Quarante années séparent « Un chien » de Goya (Madrid, Prado) de « L’homme à la corde » de Daumier (Boston, Fine Arts, et Otawa, Beaux-Arts du Canada). Ces deux œuvres (trois, si l’on prend en compte les deux versions de l’homme à la corde), également énigmatiques et radicales dans leur décalage par rapport aux thèmes picturaux traditionnels, ont pour moi beaucoup de points communs, qui confirment, s’il était besoin, la très forte convergence entre les deux peintres.
Convergence d’abord dans le format vertical et la composition des peintures, où l’espace est comme ramené à ses invariants fondamentaux : deux pâtes indécises séparées par une ligne, et que de sourdes imprécisions font tressaillir, comme la surface d’une eau trouble, qui ne dévoile rien de la vie terrible et mystérieuse tapie dans ses profondeurs, mais qui en fait pressentir la menace.
- Chez Goya, éclat blafard de crépuscule, et masse ténébreuse du sol, déséquilibré, qui se dérobe et bascule, laissant place, sur plus des trois quarts du tableau, à une lumière sans origine et sans direction.
- Chez Daumier, le déséquilibre est remplacé par l’équilibre instable entre, à gauche, un mur vertical blanc sans fenêtre, sans début et sans fin, et, à droite, un lointain magma brumeux indiquant seulement, par la partie sombre limitée au tiers inférieur, l’altitude dangereuse à laquelle se déroule la scène.
Emergeant de la vacuité de ces espaces en déséquilibre, inquiétants par ce qu’ils cachent plutôt que par ce qu’ils montrent, apparaît, en suspension sur la ligne de clivage (bord incliné de la terre ou bord vertical de la paroi), ici une petite tête de chien, et là une longue silhouette humaine.
- Chez Goya, le chien semble englouti par le sol, et pointe désespérément son museau vers le ciel vide.
- Chez Daumier, l’homme s’agrippe à une corde, et regarde avec appréhension l’abîme qui s’ouvre sous lui.
J’y vois deux allégories de l’angoisse qui nous saisit devant l’approche irrémédiable de la mort, et devant le vide infini qu’elle représente.
Mais pourquoi un chien englouti et pourquoi un homme agrippé ? Indépendamment de l’origine anecdotique (un croquis de peintre en bâtiment pour Daumier, et peut-être le regard inquiet de son chien pour Goya ?), les deux figures nous renvoient l’une et l’autre aux mythologies infernales :
- Le chien à Anubis, qui conduisait les âmes dans le monde souterrain, ou à sa réplique grecque Cerbère, gardien des Enfers – mais ici un Cerbère mis lui-même en abîme, happé par la gueule de l’enfer et dont une seule tête en perdition surnage ;
- L’homme suspendu, au passeur Charon, accroché à sa gaule et guettant les âmes pour leur faire faire le grand saut, tel un Tarzan métaphysique se balançant sur une liane.
On pourrait, j’en suis sûr, trouver encore beaucoup de renvois métaphoriques contenus en puissance dans ces deux chefs d’œuvres, emblématiques d’une peinture qui place l’ébauche au sommet de l’art, grâce à une sorte de prégnance magique dont Goya et Daumier ont tous deux découvert le secret.
D’autres œuvres des deux peintres présentent d’ailleurs des analogies, sans doute fortuites, mais qu’il me semble intéressant d’en noter quelques-unes :
« Les deux vieux qui mangent », de Goya, et « L’atelier d’un sculpteur » de Daumier
« La lecture » de Goya (détail), et « Trio d’amateurs » de Daumier
« Asmodée » de Goya (détail), et « Les fugitifs » de Daumier
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