présentation des peintures synchronistiques

mercredi, décembre 24, 2008

L’homme qui n’en savait pas assez et l’homme qui en savait trop

Hexagramme de la vie intérieure, encre sur papier, Gilles Chambon

Qui n’a pas rêvé, au sortir de l’adolescence, de faire le tour du monde, d’aller par des routes inconnues vers des pays lointains, sans rien connaître, sans rien savoir d’eux que la sonorité magique de leur nom : Savannakhet, Lahore, Oulan-Bator… New York, San Francisco, Valparaiso. Le choc de l’inconnu, la rencontre d’une imagination enfiévrée et d’une réalité à l’apparence si différente, et pourtant si semblable à la nôtre. C’est la première confrontation à la diversité du monde ; la séduction exotique nous renvoie finalement à nous-même, mettant notre identité en abîme.

Puis les années passent, on s’habitue à voyager, on apprend à connaître les gens et les lieux différents. Avant de partir, on voit des centaines d’images, on lit des dizaines d'articles et de livres, plus ou moins savants, sur les pays où on se rend, et avant d’y avoir posé le pied, on sait déjà ce qui est intéressant ou pas, ce qui est bienséant ou pas, ce qui est dangereux ou pas. Le voyage n’est plus vraiment l’aventure, ni la découverte. On vient simplement vérifier, au mieux approfondir ce qu’on savait déjà. Tout s’organise sans surprise. Plus de dépaysement, plus d’émotion, plus de fascination.

Les voyageurs savants ne sont plus dupes des apparences, ils ont perdu la faculté d’émerveillement qui marque l’émotivité des ignorants.
Si l’homme qui n’en sait pas assez peut passer pour un rêveur naïf inconséquent, manquant de discernement et de profondeur, l’homme qui en sait trop est bien souvent un sceptique blasé, une sorte de collectionneur qui, tel Don Juan, ne jouit plus que de la comptabilité de ses expériences.

Sauf si, malgré la répétitivité de ses expériences, il cherche toujours, au-delà de ce qu’il sait ou croit savoir, l’étincelle de mystère qui, où qu’il soit dans le monde, peut surgir au hasard d’un regard imprévu, et transfigurer encore le réel.

Bon noël à tous

samedi, novembre 29, 2008

LAOCOON


Gilles Chambon, ,Laocoon, huile sur toile, 65 x 81 cm,  2008
Laocoon, prêtre d’Apollon sur les rivages de Troie. Seul parmi les Troyens il avait pressenti quelque chose de terrible dans ce cheval laissé là par les Grecs en déroute, et l’avait conjuré de sa lance. Il allait découvrir le piège d’Ulysse. Laocoon pouvait sauver son peuple. Apollon envoya contre lui deux énormes serpents (pour le punir, dit-on, de ne pas avoir respecté son vœu de célibat). Ils dévorèrent d’abord ses fils, puis Laocoon lui-même.

Le double serpent se retrouve dans beaucoup de mythologies. Il représente les forces chthoniennes antagonistes, forces de permutation, forces qui mettent l’homme devant toutes les frontières. Entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, entre la vérité et l’illusion. Qui les apprivoise possède les dons de clairvoyance et de guérison (comme Apollon). Qui les affronte, risque de sombrer dans la folie, le mensonge, ou la mort. Le bâton-sceptre du pouvoir sacré (caducée) se change alors en reptiles diaboliques, tout se trouble, et l’unité devient division. Diable, du grec διαβολη, signifie en effet division.

Pas étonnant que dans ma peinture, les deux serpents avancent masqués, avec des masques ridicules ou terrifiants, comme ceux des malfaiteurs, mais aussi comme ceux des danses sacrées africaines. Le mythe est toujours un masque qui recouvre un grand nombre d’histoires et les représente en une fable sacrée ou poétique.

Ici, le cheval de Troie, emprunté aux « Divins chevaux d’Achille » de Chirico), est la dernière séduction métaphysique, le dernier piège qui cache l'écroulement imminent de l’art traditionnel sous les assauts de l’art contemporain. Et pour faire taire ce pauvre Laocoon, prêtre-guerrier dévergondé et un peu kitsch, qui dénonce la supercherie, le dieu de l’art moderne envoie les terribles, désopilantes, et humoristiques machines de Tinguely, contre la puissance subversive desquelles le défenseur du vieux bastion de la peinture ne fait pas le poids. Comme Troie, l’art traditionnel a aujourd’hui été détruit.

Mais rien n’est jamais vraiment fini : Virgile raconte qu’Enée s’est échappé de Troie livrée aux flammes, et sa descendance a fondé Rome.

samedi, novembre 22, 2008

Sur les ailes du papillon démocratique




Quarante deux voix d’avance pour Martine ; autant dire une goutte d’eau, un battement d’aile de papillon… et l’avenir du PS s’en trouvera cependant totalement différent de ce qu’il aurait été si vingt-deux votes avaient basculé en faveur de Ségolène.


C’est le pire scénario possible, ont dit les journalistes.

Et pourtant. On sait bien que les scores trop massifs en faveur de tel ou tel candidat sont souvent le signe d’un pouvoir autoritaire qui jugule toute opposition. La quasi-égalité des forces opposées ne serait-elle pas alors un paradoxe normal dans tout vrai système démocratique ?
Le principe même de la démocratie repose sur l’alternance, c’est-à-dire sur le basculement ; sur une sorte de mouvement rotatif à oscillation pendulaire. Et ce mouvement, comme celui des grandes balançoires de fêtes foraines, suppose deux points d’équilibre : l’un est l’arrêt au point bas, stable, sans dynamique propre, et que seule une force motrice importante venant de l’extérieur pourra rompre, en remettant la machine en mouvement. Il est comparable aux cas extrêmes de régimes où le parti au pouvoir écrase d’une chape de plomb les forces d’alternance, annihilant le balancier démocratique. L’autre point d’équilibre se situe à l’opposé, en haut de l’axe vertical de la grande balançoire ; il est métastable, et le moindre souffle de vent médiatique, le moindre grain de sable dans les roulements à billes des appareils politiques, rompant l’équilibre précaire, va entraîner la dynamique populaire dans un sens ou dans l’autre, pour un cycle nouveau. En ce point d’équilibre électoral, l’effet papillon, l’indécidabilité du sens dans lequel va basculer le mouvement, vers la droite ou vers la gauche, est une chose absolument normale. Il faut s’habituer dans le monde moderne à n’avoir toujours qu’à moitié raison.

Nos personnalités politiques doivent donc rester zen, et méditer sur l’enlacement harmonieux, bien que cannibale, du yin et du yang.

dimanche, novembre 02, 2008

La vérité reste invisible si on ne l’habille pas de rêves

Canaletto, Caprice avec le pont de Palladio. Parme, Galleria Nazionale

La mémoire et l’imagination humaines sont structurées par un grand flot d’histoires… Rapportées par des témoignages, ou vécues, ou révélées, ou patiemment reconstituées, ou interprétées et embellies, ou cryptées, ou prophétisées, ou seulement imaginées et inventées… Ce flot d’histoires, qui charrie vérité et mensonge, peurs ancestrales et espoirs récurrents, s’est d’abord perpétué par traditions orales, récits mouvants, puis s’est accumulé sous forme d’œuvres fixes, figées par l’écriture.

Les hommes divisent ces récits en trois domaines, sensés ne pas avoir le même degré de vérité, quant aux événements qu’ils relatent.

  • Il y a ainsi les textes religieux, qui racontent des histoires anciennes plus ou moins réelles, souvent métaphoriques, mais dont la vérité supposée se trouve plutôt dans le sens symbolique, dans l’interprétation qu’en donnent les sages ou les mystiques illuminés.

  • Il y a, en second, les chroniques et livres d’histoire, qui témoignent d’événements réels ou s’efforcent de les reconstituer selon des méthodes scientifiques à partir de diverses traces. Leur ensemble constitue la mémoire collective de chaque société.

  • Il y a enfin les œuvres d’imagination, contes et romans, histoires inventées, dont le but est de distraire, mais aussi de faire réfléchir, ou même de faire connaître un contexte réel à travers le regard et les aventures de personnages créés de toutes pièces.

Les frontières entre ces trois genres ne sont pas si étanches qu’il y paraît à première vue. Ainsi la science historique, qui travaille sur la mémoire, directe ou transmise, et sur les traces des événements, est incapable de reconstituer tout ce qui n’a laissé aucune trace ; et les choses qui, en disparaissant, ne laissent aucune trace, représentent l’essentiel, peut-être 80% de la réalité d’une période historique donnée. On peut donc supposer que des historiens qui disposeraient d’autres récits et d’autres traces que celles qui ont été effectivement sauvées de l’oubli et transmises aux générations suivantes, reconstruiraient une histoire des civilisations et des hommes totalement différente de celle que nous connaissons ; elle n’en serait pas moins vraie. Ou tout aussi fausse. La vérité est qu’il faut bien admettre que toute vision globalisante du continuum historique comporte nécessairement une part importante de reconstructions hypothétiques, ou l’imaginaire joue un rôle de premier plan.

Notre mémoire collective, qui s’accorde sur un récit officiel et documenté de l’histoire, est donc aussi une sorte de récit mythologique. La principale différence avec les mythes anciens n’est pas sa vérité face à des billevesées (ou des contes de bonne femme, comme Michel Onfray qualifie les récits religieux) ; mais cette différence réside seulement dans le nombre beaucoup plus grand de faits et d’événements distincts intégrés dans le récit global de l’histoire, par rapports aux récits mythologiques, qui intègrent sans doute moins d’histoires particulières, et qui les synthétisent à travers des personnages princeps, en quelque sorte transhistoriques.

Quant aux romans et contes, qui revendiquent leur caractère imaginaire, il arrive certainement souvent qu’ils se rapprochent d’histoires réelles restées inconnues ; ils ne sont donc pas mensonges face à la vérité de l’histoire, mais expression intuitive de vérités erratiques, non situées par un témoignage ou une trace historique avérée.

Tout cela pour dire que la distance entre le rêve et la réalité n’est pas aussi grande que notre esprit rationnel voudrait nous le faire croire.

samedi, octobre 25, 2008

Art et fétichisme

Statuette nkisi, Genève, musée Barbier-Müller


Jeff Koons, Girl with Dolphin and Monkey
The Whitney Museum of American Art
















L’œuvre d’art est depuis toujours, et certainement même bien avant que le concept d’art soit formulé, caractérisée par une puissance expressive qui interpelle le spectateur en agissant sur plusieurs niveaux, plusieurs strates de son psychisme. Cette puissance expressive peut avoir différents types de résonance :

  • Religieuse ou magique ; c’est alors la puissance du fétiche ou de l’idole qui semble accueillir une force surnaturelle pour agir directement sur l’ordre du réel.
  • Sensuelle ou sexuelle ; l’œuvre cristallise dans ce cas certains motifs directement actifs dans le déclanchement du désir charnel, de la libido ; l’art devient fétichiste au sens psychanalytique du terme.
  • Poétique, esthétique ou imaginaire ; la contemplation de l’œuvre, avec ce type de résonance, déclenche une empathie profonde, en deçà des concepts, pouvant déboucher sur une chaîne aléatoire d’évocations provocant l’ouverture spirituelle, le ressenti de l’harmonie, mais aussi de la richesse et de l’altérité du monde. C’est avec cette résonance que naît l’idée de beauté.
  • Affective ou mélancolique ; les évocations liées à l’objet investi de la puissance artistique tournent autour de signes présentant des convergences avec certains éléments forts du passé ou de la vie intime du sujet qui regarde.
  • Symbolique, ludique, ou conceptuelle ; dans cette forme de résonance, l’œuvre se présente comme une sorte de rébus qui engage le spectateur à rechercher un sens caché, un message ; le plaisir vient alors du jeu intellectuel à concaténer les chaînes signifiantes, sans exclure les délicieuses facéties. Tout l’art du XXe siècle a utilisé ce ressort, à bon ou mauvais escient.
  • Morale, sociale, ou idéologique ; dans ce dernier cas, l’œuvre agit comme une bannière, comme un étendard, comme le roulement des tambours qui aide les soldats à marcher au front contre l’ennemi. C’est l’art engagé. Mais dans cette catégorie, on peut aussi ranger l’art de la distinction selon Bourdieu, celui qui marque un territoire, qui affirme une appartenance sociale. J’y placerai également l’art peopolisé, celui qui renvoie à la fascination pour les grandes figures médiatisées, les stars qui font rêver. Combien d’amateurs d’art contemporain sont-ils plus séduits par le renom de l’artiste que par son œuvre en elle-même ?

Donc, avec cette dernière forme de résonance psychique, l’expressivité de l’œuvre est ramenée à son degré zéro, à l’expressivité de la trace : l’objet artistique fascine simplement parce que l’on y reconnaît la marque d’une de nos idoles. Et cette trace agit, ni plus ni moins, comme un manuscrit autographe agit sur un collectionneur. Les deux seules choses qui comptent sont l’authenticité et l’aura du créateur ou de l’événement auquel la pièce de collection est attachée. On en revient donc là au fétichisme : pas au sens sexuel, mais au sens général de déplacement du désir pour un être/entité vers le désir pour une trace de cet être/entité. Et si ce fétichisme a toujours existé chez les critiques et amateurs d’art, de façon plus ou moins assumée, reconnaissons que dans l’art contemporain, ou plutôt dans la façon contemporaine de consommer l’art, il est devenu dominant, reléguant au second plan, ou même éliminant totalement, les autres formes de résonance psychique propres à l’expressivité d’une œuvre.

Du fétichisme sorcier des arts premiers au fétichisme calculé de l’art contemporain, la boucle de l’art serait donc bouclée, son cycle historique terminé. Mais ce serait faire peu de cas de la sensibilité et de l’imagination humaines ; loin des sphères éthérées de la critique officielle, et des excès provocateurs du business de l’AC, d’obscurs créateurs, et parmi eux, peut-être, des créateurs de génie, prolongeant d’anciens sillons ou cherchant de nouvelles voies, continuent de faire vibrer le grand éventail magique de l’expressivité des formes.

samedi, octobre 18, 2008

De la violence dans l’art


"Le massacre des innocents" tableau anonyme XVIIe siècle, atelier de Johann Christophorus Storer (Milan et Constance), ou de son élève Johann Georg Knappich (Augsbourg), ou de Giovanni Battista Merano (Gènes), collection privée
L’homme a toujours eu un rapport très ambivalent à la violence. Les sociétés modernes la condamnent et la répriment, mais en font cependant usage sous des formes indirectes, ou hypocrites. Ainsi, au quotidien, les animaux d’élevage vivant dans de véritables camps de concentration, et abattus en masse et sans remords lorsque se profile la plus minime alerte épizootique. Ou encore notre impuissance coupable, dédouanée par une compassion affectée, devant la misère persistante des plus démunis ou les sordides conditions d’incarcération des prisonniers. Mais aussi, et le siècle passé nous l’a montré, la puissante technologie de mort élaborée par nos industries d’armement, et l’utilisation dévastatrice qui en est faite en cas de conflit entre états.
Les sociétés traditionnelles ou archaïsantes, généralement moins pusillanimes devant l’idée de la violence, la canalisaient cependant. Pratiques initiatiques mutilantes; codes pénaux inflexibles, détaillant les châtiments corporels les plus atroces; rituels sacrés, aussi, dans lesquels la sauvagerie des sacrifices concentrait la violence sur un bouc émissaire désigné, sorte de paratonnerre permettant aux nuées humaines de se délester momentanément de leur charge de haine.
En vérité, la maladie et la mort se profilent toujours à l’horizon de chaque destin individuel, et nous voyons bien que nous ne pouvons échapper à la cruauté du monde.
C’est pourquoi je ne crois pas que la civilisation ait pour vocation d’éradiquer la violence. Son rôle est plutôt, selon moi, de lui donner un sens, de séparer la violence rédemptrice de la violence destructrice. En un mot de la mettre en scène, pour qu’elle structure positivement notre imaginaire collectif.
Avons-nous bien conscience, nous autres chrétiens, que nous sommes capables d’admirer et de montrer à nos petits enfants la représentation du Christ torturé sur la croix, quand nous ne supportons pas qu’ils voient au journal télévisé des scènes de violence ordinaire ? C’est que l’art, justement, a le pouvoir de transcender le réel en lui donnant une dimension mythique universelle. L’histoire sainte relate cataclysmes, crimes, trahisons, tortures, et martyrs ; mais, grâce à l’art qui la représente, qu’il soit peinture, sculpture, musique, ou psaume, cette histoire si violente devient une sorte de conte enchanté. L’horreur disparaît derrière la grâce, l’événement sordide devient légende, aventure, ou manifestation de justice divine, la souffrance se commue en émotion, l’écœurement cède la place au mystère sacré.

Comme le langage, en nommant les choses, permet de s’en détacher et de les maîtriser, l’art, en sublimant le réel qu’il représente, permet d’en apprivoiser les forces maléfiques. Enchanter le monde, ce n’est pas en faire un univers insipide où tout serait beau et gentil, comme le croient trop souvent les écologistes et les pacifistes, mais c’est y reconnaître la poésie, la profonde beauté, et derrière la mort, la part d’éternité.

Le massacre des innocents, sous le pinceau des artistes du XVIIe siècle, devenait ainsi une sorte de danse sacrée, où l’expressivité gracieuse et irréelle des corps déchirés, transformait l'acte sanglant en une sorte de joute rédemptrice, sublimant le terrible deuil naturel qui touchait alors la plupart des parents: rappelons-nous qu'à cette époque, deux enfants sur trois mouraient en bas âge.

Ce post a donné lieu à un article plus poussé, publié dans "the litarco"; voici le lien

lundi, septembre 29, 2008

Descente aux enfers

Le rameau d’or, huile sur toile, 100x65 cm, G. C., 2008

Les héros et les poètes ont souvent bravé l’enfer : Thésée et Pirithoos, Hercule, Orphée, Enée, Dante… ont franchi l’Achéron de leur vivant, en quête de savoir mystérieux ou d’amour improbable.

Mon tableau indique que Dali a aussi découvert le passage secret qui mène aux enfers ; mais toujours prudent, il s’est déguisé en Enée pour se faire accompagner de la sibylle de Cumes (telle que l’a représentée A. del Castagno) et de son fameux rameau d’or, qui seul permet d’espérer un retour vers le soleil.

Dans le lointain, la cité infernale de Dité n’est autre que la Banque Centrale de Madrid, non loin du Prado qui enferme les âmes des plus grands peintres. Les démons, qu’ils ont eux-mêmes créés, tourmentent une cohorte de damnées. Parmi ces malheureux, on reconnaît quelques personnalités politiques, que le goût du pouvoir ou de la célébrité a dû entraîner sur la mauvaise pente.

A gauche, une curieuse créature à langue de caméléon implore le peintre : il ne s’agit pas d’un démon, mais de Picasso, incarné selon l’apparence symbolique que lui avait attribué le maître de Figueras dans un portrait de 1947. Il semble que Picasso soit condamné à garder pour l’éternité cette forme ridicule, puni d’avoir de son vivant défiguré de nombreuses femmes avec son pinceau. Mais Dali, sans pitié pour son rival catalan, lui fait signe de rejoindre le troupeau des âmes perdues.

samedi, septembre 13, 2008

Supplément d’âme


maison Sutyagin, Arkhangelsk




















Certains objets, certaines maisons, certains paysages, ont un supplément d’âme (même s'il s'agit, comme sur cette photo, du rêve d'un brigand). On ressent en les approchant quelque chose de parfois indicible, mais néanmoins toujours irréfutable.
On peut comprendre cela en considérant que l’aspect des choses est le résultat de leur histoire, la trace durement martelée, ou au contraire modelée en douceur, des actions qui ont conduit à leur donner forme et identité. Si l’ensemble de ces actions est purement mécanique, et ne comporte qu’une faible part de pensée, et encore moins d’amour ou de désir, si l’élaboration de la chose considérée s’est faite en vase clos, sans confrontation aux forces contradictoires qui animent la réalité ; alors cette chose, quelle qu’utile ou adaptée qu’elle puisse être, ne possède pas beaucoup d’âme. Et c’est le cas de la plupart des objets et paysages produits par les sociétés modernes. Le supplément d’âme ne viendra, alors, que si la chose est pourvue d’une certaine pérennité, et qu’elle est capable de se transformer, d’intégrer dans son apparence la réponse apportée aux forces du réel qui ont agi sur elle depuis sa fabrication.

Les seuls objets qui ont déjà une âme en sortant des mains de leurs créateurs sont de trois catégories :
- les œuvres d’art, parce qu’avoir une âme est leur raison d’être
- les objets de très haute technologie dont la forme extérieure rentre en ligne de compte dans l’efficacité, et dont la mise au point a demandé beaucoup d’inventivité et de longs efforts aux chercheurs
- les objets traditionnels, dont l’apparence codifiée charrie une chaîne d’histoire humaine immémoriale.

On convoque souvent la beauté, pour parler de ce supplément d’âme ; mais la beauté est un concept trop restrictif, qui laisse à l’écart beaucoup de formes qui ont pourtant une âme ; le charme convient mieux pour nommer ces lieux, choses, ou êtres d’où émane une certaine mélopée secrète, et dont le pouvoir d’envoûtement peut comporter bien des dissonances et bien des imperfections.

On peut aussi distinguer deux espèces, dans les choses dépourvues d’âme :

- il y a celles qui ne paient pas de mine, dont la banalité et le prosaïsme fonctionnel, dont l’indigence spirituelle et la platitude plastique s’affichent clairement ; celles-ci font les sociétés grises.
- Et puis il y a celles que leur créateur maquille machiavéliquement – ou désespérément, pour faire croire aux naïfs qu’elles ont une âme, et pour prendre au piège les lourdauds, comme un pêcheur trompe les poissons avec un vulgaire morceau de papier brillant.

Dans notre société, où la consommation et le pouvoir d’achat sont devenus l’alpha et l’oméga du bonheur, les fabricants d’objets jouent au maximum la carte du désir et de la séduction. C’est pourquoi ils maquillent grossièrement et abusivement leurs produits sans âme. Voyez tous ces jouets aux couleurs et aux formes outrancières, destinés à conditionner les plus petits ; voyez, pour les plus grands, toutes ces jolies femmes qui affichent leur physique avantageux dans quatre-vingt-quinze pour cent des publicités, quel que soit le produit vendu ; voyez ces minables pavillons de banlieue, où le constructeur appose fièrement un fronton de pacotille ou une colonnade totalement déplacée ; voyez ces villages proprets et fleuris où déambulent des touristes en quête d’un folklore désuet et frelaté. La société de consommation, en exploitant l’âme des lieux anciens, fait fuir l’âme de ces lieux et, à coup sûr, elle est totalement incapable de donner une âme aux choses qui n’en ont pas. C’est peut-être cela, le désenchantement du monde.

samedi, août 30, 2008

Le paradis perdu de l’art


J’ai visité récemment l’abbaye de Cadouin en Dordogne. Beauté enracinée dans le terroir, cloître magique, variation médiévale – parmi des milliers d’autres en Europe, sur un modèle d’espace qui remonte à l’Antiquité, et dont la prégnance sur l’esprit humain n’a rien perdu de sa force envoûtante.
Pourquoi un petit carré d’espace clos, d’à peine 400m2, a-t-il tant de puissance ? Est-ce parce qu’il exprime le recueillement et la paix de la vie monastique ? Est-ce parce que les sculptures qui se déploient sur les colonnes, chapiteaux, et clefs de voûtes nous replongent dans un imaginaire paradoxal, à la fois naïf et magistralement maîtrisé ? Est-ce à cause de quelque secret géométrique, qui guiderait les entrelacs des remplages et engendrerait d’emblée une empathie avec la nature et la vie, dans ce qu’elles ont de plus plaisant pour l’esprit humain ? Est-ce enfin parce que le cloître est l’archétype du jardin clos, entouré de murs, qui correspond au paradis terrestre décrit dans la Genèse ?
Le mot paradis, d’origine perse (en hébreu pardès et en grec paradeisos), signifie d’ailleurs jardin fermé.

Tout le mystère pour l’attirance des formes d’art du passé est en tout cas ici concentré. Et on en vient à se demander si le cloître, comme essai de recréation du paradis terrestre, n’est pas le paradigme de la plupart des arts d’avant le XXeme siècle qui, en cherchant la beauté, le raffinement, et la résonance avec les formes naturelles, voulaient coûte que coûte recréer artificiellement le paradis perdu.

Chaque fois que dans le monde apparaît, ça ou là, un havre de paix ; chaque fois qu’un îlot de beauté émerge du brouillard triste de nos vies ; chaque fois qu'entre les bousculades de nos villes s’ouvre une oasis de douceur ; chaque fois que le silex poudreux des bords de route recèle une géode de cristaux scintillants ; chaque fois, notre imaginaire ressent comme une émanation de l’âge d’or ; comme un fragment d’Essence encore intact des vicissitudes de l’évolution ; comme une sorte d’état de nature, resurgissant toujours malgré l'éloignement. Quelque chose de si enraciné dans le passé mythique, qu’elle semble planer hors du temps.

L’art actuel a totalement oublié cette dimension intemporelle parce qu’il ne croit ni à l’en deçà, ni à l’au-delà du présent. C’est un art de la contemporanéité, auto-référencé, tandis que les arts anciens, toujours avides de récits antiques et de mythologie, lançaient les ponts du rêve vers ces temps disparus, vers cette mémoire sourde, abyssale, qui nous relie à la nature, aux ancêtres, aux dieux, et à tous ces paradis disparus, réels ou imaginaires, qui battent pourtant encore si fort en nous.

samedi, août 16, 2008

VILLE ET CAMPAGNE

"Villa des nuées", aquarelle de G.C.




La pensée unique, qui fait florès dans le domaine de l’urbanisme, est aujourd’hui concentrée autour du phénomène de l’étalement urbain, grand épouvantail pour les idéologies (surtout de gauche mais aussi de droite) influencées par l’écologie. Le rêve de la maison avec jardin serait une perversion de la société de consommation, responsable de la pollution automobile, du gaspillage d’énergie, et du déséquilibre de la biosphère. La vie en pavillon détruirait les liens sociaux, refermerait chacun sur la micro-cellule familiale, et engendrerait un individualisme délétère.

Outre que la plupart des intellectuels qui pourfendent l’étalement urbain et le pavillon ont un appartement agréable et une maison de campagne pour les week-ends, ils ont à mon avis un siècle de retard. La ville à l’intérieur de ses remparts (où de son autoroute périphérique) a vécu. La campagne faite de fermes isolées, de villages et de champs a vécu également. L’opposition des paysans et des urbains est une chose du passé. Je gage que l’avenir sera fait de producteurs agricoles, concentrés sur de grandes propriétés qui occuperont peut-être au maximum 1/20 du territoire, et de micro agriculteurs rurbains, qui se multiplieront et développeront du maraîchage sur de petites surfaces pouvant s’inscrire dans un tissu rurbanisé, et dont la production sera vivrière ou destinée aux marchés locaux. Et si 40% du territoire deviendront – il faut l’espérer, des zones naturelles préservées à caractère sauvage, les 40% restant seront dévolus à la ville et à la campagne rurbanisée. La distinction entre ville centre et banlieue s’estompera, la ville centre se dédensifiant en partie pour accueillir plus de jardins, les villes moyennes prenant aussi plus d’importance.

La rurbanisation est aujourd’hui mal ressentie parce qu’elle s’est développée sans organisation, et a produit ce que l’on a coutume d’appeler le mitage, qui a abondamment enlaidi nos paysages. Mais la rurbanisation peut – et doit, prendre des formes plus cohérentes et plus imaginatives, qui, si on s’en donne les moyens, pourront créer un paysage nouveau plein de charme et de qualités, intégrant les fragments les plus intéressants préservés des époques passées, et apportant de nouvelles structures en harmonie avec le paysage végétal.

Mais, diront les chantres de la densité, un tel système promouvra la voiture individuelle, qui asphyxie aujourd’hui nos villes et leur banlieue. Là aussi il faut voir plus loin, et ne pas opposer systématiquement transports collectifs et transports individuels. Je pense que la mobilité des gens ne se ralentira pas, et c’est heureux. Le repli et l’isolement n’ont jamais été de bonnes choses. Donc toutes les formes de transport, collectives et individuelles, sont amenées à se développer. Le progrès sera de les faire moins polluants et moins bruyants, et je parie que la crise pétrolière va bien accélérer les choses.

Quant au lien social, ceux qui prétendent que la vie en pavillon replie les gens sur eux-mêmes, n’y ont sans doute jamais vécu. Il est beaucoup plus facile de nouer de bonnes relations de voisinage quand il y a un jardin ; aux beaux jours, les gens sortent et se parlent en jardinant, les enfants jouent les uns chez les autres et ne sont pas comme en appartement, scotchés devant la télé (ou ils le sont moins) ; on s’échange les légumes et les fruits, on s’invite aux barbecues. La convivialité est plus facile parce que l’espace et les jardins sont une sorte d’huile qui fluidifie les rouages sociaux, en diminuant les nuisances dues à la promiscuité et à l’exiguïté des appartements.

L’espace est effectivement un luxe, et la nature aussi ; et les intellectuels urbanistes nantis (c’est une image) voudraient refuser ce luxe au peuple. En réalité le mode de vie positif en appartement est réservé, et le sera aussi dans l’avenir, à ceux qui ont les moyens d’avoir un grand appartement et la possibilité d’en sortir le week-end pour gagner la campagne. Vivre en appartement est, et restera, un modèle culturel apprécié surtout par la bourgeoisie aisée (à laquelle appartiennent, je crois, la plupart des penseurs de l’urbanisme). Il y a bien sûr aussi les jeunes (étudiants ou couples sans enfants) qui sortent beaucoup, et ont un mode de vie adapté à l’appartement, quelle que soit leur classe sociale. Dans les écoles d’architecture où l’on élabore les modèles d’habitat de demain, ces mêmes jeunes rencontrent les professeurs qui appartiennent à la catégorie précédente (je caricature à peine) ; rien d’étonnant alors qu’ils rêvent d’habitat dense, avec tours, et s’élèvent de concert contre l’étalement urbain.

Mais soyons juste : il est vrai qu’aujourd’hui l’étalement urbain résultant de l’urbanisation de la fin du XXe siècle pose de graves problèmes de pollution, gaspillage, engorgement des villes centre, etc. ; et il paraît logique d’essayer de maîtriser le processus, sans doute de le ralentir, en tout cas de l’organiser. Mais pour cela, il faut y croire. Comment organiser une chose que l’on rejette et que l’on voudrait voir disparaître ? C’est pourquoi je pense que s’attaquer au problème de l’étalement urbain ne consiste pas à lui opposer un modèle de ville dense, mais au contraire à lui trouver un vrai modèle positif de développement et d’organisation.

Le modèle pavillonnaire tant décrié a selon moi un avenir, et peut générer des formes rurbaines intéressantes (en allant au-delà du modèle de la maison en bande, adaptée à la culture anglo-saxonne, mais qui est trop souvent considéré comme la panacée par les architectes confrontés au lotissement). Si d’ailleurs le pavillon reste le type d’habitat préféré de la majorité des gens du peuple, c’est parce qu’ils ont sans doute instinctivement mieux compris leur intérêt que les urbanistes qui prétendent les défendre.

Mais peut-être en définitive cela n’est-il qu’un problème de divergence des imaginaires (structurés pour chacun de nous dans la petite enfance) : j’ai pour ma part, étant enfant, vécu en banlieue parisienne, successivement dans deux pavillons; et j’en garde un excellent souvenir.

samedi, juillet 26, 2008

AIMER LES BELLES CHOSES

paravent époque d'Edo (XVIIe s.), détail, Kyôto
Aimer les belles choses…
L’art dans son expression contemporaine nous fait douter du bien fondé de ce sentiment qui s’exprime si communément envers la beauté.

La passion pour la beauté serait-elle méprisable ? Serait-ce une forme dérivée et intellectualisée de fétichisme ? Il est d’usage en effet, selon les traditions morales les mieux établies, de préférer le contenu au contenant, d’apprécier les gens plutôt que les costumes qu’ils portent, d’aimer le cœur des hommes plutôt que leur apparence, les personnes plutôt que les objets qu’elles utilisent ou les paysages dans lesquels elles vivent. Et pourtant ; quel touriste n’est-il pas sensible d’abord à l’exotisme de l’apparence avant de s’intéresser, s’il en a le temps et la capacité, aux gens qu’il croise dans le pays étranger visité ?

Dans un autre domaine, la plupart des hommes sont davantage attirés et séduits par l’apparence d’une belle femme plutôt que par la richesse intérieure qu’ils seront peut-être amenés à découvrir plus tard. Eternel débat sur le fond et la forme, sur l’essentiel et l’accessoire, sur le frivole et le profond.

Et si les choses, les belles choses, si les apparences séduisantes, étaient d’indispensables médiateurs pour rapprocher les êtres et les cultures, pour créer du désir des uns envers les autres ? Les humains en effet, à de rares exceptions près, ne s’aiment pas spontanément quand ils se croisent dans la rue. Les sentiments réciproques d’affection, d’amitié, ou de désir amoureux, ont besoin pour naître et s’épanouir de circonstances favorables, de mises en scène étudiées. La sophistication des apparences, qui est l’un des fondements de l’artisanat artistique, n’est rien d’autre que l’art d’accommoder les gens et les sociétés, avec suffisamment d’épices pour donner du goût aux individus un peu fades, avec un mode de cuisson approprié pour révéler les parfums secrets de tel ou tel groupe ethnique dont la crudité apparente peut parfois décourager l’étranger.

Les belles choses permettent à l’imaginaire et à la fantaisie de s’investir dans le réel, ce sont elles qui ont le pouvoir d’enchanter le monde : à l’image de la nature, qui elle non plus ne lésine pas et produit en abondance, sans déroger au principe de réalité, les formes les plus improbables, et les paysages les plus sublimes. Alors aimer les belles choses, les concevoir ou les posséder, cela relève d’une sorte d’instinct, aussi naturel et nécessaire que les grandes fonctions biologiques qui régissent notre équilibre et structurent notre épanouissement.
Bien sûr le collectionneur invétéré, boulimique, toujours à l’affût de l’œuvre rare, prêt à tout pour se la procurer, et qui a perdu le sens de la beauté de l’œuvre au profit de sa valeur pécuniaire ou symbolique, peut être considéré comme une sorte de fétichiste. Mais que la passion maniaque se fixe plus facilement sur les belles choses, cela ne les disqualifie pas pour autant, ni l’attrait que le commun des mortels leur porte.

Il y a bien sûr une injustice fondamentale entre le beau et le laid ; l’un attire spontanément quand l’autre repousse. On cherche d’ailleurs aujourd’hui à faire des lois pour éviter la discrimination entre les personnes aux apparences physiques inégales. Et par soucis de justice, certains intellectuels ont été tentés de nier la beauté, de ne voir en elle qu’un critère bourgeois de discrimination, et ont encouragé les artistes à se défier d’elle, et à découvrir des beautés insolites et cachées au fond des choses les plus ordinaires, les plus misérables, ou même les plus abjectes. Démarche morale volontariste, fondée en principe sur un sentiment généreux d’égalité, mais qui a toujours été à l’origine des pires déviations, parce qu’elle préfère se mentir sur la réalité plutôt que de chercher à comprendre ses aspects rébarbatifs ou immoraux.

Aussi la posture de l’art contemporain depuis Duchamp et Andy Warhol, qui fuit la beauté comme la peste, préférant s’intéresser aux choses ordinaires, si possible laides (Kitsch), voire aux déchets et déjections les plus innommables, cette posture, donc, dont souffrent depuis cinquante ans tous les amoureux du beau en art (et il en reste) me paraît être une imposture. Au lieu de rendre belles les choses laides, elle a conduit à une attirance équivoque pour la laideur, à une fascination morbide pour l’absurde.

Aimer les choses belles, au contraire, pousse à embellir les choses ordinaires, à découvrir le charme qui peut exister aussi dans des formes quelque peu disgraciées. La beauté, il est vrai, peut parfois être oppressive et devenir une dictature (en particulier dans le domaine de la mode). Fuyons donc la beauté normative, canonique, pour nous ouvrir aux mille variétés du beau, à son infinie diversité.

Reconnaître cette richesse et cette variété, c’est tout autre chose que de nier sa pertinence conceptuelle ; et ce n’est pas non plus céder au relativisme, qui refuse toute échelle de valeur esthétique. Mais bien sûr, pour cela, il faut aimer le monde, l’aimer malgré ses injustices et ses imperfections, malgré sa violence et sa misère, malgré la mort qui nous guette tous, et aura finalement raison de nous.

samedi, juin 28, 2008

A nouveau l’Algérie…


J’étais allé en Algérie au tout début de ma vie d’adulte, d’abord en vacances un été à Gouraya et sur la côte kabyle, avec quelques amis de fac, pieds-noirs et algériens confiants dans l’Algérie socialiste moderne, puis surtout, au sortir de mon diplôme d’architecte, comme enseignant en architecture à l’université de Constantine, pendant 24 mois, à la fin des années 70. Un noyau d’amis fidèles s’est alors constitué (parmi lesquels David Mangin, grand prix de l’urbanisme 2008, avec lequel je travaille d’ailleurs régulièrement depuis 2001) ; l’éloignement géographique des uns et des autres n’a par la suite jamais disloqué cette amitié parfois discrète, mais toujours solide. Après l’arabisation des années 80, et surtout face aux violences intégristes des années 90, je pensais ne plus jamais retourner dans ce pays qui avait pourtant tellement compté pour moi.

Et voilà que le hasard (ou la main du destin ?) me conduit à nouveau, après trente ans, sur les rivages d’El Djazaïr. Le bureau d’études Arcadis me propose en effet de travailler avec lui pour Alstom, sur la première ligne de tramway d’Alger. Malgré l’ampleur du projet et les conditions difficiles de réalisation, je n’ai pas hésité une seule seconde à dire oui.
Démarrage des études sur les chapeaux de roue, week-ends et soirées, en plus des heures normales de l’agence, passées depuis à travailler d’arrache-pied, et séjours réguliers, au rythme de deux jours tous les quinze jours, dans la capitale maghrébine. Mes souvenirs d’Alger étaient très ténus : la silhouette de la Casbah et le paysage grandiose de la baie, la grande poste, Didouche Mourad, les arcades du front de mer… et aussi les quelques ensembles de logements HLM en pierre construits par Fernand Pouillon dans les années 50. Voilà à peu près tout ce qui restait de la ville blanche dans ma mémoire.

Le premier contact rétabli, après tout ce temps, n’a pas été très touristique : j’ai d’abord été cantonné dans le quartier des Bananiers à Bab Ezzouar, où sont les locaux d’Alstom, et sur le parcours de la ligne de tramway qui desservira toute la banlieue est d’Alger, jusqu’au delà de Bordj el Kiffan. Le visage que m’offrait la ville était celui d’une agglomération bruyante et poussiéreuse, sillonnée d’autoroutes, le long desquelles alternent quartiers champignons construits par les Chinois, bourgades vétustes en sursis, truffées cependant de petites boutiques animées, et grands entrepôts industiels. Et je découvrais ces lambeaux de ville à travers les vitres d’une voiture avec chauffeur, obligatoire pour tout déplacement, selon le protocole de sécurité d’Alstom.



A Alger, à vrai dire, la maîtrise de la sécurité paraît être l’une des préoccupations essentielles. La police est partout : sur les routes, où les barrages sont légions ; aux carrefours, devant les commissariats, les casernes, et même devant tous les lieux institutionnels. Check points avec herses à clous à l’entrée des hôtels et des locaux professionnels, contrôle des bagages et des voitures, port de badge obligatoire au sein des entreprises, dont les locaux sont ceints de murs surmontés de chevaux de frise. C’est que la menace terroriste plane toujours, les GSPC n’ayant pas été totalement éradiqués. Ambiance un peu pesante, donc, mais heureusement, derrière ces dispositifs auxquels la population, habituée, ne semble plus porter attention, j’ai retrouvé le contact jovial et souriant des Algériens. La vie est sans doute dure pour beaucoup d’entre eux, mais cela n’altère pas leur convivialité. La moindre petite place, la moindre murette le long d’une rue est occupée par de nombreux oisifs qui discutent à n’en plus finir et s’interpellent dans une langue aux accents brutaux d’où émergent ça et là quelques groupes de mots français, témoignant de leur habileté à pratiquer et mélanger les deux langues. Plus que le souvenir des lieux, c’est celui des attitudes, des expressions, des dégaines, en un mot celui de la forme particulière sous laquelle s’expriment les rapports humains qui resurgit avec force, comme si trente années écoulées n’avaient été qu’un bref assoupissement de ma mémoire. Mais des nouveautés pourtant, dont la plus criante est le port du hijab à l’égyptienne par la plupart des jeunes femmes. Dans les années 70, il y avait le grand aïk blanc traditionnel porté par les Algéroises d’un certain âge, ou le grand voile noir des Constantinoises, mais les jeunes générations urbaines arboraient plutôt jupes courtes, semelles compensées, et coiffures à l’occidentale. Ce qui était la règle est devenu l’exception. Le côté normatif de l’Islam, sa pudibonderie devant les appâts féminins, semble tenir la rue. Et d’ailleurs symétriquement, on croise aussi fréquemment de jeunes hommes en gandoura grise ou blanche, crâne rasé et grande barbe carrée, affirmant leur identité avant tout musulmane. A l’inverse, l’égalité des sexes (au moins en apparence), progresse dans les administrations ; de plus en plus de femmes employées, policières, ou hôtesses, portant un costume ou un uniforme sans référence à l’Islam.

Ce qui frappe aussi, un peu comme on le voit dans les cités de nos banlieues, ce sont ces façades intégralement truffées d’antennes paraboliques. On a même le sentiment qu’au delà de l’usage, il y a une certaine fierté pour chacun à exhiber ce signe extérieur de modernité. En tout cas, nous sommes très loin de l’idée de pollution architecturale à laquelle nous associons en France toutes ces émergences nécessaires au fonctionnement des télévisions ou autres appareils domotiques.

Il y a trois jours, j’ai parcouru à pied tout le centre d’Alger, depuis l’hôtel El Djazaïr (ancien hôtel Saint-Georges) proche des hauteurs d’Hydra, jusqu’à la place des Martyrs, au pied de la Casbah.


La ville blanche aux fenêtres bleues est toujours d’une beauté étonnante : vues superbes sur la mer et le port à chaque détour de rue, grands jardins ombragés aux essences luxuriantes couronnées de palmiers, avenues et places plantées de ficus taillés au tronc noueux et aux petites feuilles sombres vernissées, arcades commerçantes doublant le front de mer, vie intense des quartiers populaires… Tout cela, je l’espère, sera préservé.



Car ici l’urbanisme moderne est encore souvent ravageur, comme il le fut chez nous dans les années 60. Il est par exemple question, le long de la rue de Tripoli (ancienne rue de Constantine), où va passer le tramway, de raser toutes les anciennes maisons (dont la plupart confèrent au quartier son caractère et sa beauté) pour édifier un nouveau centre plus moderne. Quand les gouvernements des pays du tiers-monde comprendront-ils que l’architecture historique ordinaire quand elle existe, est une chance irremplaçable pour asseoir les quartiers nouveaux et modeler l’apparence des villes du XXIe siècle ?

samedi, mai 10, 2008

Traces du sacré… ou sacralisation des traces?


Le sacré surgit toujours au bord du vide ; c’est peut-être pour cela que les commissaires de l’exposition en ce moment à l'affiche à Beaubourg ont suivi sa trace jusque dans les œuvres des plasticiens contemporains. Rappelons-nous « Le chef d’œuvre inconnu » de Balzac : sur la toile illisible du vieux Frenhofer représentant la belle noiseuse, Poussin et Porbus ne voient émerger qu’un pied, d’une beauté parfaite. Ce pied est la preuve du sacré, de la beauté sacrée à laquelle s’est confronté le maître pendant dix années de sa vie ; mais le reste de sa toile n’est plus qu’une trace énigmatique, indéchiffrable pour d’autres yeux que les siens. Il finit d’ailleurs par se rendre à la terrible évidence, et se suicide après avoir brûlé toutes ses toiles. Ce conte, excellemment commenté par Michel Serres dans « Genèse », nous place devant le mystère de l’irreprésentable, et devant une terrible vérité : celui qui veut atteindre la perfection, toucher le divin (c’est-à-dire profaner l’espace sacré), perd tout au moment même où il pense avoir réussi. C’est à la fois la chute d’Icare volant trop près du soleil, et Orphée perdant à jamais Eurydice qu’il voulait arracher aux Enfers.

Mais l’art contemporain est cynique, joueur, et désinvolte : et alors que Frenhofer (dans l’imagination de Balzac) se suicida lorsqu’il découvrit que son œuvre n’était qu’une incompréhensible trace de la beauté parfaite à laquelle il avait aspiré toute sa vie durant, les plasticiens contemporains se sont généralement accommodé de leur impuissance face à l’absolu. Ils ont lâché la proie pour l’ombre. Ils ont exulté dans la boue de la trace, et fait leurs choux gras des grigris abscons, qu’ils ont vendu comme de saintes reliques.

Tout un appareil de critiques d’art, de fonctionnaires érudits de la culture, de riches amateurs prétentieux, ont compris l’immense avantage de la trace sacrée sur la simple image profane. Celle-ci se donne pour ce qu’elle est, et si elle frôle parfois le divin, chez Rembrandt, Vermeer, ou Goya, c’est parce qu’ils y ont cherché une vérité avec tout leur art, tout leur savoir, toute leur sueur, et toute leur émotion. A l’inverse, les œuvres « traces » produites par les artistes contemporains ont toutes l’ambivalence des oracles sacrés : elles réclament interprétation et exégèse, et sont un vrai filon pour le clergé culturel. Quant aux artistes, il ne leur déplaît pas d’être perçus comme des sortes de médium sachant révéler l’air du temps ; ils ont découvert l’art à l’état gazeux (Yves Michaud). Et leurs jeux de formes, d’attitudes, ou de propositions, passeront d’autant mieux pour un langage des dieux qu’ils seront transgressifs, violents, ou pour le moins en décalage avec l’imaginaire profane. Y a-t-il (ou y a-t-il eu) parmi eux de vrais mages ? Je ne le crois pas ; mais de vrais artistes certainement : car quelques-uns (je ne donnerai pas de noms) ont été capables de recréer une véritable poésie à partir de tout et de n’importe quoi, utilisant parfois des déchets dégoûtants, et, par surcroît de génie, en s’appuyant sur des théories notoirement erronées.

Alors, si les œuvres du XIXe siècle et du début du XXe présentées dans l’exposition peuvent bien révéler une préoccupation métaphysique, spirituelle, voire religieuse ou mystique, je vois moins, dans les œuvres ou installations ultérieures, une trace du sacré qu’une sorte de sacralisation artistique de la trace.

Et le problème de l’art contemporain est bien là : on lui demande d’être une rédemption élitaire, pour les bassesses, les excès et les monstruosités qui stigmatisent l’histoire contemporaine ; d’où sa dimension sacrée (aux yeux de son clergé en tout cas). Les artistes performateurs me font ainsi penser à La Gloïre, dans « L’arrache-cœur » de Boris Vian : ce pauvre vieillard qui, en allant à la nage ramasser les immondices avec les dents, s’acquitte auprès de ses congénères d’une mission sacrée de rédemption.

jeudi, mai 01, 2008

Petite apologie du palmier

palmeraie baroque, lithographie aquarellée de Gilles Chambon
Le palmier est une plante particulièrement évocatrice et particulièrement riche sur le plan de l’imaginaire : le palmier est littéralement une explosion végétale, un épanouissement, quelque chose comme la queue nuptiale d’un paon, en trois dimension. Il n’y a pas d’ocelles sur son feuillage, mais les longs doigts effilés de ses palmes frémissent au moindre souffle de vent, comme pour montrer qu’ils sont vivants. Le vert lisse de ces grands éventails à quelque chose de frais et de savoureux, comme celui, humide, des petites reinettes mimétiques qui se glissent le long des rainures végétales, et qui font retentir les jardins de leur voix de stentor.

Le palmier vient de très loin : du sud où il se niche en palmeraies miraculeuses qui inventent l’ombre et la fraîcheur, dans les déserts squelettiques et blancs. Mais aussi le palmier vient de loin dans le temps : il vient de la préhistoire d’avant l’homme, d’avant les mammifères, celle des forêts saumâtres vrombissantes du vol des insectes géants et agitées par les brusques attaques de reptiles aux aguets. Le palmier est un vestige du paradis terrestre, d’avant le déluge, d’avant le péché originel, d’un monde où les jours semblaient couler comme l’eau claire d’une source, d’un monde de rêves et de plaisirs innocents, de sensualité libre et de pure beauté ; un monde magique où tout venait à profusion, et où la mort elle-même était germination.

La palmeraie est une explosion de vie, un jaillissement, rythmé comme un feu d’artifice, comme les piles alignées d’une longue cathédrale, comme les jets de musique qu’y lancent les tuyaux du grand orgue baroque.
Alors de leurs bouquets serrés surgissent parfois les tours de fabuleux palais.

lundi, avril 21, 2008

Jan Fabre au Louvre… Le ver est dans le fruit










Le Louvre a invité le plasticien chorégraphe d’Anvers à présenter un choix de ses oeuvres en regard de la riche collection des tableaux flamands, qui va des primitifs comme Van der Weyden et Van Eyck aux peintres naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles, en passant par Rubens, Vermeer, et Rembrandt. Des petits panneaux explicatifs font état du rapport entre le travail de Fabre et les toiles des maîtres anciens, notamment au travers des thèmes religieux liés au sang, au sacrifice, et à la rédemption (on sait à quel point Jan Fabre est fasciné par les substances corporelles et par la catharsis que réaliseraient les violences symboliques et plastiques pratiquées sur le corps ou ses fétiches). Mais peut-on vraiment faire dialoguer le monde de la complexe et savante poésie picturale, avec le simplisme obsessionnel d’objets réalisés en élytres d’insectes, rondelles d’os, ou punaises dorées ? Si l’on en croit la mine réjouie des visiteurs, cela est effectivement possible. Mais en vérité, c’est le côté sensationnel, insolite, très tendance, qui séduit ici les badauds de l’art. Reconnaissons d’ailleurs que le plasticien flamand à un sens aiguë du lieu et de la scénographie : ses œuvres sont toutes bien placées et bien proportionnées par rapports aux espaces muséaux investis, et il retrouve parfois, notamment avec ses pigeons en verre de Venise et leurs fientes posés délicatement sur les grandes corniches de pierre, la verve humoristique des objets surréalistes à la Dali.

Mais passée la curiosité pour ses objets bizarres dont la poésie et le message symbolique restent pour le moins assez frustes, je ne crois pas qu’il y ait un quelconque intérêt iconologique à mettre en vis-à-vis les pseudo-psycho-objets de l’art contemporain, qui ne sont que gadgets, et les tableaux de maîtres, qui sont à eux seuls de petits univers concentrés. C’est comme chercher un écho entre le cri du rémouleur (ou celui du muezzin) et une sonate de Vivaldi.

Les défenseurs de ce type d’exposition argueront que cela est moderne, que ça fait venir du monde, et que ça « dépoussière » la culture trop sérieuse des musées. Mais pourquoi faire entrer des foules de plus en plus nombreuses dans les musées, si elles n’ont rien d’autre à y trouver qu’un événement à la mode dont elles pourront parler à leurs amis ? Parmi les visiteurs qui étaient en même temps que moi au deuxième étage de l’aile Richelieu ce jour là, je n’en ai pas vu plus de deux s’intéresser vraiment aux toiles accrochées aux cimaises… et pourtant… Tant de chefs d’œuvres si extraordinaires sont réunis ici ! Peut-être trop, d’ailleurs. Le Louvre est devenu une caverne d’Ali Baba hypertrophiée et mondialisée ; lorsqu’on réalise toute la richesse artistique ici réunie, cela donne le vertige… Et les gens s’y déplacent en tous sens, picorant ça et là du regard objets et toiles, comme ils le feraient pour des pots de confiture dans les rayons d’un supermarché. La France s’enorgueillit de posséder le plus beau musée du monde, mais cet amas de richesse fait perdre à ses élites même le sens de la valeur unique de chaque œuvre.

Je pense que Jan Fabre, lui, a regardé de près, avec attention et admiration, chacune de ces œuvres. Comme il nous le dit lui-même, il s’y est écrasé le nez.

Peut-être, parmi ses futures œuvres, prendra-t-il alors le temps de créer aussi des mondes en raccourci, et plus uniquement des objets fétiches. Peut-être arrêtera-t-il de ruminer ses obsessions pour oser, de temps à autre, l’art humble et généreux de la peinture; peut-être aura-t-il la force d’aller contre son intérêt médiatique pour redécouvrir le monde comme un enfant attentif aux leçons des vieux maîtres. Peut-être… on peut toujours rêver.

samedi, avril 12, 2008

Le divin patrimoine

G. Chambon, La "Transfiguration", détail


Comment doivent se faire l’identification, la reconnaissance, la protection, la restauration du patrimoine architectural, urbain et paysager ? Autant de questions qui ne font pas l’unanimité. Faut-il continuer la politique de zonage (secteurs sauvegardés et zppaup) ? Où doit s’arrêter le classement des bâtiments que l’on peut considérer comme monuments historiques (quel est le recul historique minimum pertinent) ? Doit-on accompagner l’érosion progressive des témoignages architecturaux du passé (reconnaissance de la valeur positive de la ruine), les restaurer pour les stabiliser et empêcher leur évolution, aller jusqu’à tenter, comme avait fait Viollet-le-Duc, de restituer leur hypothétique état d’origine ? Ou encore les intégrer dans un projet évolutif plus large, et accepter une certaine mutation progressive de leur identité ? Faut-il une position tranchée, une doctrine immuable pour mener une politique efficace, ou doit-on toujours agir au cas par cas, au gré des personnes partenaires et de la conjoncture ? La gestion du territoire est un art complexe qui doit jongler avec le cadre législatif et réglementaire, la force imaginaire des projets, et l’élaboration d’outils opérationnels de transformation. Tout est une question de dosage et de nuances, et surtout de qualité des protagonistes. Tel règlement pourra s’avérer efficace dans un contexte humain particulier, et contre-performant dans un autre. Il faut certainement savoir lâcher la bride réglementaire lorsque les conditions sont réunies pour la mise en œuvre d’un projet visionnaire et suffisamment consensuel (nous sommes en démocratie) ; mais il faut au contraire être très ferme et intransigeant lorsque les forces en présence conduisent par leur indifférence ou leur incompétence à la détérioration brutale ou progressive de l’objet patrimonial concerné.

Bien qu’étant un technicien de la gestion patrimoniale (je travaille sur le terrain à l’élaboration de règlements de protection, et j’interviens directement sur le patrimoine dans mes projets architecturaux et urbains), je me garderai de préconiser telle ou telle voie. Simplement je conseillerai à chacun de choisir avec le cœur son patrimoine, de se rapprocher de ceux qui ont fait des choix semblables, puis de l’aimer avec eux, de le faire connaître, de le défendre, et surtout de le faire vivre ; en sachant que d’autres auront fait des choix différents et qu’il faudra dialoguer avec eux, ou parfois les combattre.

La question du patrimoine rejoint celles des symboles, de la mémoire, et de l’identité. Questions qui touchent par un versant à la connaissance rationnelle et à la maîtrise, et par l’autre à l’imaginaire et au désir ; c’est-à-dire aux valeurs essentielles – et conflictuelles - de l’humain.

On retrouve ainsi dans la question moderne du patrimoine un lieu d’enjeu évident pour la manifestation contemporaine du sacré.
Car il s’agit bien de sacré :
- patrimoine culturel comme plus haute valeur de l’humain, au-dessus de tous les conflits,
- mise en place de rituels universels (les visites touristiques, la queue pour voir les expositions, l’achat de souvenirs culturels),
- constitution de clergés (les intellectuels, les critiques d’art, les fonctionnaires de la culture),
- délimitation de sanctuaires (les classements, notamment au patrimoine mondial de l’humanité, les œuvres de plus en plus nombreuses déposées dans les musées),
- dévotion à un cénacle de divinités, de saints, et de héros (les grands artistes du passé, les moins grands, et les stars d’aujourd’hui),
- et enfin énonciation de tabous (stigmatisation de l’inculture, interdiction absolue de toucher aux œuvres du patrimoine, voire de critiquer les grands artistes).

Mais en fin de compte, nous ne sommes là que devant le dernier avatar culturel du sentiment religieux, qui traduit depuis toujours la relation de l’homme vivant avec ses morts.
A l’origine, les dieux ne sont en effet que les esprits des ancêtres, dont le souvenir, avec les émotions et les frustrations dont il est chargé, devait être régulé et protégé pour devenir une force positive et non un frein au développement des individus et des sociétés. Par la suite, les dieux, puis le Dieu, se sont singularisés et ont personnifié non plus l’esprit des ancêtres, mais les entités toutes puissantes supposées régner sur le royaume des âmes (donc des ancêtres), puis sur l'univers entier. Les idoles (eidôlon), dont la production est à l’origine de ce que l’on nomme art, ont été par le passé le médium nécessaire entre eux et nous, les artistes n’étant que des serviteurs. Aujourd’hui, nous assistons à un retour au culte des ancêtres. Il se fait à travers l’admiration, la passion, la ferveur, le respect, et l’éducation-histoire-catéchisme, qui entourent et divinisent les grands artistes d'antan. Et le médium entre eux et nous n’est plus leur image, mais bien leur œuvre personnelle, qui témoigne de leur grandeur, ou plutôt fait leur grandeur : ces hommes cherchaient peut-être simplement à nous montrer la lune du doigt, mais, comme les imbéciles du proverbe chinois, nous n'avons eu d'yeux que pour leur geste, si fascinant et envoûtant…

Tout le mystère ne réside-t-il d'ailleurs pas là : le divin n’est pas dans le sujet montré ou représenté par l’art, quelle que soit sa grandeur, mais dans l’art lui-même, dans l’étonnante façon dont celui qui croyait voir l’absolu s’est évertué à le transmettre.

lundi, mars 31, 2008

LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE

Les quatre cavaliers, huile 130x81, 2008, à découvrir jusqu'au 28 mars à Toulouse, Galerie Can'Art (voir article précédent)

L’apocalypse de Jean, rédigée vers 60 après J-C, a marqué et marque toujours l’imaginaire du monde chrétien ; le texte utilise de nombreux symboles renvoyant aux récits vétérotestamentaires et à la numérologie, et qui ont pour but d’interpréter les événements liés à cette période du premier siècle, en particulier la domination romaine, dans l’attente imminente d’une fin des temps et du jour du jugement dernier. Ainsi, par métonymie, « apocalypse », qui signifie en grec « dévoilement », en est venu pour le plus grand nombre, à signifier « cataclysme de fin du monde ». Ambivalence d’un texte qui « dévoile » en voilant par des symboles et des nombres,et dont l’analyse eschatologique, basée sur l’interprétation des guerres et des catastrophes, peut évidemment s’appliquer à n’importe quelle période historique, la violence des conflits, le poids des maladies et des misères diverses qui accablent l’humanité, étant malheureusement une constante dans le déroulement de l’histoire depuis 2000 ans.

Chaque époque peut donc à loisir illustrer le propos apocalyptique avec les ingrédients de son propre temps.
S’agissant des quatre cavaliers, qui sont des porteurs de guerre, ils personnifient :

- qui la conquête et le joug (« Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre »),

- qui la guerre et ses massacres (« Et il sortit un autre cheval, roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d'enlever la paix de la terre, afin que les hommes s'égorgeassent les uns les autres; et une grande épée lui fut donnée »),

- qui la famine et dureté des conditions matérielles (« et voici, parut un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance dans sa main. Et j'entendis au milieu des quatre êtres vivants une voix qui disait: Une mesure de blé pour un denier, et trois mesures d'orge pour un denier; mais ne fais point de mal à l'huile et au vin »),

- qui enfin la mort (« et voici, parut un cheval d'une couleur blême. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l'accompagnait »).

Les cavaliers ont surtout été représentés au moyen âge (commentaire de l’apocalypse de Beatus de Liébana, apocalypses peintes de Trèves et de Bamberg, tapisserie d’Angers…), mais c’est la célèbre gravure de Dürer qui reste l’illustration la plus marquante du texte de Jean. Le XXe siècle, siècle millénariste par excellence, a vu revenir ce thème, mis en musique par Messiaen et par Pierre Henry, et transposé à l’écran par Vincente Minnelli.


Gravure de Dürer représentant les quatre cavaliers




Je ne sais si la fin des temps aura lieu au XXIe siècle, mais reconnaissons que les moyens d’extermination dont dispose l’homme moderne sont enfin à la hauteur de cette funeste tâche.

Mes quatre cavaliers respectent l’ordre et les attributs de chaque cavalier tels que les décrits Saint Jean, et leur harnachement guerrier, ainsi que la ville à l’arrière plan, renvoient aux temps prémodernes. Mais ils font cependant allusion à notre histoire apocalyptique contemporaine : ce sont en effet des samouraïs, et l’apocalypse moderne a, de toute évidence, commencé au Japon, à Hiroshima et Nagasaki. Et si dans ce contexte, la mort est une japonaise, les trois cavaliers mâles ressemblent étrangement à Albert Einstein, Niels Bohr, et Robert Oppenheimer, les pères de la bombe atomique.

lundi, mars 24, 2008

Hiérophanie buissonnière


Exposition de peintures à la galerie Can’Art, à Toulouse

Je revisite depuis plusieurs années – comme les habitués de ce blog le savent – les sujets de la peinture classique, notamment les thèmes religieux ou mythologiques. Ces toiles constituent ma « hiérophanie buissonnière », et je m’efforce d’y faire rimer humour et poésie, en télescopant les références aux toiles de maîtres, les clins d’œil au monde contemporain, et l’imaginaire urbain auquel je reste très attaché.

Ma technique est toujours celle de la peinture à l’huile traditionnelle, minutieuse, avec une expression qui se veut à la fois réaliste et onirique, en hommage aux peintres surréalistes, aux védutistes du XVIIIe siècle, et aux maîtres de la Renaissance.

Je présente également dans cette exposition à Toulouse mes petites huiles sur papier au dessin plus libre, illustrant les symboles mythologiques universels : signes astrologiques, quatre éléments, muses, etc…

j'espère que vous viendrez nombreux

Gilles Chambon

samedi, mars 15, 2008

Réflexions inspirées par le dernier livre de Jean Clair, « Malaise dans les musées »












Le 14 octobre 2007, signature du contrat Louvre Abou Dhabi ; de gauche à droite, Jean Nouvel, Henri Loyrette, Mubarak al-Muhair, Renaud Donnedieu de Vabres et Cheik Sultan Bin Tahnoun.


L’énigme de la colonisation, huile sur toile, 100x73cm, G. Ch. 2004

Dans ce petit livre, Jean Clair s’indigne de la vente de la marque « Louvre » à Abou Dhabi, et de la marchandisation de facto que cela entraînera pour certaines parties des collections des musées français. L’œuvre d’art semble avoir perdu sa dimension fondamentale de rapport au Sacré, pour s’assimiler de plus en plus à un vulgaire produit commercialisable.

Le rapport au Sacré, nous dit Jean Clair, c’est depuis toujours la façon de ressentir, de contempler, et d’intégrer le numineux aux grandes régulations sociétales. Le numineux, c’est tout ce qui renvoie aux énergies intangibles, ce sont ces forces et ces choses qui signifient et agissent sur nous en dehors de banales explications rationnelles ou matérialistes. Les religions sont nées de cette nécessité de réguler la relation au Sacré, mais elles ne sont qu’une façon parmi d’autres de traiter ce lien fondamental au supranaturel.

Il y a dans notre monde occidental contemporain, champion de la liberté individuelle (donc du libre arbitre et de la pensée sans tabou) une vraie crise de la gestion institutionnelle du Sacré. Cette gestion est en effet aujourd’hui soit réduite à la portion congrue du dimanche à la messe, soit totalement refoulée, soit dévoyée vers des pratiques individuelles superstitieuses, coexistant avec une pensée globalement tributaire du rationnel (ce qui entraîne une sorte de schizophrénie). Mais encore et surtout, elle est de plus en plus remplacée par une sacralisation collective et obsessionnelle du ludique, c’est-à-dire de l’inverse du numineux. Toutes les formes de star system, de footballomanie, sont significatives de ce phénomène mondial qui marque notre temps : le désir de foi partagée et de rituel collectif s’est cristallisé non plus sur le divin (le transcendantal des religion), mais sur le surhumain ordinaire, mondain, sur la magie que représentent pour les foules les humains au charisme ou aux dons exceptionnels. Foi et adulation se confondent ; non pas idolâtrie comme dans les temps anciens où certains croyants confondaient le divin avec sa représentation matérielle, mais véritable dévotion envers des humains semblables à nous, donc, en définitive, envers nous-mêmes, envers la mise en scène de notre propre possible réussite matérielle, de notre fantasme de force collective.
Le sacré n’est plus un monde à part, transcendant, mais une contrée particulière du monde profane. Ce n’est plus un sommet élevé d’où l’on communique avec le ciel, au risque d’être anéanti par le feu divin, mais une simple colline d’où l’on contemple avec délectation, comme au-dessus de la mêlée, la populeuse plaine humaine et ses marécages.
Evidemment, les médias et leur exceptionnelle expansion depuis un siècle, sont à l’origine de ce renversement : chaque soir, la comédie humaine est maintenant présentée et mise en scène en temps réel sur le petit écran. L’espace virtuel de la télévision, qui pénètre chaque foyer, devient cette sorte d’espace sacramentel, pseudo divin, où sont élus les demi-dieux humains dans lesquels chacun rêve de se reconnaître. Le paradis, qui, dans la plupart des religions, était promis après la mort – c’est-à-dire hors de la matérialité humaine et du monde géographique, fait son retour sur terre et devient accessible à chacun, ou, au pire, à ses enfants, pourvu qu’ils sachent manœuvrer et se propulser en haut de la scène médiatique.

Et une autre vérité nouvelle se fait jour : la réussite médiatique attire l’argent et l’argent attire la fascination médiatique ; César et Dieu se confondent ; on n’essaie plus désespérément d’acheter, comme au moyen âge, l’indulgence divine à un intercesseur clérical plus ou moins véreux, mais on compte sur le pouvoir magique de la fortune pour attirer le divin, pour le susciter, le produire. Ou, à l’inverse, on pense que la chance médiatique nous apportera la richesse, qui témoignera alors aux yeux de tous de notre pseudo divinisation.
Le sacré contemporain a donc ceci de nouveau qu’il se gagne avec de l’argent, et qu’il produit de l’argent.

Et l’Art, là-dedans, me direz-vous ? Et bien voilà : comme le rappelle Jean Clair, il fut jadis un acte de ferveur, dirigé vers Dieu ou vers la beauté (J. C. rappelle cette phrase des Confessions de Saint Augustin : « Pour les interroger {les créations divines qui assaillent nos sens}, je n’avais qu’à les contempler et leur réponse, c’était la beauté. »). Aujourd’hui, l’art est devenu un acte de ferveur à soi-même, ou la démonstration d’une capacité, d’une prétention de chaque artiste impétrant à être starisé, divinisé selon le rituel de la sacralité médiatique. On admirait autrefois les œuvres d’art parce qu’elles renvoyaient à une transcendance, on admire aujourd’hui les objets d’art contemporain parce qu’ils renvoient à la personnalité divinisée – ou simplement héroïsée – d’un artiste.
Jean Clair, toujours en matière d’art, traduit ce phénomène de profanation progressive du Sacré – ou plutôt de profanisation –, par la dégradation, observable depuis le XVIIIe siècle, du culte en culture, puis, à la fin du XXe siècle, de la culture en « culturel », ce dernier avatar confondant et assimilant enlightenment à entertainment.
S’il est légitime, à mon sens, de dénoncer l’abandon en art de toute valeur de transcendance, au profit de valeurs spectaculaires, mondaines, et de marketing culturel, il est néanmoins nécessaire de nuancer le tableau. La dérive ludique et médiatique de l’art n’a pas fait disparaître toute transcendance. Beaucoup de ceux qui choisissent le chemin de l’art le font encore au nom de la ferveur poétique, qui est la forme moderne de rapport à la transcendance. Cette ferveur individuelle, libre de toute contrainte collective, sans cadre théologique ni contrat moral envers les institutions, peine évidemment à se stabiliser sur une expression et un message audible par un large public. D’où cette impression de confusion qui ressort de tous les salons de peinture et foires internationales d’art, et la tentation pour les artistes de se raccrocher à la seule demande identifiable, celle qui est formalisée par les relais des critiques d’art et des médias ; elle fait, hélas, le plus souvent basculer la poésie dans la performance, la sensibilité dans le sensationnel, et le savoir-faire artistique dans l’habileté médiatique.

vendredi, février 29, 2008

Les lieux magiques

Les parapluies d'Udji, huile sur toile, Gilles Chambon, 2002
Chacun a ses lieux magiques. Rêvés ou réellement croisés, certains lieux de la planète ont en effet un pouvoir particulier sur notre imaginaire personnel. Les rencontres que nous avons eu avec tel ou tel paysage, ou ce que nous en avons imaginé, ont laissé en nous des traces et des sentiments qui ont quelque chose de commun avec ceux que laissent les histoires d’amour : désir, mystère, espoir, impatience, plaisir, jubilation, bien-être, regrets, nostalgie, chagrin…
Ces lieux magiques peuvent appartenir aux joyaux du patrimoine mondial, aux hauts lieux du tourisme international, mais ils peuvent aussi, plus modestement, être des sites tout à fait banals, dont nous seuls connaissons l’intensité et la grandeur, parce que le destin nous y a conduit dans des circonstances particulières, et qu’il nous a ainsi permis d’en découvrir les facettes cachées, les attraits secrets et exceptionnels, malgré un abord quelquefois rébarbatif.
Il y a ceux qu’on ne connais pas mais qu’on nous a racontés, et qui nous attirent si fortement qu’ils seront sans doute la destination d’un prochain voyage ; il y a aussi ceux que l’on connaît dans leurs moindres recoins - parce qu’on les fréquente régulièrement, et qu’on a hâte de retrouver chaque jour, chaque semaine, ou chaque mois ; il y a ceux que l’on a croisé une seule fois et où on s’est juré de retourner un jour ; et puis il y a ceux d’avant, ceux de l’enfance ou de l’adolescence, ceux qui appartiennent à un temps révolu, et où on peine à revenir, parce que l’on sait qu’ils se sont transformés, et que la déception de les voir à jamais défigurés sera pour nous un choc insupportable.
Pour la plupart, partir en vacances, c’est aller à la rencontre de l’un de ces lieux magiques. C’est un peu comme une aventure amoureuse, parce qu’on fait une infidélité à l’espace dans lequel nous vivons quotidiennement, celui auquel nous nous sommes amarré, bon gré mal gré, pour passer l’essentiel de notre existence. Mais nous savons que l’aventure n’a pas de véritable avenir, et qu’il faudra très bientôt retourner vers le cadre familier de nos activités. Alors nous essayons de rapporter avec nous un peu de l’essence magique de ces espaces qui se sont offert à nous le temps d’une escapade : avec des photos bien sûr, mais aussi avec des objets-souvenirs, qu’on choisit en recherchant le maximum d’authenticité, pour en garantir le pouvoir magique. Mais les peintres ont plus de chance encore, parce que leur art leur permet de produire des objets magiques beaucoup plus puissants. En témoigne cette peinture d’Udji, près de Kyoto, qui maintient depuis plusieurs années le lien mystérieux qui me relie au pays du soleil levant.

samedi, février 16, 2008

LA TOUR DE BABEL

"La tour de Babel",G. Chambon, huile sur toile, 66x74cm, 2008
Tout le monde connaît le mythe de la tour de Babel : une immense ziggourat lancée à l’assaut du ciel, acte fondateur qui symbolise la propension humaine impérialiste à conquérir la terre et les cieux. Puis l’échec survenu en raison d’une séparation des langages, et donc d’une incommunicabilité grandissante entre les hommes, commandée par un dieu jaloux de sa toute puissance.

Ce mythe biblique m’a paru coller parfaitement à la situation de l’occident moderne, impérialiste et dominateur dans beaucoup de domaines, et en particulier, pour ce qui nous intéresse ici, en art:

Le XIXe siècle éclectique avait en effet d’abord voulu récupérer dans un vocabulaire moderne rationalisé, l’ensemble des styles pêchés dans l’histoire de tous les peuples ; puis le XXe siècle les a, au contraire, rejetés tous, pour tenter de trouver, par l’expérimentation, le langage pur de la modernité. Mais la pureté moderne des uns n’a pas été celle des autres, et, comme à Babel, la signification des œuvres s’est peu à peu diluée dans le maelström médiatique des postures d’artistes, et de leurs grimaçants oripeaux.

"Pour avoir oublié que le langage n'est, de l'individu qui en use, ni la communication ni l'expression, mais qu'il en est en réalité la mesure, le chef d'oeuvre avait cessé d'avoir un sens. C'était la vie même, en soi et pour soi, qui était devenue une oeuvre,{...}Etre à soi-même son modèle, son juge et son adorateur."
(Jean Clair, Court traité des sensations).

Ma toile représente une tour de Babel éclectique inachevée, rappelant le haut des premiers gratte-ciels américains. Au premier plan, on voit le roi Nemrod (emprunté à la tour de Babel de Bruegel), qui, prenant à témoin deux mystérieux personnages sortis du Laocoon d’El Greco, tente en vain de rassembler quelques acolytes vedettes de la peinture du XXe siècle, devenus aveugles les uns aux autres, et rendus impuissants à force de délire schizophrénique.