présentation des peintures synchronistiques

dimanche, avril 15, 2007

LE CERVEAU PLANETAIRE

Palimpseste - image virtuelle réalisée à partir d'œuvres de G.C., 2007


Le réseau internet avec ses connexions par centaines de milliards, ses liens instituant des boucles signifiantes privilégiées, sa plasticité, a un fonctionnement qui ressemble à celui de notre cerveau. Il est en train de devenir le grand encéphale du corps social universel, dont nous sommes les cellules agissantes.
Mais ce grand cerveau est endormi, il n’a pas encore pris conscience de lui-même, il forme des rêves au hasard des milliards de chaînes d’activations qui relient tous ses sites. Que se passera-t-il le jour où il s’éveillera ? Ce ne sera plus alors nous qui stimulerons ses connexions, mais lui qui nous intimera des commandements à travers nos séances de navigation sur la toile. Quelle forme prendront ces ordres ? Sans doute des sollicitations subliminales, de façon à ne pas éveiller en nous la méfiance individuelle. C’est-à-dire que nous ne serons pas conscients de cette conscience collective qui nous contrôlera et nous pilotera à travers internet.
Cela est dans la logique naturelle de l’évolution : tout corps se structure peu à peu et finit par créer, pour des facilités de coordination, un centre de connexions nerveuses ; puis lentement ce centre sécrète une conscience, qui un jour est amenée à prendre les rênes et orienter l’évolution globale du système vivant. En cela internet, au moment où l’individualisme semble l’emporter sur les logiques de détermination de groupe (familial, clanique, tribal, sectaire), scelle définitivement et irrémédiablement l’existence d’un corps social planétaire auquel tous les individus sont maintenant assujettis.
Car le temps est quasiment venu où aucun individu normalement constitué ne pourra plus vivre s’il n’est pas connecté à internet. Seuls quelques groupes de dissidents, archaïques, resteront en dehors et échapperont à la structure du corps social planétaire. Et il est très probable que ce dernier cherchera à les éliminer. En un certain sens, c’est le Matrix des frères Wachowski ; sauf que l’idée d’exploitation des hommes par l’intelligence artificielle (qui fait d’elle, dans le film, une puissance du mal) ne correspond pas au modèle naturel de contrôle des cellules du corps par le cerveau : celui-ci n’exploite pas les cellules en les trompant, mais les fait participer à une aventure qui est au-delà de la simple logique de survie individuelle cellulaire, et les protège à long terme. Mais cela peut, comme l’a bien montré J-C Ameisen dans « La sculpture du vivant », entraîner le suicide d’éléments cellulaires individuels pour l’intérêt général de l’organisme qu’ils composent ; c’est ce que les biologistes appèlent la mort cellulaire par apoptose. Nous connaissons bien sûr aussi cela à l’échelle sociétale : depuis que les sociétés humaines organisées existent, le sacrifice suprême peut être demandé à certains individus, en général les soldats, en cas de danger imminent pesant sur le groupe. Et nous savons, pour reprendre la métaphore de l’organisme vivant, que lorsque les cellules ne sont plus contrôlées et pilotées par le coordinateur global, les proliférations anarchiques, que l’on nomme cancer, se répandent et finissent, en tuant l’organisme sur lequel elles vivent, par entraîner aussi leur propre mort. Donc dans la réalité, c’est l’intelligence émergente globale (dont Matrix est la métaphore) qui est la force du bien, et les groupes archaïques dissidents (symbolisés dans le film par les habitants de Sion), qui sont les forces délétères.

dimanche, avril 01, 2007

La force de l’imaginaire

Gilles Chambon,"Le reniement de Saint Pierre"(détail),  huile sur toile 73x91cm, 2006
Depuis le paléolithique, la peinture a pour objet de donner un (ou plusieurs) visage familier à tous les récits, mythes, rêves, espérances, souvenirs, qui peuplent l’esprit des hommes. Il est vrai que la représentation mécanique (photo, cinéma, image de synthèse), depuis son invention, remplace la peinture dans une grande partie de cette fonction première (mais elle contribue aussi à diffuser largement les œuvres peintes). Pour autant, la peinture comme mode d’expression artistique n’est pas devenue anachronique ; le rôle de la peinture comme représentation n’est alors pas amené à disparaître, comme ont pu le croire les promoteurs de l’art abstrait puis de l’art conceptuel. Mon opinion est que la peinture figurative doit cependant se recentrer aujourd’hui principalement sur trois attentes de l’imaginaire qu’elle seule peut encore satisfaire. Quelles sont-elles ?

Je parlerai d’abord de l’attente fétichiste : là encore, depuis le paléolithique, l’œuvre qui représente est aussi dépositaire d’un certain pouvoir magique, elle est un fétiche, un condensateur de forces inconnues, occultes, surnaturelles. Elle concentre en elle, pourvu qu’on y perçoive certains signes, une charge émotionnelle intense. Cette charge est en fait la trace physique de l’émotion ressentie et du travail ritualisé qui ont permis à l’artiste de produire son œuvre ; Cette charge fétichiste a tendance, dans notre société du spectacle, à se pervertir en se repliant sur la seule signature de l’artiste vu à travers le star-system. Pourtant, l’émotion peut encore surgir de la découverte d’un tableau modeste, même s’il est anonyme. Surtout si c’est une œuvre du passé : la distance temporelle renforce la puissance du fétiche, parce que les générations disparues rejoignent le mythe. Les dieux eux-mêmes sont sans doute, à l’origine, les esprits des anciens dont la puissance magique n’a cessé de croître au fur et à mesure que la distance temporelle les éloignait du présent et les rapprochait de l’origine. En cela la force fétichiste d’une œuvre contemporaine non liée au star-system, est indissociable de la notion de permanence : elle se doit d’exprimer des archétypes, d’être une interprétation contemporaine sincère d’événements ou de sujets auxquels la distance temporelle et la place dans l’imaginaire collectif donne la force du mythe. C’est pourquoi tout le courant de la figuration narrative et de la nouvelle figuration fait fausse route : il recherche à tort, pour s’inscrire dans le stupide cliché de l’artiste engagé, l’interprétation de formes et de faits qui caractérisent le présent par opposition au passé. Alors qu’il faudrait au contraire que l’artiste sache rattacher les manifestations du monde contemporain à l’imaginaire intemporel, à la puissante mythologie collective de nos sociétés, qui, pour être modernes, n’en ont pas moins une longue histoire et une mémoire qui plonge ses racines de plus en plus loin dans les temps révolus.

La seconde attente à laquelle doit répondre, selon moi, la pratique actuelle de la peinture figurative est l’attente esthétique, dans le sens le plus traditionnel, celui de la recherche de la beauté. Je sais que pour beaucoup de critiques, ce mot banal ne veut plus rien dire en matière d’art ; et pourtant. Quand je regarde le « baiser » de Klimt, ou la « femme au chapeau rouge » de Vermeer, ou encore « le printemps » de Botticelli ; quand j’écoute « Syrinx » de Debussy, ou l’air de « Casta Diva » de Bellini, ou le Requiem de Mozart, ou encore le Stabat Mater de Vivaldi, je sais, jusqu’au plus profond de mon être et sans la moindre hésitation, ce que beauté veut dire. Percevoir la beauté dans une œuvre, dans un visage, dans un paysage, c’est entrer en communion avec l’une des nombreuses preuves d’amour, d’espoir, de bonheur, de fantaisie, ou de grandeur que le monde recèle. Or la peinture, en ce qu’elle peut moduler les couleurs et les formes avec une subtilité et une profondeur inégalables par les autres arts, reste le meilleur vecteur pour aller au devant de cette attente de beauté. Encore faut-il bien sûr qu’elle la recherche avec passion.

Enfin la troisième attente à laquelle la peinture peut encore aujourd’hui répondre mieux que tout autre art visuel, est l’attente d’expressivité. La force expressive dont la peinture est capable n’a que peu à voir avec le mouvement expressionniste, qui en est une sorte de caricature. Pour moi, un des sommets de l’expressivité est atteint par Goya dans ses peintures noires. Il s’agit de quelque chose qui résiste à l’analyse iconologique, de quelque chose de mystérieux et subtile, qui donne une fulgurance incroyable à une simple image. C’est un rapport dynamique à la fois insolite et précis entre le contenu, la scénographie, la lumière, les lignes, la stylisation des figures, et la dimension de l’oeuvre. C’est un attracteur étrange chargé d’une tempête d’évocations dicibles et indicibles, qui se manifeste tout à coup derrière la toile et subjugue le spectateur. Mais c’est aussi, à mon avis, la chose la plus difficile pour l’artiste peintre, qui doit souvent se contenter de la modeste expressivité dont il est capable ; car rien n’est pire, dans ce domaine, que l’afféterie, le mensonge, et la contorsion.

mardi, mars 20, 2007

La jeune fille endormie avec son chat



Huile sur toile, 65 x 50cm, 2007


La jeune fille endormie avec son chat, au moment où j’écris ces lignes, ne dort probablement pas, et surtout elle est devenue quelqu’un d’autre, une jeune femme. Pendant la vie, notre identité n’est pas constante, le corps, qui constitue la frontière objective de notre moi, est un fil ténu ; il ne parvient pas à réduire l’altérité qui s’installe entre l’être que nous sommes aujourd’hui, et celui ou celle que nous avons été jadis.
Si les photographies offrent un témoignage de tous ces êtres passés qui habitent nos souvenirs, une peinture me paraît être (ou pouvoir être) bien davantage qu’un simple témoignage. Elle est une rencontre entre le témoignage figé de la photo et la mémoire vivante du peintre. C’est une photographie sentimentale (« photographie en couleur peinte à la main », comme disait Dali) non de la scène passée inscrite sur la photographie, mais du souvenir de cette scène. En d’autres termes, l’image peinte est porteuse d’un lien émotionnel détaché du temps, capable de toucher les cœurs à des années, des décennies, ou des siècles de distance.
Mistouf, le petit chat, est aujourd’hui disparu. Mais pour ceux qui ne connaissent, à travers la peinture, que son être-souvenir, il est devenu un chat immortel. Tout le monde connaît la métaphore du chat de Schrödinger, qui est à la fois vivant et mort tant que l’on n’a pas ouvert la boite où il se cache (tant qu’une particule n’a pas été localisée par son observation, elle est à la fois onde et corpuscule). Il en va ainsi des êtres-souvenir : ils sont à la fois vivants et morts, tant qu’ils n’ont pas été immortalisés par une oeuvre attentive à leur réalité profonde.

samedi, mars 10, 2007

DISCORDANCE



Pascal Dusapin va, pour un an, occuper la chair de création artistique au Collège de France. J’ai voulu me remettre en mémoire un ou deux morceaux de sa musique, mais je n’ai pas réussi à les télécharger gratuitement sur le net. Gratuitement, parce que je m’en voudrais de mettre un centime dans une forme d’art que je souhaite combattre.
Aussi brillant soit-il, et il l’est, au dire de ses pairs, Pascal Dusapin m’emmerde (pardon pour le gros mot et pour la petite plaisanterie duchampienne). Je suis aussi hermétique à sa musique qu’à un algorithme informatique, un poème en chinois, ou aux équations de Schrödinger. Mais contrairement à la musique de Dusapin, je comprends tout à fait pourquoi je ne comprends pas ces trois dernières choses. Et je sais que si le besoin s’en faisait sentir, je pourrais, sans doute au prix de longs et coûteux efforts, apprendre la programmation informatique, ou le chinois, où les mathématiques nécessaires à la physique quantique. Mais je peux heureusement utiliser mes logiciels sans connaître la programmation, lire de la littérature chinoise grâce aux traductions, ou philosopher sur les avancées de la physique contemporaine en lisant des ouvrages de vulgarisation, dont certains sont faits par les scientifiques eux-mêmes. Par contre je ne peux utiliser la musique de Dusapin (ou de tout autre compositeur contemporain de religion dodécaphonique) pour mon plaisir ou pour une quelconque émotion esthétique ; en l’entendant, j’éprouve le même désagrément qu’en lisant, tel un analphabète, une page d’écriture dans une langue qui m’est inconnue, même si cette page est en fait le plus beau des poèmes du monde.
Je comprends qu’un compositeur, un musicien qui connaît les arcanes des partitions, puisse voir dans la musique de Dusapin, et ressentir à son écoute, quelque chose de très positif. Mais selon moi, la musique, comme la peinture ou tout autre forme d’art, est un langage à vocation universelle, dont les mots et la grammaire, liés à ce qu’il y a de commun à toute sensibilité humaine, peuvent être compris par n’importe quel individu, quelle que soit sa culture. Les sonates de Bach, le sourire de la Joconde, ou le blues des noirs américains, sont directement appréhendés et appréciés par la grande majorité des hommes, même si la création de certaines de ces œuvres a pu demander à leurs auteurs la connaissance de sciences subtiles inconnues du grand public. Tous les hommes peuvent facilement utiliser un ordinateur sans connaître les principes de la programmation informatique, et c’est heureux.
On comprend alors qu’il y a un réel problème avec la partie la plus élitiste de l’art contemporain, qu’il soit musical ou plastique : il n’est pas destiné au public, mais aux spécialistes ; il est écrit dans un langage incompréhensible à ceux qui n’ont pas consacré de longues années à l’apprendre… et il n’existe ni traduction, ni vulgarisation possible (sur quelle base se ferait-elle ? Même le mathématicien Penrose, qui sait faire de la vulgarisation intelligente, est incapable d’expliquer aux non mathématiciens la beauté d’une équation). Alors je crois que si parfois un plus large public adhère aux exercices absconds de l’art actuel, ce n’est pas par plaisir esthétique partagé, mais plutôt par conviction, par dévotion mystique à un art dont il admire les figures de proue, qui représentent pour lui la marche mystérieuse et savante du progrès. Cette attitude, outre qu’elle dénote un certain masochisme, risque aussi de conduire à la confusion, et à l’admiration pour des œuvres qui ne sont que supercheries (loin de moi l’idée de penser de telles choses de l’œuvre de Dusapin).
J’espère donc qu’un jour prochain, tous ceux qui ne sont pas à même d’apprécier la beauté d’une équation cesseront de lire des livres de mathématique en croyant qu’ils vont subitement avoir une révélation (mais je ne sais pas s’il y en a qui le font), et que tous ceux qui n’ont pas une érudition musicale hors pair, arrêteront d’écouter de la musique de Pascal Dusapin, et de ses pairs. J’espère aussi qu’ils demanderont enfin aux artistes de cesser de s’amuser entre eux, et de s’adresser à nouveau à l’humanité entière, en essayant de se mettre à sa portée, avec patience et générosité. Pourquoi s'efforcer de plaire serait-il plus dégradant, pour un artiste, que de vouloir choquer?

samedi, février 17, 2007

LES QUATRE ELEMENTS


Aussi loin que l’on peut remonter dans l’histoire des cultures humaines, le feu, l’air, l’eau et la terre, structurent l’imaginaire à la manière de quatre points cardinaux. Les quatre éléments se retrouvent en effets associés aux pôles d’axes sémantiques aussi divers que le sec et l’humide, le chaud et le froid, le lourd et le léger, le statique et le dynamique, le sombre et le lumineux, le haut et le bas, le masculin et le féminin… on les trouve aussi scandant les étapes de cycles naturels comme les saisons, ou les heures du cycle diurne. Bachelard a montré dans ses célèbres essais sur l’imagination élémentaire, leur persistance dans la poésie et la littérature modernes. Et même la science, qui brocarde volontiers l’esprit irrationnel et ses catégories naïves, a dû retenir quatre états fondamentaux de la matière : le solide, le liquide, le gazeux, et le plasmatique.
Dans l’histoire de l’iconographie occidentale, il existe de nombreuses représentations des quatre éléments, mais ce sont en général de petites gravures, des sortes de pentacles, des constructions symboliques, plus ou moins hermétiques, liées souvent au savoir alchimique. Ce n’est en tout cas pas un thème de la grande peinture classique, parce que cela ne raconte pas une histoire. Ce n’est pas un mythe, mais une petite clef pour entrer dans le mythe.
Si donc, pour représenter les quatre éléments, au lieu de composer un dessin où chaque symbole est soigneusement consigné, on laisse aller le pinceau à la manière de l’écriture automatique chère aux surréalistes, on obtient de petits rébus spontanés dont les solutions sont plus ou moins explicites, mais suffisamment floues pour laisser l’imagination vagabonder sur les traits, les couleurs, les formes, et les thèmes figuratifs esquissés.

samedi, janvier 13, 2007

RETOUR DU MALI



Aller au Mali en plein hiver, passer en quelques heures d’une France grise, froide, et confortablement revêtue de ses décors proprets de Noël, aux espaces sans limite de la brousse, parsemés d’étranges baobabs, noyés sous la chaleur, recouverts d’une poussière fine et rouge s’insinuant partout, parcourus par d’épars troupeaux faméliques de chèvres et de moutons, voilà une expérience qui, pour être devenue assez banale dans notre société de loisirs et de voyages organisés, n’en est pas moins primordiale, parce qu’elle nous fait saisir d’un coup la multiplicité des mondes. C’est comme si l’on sortait brutalement de son corps pour entrer dans celui d’un autre, totalement différent, avec d’autres repères, d’autres habitudes, d’autres sources de plaisir, mais aussi d’autres détresses. Le blanc, le toubab, n’est plus ici qu’un épiphénomène, une entité bizarre que les enfants viennent toucher, un être curieux et un peu naïf, avide d’objets artisanaux, prêt à dépenser beaucoup d’argent pour être plongé quelques instants dans un monde bigarré dont paradoxalement la crasse ancestrale l’insupporte. La fascination et la répulsion, le désir et la défiance, le dialogue et l’incompréhension, jouent ici à plein, et dans les deux sens.
Ce qui frappe quand on arrive à Bamako, comme probablement dans la plupart des grandes villes africaines, c’est l’indifférence totale à la saleté et au délabrement de l’environnement urbain : tas d’immondices où picorent les poulets, sachets en plastique déchiquetés recouvrant les terrains vagues de la ville à perte de vue, succession de gargotes et de boutiques recouvertes de tôles rouillées, de peintures lépreuses, et d’une patine de crasse particulièrement concentrée aux endroits où les mains se posent fréquemment, ruisseaux d’eau sale et de matière fécale s’étirant le long du goudron ou au milieu des allées de terre battue qui quadrillent les quartiers, véhicules déglingués circulant en tous sens, parents et enfants entassés sur des mobylette crachant des jets de fumé blanche à la forte odeur d’huile, relents âcres des décharges où brûlent en permanence les restes de plastique et de caoutchouc qui n’ont pu être réutilisés. Et au milieu de tout cela, une foule dense et animée faite de femmes à la beauté altière, rivalisant d’élégance dans leurs boubous éclatants, de gamins miséreux en haillons, de pasteurs aux robes de coton assoupis sous de vagues paillotes, de notables affairés, en gandoura immaculée et bonnet brodé, et d’une multitude de jeunes adultes mal vêtus, groupés en bandes inactives, ou s’occupant à gagner ça et là quelques francs, en revendant à l’unité cigarettes ou autres pacotilles.
Monde où les échanges humains sont denses et permanents, joués selon les règles d’une tradition à la fois rigide et conviviale. Système social fait d’entraides de voisinage, d’échanges faciles et directs sans barrière de classe ; mais aussi monde des clans, du clientélisme et du népotisme, où l’amitié et la haine peuvent s’exprimer facilement, et se résoudre dans la violence. Système en tout cas dans lequel l’indifférence à ceux que l’on croise, si pratiquée de ce côté-ci de la Méditerranée, est très incorrecte, voire inconcevable.
En prenant la route qui remonte vers le nord et qui accompagne le cours du Niger, on croise quelques cars vétustes et surchargés, mais surtout des quatre-quatre avec chauffeur qui conduisent ou ramènent les petits groupes de toubabs des zones touristiques du pays Dogon. Pour atteindre cet eldorado des européens fascinés par le mythe africain ancestral, il faut quitter le goudron et prendre la piste sur une cinquantaine de kilomètres.
On arrive alors à une sorte de bout du monde : le bord supérieur d’une colossale falaise qui s’allonge à l’infini en ligne droite et se perd dans les brumes d’un perpétuel été. Là se concentre un monde dense, unique, magique, et mystérieux. Une sorte d’écosystème endémique, dominé par les esprits des ancêtres qui habitent depuis au moins deux millénaires dans les multiples cavités qu’offre la paroi. Toloïs et Tellems, bien avant les Dogons, ont rempli ces anfractuosités difficilement accessibles du rocher, par de petit silos cylindriques en terre crue, évoquant les nids que les guêpes bâtisseuses accrochent aux fissures de nos vieux murs en pierres. Monde du mimétisme et du mirage : au sommet de la falaise, les blocs de grés érodés en longues veines horizontales, recouverts par endroits d’une mince couche de terre grise et d’un hâle doré d’herbes sèches, bourgeonnent çà et là en villages de briques crues qui s’allongent contre les reliefs oblongs, et dont les terrasses se couvrent des taches blondes de la paille de mil. Au pied de la falaise, ce sont les éboulis qui s’animent soudain des multiples greniers mâles ou femelles, cylindriques ou vaguement tronconiques, et les blocs erratiques semblent se métamorphoser en colonies de champignons magiques couronnés chacun d’un petit chapeau pointu. Un incessant va et viens de groupes de femmes portant des fagots de bois relie les villages du haut aux villages du bas, à travers les gorges échancrées où ruisselle quelque source, les combes luxuriantes abritées à mi-pente où poussent les figuiers et les karités, et où les baobabs eux-mêmes se couvrent de feuilles tendres, et à travers les petites retenues d’eau piquées de nénuphars et entourées sur les berges en terrasses de champs d’oignons verts et drus. Tout un univers hors du temps et semblant coupé du reste du monde, un cristal de l’imaginaire accroché à l’un des sites les plus émouvants du monde. Bien sûr dans ce cristal se cache aussi la pauvreté et le désarroi économique qui étreignent l’ensemble du continent africain. Il n’empêche, une mystérieuse magie ancestrale, une résistance obstinée contre l’érosion des rites animistes, une nonchalance attentive aux cycles naturels, font que ce pays garde force, cohérence, et sérénité.
Lorsque l’on retourne en France, il reste les souvenirs, qui comme toujours s’estompent peu à peu, et finiront par se cristalliser sur les quelques clichés qui ont été pris et que l’on aura regardé régulièrement. Mais un foyer de l’imaginaire s’est aussi créé dans un recoin du cerveau, un foyer dynamique, vivant, apte à reconstruire mille mondes analogues à celui de la falaise dogon. La beauté et la richesse imaginaires sont universelles, sans limite, sans propriété. Elles peuvent être ténues dans les pays riches, et abondantes dans les pays pauvres. Ce ne sont pas des richesses que l’on retient entre ses griffes ; elles sont gratuites, offertes. Elles ensemencent tous ceux qui les côtoient, blancs ou noirs, pourvu qu’ils ouvrent tout grands leurs sens et leur esprit. Et comme toujours, ma recette pour ouvrir grand mes sens est ce carnet à spirale et cette petite boite d’aquarelle que je trimbale partout avec moi. Si tôt que je m’assois sur une racine de balanzan ou sur un coin de pierre, les enfants, qui jusque là me pressaient pour avoir je ne sais quels bonbons ou stylos qu’ils réclament mécaniquement aux toubabs, se figent religieusement derrière mes épaules, regardent mon pinceau aller et venir du gobelet à la palette, et de la palette à la feuille ; ils me posent des questions, devisent avec moi sur l’art de dessiner, se poussent du coude, et sont soudain heureux de reconnaître sur le papier une silhouette ou un arbre qui leur est familier.

dimanche, décembre 17, 2006

LES GÉANTS

Gilles Chambon, Les géants, huile sur toile, 100x81cm,  2006
Le combat des dieux et des géants, rapporté par Ovide, a donné lieu à quelques œuvres pendant la Renaissance, dont la plus célèbre est la salle des Géants du palais du Té, à Mantoue, due à Giulio Romano, et qui montre la défaite des géants, pris dans un savant écroulement architectural. Dans toutes les mythologies, les géants sont la personnification des forces primordiales, menaçantes, mais finalement maîtrisées par l’homme. Fils de la terre, ils représentent aussi des montagnes qui s’élancent à l’assaut du ciel. 

Mes géants sont sortis tout droit des échancrures fantastiques et « gullivérisées » de certains rochers du cap Creus (que j’ai photographiés lors d’un pèlerinage dalinien). À la fois menaçants et menacés, formidables et fragiles, terribles et ridicules, ils symbolisent le dérèglement des éléments sur notre planète aujourd’hui. Et il n’est pas certain que, comme jadis, les dieux, assistés d’Hercule (qui personnifiait la puissance de la civilisation humaine), sortent à nouveau vainqueurs du combat qui s’annonce. Il est à craindre au contraire que tous, hommes, dieux, et géants, soient anéantis par l’incompréhension et la peur qui les poussent les uns contre les autres.

mardi, novembre 07, 2006

LA TRANSFIGURATION


Comme chacun sait, je suis un adepte de la peinture transfigurative. Il était donc logique que je peigne une Transfiguration ; c’est chose faite. On connaît l’histoire telle qu’elle est rapportée dans les évangiles. Le Christ s’était rendu sur le mont Thabor avec Pierre, Jean, et Jacques. Ces derniers après s’être endormis, furent réveillés par la vue de Jésus entouré des prophètes Moïse et Elie, et paraissant transfiguré, dans une tunique d’une blancheur éclatante. C’est alors qu’ils prirent conscience de sa nature divine. Mais étaient-ils vraiment réveillés, ou n’étaient-ils pas plutôt victime d’un songe partagé, de nature hypnagogique ?
Dans celui-ci, malgré leur position horizontale, ils prennent conscience de la terrible opposition entre le bas et le haut. En bas la matérialité pesante des êtres de chair, et en haut l’immatérialité de l’âme, de la foi, et de toutes les utopies religieuses ou politiques, dont la Jérusalem céleste est l’emblème. Moïse et Elie, figures tutélaires, ne sont plus qu’une métaphore des forces germinatives de la nature, et se résolvent en poires, raisins, courgettes, pommes, blés, oignons, etc… selon la recette inventée par le grand Arcimboldo. Le christ, derrière ses airs de maître à penser, n’est que du vent : vent qui dessèche les corps jusqu’au squelette, mais aussi vent qui ensemence et purifie le monde.
Mais, comme souvent pendant le sommeil, les trois apôtres endormis (dont l’image est empruntée à Mantegna) sont surtout obsédés par leur mécanique interne, leur nature charnelle pleine d’os, de tendons, de boyaux, et de vésicules diverses. Jacques, sujet aux douleurs de poitrine, prend conscience de sa cavité thoracique ; de même Jean, qui à mal aux dents, découvre la mécanique compliquée de sa mâchoire ; quant à Pierre, qui est perclus de courbatures après l’ascension du mont Thabor, il se démultiplie en une foule d’écorchés, vision prémonitoire des martyrs chrétiens qui viennent lui demander des comptes.

dimanche, octobre 15, 2006

ART ET SURNATUREL


Sous quelles formes ce que l’on appelle le surnaturel peut-il entrer dans notre philosophie et dans notre mode de vie ? Mais d’abord qu’est au juste le surnaturel ?
C’est évidemment tout ce qui n’est pas explicable par les mécanismes physiques et chimiques, tels que les a d’abord perçus l’observation empirique, puis que les sciences modernes ont modélisés. Ce sont :
- soit des phénomènes rares,
- soit des phénomènes ambivalents, qui sont très nombreux en particulier dans les manifestations du vivant en général, et de la psyché humaine en particulier.
Ambivalents, cela veut dire qu’ils ont un degré de complexité important, des contours flous, et des significations instables.
- Tout ce qui est déclaré par la science « phénomène aléatoire », peut aussi être rattaché à une sorte de parole naturelle (ou surnaturelle) qu’il est possible d’interpréter si l’on possède les arcanes des savoirs divinatoires. Ces savoirs sont par définition non scientifiques, et donc sujets à caution. Mais il n’en reste pas moins que cette sourde sensibilité synthétique, qui perçoit les relations mystérieuses qu’entretiennent tous les phénomènes du monde réel, cette sensibilité fait partie de notre esprit, comme on peut dire qu’elle a toujours joué un rôle dans les lentes métamorphoses des êtres vivants, depuis l’origine. C’est elle qui a présidé au développement de la pensée totémique et de la pensée religieuse ; mais dans le monde moderne, c’est aussi elle qui entre en jeu dans l’attrait mystérieux que l’on éprouve pour l’art et pour la poésie.
Disons, pour simplifier, que depuis la préhistoire jusqu’à l’aube contemporaine, et par l’intermédiaire de l’animisme, puis des religions à dogme, ce flux surnaturel qui nous traverse a été institué en système d’explication logique du monde, donc établi dans une relation fusionnelle avec la rationalité.
Le développement de la pensée scientifique a pourtant peu à peu consommé le divorce entre ces deux systèmes dynamiques de notre esprit que sont la pensée rationnelle et la pensée « magique » (que l’on pourrait encore appeler pensée poétique, ou pensée transversale). Divorce violent et non divorce à l’amiable, puisque, dans un premier temps, l’institution religieuse chrétienne a jeté l’anathème sur la science et ses découvertes sacrilèges, et que dans un second, non encore terminé, c’est la science qui a dénié toute légitimité à la pensée magique dans la connaissance du monde.
Il est grand temps aujourd’hui de calmer le jeu, et de montrer que si ces deux dynamiques de pensée ne peuvent plus être intimement unies comme elles le furent par le passé, elles n’en doivent pas moins se respecter mutuellement, et trouver un nouvel équilibre de leur relation au sein de la psyché. Toutes deux sont légitimes, parce qu’elles développent en nous une meilleure appréhension du monde :
- la science rationnelle comme connaissance des moyens (mécanismes de causalité),
- la conscience magique comme connaissance des champs de cohérence, des finalités (intentions – ou dynamiques - naturelles, significations globales).

Il faut aussi comprendre que ces deux aspects de la pensée humaine ne se développent pas sur les mêmes qualités :
- la pensée rationnelle se fonde sur la logique, la méthode, la discrimination des objets ;
- la pensée magique se fonde sur l’analogie, l’intuition, la polysémie et la résonance des formes.
L’une déconstruit pour comprendre l’intérieur, l’autre admire et se synchronise, pour comprendre par empathie. L’une offre une vérité unique mais à jamais évolutive, l’autre offre une vérité plurielle et infiniment mobile.
Notre monde occidental se meurt de n’avoir conçu, pour organiser et développer la pensée magique, aucun renouveau institutionnel en phase avec le développement global de la société. Cette pensée, autrefois si puissante, est soit reléguée dans l’appareil moribond et anachronique des religions historiques, soit pourchassée, quand elle s’accroche au discours véreux des sectes, soit encore morcelée, éparpillée, décomposée, et parfois pervertie, quand elle se fixe sur des pratiques artistiques et poétiques individuelles, dont l’unique but social semble être aujourd’hui la recherche d’une aura médiatique (cela justement parce qu’on ne leur reconnaît plus de véritable légitimité). Et pourtant tout indique que les musées et les monuments artistiques font l’objet d’une ferveur sans cesse grandissante, de la part d’un public de plus en plus nombreux.
C’est, j’en suis persuadé, l’art et la poésie, qui dans notre société moderne, doivent assumer -et assurer - le développement de la pensée magique. Mais encore faut-il que les artistes en prennent conscience, et ne s’enlisent plus dans les ornières conceptuelles, ou ne se fourvoient plus dans la frime branchouille, tels des bateleurs ou des camelots. L’art et la poésie doivent renouer avec la passion de la beauté, avec la force de l’imaginaire, avec la recherche d’une empathie profonde envers les dynamiques sous-jacentes qui illuminent le monde. Il ne s’agit évidemment pas de constituer de nouveaux dogmes, un nouveau clergé, ou même un quelconque sacerdoce artistique. En se dissociant de la pensée rationnelle, la pensée magique s’est aussi libérée de toute visée opérative. Elle s’est ouverte à une infinie diversité, à la liberté qui sied aux activités créatrices. Mais pour qu’émergent de toute cette création polymorphe, une compréhension plus profonde et plus intense des mystères de l’univers, et une ferveur partagée et enthousiaste, il faut que le mouvement brownien des œuvres individualistes finisse par se synchroniser et donner naissance à une communauté de l’art, de la poésie, ou de la magie (appelons-la comme on veut, aucun des termes n’étant vraiment adapté). Cette communauté sera comparable, par ces synergies et son importance dans le monde moderne du XXIe siècle, à la communauté internationale des scientifiques, qui elle s’est constituée depuis le XVIIe siècle.

mardi, octobre 10, 2006

Sacrés artistes, ou art sacré ?

Gilles Chambon, "Impressions Japon VII", encre et brou de noix sur papier, 13x25cm, 2002
Les églises, les temples, la liturgie, sont le décor et la mise en scène du spectacle religieux. Mais les spectateurs, ici, sont aussi acteurs : la communion se réalise dans un auto-spectacle collectif. Il y a dans la participation aux services religieux, une façon de se donner totalement, de donner libre cours à son imaginaire, qui se fond dans un imaginaire partagé.
Expérience grisante de ce que l’on croit au coeur du mystère de l’être, et de sa finalité. Tout cela ressemble à l’expérience, tout aussi mystérieuse et grisante, de l’union des corps dans l’acte d’amour charnel : don de soi, chute des barrières de la pudeur, abandon sacré, qui seul peut engendrer un être nouveau. La liturgie religieuse est la manifestation de l’union amoureuse d’une communauté ou d’une société. Sans cette union, la société se dessècherait ; plus de créativité, plus de réel partage, plus de don de soi.
C’est là le problème de nos sociétés occidentales où la ferveur religieuse collective est devenue un phénomène marginal, une simple rémanence des temps anciens où chaque petit village n’existait qu’après avoir construit son église.
Il existe bien pourtant de nouvelles liturgies collectives, dont l’ampleur et la ferveur sont impressionnantes : je veux parler du sport, et particulièrement du football, qui provoque de réelles communions/fusions de l’ensemble des catégories sociales dans un ego collectif : le match de championnat est comparable à une grande messe, et les dévotions ne sont pas inférieures à ce qu’elles étaient jadis pour le Christ. Mais si les antiques jeux olympiques étaient en Grèce dédiés aux dieux, les jeux contemporains sont sans mystère et sans foi. La société démocratique moderne se livre donc bien à cette nécessaire « copulation liturgique collective », mais sans autre amour que celui de soi, du drapeau, et surtout des stars du ballon. Doit-on en conclure qu’il ne s’agit plus d’amour collectif mais de débauche ? Que les adorateurs du veau d’or sont revenus ? Ce serait, je crois, ne pas comprendre les fluctuations contemporaines qui atteignent le rapport entre sacré et profane. Dans notre monde occidental, la croyance s’est déplacée du paradis, du royaume des cieux qui n’est pas de ce monde, au paradis terrestre, celui de la réussite individuelle dont les Zidane, Ronaldinio, etc. sont des symboles vivants. Le culte collectif contemporain va en effet de plus en plus aux demi-dieux du show-biz. Si jadis le roi, l’empereur, le pape, étaient perçus comme les représentants de Dieu sur terre, les stars médiatiques sont aujourd’hui les hypostases du nouveau dieu profane « Homo democraticus », dont le germe est en chacun de nous, comme le Christ était autrefois sensé résider au fond de chaque âme humaine. Si l’on se plaint (à juste titre) que dans l’Islam, la société civile et le pouvoir politique sont phagocytés par la religion, on peut déplorer également que dans les sociétés occidentales hyperdéveloppées, le sacré est absorbé par le mondain, par les vérités séculières, par le mythe démocratique profane de la réussite (le paradis) à la portée de tous, ici et maintenant. Dans l’occident contemporain, le sacré s’exprime à travers le profane et se résume à lui : il est littéralement profané. Je fais partie de ceux qui s’insurgent contre cette mythologie démocratique qui profanise l’humanité, ne lui assignant comme destin que le bonheur individuel dans la réussite matérielle partagée par tous, et reléguant la spiritualité au rayon des fantaisies folkloriques respectables autant qu’inoffensives. Mais quelle alternative avons-nous réellement, si nous ne croyons plus en Dieu ? Comment lutter contre la fin des mystères, contre l’assignation des rêves humains à l’univers étriqué de la consommation, du pouvoir d’achat, ou du quart d’heure de célébrité promis à chacun par ce prophète des temps modernes que fut Andy Warhol ? D’une certaine façon, l’art contemporain a indiqué le chemin de cette profanisation généralisée du sacré, ou de cette sacralisation du profane – ce qui revient au même. N’est-ce pas de nouveau à lui, aujourd’hui, d’indiquer les voies d’une resacralisation des aspirations ultimes de l’humanité nouvelle ? Mais de quelle sacralité s’agira-t-il ?
Sacralité de toutes les choses vraies, graves, profondes, et belles. Sacralité sans préjugé idéologique ou confessionnel. Sacralité servie par une ferveur poétique enjouée, et libre des chemins qu’elle emprunte.

lundi, octobre 02, 2006

clin d'oeil à Dali : l'entrée à Jérusalem

L’entrée à Jérusalem, huile sur toile 2006, 93x100cm


Thème récurrent de la peinture occidentale jusqu’à la Renaissance, les représentations de l’entrée du Christ à Jérusalem ont une scénographie assez codifiée, reprise ici dans ses grandes lignes. L’ânesse et son ânon ont cependant été remplacés par un rhinocéros, en hommage aux délires de Dali, qui est le sphinx détenant les clefs de la Jérusalem de l’inconscient. La dentellière de Vermeer apparaît en contrepoint du rhinocéros car, comme chacun sait, Dali avait démontré à sa manière la totale homologie entre l’animal archaïque, et le chef d’œuvre si évolué du peintre hollandais.

samedi, septembre 30, 2006

La poétique de l'insolite : la vierge royal(e)

Gilles Chambon, L'ASSOMPTION DE LA VIERGE - huile sur toile, 70X79cm, 2006
La Sainte Vierge est la personne la plus représentée de l'histoire de la peinture occidentale : annonciations, nativités, vierges à l'enfant, sept joies de la vierge, couronnements de la vierge, déplorations, dormitions, assomptions, etc., sont légions. La Vierge est la figure princeps de la mère compassionnelle, mais aussi de toutes les femmes douées d'un érotisme à la fois autoritaire, protecteur, et désincarné. J'ai imaginé sa montée vers les cieux aussi fulgurante que celle d'une fusée, accompagnée d'un ange un peu ridicule en costume de superman, dont on ne sait trop s'il est là pour la soutenir, la propulser, ou simplement profiter de sa lumière et lui regarder sous les jupes, tant ceux qui l'approchent sont tentés par la régression vers des voluptés enfantines. Toute ressemblance avec des personnages réels serait évidemment fortuite.

vendredi, septembre 29, 2006

VERS UNE PEINTURE TRANS-FIGURATIVE



S'il fallait que je définisse ma peinture, je dirais qu'elle est à la fois anachronique et très actuelle :

Elle est anachronique, parce que j’ai fait le choix d'une peinture de chevalet et de techniques traditionnelles de représentation; parce qu'aussi je me situe dans une figuration réaliste, qui réduit au maximum les effets expressionnistes « défiguratifs » introduits plus ou moins artificiellement au XXe siècle (non qu’ils me déplaisent, mais je trouve que les peintres figuratifs d’aujourd’hui en abusent, et leur font perdre toute vérité).

Elle est actuelle, parce que je fais tout cela sciemment, et que mon travail pictural correspond à un projet critique vis-à-vis des avant-gardes (réelles ou prétendues telles). Il ne s’agit en aucun cas de prôner un retour à la peinture académique, mais un développement de l’image narrative allégorique, onirique, sincère, et sans afféteries idiosyncrasiques. En un mot reconquérir la partie « contenu » du tableau, l’essentiel du travail plastique des artistes du XXe siècle ayant porté sur l’exploration du « contenant ».

En cela, je me situe dans un mouvement alternatif de retour vers certaines valeurs naturelles et profondes de l’humain (explorées notamment par. K.G. Jung), en opposition aux radicalismes plastique et conceptuel de l'art récent. C’est parce que je suis convaincu que la modernité du XXIe siècle sera moins destructive que celle du siècle écoulé. Plutôt que de vouloir à tout prix changer l'homme et ses images, elle réalisera qu'il est surtout important de l'enrichir et de l'approfondir, de le faire dialoguer avec son passé et avec l’inconscient collectif. Cette nouvelle modernité sera concordance des temps, élargissement du présent. Elle saura englober, dans son projet poétique, des mondes, des cultures, et des temporalités différentes, sans pour autant en réduire la substance à un maniérisme, comme cela c’est beaucoup fait dans la figuration narrative et la figuration libre.

Mes tableaux se nourrissent de toute l’histoire de la peinture, et refusent d’opposer diamétralement art contemporain et art ancien. Peinture fusionnelle, donc, où je cherche avant tout le plaisir de l’imagination, et une certaine harmonie de l’image/objet. Je travaille beaucoup à l’ordinateur, avec des collages préparatoires, pour obtenir des scénographies où le paysage architectural joue un rôle important (je reviendrai une autre fois sur l’architecture comme symbole d’une civilisation).

Influencé par le surréalisme, je me ressens comme un artisan de l’imaginaire. Si je cherche à faire rêver ou sourire, j’invite aussi à penser, et à jouer avec les symboles et les allégories. La société contemporaine, à cause de la rapidité de son évolution, nous confronte à la coexistence de comportements, d'idéologies, et d'imaginaires diamétralement opposés. Comme dans l'exemple ducassien du parapluie et de la machine à coudre réunis par hasard sur une table de dissection, une forme de poésie ambivalente peut surgir de ces rapprochements paradoxaux.
Je crois en tout cas qu’il est primordial aujourd’hui, pour les peintres figuratifs, d’être très explicites, et de se recentrer sur des imaginaires partagés, ancrés dans une culture qui n’évacue pas l’histoire. C'est pourquoi je traite beaucoup les sujets classiques de la peinture, notamment les sujets mythologiques et religieux. Je cherche à confronter cet héritage poétique très ancien à la pensée libre du monde actuel.

jeudi, septembre 28, 2006

La pluie d'or de Danaé

Comme tout le monde, j’ai toujours été émerveillé par la Danaé de Klimt, illustrant si bien ces vers de Rilke
" Figure de femme, sur son sommeil
fermée, on dirait qu'elle goûte
quelque bruit à nul autre pareil
qui la remplit toute.

De son corps sonore qui dort
elle tire la jouissance
d'être un murmure encor
sous le regard du silence."
Et c’est sans doute ce qui m’a donné envie d’en faire une, cent ans après.
Danaé - huile sur toile de G. Chambon, 2006 71x73cm

Les mauvaises langues diront que j’aurais mieux fait de m’abstenir. Soit. Mais si ma Danaé n’arrive pas à la cheville très retroussée de celle du vieux maître, elle est en tout cas beaucoup plus mythologique que la sienne : sa pluie d’or n’est en effet qu’un banal épanchement de coffre-fort, fait de louis d’or ; comme si la déesse de l’aurore était une vulgaire catin enfermée dans un bordel. Il y a derrière son interprétation la vilaine idée que les femmes ne jouissent que du fric. N’ayant pour ma part à offrir à la mienne (qui m’a servi de modèle) que la lumière du matin embrasant notre chambre, j’ai retrouvé la véritable signification de la pluie d’or : c’est un sperme divin absolument non monnayable, matérialisé exclusivement par la lumière dorée et humide du soleil levant, et qui vient réchauffer et féconder chaque jour la terre endormie. Le soleil se levant à l’est, il était normal que l’ambiance de la chambre-prison de Danaé soit quelque peu orientale.

mercredi, septembre 27, 2006

Saint Antoine et Saint Emilion

Gilles Chambon, La tentation de Saint Aintoine, huile sur toile, 80 x 80 cm, 2006

Ce sujet a été très apprécié par les peintres depuis Jérôme Bosch, parce qu’il se prête a la représentation des délires de l’imagination, où convergent les monstres pittoresques sortis des contes de l’enfance, et les symboles de sexualité, omniprésents dans l’esprit d’Antoine torturé par une trop longue solitude. Dans ma peinture, Saint Antoine est à l’intérieur d’une grotte qui n’est autre que la caverne intérieure de Platon, où viennent se projeter les reflets déformés d’une réalité à jamais inaccessible. Dans une caverne, l’ombre des torches crée des fantômes ailés, et le moindre relief ainsi éclairé capte l’imaginaire et entraîne les visions délirantes : la forêt de stalactites et de stalagmites devient une ville extraordinaire, l’ombre même d’Antoine devient un spectre féminin à tête d’oiseau. Malgré l’image positive que la tradition catholique nous en a transmise, et qu’a immortalisé Flaubert, Antoine est ici un SDF, déchu de tout statut social, qui vit dans la crasse (comme en témoigne sa promiscuité avec le cochon). Il tente d’oublier sa déchéance en s’adonnant à la boisson, comme le font beaucoup de clochards, et cela facilite grandement ses visions. Ce qui sauve Saint Antoine est justement la qualité de son imagination délirante ; ainsi le tire-bouchon devient facilement un crucifix, et lui rappelle que le vin est bien « un petit Jésus en culotte de velours qui descend dans l’estomac ». Il comprend que ce breuvage sacré peut être à la fois Dieu ou le diable, ce dernier n’étant en définitive que la déformation délirante du premier, comme les visions de la caverne sont la déformation de la réalité. On peut alors supposer que fort de cette découverte, il trouva l’énergie pour prêcher ces mystères, et il ne serait pas impossible que parmi son auditoire de plus en plus nombreux, figura le non moins célèbre saint Emilion… Mais ceci est une autre histoire.

mardi, septembre 26, 2006

Poétique de l'insolite : Saint Jérome alias Nicolas Hulot

Saint Jérôme dans le désert
huile sur toile, 73x78cm, 2006




Saint Jérôme est une des grandes figures de la chrétienté, parce qu’on lui doit la traduction de la bible en Latin, la « vulgate ». En peinture, il a été représenté généralement soit dans son cabinet d’étude, soit pendant sa méditation au désert, accompagné d’un crucifix, d’un livre ouvert, et des attributs cardinalices. L’imaginaire collectif lui a adjoint un lion, faisant ainsi de lui le dernier protagoniste d’un mythe ancien présentant un héros qui apprivoise une bête fauve en lui ôtant une épine du pied. J’ai imaginé que cet homme qui rendit accessible au plus grand nombre le livre de la création, qui fréquenta le désert et les animaux sauvages, pouvait très bien être incarné par Nicolas Hulot. La prédilection de ce dernier pour la plongée et l’exploration des fonds marins, qui sont d’ailleurs le seul « désert » de notre planète encore à peu près sauvage, m’a conduit à imaginer la scène suivante : au cours d’une de ses plongées, et sous l’œil affectueux de son lion (de mer), Jérôme alias Nicolas, est interloqué par un christ en suspension. Celui-ci lui indique du regard le livre ouvert dont il doit s’occuper avant qu’il ne soit définitivement dégradé. Du coup il comprend ce que l’humanité y gagnera, et pense aussi à son avancement dans la hiérarchie cléricale. Une grosse méduse rouge qui passait par là lui évoque sans ambiguïté le chapeau de cardinal qu’il convoite.

Ma mère, Charon, et l’Achéron


Gilles Chambon, Ma mère, Charon, et l’Achéron - huile sur toile, 54x65cm, 2003
Ma mère, morte d’un cancer il y a seize ans, m’a ouvert, lorsque j’étais adolescent, les portes mystérieuses du monde irrationnel. Elle racontait ses séances médiumniques, et me faisait lire d’étranges livres où les frontières entre la vie et la mort devenaient de simples cours d’eau qui n’interdisaient pas qu’on se parle d’une rive à l’autre. Je ne sais si la maladie et l’imminence de la disparition n’ont pas ébranlé ses convictions mystiques, et c’est pourquoi j’ai voulu lui transmettre mon espoir, en la représentant dans ces parages mouvants où la vie se pelotonne sur son passé, et où l’avenir prend un visage inconnu : celui de Charon, le passeur d’âme, dont l’étrangeté m’a semblé pouvoir être suggérée par un Papou. Peu après sa mort, j’ai aussi commencé à composer des poèmes un peu tristes (télécharger le recueil à partir du lien du titre).

lundi, septembre 25, 2006

Le martyre de Saint Sébastien



Sébastien était un soldat remarquable, commandant la première cohorte de l’Empereur Dioclétien. Il était admiré par tous pour son courage, ses vertus, et sa force de conviction ; c’était un évangélisateur tellement obstiné, qu’il finissait par agacer son entourage. Obsédé par sa force et ses vertus infaillibles, il n’avait d’autre idée que de les éprouver par le martyre. On dit qu’alors il fut criblé de flèches, mais Dieu voulut qu’il survécut à cette épreuve, sans doute pour lui prouver qu’il pouvait mieux faire (ce qui ne tarda pas à arriver : le fouet eut finalement raison de lui).
Il en est toujours ainsi des hommes en quête d’absolue perfection : leur obsession les conduit fatalement à un délicieux martyre.
C’est pourquoi les flèches qui atteignent Saint Sébastien dans sa chair ne sont, selon moi, que l’expression de ses propres vertus devenues insupportables, et qui se dirigent contre lui avec une très nette intention homicide.

LA CENE, ou LES COPAINS D’ABORD

Gilles Chambon, "La cène, ou les copains d'abord", huile sur toile, 81x100cm, 2005,
Pourquoi une cène? Sans doute parce que j’ai été frustré,en visitant Santa Maria del Grazie, de ne pouvoir accéder au réfectoire où se trouve la cène de Léonard de Vinci (j’avais omis de m’inscrire au préalable). Mais plus simplement, en visitant les musées de Milan, de Vérone, et de Mantoue, je me suis délecté des merveilleuses fresques d’Altichiero, Mantegna, Luini, Ferrari... et j’ai été ravi par ce mélange de personnages expressifs, d’architectures imaginaires, de couleurs tendres et lumineuses ; par cette beauté savante empreinte de naïveté. 
J’avais à la fois l’envie de faire quelque chose d’une beauté simple rappelant les fresquistes du quattrocento, et le besoin de traiter le sujet de façon contemporaine. Dans ma « cène », la composition générale est en résonance directe avec les oeuvres de la Renaissance : grande perspective où se succèdent trois plans, le premier dévolu à la scène représentée, avec le christ au centre de la peinture, le second, de transition, formé de vastes arcades architecturales, et le dernier, dans le lointain, occupé par le foisonnement de l’architecture imaginaire. Evidemment, il ne s’agit pas d’une oeuvre de dévotion. Le Christ et les apôtres sont, comme au théâtre, de simples acteurs. Comment ai-je fais le casting ? A part Jésus, les autres n’ont, à ma connaissance du moins, aucun signe physique permettant de les identifier facilement. J’avais envie d’y mettre quelques uns de mes proches (une façon ironique ou affectueuse de les faire participer à la célébration d’un mythe universel).
Mon neveu faisait un Christ parfait ; et son meilleur ami, pris en flagrant délit de téléphoner (sans nul doute au Sanhédrin), s’est transformé en Judas. Les autres sont une simple transcription du pittoresque quotidien de nos attitudes autour d’un repas, qui rejoignent le pittoresque universel et intemporel auquel devait correspondre un repas d’apôtres… Je me suis aussi représenté (petite coquetterie d’artiste). Comme on le voit, il y a parmi les apôtres quatre personnages féminins : j’ai ainsi ouvert symboliquement aux femmes les plus hautes responsabilités de l’église, si frileuse en matière d’égalité des sexes. 
Bref, je me suis amusé, tout en voulant garder ma ferveur poétique. Ma cène est un repas banal où aucun des apôtres n’a conscience de l’importance de l’instant ; visiblement ils ne pensent pas que Jésus est un dieu : ils ont l’habitude de ses exagérations. Ils sont comme nous : ils connaissent leur passé, mais pas leur avenir. Et leur passé leur paraît bien ordinaire. Quant à la magouille téléphonique de Judas, ils relativisent son importance, et je pense que Judas lui-même ne se rend pas compte de ce qu’il fait : il se dit qu’il pourra empocher l’argent et que ce ne sera pas la première fois que le petit groupe saura se tirer d’une situation délicate où l’aura mise l’intransigeance de son chef, ou l’esprit combinard de son trésorier.

Point de vue sur la société du spectacle de Guy Debord

Après publication des œuvres complètes de G. Debord il y a quelques mois, et débat récent sur franceculture

Guy Debord dénonce, dans la société contemporaine, dite société du spectacle, le fait que la représentation est substituée à la vérité de l’expérience, dans le rapport des individus au monde : « Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation ». Problématique dont Matrix est une allégorie traitée à l’américaine. Et pourtant, doit-on rappeler que toute pensée est représentation, et que la conscience que nous avons de chaque chose, et du monde en général, n’est possible que par la médiation d’une représentation? C’est la caverne de Platon, la vérité qui, par essence, nous échappera toujours.
Alors, que dénoncent au juste les propos de Debord, ainsi que le conte de Andy et Larry Wachowski ? C’est le problème de l’aliénation dont il s’agit, c’est-à-dire d’un type de représentation qui, au lieu de servir de levier pour agir sur et dans le monde, confine au contraire les individus dans une impuissance de plus en plus totale, compensée par des substituts, des ersatz qui leur procurent la sensation du pouvoir (la technologie et l’impression de puissance que donnent tout bouton de télécommande, et tout moteur vrombissant sous le capot d’un coupé chic ou d’un 4x4). Faire de chaque individu le maître d’un théâtre de marionnettes qu’on le conditionne à s’inventer, et auquel il finit par croire, jusqu’à ne plus vivre ni agir pour autre chose. Schizophrénie collective, orchestrée par la société en tant que structure autonome, et dans la mesure où celle-ci trouve là le moyen à la fois de croître (tous les économistes vous diront que la croissance passe par la production de biens de consommation de plus en plus nombreux, et accessibles au plus grand nombre), et de pacifier l’ensemble des individus, dont toutes les tensions psychologiques, porteuses de désordres sociaux, sont résolues par l’usage des simulacres (par exemple le bulletin de vote comme simulacre de l’action politique ; ou l’identification au héro de la série télé comme simulacre de la relation sociale ; ou encore le tourisme organisé, comme simulacre du cosmopolitisme…), et par la diffusion permanente de stimuli créant le désir des simulacres (les spots publicitaires, les magasines people).
Vision terrible des hommes, esclaves consentants d’une société dont ils ignorent les véritables rouages. Et pourtant : qu’y a-t-il de vraiment nouveau sous le soleil ? L’aliénation est une vieille lune, et c’est, n’en doutons pas, une nécessité de la vie en société ; quant aux simulacres, ils existent depuis la plus haute antiquité, et même avant (relire à ce propos l’excellent livre de K. Lorenz, L’agression). Ce qui dérange et qui angoisse, dans la société contemporaine, c’est l’organisation à grande échelle, et de façon rationnelle, du phénomène aliénant. Un peu comme le sentiment que peut procurer la Shoah en regard de l’Inquisition : l’Inquisition dialoguait avec ceux qu’elle voulait exterminer, et dramatisait leur exécution, tandis que le pouvoir Nazi déshumanise ceux qu’il supprime, et les traite comme une simple marchandise.
La société du spectacle ne libérerait la parole de chacun que pour mieux la rendre insipide et inaudible (les blogs d’Internet en sont-ils la confirmation ?). Elle offrirait toujours plus à tous les hommes, mais dans un système inflationniste où ce qui est de l’or un jour est cendre le lendemain. Sous prétexte de protéger et de choyer chaque personne, elle finirait par infantiliser tout le monde. Elle encouragerait les classes moyennes à ne plus rien risquer, et à oublier la mort réelle, conjurée par une omniprésence télévisuelle des morts fictives ou impersonnelles. Tout cela est sans doute vrai, mais comme tendance de nos sociétés riches et évoluées, et non comme réalité effective. Heureusement chaque homme, ou la plupart des hommes, continuent de risquer, de se mettre en danger, de créer, de transgresser, d’aimer, et finalement de mourir. Chaque homme, ou la plupart des hommes, s’engouffrent à chaque instant dans les failles du système, et utilisent les instruments d’aliénation comme des leviers de pensée.
C’est pourquoi, si la lecture de Guy Debord peut apporter à certains quelque illumination sur le sens de notre civilisation, je pense qu’il est aussi très important de se méfier de ses conclusions. Gardons à l’esprit que les apologistes de Guy Debord, qui crient « au loup » et dénoncent le système, sont aussi paradoxalement parmi ceux qui en profitent le mieux : car les avant-gardes intellectuelles, révolutionnaires, comme il se doit, sont de fait une élite (grâce à leur puissance cérébrale et à leur culture), toujours légitimée par l’Institution, qui, dans notre France libre penseuse, aime les transgressions gauchisantes. Ils occupent donc la scène médiatique intellectuelle, et disqualifient de fait, en les rendant inaudibles, les penseurs plus modestes… et plus nuancés. Ces grands intellectuels de gauche constituent une aristocratie qui règne sur l’empire de la pensée, de la même façon que les grands révolutionnaires meneurs d’hommes ont toujours fini par devenir les chefs intolérants d’empires totalitaires ; et, pour revenir à la société du spectacle, au sens littéral (celle du showbiz) qui ne manque pas non plus de grands hommes, force est de constater que les stars font le noir autour d’elles, rejetant dans l’ombre, la précarité, voire la frustration, les acteurs plus modestes.
C’est tout cela, à mon sens, le vrai problème de la société mondialisée, dite –finalement à juste titre, société du spectacle : la séparation de plus en plus marquée entre une élite dominante, concentrant le pouvoir entre ses mains, et des masses dominées. Qu’on pense à la concentration du pouvoir commercial, accaparé par l’aristocratie de la finance qui dirige les multinationales ; à la concentration du pouvoir politique, dominé par le bipartisme ; à la concentration du pouvoir intellectuel, accaparé par les élites universitaires ; à la concentration du pouvoir artistique, accaparé par les quelques artistes de renommée internationale. Face à cette tendance totalement aristocratique de la société mondialisée, se développe (ou est orchestré) le mythe de la démocratie et de l’égalité des chances. La StarAc fait croire aux masses que chacun peut devenir une star ; l’institution scolaire fait croire aux parents que chaque enfant peut accéder à l’élite ; les hommes politiques font croire aux électeurs qu’ils les écoutent et que ce sont eux qui décident ; les marchands de produits cosmétiques font croire à chaque femme qu’elle peut devenir aussi séduisante que Claudia Schiffer, etc. etc.
J’écoutais l’autre jour une interview de Maurizio Pollini, qui regrettait qu’au sein du monde musical, il y ait ce décalage entre la vitesse et les contraintes liées au développement d’une carrière de star internationale, et la lenteur et les difficultés auxquelles sont confrontées les carrières des musiciens plus modestes. C’est cela, la mondialisation : diffusion instantanée de quelques œuvres parmi les plus remarquables ou les plus dans l’air du temps, avec effet « caisse de résonance » des médias, qui nous assourdissent et nous abasourdissent par la promotion tapageuse de ces happy few, et rendent invisibles ou inaudibles les autres œuvres. La société du spectacle exacerbe l’effet de masse critique, qui maintient la plupart des hommes, et des petites entreprises, dans la précarité résultant de l’impossibilité d’agrégation capitalistique. Je m’explique : dans la société mondialisée, en deçà d’un certain seuil, le capital détenu par un individu ou une entreprise (qu’il soit capital financier, capital culturel, ou capital de notoriété), ne produit aucun effet agrégatif, et reste donc stagnant, quel que soit l’effort développé pour le faire décoller. Tandis qu’au-delà de la masse critique, l’accroissement se fait presque automatiquement, par gravité agrégative. Et, toujours dans cette société mondialisée qui est de plus en plus la nôtre, celui qui reste en deçà de la masse critique n’a que deux choix : soit ramer, pour lui-même, sans véritable espoir d’arriver jamais à bon port, et risquant à chaque instant le naufrage ; soit rouler pour un gros (institutionnel, anonyme, ou de chair et d’os) qui à la chance d’être au-delà de la masse critique. Mais alors, il doit abdiquer son autonomie et ses talents particuliers, qui n’intéressent généralement pas son employeur, parce qu’ils n’accroissent pas sa dynamique agrégative. On a ainsi parfois le sentiment que les rouages de l’activité professionnelle auxquels nous participons, bon gré mal gré, et qui nous frustrent, sont configurés pour réaliser les objectifs suivants :
Enrichir celui qui nous commandite ou nous emploie, et surtout empêcher que l’on puisse développer sa propre dynamique. En effet, si je suis réquisitionné et rémunéré pour participer à la convergence d’un projet qui m’est extérieur, mes propres projets sont dangereux car ils sont source de divergence pour le projet collectif dans lequel je suis enrôlé ; d’où la nécessité de ne pas les laisser se développer.
La société du spectacle mondialisée trie et conforte ses élites, dont la liberté d’expression est largement encouragée et financée, tandis qu’elle châtre (ou canalise dans le loisir) la créativité des masses emprisonnées par leur contrat de travail. Car cette créativité en action les rendrait indépendants et incontrôlables. Mais ne désespérons pas ! Beaucoup d’entre nous ne se résignent pas, et gardent une double vie : celle, ennuyeuse et rémunérée, qui est liée à l’activité officielle et patentée; et celle, généralement occulte et difficile, qui est liée au désir profond d’être, et qui continuera de battre quelle que soit la puissance de big brother et des élites qui banquettent à sa table.

23 septembre 2006

jeudi, septembre 21, 2006

DE L'ESTHETIQUE FRACTALE DU PAYSAGE URBAIN


Communication faite le 13 novembre 2004, par Gilles Chambon
dans le cadre du CONGRÈS INTERNATIONAL “ FRACTALES EN PROGRÈS
DES MATHÉMATIQUES À LA PHYSIQUE, LA FINANCE,
LA GÉOPHYSIQUE, L’IMAGE, LA BIOLOGIE”
organisé en l’Honneur de Benoît MANDELBROT à la Faculté de Médecine NECKER

RÉSUMÉ

L’histoire de la peinture témoigne de l’intérêt porté par les peintres, notamment depuis la Renaissance, à l’esthétique du paysage urbain. Si la représentation des villes idéales (en plan où en vues réalistes dans lesquelles le pavage du sol montre la construction géométrique de la perspective) se réfère à l’esthétique albertienne de l’ordre et de la proportion, les représentations de villes lointaines et les peintures vedutistes révèlent au contraire une esthétique de l’irrégularité, de la superposition des échelles, de la turbulence des lignes, de la fragmentation des figures, de la variation aléatoire, en un mot une esthétique qu’on peut qualifier de fractale, et qui colle parfaitement à la nature des processus de stratification de la forme urbaine.
Pour obtenir et condenser cette qualité esthétique fractale du paysage urbain dans leurs compositions imaginaires, les peintres, suivant les époques, ont eu recours à des procédés basés sur la concaténation d’opérations de fractionnement, de redoublement, ou de déformation. On peut voir aussi chez certains un jeu de glissements d’une forme à une autre ou d’une échelle à une autre, tant les morphologies de type fractal favorisent les évocations, et permettent toutes sortes de transpositions, poussant toujours la rêverie picturale vers des paysages urbains féeriques ou vertigineux.
ABSTRACT
History of paintings shows that, since the Renaissance, painters were attracted to the aesthetic of townscape. If representation of ideal towns (through maps or realistic views in which the paving underlines the geometrical composition of perspective) refers to the albertian aesthetic of order and proportion, representations of distant towns and vedutist paintings reveal on the contrary an aesthetic based on irregularity, superposition of scales, turbulence of lines, fragmentation of figures, uncertain variations ; in a word an aesthetic that one could call fractal and which suits perfectly the nature of stratification process of urban design.

To obtain and condense this aesthetic fractal quality of townscape in their imaginary compositions, painters, according to periods, turned to processes based on concatenation of fractional means, increase or deformation. In some of them, one can also see a kind of shift from one shape to another or from one scale to another as morphologies of a fractal type favour evocations and allow all sorts of transpositions always leading pictural day-dreams towards magical or vertiginous urban landscapes.

REMERCIEMENTS
Je remercie Françoise Choay, qui a soutenu l’étude dont cette communication est issue , Roland Lew, Kathy Rioufol, et Anne van der Elst, qui m’ont aidé à corriger le manuscrit, et le Bureau de La Recherche Architecturale du Ministère de la Culture qui a habilité ce projet de recherche et apporté un concours financier.

PREAMBULE

Le domaine esthétique ne se prête pas à la formalisation scientifique rigoureuse ; il est de nature trop complexe, et son appréhension intellectuelle gagne à rester transdisciplinaire, et ouverte à une certaine ambivalence. La pensée esthétique contemporaine ne peut cependant faire l’économie des concepts et représentations issus des sciences dures ; elle doit être en permanence confrontée aux connaissances qui constituent l'épistémé contemporaine. C'est pourquoi je n’ai pas hésité à recourir à quelques uns de ces concepts scientifiques récents, notamment ceux introduits par B. MANDELBROT, pour mieux parler de certains aspects récurrents de l'esthétique du paysage urbain.


1. APPROCHE MORPHOLOGIQUE "CLASSIQUE" ET APPROCHE MORPHOLOGIQUE FRACTALE

L’étude du paysage urbain dans la peinture nous montre qu'il a constitué un véritable pôle d'expérimentation esthétique pour les peintres, porteur d'un fort contenu imaginaire et riche en découvertes plastiques. C’est dans les pays du nord - Pays-Bas, Allemagne, et Angleterre - où la Renaissance n'avait pas représenté une véritable rupture dans les traditions artistiques, et où la curiosité naturaliste l'emportait sur la recherche d'un ordre idéal, que les peintres et leur public ont manifesté le plus tôt une indéniable attirance pour la fantaisie et l'irrégularité de la nature.
L’esthétique paysagère de la nature irrégulière sera théorisée à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, patrie du jardin pittoresque, par UVEDALE PRICE. La reconnaissance esthétique de l'irrégularité de la ville est moins fréquente; au XVIIIe siècle pourtant, l’abbé LAUGIER, théoricien français de l'architecture, compare la conception du plan d'une ville, à celle des forêts et des parcs, et valorise l’irrégularité :
" Ce n'est donc pas une petite affaire que de dessiner le plan d'une ville, […] qu'il y ait de l'ordre, & pourtant une sorte de confusion, que tout y soit en alignement, mais sans monotonie, & que d'une multitude de parties régulieres, il en résulte en total une certaine idée d'irrégularité & de chaos qui sied si bien aux grandes villes."

Avant cette forme de reconnaissance théorique, les qualités d'ordre désordonné inhérentes à l'esthétique du paysage urbain avaient déjà, depuis longtemps, été explorées empiriquement par les peintres. Je parlerai de "qualités fractales", parce que le terme fractal "colle" bien aux principaux caractères morphologiques du phénomène paysage urbain. Voici une définition que B. MANDELBROT a donné d'un objet fractal :
"dont la forme est soit extrêmement irrégulière, soit extrêmement interrompue ou fragmentée, et le reste quelque soit l'échelle d'examen. Qui contient des éléments distinctifs dont les échelles sont très variées et couvrent une très large gamme".

Les qualités fractales peuvent utilement s'opposer aux traditionnelles qualités de composition géométrique, appliquées à la lecture des formes artistiques, et notamment aux plans de villes.
Rechercher la structure géométrique (au sens traditionnel) d’une forme urbaine revient à plaquer sur un phénomène ouvert, fragmenté, et pluraliste, un modèle tributaire d'une représentation globale et fermée du phénomène. Le caractère "fractal" du paysage en général, et du paysage urbain en particulier, me conduit donc à opposer à l'analyse morphologique classique, de type structurale, une analyse "fractale".
L'analyse structurale organise la représentation d'une morphologie suivant un schéma basé sur la représentation que nous avons de nous-mêmes , ou plus généralement de tous les organismes fermés et hiérarchisés. Le regretté R. THOM, autre mathématicien français de grand renom, a remarqué dans ce sens que "toute entité externe conçue comme individuée, a tendance, par empathie, à être conçue sur le mode d'un être vivant" , une boule, en langage topologique ; or le paysage, toujours en langage topologique, n'est pas une "boule" mais un "ouvert"; il présente une morphologie de type fractal, plus proche de la représentation que l'on peut avoir d'une dynamique proliférante propre au règne végétal, que de celle de la dynamique structurante des organismes animaux. Citons encore R. THOM :
"Le Végétal doit en quelque sorte s'identifier au milieu nourricier, donc à l'étendue spatiale. D'où une structure ramifiante qui, si la générativité de la morphogénèse biologique pouvait se déployer indéfiniment, aboutirait à un "fractal" de dimension de Hausdorff intermédiaire entre 2 et 3. La self-similarité qui caractérise les fractals "réguliers" joue donc un rôle essentiel dans la morphologie végétale" .

L’adjectif fractal indiquera donc pour moi une attention spéciale portée aux aspects de générativité morphologique de type fractal dans la stratification des villes :
- fragmentation multiple, (la ville se renouvelle par fragments) ; superposition d'échelles (caractère scalant), (de la travée de fenêtre au réseau de rues) ; processus de densification, (redivisions successives des parcelles ; analogie des motifs à différents niveaux (self-similarité), (ainsi la forme en toit et la forme en arc, ou encore la composition symétrique à encadrement) ; "rugosité" ou "grain" des niveaux morphologiques, définissant les amplitudes de variations à chaque échelle, (calepinage des pierres, tuiles, ou encore largeur des parcelles cadastrales) ; processus de "randonisation" (façon dont le hasard intervient), (modifications imprévisibles au gré des opportunités de construction).

2. LA PERSPECTIVE COMME AGENT FRACTAL
La perspectiva artificialis ou perspective linéaire, mise au point par BRUNELLESCHI et théorisée ensuite par ALBERTI et PIERRO DELLA FRANCESCA comme "base stricte de la grande peinture", permettait aux artistes de la Renaissance de donner une loi mathématique à la représentation du monde réel. Sa valeur de paradigme du savoir, son pouvoir de symboliser le lien intelligible entre l'homme et le cosmos a maintes fois été souligné. Son rôle dans la clarté géométrique des objets représentés en peinture est flagrant au XVe siècle dans tous ces tableaux où le dallage du sol matérialise les linéaments de la construction perspective (Fig. 1). Mais l’application des lois de la perspective implique aussi, chez les artistes, une fidélité nouvelle aux choses observées, et un respect de leurs déformations optiques réelles, due à l'angle sous lequel on les voit, ou à leur distance par rapport à l'observateur. Et paradoxalement, la vision en perspective peut alors devenir la cause d'une perte de la clarté géométrique des objets.

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L'IMAGINAIRE DES PAYSAGES URBAINS


G. Chambon, Le pavillon d'or et son jardin, Kyoto, encre et brou de noix, 2002

Les paysages urbains sont en mutation, mais le sont-ils plus aujourd'hui qu'hier ou avant-hier ? N'oublions pas trop vite le poids des catégories immuables.

Le paysage n'est pas un continuum, mais une succession discrète d'images qui, si elles s'enchaînent comme il convient, finissent par produire quelque chose de grandiose, un peu comme ces interféromètres, puissants télescopes qu'il faut associer pour reconstruire l'image cohérente d'un astre.
Un paysage est avant tout une construction mentale. Il est semblable à cette énigmatique créature que la physique contemporaine des flux atmosphériques a baptisée attracteur étrange. Figure quasi-magique, révélée seulement grâce à la rémanence de milliers d'instantanés superposés.
Comme l'attracteur étrange, tout paysage doit s'être lentement déposé dans l'esprit avant de pouvoir exister dans le réel. C'est pourquoi les peintres de paysage l'ont traqué dans les replis de leur mémoire avant de le reconnaître activement aux détours sinueux de tous les chemins. De la même façon que tout texte est potentiellement littérature, mais ne le devient que si les lecteurs y reconnaissent poésie ou grandeur, de la même façon toute contrée, toute ville, bourgade, ou banlieue, toute rue ou courée, peut devenir paysage si et seulement si elle arrive à capter l'attention des poètes.
La question pourrait donc être : qui sont les poètes d'aujourd'hui ? Et que regardent-ils dans ce monde où l'urbanisation galopante et la culture des banlieues bousculent de plus en plus les repères de l'homme rural qui sommeille au fond de chacun de nous, depuis l'époque néolithique (car l'homme urbain des siècles passés a toujours les pieds dans la glèbe des campagnes) ? Keneth White, à travers ce qu'il nomme la géopoétique, tente de définir ce nouveau regard poétique sur le monde.
Faut-il abandonner les archétypes ancestraux de l'imagination paysagère ? Faut-il se forcer à voir de la poésie dans tous les paysages symptomatiques des formes symboliques de la société contemporaine ? Ou faut-il au contraire s'accrocher fiévreusement aux lambeaux encore dressés des paysages traditionnels, qui, comme un nombre croissant d'espèces animales, sont en voie de disparition ? Attitude progressiste ou réactionnaire ? Cette bi-polarité simpliste a fait trop de tort à la pensée du XXe siècle pour que la première des précautions ne soit pas aujourd'hui de s'en défier. A l'heure où ont été frappés deux paysages phares : celui, hypercontemporain, de Manhattan, et celui immémorial, de la falaise de Bamiyan, il devient évident que le choix n'est plus entre la modernité et la tradition, mais entre la lucidité et l'aveuglement. Chaque époque de l'humanité peut certainement produire, en matière de paysage comme dans d'autres domaines, le pire et le meilleur. Du passé, c'est souvent (mais pas toujours) le pire qui a été démoli (parfois le meilleur aussi, et c'est alors regrettable) ; de la production présente, où coexistent pêle-mêle hideur, beauté, et inconsistance, faut-il attendre que le temps ait fait son tri ?
Non. D'abord le temps ne trie rien sans la volonté des hommes. Ensuite, le grand danger du siècle qui commence est la disproportion, qui a atteint un seuil critique, entre le pouvoir de transformer, résultant de la technologie et du nombre des individus peuplant la terre, et le pouvoir de résister ou de trouver un équilibre métastable, lié aux processus naturels de régulation.
Biotope en danger! Ecosystèmes en danger! Espèces animales et végétales en danger!
Et cela se ressent à travers la transformation des paysages : expansion des paysages du déracinement et de la misère — montrant parfois le charme d'une insouciance éphémère (les favelas) mais plus généralement la lassitude et la désolation (Lagos, dont Rem Koolhaas a fait un cas d'école); développement vertigineux des paysages de la richesse et de la technologie turgescente (New York, Hongkong); multiplication des paysages kitsch du fast dream, paradis pour grands enfants attardés (Las Vegas, Disney Land) ; prolifération, à la ville comme à la campagne, des paysages de l'anonymat générique (collectionnés par Rem Koolhaas ); et à côté de cela, maintien des paysages sympathiques du ronronnement rural traditionnel (St Emilion) ; lifting permanent des paysages — rescapés et bichonnés, des plus belles cités européennes (Venise, Rome, Paris, Prague, Bruges…) ; enfin préservation attentive de la beauté bio-diversifiée des grands parcs naturels.

Alors quelle stratégie mettre en œuvre, et à quelle échelle ?

• Préserver ce qui mérite de l'être? Il faudrait être fou pour ne pas le souhaiter ; mais comment concilier préservation et adaptation au monde en évolution ?
• Faire émerger de nouveaux paysages dans les zones en gestation, encore à l'état de non-paysages ? Oui, mais sur quels modèles ? et avec quels moyens ?
• Favoriser l'émergence spontanée, le maintien, et le développement de nouveaux paysages dignes d'intérêt ? Si notre civilisation est capable de cette créativité spontanée, il faut certes l'entourer et l'encourager ; mais le plus délicat est peut-être encore de la repérer (doit-on compter sur les nouveaux poètes?).
• Eradiquer les paysages délétères ? On a bien fait sauter les tours et les barres les plus sordides de nos banlieues… mais il ne faut pas se tromper : on réfléchit aujourd'hui à l'inscription de certaines ZUP à l'inventaire des monuments historiques.
• Améliorer des paysages tous juste perceptibles et réparer des paysages en phase de déliquescence ? Sans doute. Mais faut-il le faire en les figeant dans une image reconnue, ou au contraire en y injectant de l'altérité et en leur donnant ainsi une nouvelle identité, symbiotique ? Cette dernière solution est moralement plus satisfaisante, mais aussi plus risquée.
• Faire évoluer fortement des paysages déjà bien constitués ? C'est certainement nécessaire, mais l'expérience doit nous forcer à reconnaître que c'est un exercice difficile et périlleux.

Quelle que soit la stratégie - et les valeurs morales sous-jacentes - je voudrais insister sur l'importance, quasi objective, du distinguo paysages / non-paysages. Je parle de quasi objectivité parce que je crois à l'existence d'archétypes dans l'imaginaire humain, et à la résonance nécessaire entre tout vrai paysage et une forme archétypale inscrite dans l'inconscient collectif. Même si ce qui est paysage et ce qui ne l'est pas n'est pas toujours facile à démêler, et même si la force de l'imagination ou de l'autosuggestion est parfois capable de fausser la perception spontanée d'un vrai paysage .
La variabilité des sensibilités individuelles, chose évidemment incontestable, ne doit pas servir d'alibi à un "tout comestible" du paysage ; si l'art plastique contemporain n'est pas loin de céder définitivement à un "tout comestible" des formes, c'est parce qu'il reste relativement marginal, et que donc tout le monde n'est pas obligé d'y goûter. Pour le paysage, il en va différemment : chacun y est confronté quotidiennement, c'est un bien collectif.

De même que la connaissance et l'art culinaires ne peuvent s'élaborer sans prendre en compte la gastronomie sous ses multiples facettes (histoires culturelles régionales, connaissances des produits comestibles de base, fondamentaux physiologiques que sont le sucré et le salé, l'acide et le doux, le chaud et le frais, l'épicé et le fade, le ferme et le tendre, le ligneux et l'onctueux, le croquant et le fondant, le mélangé et le superposé — sans oublier l'ordre de succession, et les quantités ingérées à chaque repas, etc), de même, la connaissance et l'art des paysages ne peuvent progresser sans se fonder sur l'étude des arts et des traditions liées aux paysages (notamment toutes les formes de représentation spectaculaire, allant de la peinture au cinéma en passant par la bande dessinée et la photographie), sur la connaissance des sites, mais aussi sur les fondamentaux psychologiques de l'imaginaire (l'intérieur et l'extérieur, l'ouvert et le fermé, le grandiose et l'intime, l'infini et le protégé, le chargé et l'épuré, l'homogène et le séquencé, le calme et le tendu, le pittoresque et le géométrique, le répétitif et le varié, le sacré et le profane — sans oublier les scénographies et leurs enchaînements, leurs contrastes, leurs densité, etc).

Pour désigner cet art et cette connaissance, cette gastronomie des paysages, je propose, pour des raisons de facilité, un néologisme forgé sur le modèle du mot gastronomie (γαστερ, estomac, et νομοs, loi, usage) : cela donne toponomie (τοποs, lieu, νομοs, loi, usage). Ce mot sera donc au paysage comme la gastronomie est à la cuisine ; avec la même ambivalence entre connaissance, science, art, et plaisir. Toponomie peut être jugé un peu jargonneux. Mais un néologisme n'a jamais le même parfum qu'un mot qui s'est égrené au fil des pages pendant plusieurs siècles. Et il faut bien, lorsque cela semble nécessaire, essayer de nouveaux mots. Sans trop s'y attacher d'ailleurs, et sans accorder trop d'importance à leur destin. Ce qui compte, c'est la convergence de sens. La toponomie, c'est avant tout un contenu à élaborer, tout une constellation de connaissances psychologiques, culturelles, topologiques, allant à la rencontre des délices du paysage.
(pour lire la suite de l'article, téléchargez le en cliquant sur le lien du titre)