G. Chambon, Le pavillon d'or et son jardin, Kyoto, encre et brou de noix, 2002 |
Le paysage n'est pas un continuum, mais une succession discrète d'images qui, si elles s'enchaînent comme il convient, finissent par produire quelque chose de grandiose, un peu comme ces interféromètres, puissants télescopes qu'il faut associer pour reconstruire l'image cohérente d'un astre.
Un paysage est avant tout une construction mentale. Il est semblable à cette énigmatique créature que la physique contemporaine des flux atmosphériques a baptisée attracteur étrange. Figure quasi-magique, révélée seulement grâce à la rémanence de milliers d'instantanés superposés.
Comme l'attracteur étrange, tout paysage doit s'être lentement déposé dans l'esprit avant de pouvoir exister dans le réel. C'est pourquoi les peintres de paysage l'ont traqué dans les replis de leur mémoire avant de le reconnaître activement aux détours sinueux de tous les chemins. De la même façon que tout texte est potentiellement littérature, mais ne le devient que si les lecteurs y reconnaissent poésie ou grandeur, de la même façon toute contrée, toute ville, bourgade, ou banlieue, toute rue ou courée, peut devenir paysage si et seulement si elle arrive à capter l'attention des poètes.
La question pourrait donc être : qui sont les poètes d'aujourd'hui ? Et que regardent-ils dans ce monde où l'urbanisation galopante et la culture des banlieues bousculent de plus en plus les repères de l'homme rural qui sommeille au fond de chacun de nous, depuis l'époque néolithique (car l'homme urbain des siècles passés a toujours les pieds dans la glèbe des campagnes) ? Keneth White, à travers ce qu'il nomme la géopoétique, tente de définir ce nouveau regard poétique sur le monde.
Faut-il abandonner les archétypes ancestraux de l'imagination paysagère ? Faut-il se forcer à voir de la poésie dans tous les paysages symptomatiques des formes symboliques de la société contemporaine ? Ou faut-il au contraire s'accrocher fiévreusement aux lambeaux encore dressés des paysages traditionnels, qui, comme un nombre croissant d'espèces animales, sont en voie de disparition ? Attitude progressiste ou réactionnaire ? Cette bi-polarité simpliste a fait trop de tort à la pensée du XXe siècle pour que la première des précautions ne soit pas aujourd'hui de s'en défier. A l'heure où ont été frappés deux paysages phares : celui, hypercontemporain, de Manhattan, et celui immémorial, de la falaise de Bamiyan, il devient évident que le choix n'est plus entre la modernité et la tradition, mais entre la lucidité et l'aveuglement. Chaque époque de l'humanité peut certainement produire, en matière de paysage comme dans d'autres domaines, le pire et le meilleur. Du passé, c'est souvent (mais pas toujours) le pire qui a été démoli (parfois le meilleur aussi, et c'est alors regrettable) ; de la production présente, où coexistent pêle-mêle hideur, beauté, et inconsistance, faut-il attendre que le temps ait fait son tri ?
Non. D'abord le temps ne trie rien sans la volonté des hommes. Ensuite, le grand danger du siècle qui commence est la disproportion, qui a atteint un seuil critique, entre le pouvoir de transformer, résultant de la technologie et du nombre des individus peuplant la terre, et le pouvoir de résister ou de trouver un équilibre métastable, lié aux processus naturels de régulation.
Biotope en danger! Ecosystèmes en danger! Espèces animales et végétales en danger!
Et cela se ressent à travers la transformation des paysages : expansion des paysages du déracinement et de la misère — montrant parfois le charme d'une insouciance éphémère (les favelas) mais plus généralement la lassitude et la désolation (Lagos, dont Rem Koolhaas a fait un cas d'école); développement vertigineux des paysages de la richesse et de la technologie turgescente (New York, Hongkong); multiplication des paysages kitsch du fast dream, paradis pour grands enfants attardés (Las Vegas, Disney Land) ; prolifération, à la ville comme à la campagne, des paysages de l'anonymat générique (collectionnés par Rem Koolhaas ); et à côté de cela, maintien des paysages sympathiques du ronronnement rural traditionnel (St Emilion) ; lifting permanent des paysages — rescapés et bichonnés, des plus belles cités européennes (Venise, Rome, Paris, Prague, Bruges…) ; enfin préservation attentive de la beauté bio-diversifiée des grands parcs naturels.
Alors quelle stratégie mettre en œuvre, et à quelle échelle ?
• Préserver ce qui mérite de l'être? Il faudrait être fou pour ne pas le souhaiter ; mais comment concilier préservation et adaptation au monde en évolution ?
• Faire émerger de nouveaux paysages dans les zones en gestation, encore à l'état de non-paysages ? Oui, mais sur quels modèles ? et avec quels moyens ?
• Favoriser l'émergence spontanée, le maintien, et le développement de nouveaux paysages dignes d'intérêt ? Si notre civilisation est capable de cette créativité spontanée, il faut certes l'entourer et l'encourager ; mais le plus délicat est peut-être encore de la repérer (doit-on compter sur les nouveaux poètes?).
• Eradiquer les paysages délétères ? On a bien fait sauter les tours et les barres les plus sordides de nos banlieues… mais il ne faut pas se tromper : on réfléchit aujourd'hui à l'inscription de certaines ZUP à l'inventaire des monuments historiques.
• Améliorer des paysages tous juste perceptibles et réparer des paysages en phase de déliquescence ? Sans doute. Mais faut-il le faire en les figeant dans une image reconnue, ou au contraire en y injectant de l'altérité et en leur donnant ainsi une nouvelle identité, symbiotique ? Cette dernière solution est moralement plus satisfaisante, mais aussi plus risquée.
• Faire évoluer fortement des paysages déjà bien constitués ? C'est certainement nécessaire, mais l'expérience doit nous forcer à reconnaître que c'est un exercice difficile et périlleux.
Quelle que soit la stratégie - et les valeurs morales sous-jacentes - je voudrais insister sur l'importance, quasi objective, du distinguo paysages / non-paysages. Je parle de quasi objectivité parce que je crois à l'existence d'archétypes dans l'imaginaire humain, et à la résonance nécessaire entre tout vrai paysage et une forme archétypale inscrite dans l'inconscient collectif. Même si ce qui est paysage et ce qui ne l'est pas n'est pas toujours facile à démêler, et même si la force de l'imagination ou de l'autosuggestion est parfois capable de fausser la perception spontanée d'un vrai paysage .
La variabilité des sensibilités individuelles, chose évidemment incontestable, ne doit pas servir d'alibi à un "tout comestible" du paysage ; si l'art plastique contemporain n'est pas loin de céder définitivement à un "tout comestible" des formes, c'est parce qu'il reste relativement marginal, et que donc tout le monde n'est pas obligé d'y goûter. Pour le paysage, il en va différemment : chacun y est confronté quotidiennement, c'est un bien collectif.
De même que la connaissance et l'art culinaires ne peuvent s'élaborer sans prendre en compte la gastronomie sous ses multiples facettes (histoires culturelles régionales, connaissances des produits comestibles de base, fondamentaux physiologiques que sont le sucré et le salé, l'acide et le doux, le chaud et le frais, l'épicé et le fade, le ferme et le tendre, le ligneux et l'onctueux, le croquant et le fondant, le mélangé et le superposé — sans oublier l'ordre de succession, et les quantités ingérées à chaque repas, etc), de même, la connaissance et l'art des paysages ne peuvent progresser sans se fonder sur l'étude des arts et des traditions liées aux paysages (notamment toutes les formes de représentation spectaculaire, allant de la peinture au cinéma en passant par la bande dessinée et la photographie), sur la connaissance des sites, mais aussi sur les fondamentaux psychologiques de l'imaginaire (l'intérieur et l'extérieur, l'ouvert et le fermé, le grandiose et l'intime, l'infini et le protégé, le chargé et l'épuré, l'homogène et le séquencé, le calme et le tendu, le pittoresque et le géométrique, le répétitif et le varié, le sacré et le profane — sans oublier les scénographies et leurs enchaînements, leurs contrastes, leurs densité, etc).
Pour désigner cet art et cette connaissance, cette gastronomie des paysages, je propose, pour des raisons de facilité, un néologisme forgé sur le modèle du mot gastronomie (γαστερ, estomac, et νομοs, loi, usage) : cela donne toponomie (τοποs, lieu, νομοs, loi, usage). Ce mot sera donc au paysage comme la gastronomie est à la cuisine ; avec la même ambivalence entre connaissance, science, art, et plaisir. Toponomie peut être jugé un peu jargonneux. Mais un néologisme n'a jamais le même parfum qu'un mot qui s'est égrené au fil des pages pendant plusieurs siècles. Et il faut bien, lorsque cela semble nécessaire, essayer de nouveaux mots. Sans trop s'y attacher d'ailleurs, et sans accorder trop d'importance à leur destin. Ce qui compte, c'est la convergence de sens. La toponomie, c'est avant tout un contenu à élaborer, tout une constellation de connaissances psychologiques, culturelles, topologiques, allant à la rencontre des délices du paysage.
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