Augustin Berque, dans « La pensée paysagère » (Archibooks+Sautereau éditeur, 2008), petit essai très roboratif qui bouscule les discours esthétiques contemporains habituels, utilise un mot-concept forgé au IXe siècle par le poète chinois Li Shangyin, le « tue-paysage », pour désigner la culture décosmicisée qui caractérise le « POMC » (paradigme occidental moderne classique).
Selon lui, la pensée moderne repose sur un dualisme qui oppose le monde objectif, extérieur et mesurable, et l’intériorité subjective individuelle. Cette conception moderne de l’univers consacre la fin du Kosmos comme monde du lien fusionnel, de la résonance, de l’harmonie entre les créations humaines et les oeuvres de la nature.
Aujourd’hui la pensée sur le paysage, productrice d’analyses sémio-sociologiques amorales, et acosmiques, capables de justifier la laideur (puisque la laideur devient un simple point de vue subjectif sans lien avec l’objectivité du monde), remplace la pensée paysagère en acte qui caractérisait le monde prémoderne, et qui était une pensée recherchant explicitement l’harmonie et la beauté.
Mais l’homo rationalis moderne ne peut cependant surmonter ce lien brisé entre son existence vécue et un monde chosifié, enlaidi, désenchanté : « l’existence humaine est un fait, et ce fait même tend nécessairement et inlassablement à requalifier l’environnement dans sa propre perspective, c’est-à-dire à le recosmiser en un monde. ». La destruction moderne des paysages engendre donc deux symptômes caractéristiques : la consommation boulimique (et mortifère), à travers le tourisme de masse généralisé, des sites et des cultures révélant encore l’harmonie prémoderne et l’harmonie naturelle ; l’engouement irrationnel pour toutes sortes de mystiques de l’harmonie universelle, comme par exemple le fengshui, qui a paraît-il le vent en poupe.
Augustin Berque regrette ces pratiques aliénantes, qui ne sont que succédanés, et appelle à « un véritable dépassement de la modernité ».
Je ne peux que le rejoindre dans ses analyses et dans ses souhaits, moi qui depuis quinze ans prêche pour que la « modernité s’ouvre - ou se rouvre - à l’étendue du monde et du temps, aux évolutions lentes, à la diversité, à la synergie entre plusieurs strates du développement. Qu’à la modernité sprinteuse, nez dans le guidon, sommaire dans ses raisonnements, s’oppose{ra} de plus en plus une modernité qui prendra le temps de la connaissance, qui réinterprètera ses déplacements par rapport à un voyage au long cours, qui cherchera une forme de ré-adéquation distanciée à la nature. Ré-enracinement dans l’épaisseur temporelle retrouvée ; modernité de la concordance des temps. Après la grande fièvre de la culture de l’artificiel (conçue comme procès de libération de la nature), apparaîtra une culture qui cherchera au contraire à réinscrire ses produits dans le métabolisme général de la nature (culture naturalisée, ou naturalisable) ; donc nouvelle alliance culture/nature. » (Itinerrances, p. 134).
J’étais cette semaine à Prague, qui est un des hauts lieux européens du paysage urbain prémoderne. L’exubérance des créations baroques (comme celle, en exergue de cet article, du couronnement d’un orgue du Clementinum sur lequel a probablement joué Mozart) nous rappelle, comme dans les symphonies du maître salzbourgeois, que l’esprit des formes doit naturellement tendre vers le cosmos, et non vers je ne sais quelle adéquation aux laideurs du monde contemporain, comme ce stupide homard de Koons.
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