présentation des peintures synchronistiques

lundi, septembre 25, 2006

Point de vue sur la société du spectacle de Guy Debord

Après publication des œuvres complètes de G. Debord il y a quelques mois, et débat récent sur France Culture

Guy Debord dénonce, dans la société contemporaine, dite société du spectacle, le fait que la représentation est substituée à la vérité de l’expérience, dans le rapport des individus au monde : « Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation ». Problématique dont Matrix est une allégorie traitée à l’américaine. Et pourtant, doit-on rappeler que toute pensée est représentation, et que la conscience que nous avons de chaque chose, et du monde en général, n’est possible que par la médiation d’une représentation? C’est la caverne de Platon, la vérité qui, par essence, nous échappera toujours.
Alors, que dénoncent au juste les propos de Debord, ainsi que le conte de Andy et Larry Wachowski ? C’est le problème de l’aliénation dont il s’agit, c’est-à-dire d’un type de représentation qui, au lieu de servir de levier pour agir sur et dans le monde, confine au contraire les individus dans une impuissance de plus en plus totale, compensée par des substituts, des ersatz qui leur procurent la sensation du pouvoir (la technologie et l’impression de puissance que donnent tout bouton de télécommande, et tout moteur vrombissant sous le capot d’un coupé chic ou d’un 4x4). Faire de chaque individu le maître d’un théâtre de marionnettes qu’on le conditionne à s’inventer, et auquel il finit par croire, jusqu’à ne plus vivre ni agir pour autre chose. Schizophrénie collective, orchestrée par la société en tant que structure autonome, et dans la mesure où celle-ci trouve là le moyen à la fois de croître (tous les économistes vous diront que la croissance passe par la production de biens de consommation de plus en plus nombreux, et accessibles au plus grand nombre), et de pacifier l’ensemble des individus, dont toutes les tensions psychologiques, porteuses de désordres sociaux, sont résolues par l’usage des simulacres (par exemple le bulletin de vote comme simulacre de l’action politique ; ou l’identification au héros de la série télé comme simulacre de la relation sociale ; ou encore le tourisme organisé, comme simulacre du cosmopolitisme…), et par la diffusion permanente de stimuli créant le désir des simulacres (les spots publicitaires, les magazines people).
Vision terrible des hommes, esclaves consentants d’une société dont ils ignorent les véritables rouages. Et pourtant : qu’y a-t-il de vraiment nouveau sous le soleil ? L’aliénation est une vieille lune, et c’est, n’en doutons pas, une nécessité de la vie en société ; quant aux simulacres, ils existent depuis la plus haute antiquité, et même avant (relire à ce propos l’excellent livre de K. Lorenz, L’agression). Ce qui dérange et qui angoisse, dans la société contemporaine, c’est l’organisation à grande échelle, et de façon rationnelle, du phénomène aliénant. Un peu comme le sentiment que peut procurer la Shoah en regard de l’Inquisition : l’Inquisition dialoguait avec ceux qu’elle voulait exterminer, et dramatisait leur exécution, tandis que le pouvoir Nazi déshumanise ceux qu’il supprime, et les traite comme une simple marchandise.
La société du spectacle ne libérerait la parole de chacun que pour mieux la rendre insipide et inaudible (les blogs d’Internet en sont-ils la confirmation ?). Elle offrirait toujours plus à tous les hommes, mais dans un système inflationniste où ce qui est de l’or un jour est cendre le lendemain. Sous prétexte de protéger et de choyer chaque personne, elle finirait par infantiliser tout le monde. Elle encouragerait les classes moyennes à ne plus rien risquer, et à oublier la mort réelle, conjurée par une omniprésence télévisuelle des morts fictives ou impersonnelles. Tout cela est sans doute vrai, mais comme tendance de nos sociétés riches et évoluées, et non comme réalité effective. Heureusement chaque homme, ou la plupart des hommes, continuent de risquer, de se mettre en danger, de créer, de transgresser, d’aimer, et finalement de mourir. Chaque homme, ou la plupart des hommes, s’engouffrent à chaque instant dans les failles du système, et utilisent les instruments d’aliénation comme des leviers de pensée.
C’est pourquoi, si la lecture de Guy Debord peut apporter à certains quelque illumination sur le sens de notre civilisation, je pense qu’il est aussi très important de se méfier de ses conclusions. Gardons à l’esprit que les apologistes de Guy Debord, qui crient « au loup » et dénoncent le système, sont aussi paradoxalement parmi ceux qui en profitent le mieux : car les avant-gardes intellectuelles, révolutionnaires, comme il se doit, sont de fait une élite (grâce à leur puissance cérébrale et à leur culture), toujours légitimée par l’Institution, qui, dans notre France libre penseuse, aime les transgressions gauchisantes. Ils occupent donc la scène médiatique intellectuelle, et disqualifient de fait, en les rendant inaudibles, les penseurs plus modestes… et plus nuancés. Ces grands intellectuels de gauche constituent une aristocratie qui règne sur l’empire de la pensée, de la même façon que les grands révolutionnaires meneurs d’hommes ont toujours fini par devenir les chefs intolérants d’empires totalitaires ; et, pour revenir à la société du spectacle, au sens littéral (celle du showbiz) qui ne manque pas non plus de grands hommes, force est de constater que les stars font le noir autour d’elles, rejetant dans l’ombre, la précarité, voire la frustration, les acteurs plus modestes.
C’est tout cela, à mon sens, le vrai problème de la société mondialisée, dite –finalement à juste titre, société du spectacle : la séparation de plus en plus marquée entre une élite dominante, concentrant le pouvoir entre ses mains, et des masses dominées. Qu’on pense à la concentration du pouvoir commercial, accaparé par l’aristocratie de la finance qui dirige les multinationales ; à la concentration du pouvoir politique, dominé par le bipartisme ; à la concentration du pouvoir intellectuel, accaparé par les élites universitaires ; à la concentration du pouvoir artistique, accaparé par les quelques artistes de renommée internationale. Face à cette tendance totalement aristocratique de la société mondialisée, se développe (ou est orchestré) le mythe de la démocratie et de l’égalité des chances. La StarAc fait croire aux masses que chacun peut devenir une star ; l’institution scolaire fait croire aux parents que chaque enfant peut accéder à l’élite ; les hommes politiques font croire aux électeurs qu’ils les écoutent et que ce sont eux qui décident ; les marchands de produits cosmétiques font croire à chaque femme qu’elle peut devenir aussi séduisante que Claudia Schiffer, etc. etc.
J’écoutais l’autre jour une interview de Maurizio Pollini, qui regrettait qu’au sein du monde musical, il y ait ce décalage entre la vitesse et les contraintes liées au développement d’une carrière de star internationale, et la lenteur et les difficultés auxquelles sont confrontées les carrières des musiciens plus modestes. C’est cela, la mondialisation : diffusion instantanée de quelques œuvres parmi les plus remarquables ou les plus dans l’air du temps, avec effet « caisse de résonance » des médias, qui nous assourdissent et nous abasourdissent par la promotion tapageuse de ces happy few, et rendent invisibles ou inaudibles les autres œuvres. La société du spectacle exacerbe l’effet de masse critique, qui maintient la plupart des hommes, et des petites entreprises, dans la précarité résultant de l’impossibilité d’agrégation capitalistique. Je m’explique : dans la société mondialisée, en deçà d’un certain seuil, le capital détenu par un individu ou une entreprise (qu’il soit capital financier, capital culturel, ou capital de notoriété), ne produit aucun effet agrégatif, et reste donc stagnant, quel que soit l’effort développé pour le faire décoller. Tandis qu’au-delà de la masse critique, l’accroissement se fait presque automatiquement, par gravité agrégative. Et, toujours dans cette société mondialisée qui est de plus en plus la nôtre, celui qui reste en deçà de la masse critique n’a que deux choix : soit ramer, pour lui-même, sans véritable espoir d’arriver jamais à bon port, et risquant à chaque instant le naufrage ; soit rouler pour un gros (institutionnel, anonyme, ou de chair et d’os) qui a la chance d’être au-delà de la masse critique. Mais alors, il doit abdiquer son autonomie et ses talents particuliers, qui n’intéressent généralement pas son employeur, parce qu’ils n’accroissent pas sa dynamique agrégative. On a ainsi parfois le sentiment que les rouages de l’activité professionnelle auxquels nous participons, bon gré mal gré, et qui nous frustrent, sont configurés pour réaliser les objectifs suivants :
Enrichir celui qui nous commandite ou nous emploie, et surtout empêcher que l’on puisse développer sa propre dynamique. En effet, si je suis réquisitionné et rémunéré pour participer à la convergence d’un projet qui m’est extérieur, mes propres projets sont dangereux car ils sont source de divergence pour le projet collectif dans lequel je suis enrôlé ; d’où la nécessité de ne pas les laisser se développer.
La société du spectacle mondialisée trie et conforte ses élites, dont la liberté d’expression est largement encouragée et financée, tandis qu’elle châtre (ou canalise dans le loisir) la créativité des masses emprisonnées par leur contrat de travail. Car cette créativité en action les rendrait indépendants et incontrôlables. Mais ne désespérons pas ! Beaucoup d’entre nous ne se résignent pas, et gardent une double vie : celle, ennuyeuse et rémunérée, qui est liée à l’activité officielle et patentée; et celle, généralement occulte et difficile, qui est liée au désir profond d’être, et qui continuera de battre quelle que soit la puissance de big brother et des élites qui banquettent à sa table.

23 septembre 2006

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