Dieu est une bombe à retardement
Métaphysique d’un instant d’éternité
La dragée haute
À la vie, à la mort !

lundi, août 25, 2014

Nouvelle exposition septembre 2014

Retour dans la capitale pour une exposition de groupe à la Galerie ART’ ET MISS, 14 rue Sainte Anastase 75003 PARIS, à partir du 3 septembre.

La thématique est centrée sur le rêve, naïf ou fantastique… L’occasion pour moi de présenter quelques peintures « synchronistiques » récentes, et quelques compositions oniriques représentatives de mon travail des années 2000.

Le vernissage a lieu le samedi 13 septembre en soirée. J’y serai ; venez nombreux….


jeudi, août 14, 2014

Découvrir ou redécouvrir le village de Saint Émilion

 
 
Habitant à quelques kilomètres de ce haut lieu de la viticulture, j’ai le privilège de pouvoir admirer la variété de ses paysages au fil des saisons… Pour ceux qui y viennent en visite seulement une journée ou deux par ans, voici de nouvelles petites toiles qui rendent compte de la richesse expressive du lieu. C’est un peu comme faire le portrait de quelqu’un : gai ou triste, serein ou mystérieux, de profil, de trois-quarts, ou de face, en pleine lumière ou en clair-obscur… La façon de rendre un paysage, comme celle de rendre un visage, offre des possibilités quasi infinies.

À voir à la Little Gallery
 

lundi, août 04, 2014

Métropole mélodie


Gilles Chambon, Métropole mélodie, huile sur toile 64x48cm, 2014

 Fortement inspirée par les décors urbains inquiétants de Giorgio de Chirico, Métropole mélodie est un petit théâtre qui raconte les tours, les pavillons, et toutes ces choses étranges, belles, et inutiles qui fleurissent dans nos grandes cités. De plus en plus, nous passons devant tout cela sans le voir vraiment. Nous nous livrons pieds et poings liés à la dictature quotidienne de la mégalopole.

Cette toile est la rencontre synchronistique et syncopée d’un tableau d’Albert Gleizes (paysage cubiste, 1914), d’une peinture de G. de Chirico (Nature morte évangélique II, 1917), et du Christ à la colonne (1606-1607, musée de beaux-arts de Rouen), du Caravage.

lundi, juillet 14, 2014

Saint Jérôme et Marie-Madeleine à la montagne Sainte-Victoire

En peignant la montagne Sainte Victoire, Cézanne a peint une sorte de « désert » au sens ancien du mot, qui désignait un lieu inhabité, sauvage, mais pas forcément aride. Dans l’abnégation et l’obstination du peintre d’Aix-en-Provence à peindre toujours ce même paysage, y recherchant inlassablement le secret de la lumière et du rythme des formes, j’ai vu un point commun avec l’abnégation et l’obstination des ermites qui renonçaient à la société des hommes pour mettre leur corps et leur âme à l’épreuve.

C’est pourquoi, en suivant toujours mon idée de synchronicité dans la peinture du XXIe siècle, j’ai placé un saint Jérôme et une Marie-Madeleine (parangons de la pénitence érémitique) dans cet espace sauvage si noble que Cézanne a révélé en peignant la Sainte Victoire. Le Saint Jérôme est emprunté à Jacopo d’Antonio Negretti, dit Palma le Jeune (Venise 1544 - 1628) – par l’entremise d’une copie ancienne en ma possession, et Marie-Madeleine à Lodovico Cardi, dit Il Cigoli (Cigoli, 1559 - Rome, 1613).

Gilles Chambon, Saint Jérôme à la Ste Victoire, huile sur carton toilé, 24x30cm, 2014
Gilles Chambon, Marie-Madeleine à la Ste Victoire, huile sur carton toilé, 24x30cm, 2014



samedi, juin 21, 2014

LES QUATRE SAISONS

Cycle des quatre saisons, Sébastien Vrancx (1573-1647) - à gauche printemps et été, à droite, automne et hiver

Cycle des quatre saisons, gravures de Hendrick van Schoel (1565-1622) sur des dessins de Hans Bol (1534-1593)
À la fin du Moyen-âge, au moment où se dessinent les prémices du formidable développement de la peinture occidentale, l’esprit des hommes est enclin à la recherche de correspondances analogiques entre le microcosme humain et le macrocosme du monde. Il éprouve aussi le souci de relier l’observation du réel aux manifestations du divin, notamment en recourant aux métaphores et symboles issus des mythologies religieuses, celles de la bible comme celles des humanités gréco-romaines. L’imagination des créateurs est marquée par l’anthropomorphisme et le goût du merveilleux, qui s’associent au besoin de classer les phénomènes par systèmes cycliques, reliés souvent à l’astrologie.

Illustrations du "Sphaerae coelestis et planetarum descriptio", montrant les planètes et les scènes de vie sous leur influence (XVe s.)

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les livres enluminés qui se répandent sur l’Europe aux XIVe et XVe siècles, avec de plus en plus nombreuses images :  bibles historiées, récits légendaires, descriptions du monde (cosmographies, théâtres du monde), qui mêlent les bribes de connaissances géographiques avec l’histoire antique et les récits mythologiques ; traités de médecine, d’astronomie, d’alchimie ou d’agriculture ; mais surtout précieux livres d’heures, qui remplacent auprès des plus riches les anciens psautiers.

Calendrier du livre d'Heures dit "de Grey", Flandres, XVe s.
Voici à titre d’exemple, quelques illustrations tirées d’ouvrages des XIVe XVe siècles : on y découvre le mélange constant entre réalité et chimères, et l’attention quasi rituelle portée aux travaux qui marquent les mois de l’année, associés dans les livres d’heures aux signes du zodiaque et à leur cortège de divinités et de correspondances sympathiques.

Calendrier issu du Rustican (traité d'agriculture) de Pierre de Crescent, miniatures du Maître du Boccace de Genève, manuscrit du musée Condé, ms.340, vers 1470-1475

Deux miniatures de Robinet Testard : "Animaux fabuleux d'Égypte", Livre des merveilles du monde, fol. 15v, 1480-1485 Paris, BN; et "le combat des pygmées contre les grues" légende rapportée par Pline l'Ancien, Livre des secrets de l'histoire naturelle, 1480-85
Miniatures d'illustration du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, Paul Limbourg et ses frères, premier quart du XVe siècle

Dans un célèbre traité de médecine médiévale venu du monde arabe et richement illustré au XIVe siècle, le Tacuinum sanitatis, on découvre que le cycle quaternaire, issu de la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, elle-même fondée sur les quatre éléments d’Aristote, s’applique aussi bien aux saisons qu’au classement des aliments, selon les deux axes du chaud / froid et du sec / humide. Tout l’imaginaire pictural semble ainsi jouer du croisement entre les observations naturelles et les systèmes numérologiques qui encadrent la pensée cyclique.

Illustrations du XVe s. pour le Tacuinum sanitatis
Le Sphaerae coelestis et planetarum descriptio (voir l'illustration plus haut), traité d’astronomie composé en Lombardie dans la seconde moitié du XVe siècle, place les activités humaines quotidiennes sous l’influence des planètes et des divinités qui y sont associées. Cette iconographie présente des similarités avec des fresques du Palazzo Schifanoia de Ferrare. À Trente, dans le château de Buenconsiglio, les fresques de la Torre dell’Aquila, qui datent du début du quattrocento, représentent les douze mois de l’année et les travaux des champs associés, comme sur les calendriers des livres d’heures.

Fresques de la Torre dell'Aquila, au Castello di Buonconsiglio, Trente; les fresques de la salle représentent les 12 mois de l'année

Au XVIe et XVIIe siècles, la gravure va évidemment augmenter l’impact des ouvrages illustrés, mais elle va aussi permettre la diffusion de recueils où le rapport entre texte et image est renversé : le texte n’est plus qu’un commentaire de l’image, parfois d’ailleurs énigmatique : une sentence, une maxime, une devise, ou une citation d’auteur antique ; les imprimeurs de Nuremberg, d’Anvers et d’Amsterdam multiplient les livres d’emblèmes, mais aussi les recueils cycliques dédiés aux péchés capitaux, aux sept planètes, aux neuf muses, aux cinq sens, aux douze dieux de l’Olympe, aux douze mois de l’année et à leurs constellations, aux quatre éléments, aux quatre tempéraments, aux quatre saisons….

Les quatre saisons, xylographie illustrant un livre, 1533, Sebald Beham

Ce sont souvent les peintres qui fournissent les dessins pour ces recueils gravés, et parfois les graveurs copient directement les tableaux qui décorent les palais ; l’aristocratie aime décorer les salles et galeries de ses riches demeures avec  des thèmes cycliques, que l’on retrouve souvent dans les recueils gravés.

Arrêtons-nous sur le cycle des quatre saisons :

La Renaissance, entichée de culture antique, traite parfois ce thème sur le mode du cortège triomphal de la divinité régissant la saison, oubliant la représentation des travaux des champs. C’est le cas des quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz, deux artistes allemands de la première moitié du XVIe siècle.


Quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz
Au début du XVIIe s., Giovanni Orlandi grave des dessins de 1592 d’Antonio Tempesta qui présentent aussi les saisons comme le triomphe d’une divinité, avec des subterfuges qui permettent aussi d’inscrire dans la scène les trois signes zodiacaux coïncidant avec la saison symbolisée.

Cycle des saisons, Giovanni Orlandi, graveur, sur des dessins d’Antonio Tempesta, de 1592

Dans la seconde moitié du siècle le Flamand Maarten de Vos, grand pourvoyeur – comme Tempesta -  de dessins pour la gravure, propose une série de quatre saisons, encore sur le mode de la personnification par une divinité (Vénus pour le printemps, Cérès pour l’été, Bacchus pour l’automne, Éole pour l’hiver) ; mais il renoue avec la tradition des travaux des champs : si au pied des divinités sont montrés les légumes et fruits qui caractérisent la saison, au second plan, se développe un paysage idéal intégrant les activités agrestes associées. On voit toujours, dans le ciel, les trois signes du zodiaque correspondant aux mois de la saison.

Cycle des saisons, gravures de Crispin de Passe et d'Adraen Collaert, sur des dessins de Maarten de Vos

Avec l’attrait croissant pour les paysages, la tradition de description anecdotique des activités humaines liées aux cycles de saisons va conduire les peintres à symboliser les saisons par de simples instantanés de la vie rurale, les dieux quittant la scène, parfois au profit des figures nobles  : Maarten de Vos livre ainsi un autre cycle de saisons-paysages où les dieux sont remplacés par des aristocrates, bourgeois, artisans, ou paysans, intégrés à la scène représentée.

Cycle des saisons, gravures de Nicolaas de Bruyn, sur des dessins de Maarten de Vos

On pense aussi, pour les Flandres, aux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien (son retour des chasseurs pourrait bien être une illustration de l’hiver, et les foins une illustration de l’été ; on lui connaît aussi un tableau représentant le mois de juillet). Le graveur éditeur Hieronymus Cock a utilisé deux dessins de Bruegel (printemps et été) et deux dessins de Hans Bol (automne et hiver) pour publier un cycle des quatre saisons.

Les deux gravures de droite (printemps et été) sont sur des dessins de P. Bruegel l'Ancien, celles de gauche (hiver et automne) sur des dessins de Han Bol

Jan van Velde le Jeune grave aussi quatre saisons qui s’apparentent totalement aux tableaux de scènes de tavernes et de paysages champêtres, très en vogue aux Pays-Bas au XVIIe s.

Cycle des saisons, Jan van Velde le Jeune

Mais les saisons-paysages qui ont sans doute été le plus diffusé dans toute l’Europe, sont celles issus des tableaux de Jacopo da Ponte et de Francesco et Leandro – deux de ces quatre fils, qu’on appelait les Bassano parce qu’ils étaient originaires de Bassano del Grappa, entre Venise et Trente. Beaucoup de ces tableaux sont aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Les quatre saisons de Jacopo ont été peintes entre 1574 et 1577. Elles ont été reproduites à maintes reprises par l’atelier des Bassano et par des peintres de toutes l’Europe qui ont utilisé les gravures.


L'été Francesco Bassano, 98x130cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
 Le premier cycle d’estampes fait à partir des tableaux de Jacopo a été gravé par les frères Sadeler (Jan I et Raphaël I), et repris ensuite par Jacques Callot et par Jan van Ossenbeek.

Cycle des saisons, gravures de Jan Sadeler à partir des tableaux de Jacopo Bassano peints entre 1574 et 1577

 Francesco et Leandro Bassano ont aussi peint des variantes très proches des originaux de leur père, avec parfois une référence à une scène de la bible, très discrètement intégrée en arrière plan (souvent, les tableaux à thème religieux des Bassano sont construits sur une combinatoire reprenant les mêmes éléments de la vie rurale que leurs tableaux de mois ou de saisons). Ces tableaux de Francesco et Leandro ont également donné lieu à des planches gravées, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

Voici, par exemple quelques copies du tableau du printemps (les variations de couleur indiquent bien qu'il s'agit de peintures faites à partir de la gravure; certaines s'éloignent du modèle et présentent des décors adaptés à leur clientèle ou à leur savoir-faire spécifique) :

Douze copies et interprétations du printemps de Jacopo Bassano, certaines italiennes, certaines flamandes, d'autres françaises


Sur l’original de Jacopo (connu par la gravure de Sadeler), on voit à droite une jeune fille et un jeune homme trayant deux chèvres ; un homme apporte une bassine pour collecter le lait, tandis qu’une autre jeune fille assise au premier plan, une petite fleur à la main (symbole discret du printemps), semble désoeuvrée. A gauche, un garçon rentre de la chasse aux lapins avec ses chiens. Au second plan, une femme à quatre pattes cueille des plantes à l’entrée de la chaumière, tandis qu’un cavalier avec chien et compères piétons (un fauconnier et plusieurs lanciers) part, sans doute à la chasse. On voit aussi une chèvre dressée contre un arbre, en train de manger l'écorce. Ajoutons enfin, au fond sur la droite - dans la version de Francesco et Leandro (ci-dessous), les silhouettes d’Adam et Eve (qui évoquent le paradis terrestre).

Leandro Bassano, le printemps, (on voit en haut à droite les silhouettes d'Adam et Eve)

Parmi les autres compositions qui en sont inspirées, on remarque la combinatoire des personnages qui se retrouvent placés différemment, et qui peuvent d’ailleurs aussi être réutilisés pour d’autres saisons, ou pour des scènes religieuses. Ainsi l’automne ressemble beaucoup au printemps, mais le lait contenu dans les bassines de bois est remplacé par des raisins.

 Francesco Bassano, L'automne (avec Moïse recevant les tables de la loi)  76x109cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

De l’univers champêtre idyllique inventé par les Bassano, se dégage un charme indéfinissable, marqué par une vie paisible en harmonie avec la douceur des paysages. Le tout est exalté par la palette de couleurs très vénitienne, et de profonds contrastes lumineux. En cela les œuvres des Bassano, même s’ils ne racontent rien d’autre qu'une vie quotidienne assez stéréotypée, sont de merveilleux contes sur les paysages de Vénétie et du Trentin.