présentation des peintures synchronistiques

samedi, janvier 26, 2013

Femme à sa toilette

Gilles Chambon, Anne au bain, huile sur toile, 1989
Le très beau et très intéressant livre de Pascal Bonafoux, paru en octobre dernier, qui analyse cinq cents ans de représentation picturale des femmes à leur toilette (Indiscrétion, femmes à la toilette, édition du Seuil), part de la peinture comme métaphore du désir, mais d’un désir-pour-le-désir, un désir dont l’assouvissement n’est pas vraiment envisagé. Il rappelle que dans le premier traité occidental sur la peinture (De Pictura, 1436), Aberti attribue l’invention de cet art à Narcisse. C’est-à-dire a un être qui tomba amoureux, à travers sa propre image reflétée dans le miroir parfait d’une source, de sa réalité inaccessible. 

Reprenant à son compte la phrase d’Edgar Degas «je veux regarder par le trou de la serrure», Bonafoux se pose donc en voyeur : le peintre, comme le spectateur de ces tableaux de toilette très privée, regardent toujours à la dérobée, s’invitant comme par une intrusion dans les coulisses de la séduction féminine.
Mais ne nous y trompons pas, P. Bonafoux, pas plus que les amateurs de peinture et les peintres eux-mêmes, ne confondent le réel et le représenté. Dina Vierny, qui fut le modèle de Maillol et posa occasionnellement pour Bonnard, rappelle que le peintre « regarde exactement la femme qui pose comme il regarde un vase… ». Si l’érotique du corps féminin et le plaisir de la peinture ont bien partie liée (voir mon article Erotique et esthétique), c’est à travers une distanciation, nécessaire d’ailleurs à toute émotion esthétique. « Ces femmes à la toilette n’ont rien à nous vendre, écrit Pascal Bonafoux, elles sont là pour redonner du sens à notre regard. »

Dans ce livre, il y a très peu de peintures contemporaines (Susanne Hay, Safet Zec), non par volonté de ne pas les prendre en compte, mais parce que rares sont aujourd’hui les peintres qui perpétuent la relation entre sensualité féminine et émotion artistique. Bonafoux déclarait d’ailleurs à une émission sur France Inter « On est tombé depuis quelques années […] dans les truismes les plus absurdes et les plus inconvenants, les plus indécents, d’un art contemporain qui est affligeant, pour la plupart des productions qu’il peut y avoir actuellement […] et donc j’admire, je vénère, j’ai un plaisir fou à retrouver les œuvres de ces peintres qui continuent désespérément, en dépit du mépris que même les institutions peuvent avoir à leur égard, à peindre. […] Ils ont ce rôle de dissidence qui est d’autant plus important à tenir aujourd’hui qu’on a affaire à un marché de l’art contemporain qui est devenu […] tout simplement uniquement soumis à la spéculation, ce qui est intolérable ! »

« Anne au bain » (peinture qui n’est plus vraiment contemporaine puisque je l’ai réalisée il y a vingt-quatre ans), aurait peut-être pu trouver sa place dans le livre de Bonafoux ?... Si tant est que l’auteur eût connu mon travail et qu’il lui eût trouvé quelque intérêt !
Elle est à la fois une image volée « par le trou de la serrure » (j’ai composée la toile en m’inspirant d’une photo noir et blanc que j’avais prise de ma femme à la dérobée, lors de vacances en Grèce), et une mise en scène picturale distanciée, se souvenant de la leçon des grands maîtres que furent Bonnard et Degas.
Pierre Bonnard, Nu au miroir, 1931,
Galleria d'Arte Moderna, Venise

Edgar Degas, Bain du matin, 1883, Pastel sur papier, Art Institute of Chicago

mercredi, janvier 16, 2013

La transparence des arbres (à l’ombre du sous-bois)

 « Qu’on nous rende le jardin et le pré, la berge et la forêt, et nous revivrons nos premiers bonheurs » (G. Bachelard, L’air et  les songes, éd. José Corti, P. 231)

Gustav Klimt "Bois de bouleaux", vers 1902, Vienne, Österreichische Museum für Angewandte Kunst

Dans notre civilisation de cultivateurs, où le champ prévaut sur la forêt, les arbres ont d’abord servi à borner le paysage agricole dominant, formant de longues chaîne perlées en rangs d’oignons le long des routes, ou de minces lignes de haies tatouant les prairies, comme on le voit dans l’arrière-plan de la pêche miraculeuse de Konrad Witz, considérée généralement comme la première représentation réaliste d’un paysage situé (le lac Léman en 1444).  

La Pêche miraculeuse, 1444.
Huile sur bois, 132x154 cm.
Genève, Musée d’art et d’histoire

  Mais l’aristocratie européenne aimait aussi la forêt sauvage, parce qu’elle était le lieu de son loisir principal, la chasse : vers 1460-70, Paolo Ucello a ainsi représenté une remarquable scène de chasse à cour, dans laquelle des arbres « clonés » forment un grand labyrinthe où la perspective idéale finit par absorber le lointain dans une masse sombre et indifférenciée. Mais on est là dans un concept de forêt plutôt que dans une forêt réelle. Aujourd’hui certains tableaux d’Anselm Kiefer, notamment ceux de la série « Karfunkelfee »  font écho à cette forêt dont la géométrie régulière, une fois clonée à l’infini, devient un labyrinthe angoissant.
Paolo Uccello, Chasse nocturne, vers 1460, tempera sur bois, 65x165cm, Oxford Ashmolean Museum
Anselm Kiefer, "Aus dunklen Fichten flog ins blau der Aar" 2009

Historiquement, les peintres de l’Europe du Nord, plus sensibles que les Italiens à l’irrégularité, au fractal, au chaos, ont abordé la forêt avec un regard à la fois plus scrutateur et plus imaginatif :

- C’est Albrecht Altdorfer qui donna d’ailleurs les premières véritables peintures de paysages forestiers ; d’abord en 1510 dans son Saint Georges et le dragon, dont le véritable sujet pictural est l’harmonieux, grandiose – et presque abstrait - chaos des feuillages, puis dans son petit Paysage avec château, de 1520-22, où la forme des arbres se confond avec celle des rochers, et où le moutonnement des frondaisons renvoie à celui des nuages. 

Albrecht Altdorfer, St Georges et le Dragon, 1510 - Paysage avec château de Worth, 1520-22 - Alte Pinacothèque de Munich
 
- Roelandt Savery, grand observateur des détails de la nature, intéressé par la botanique et la zoologie, a composé des paysages forestiers dans lesquels il exagère les formes monstrueuses des arbres déracinés et des blocs de rochers, créant ainsi une ambiance particulièrement sauvage. Car la forêt est avant tout un lieu sauvage, qu’on nommait « désert » du temps où ce mot n’était pas encore associé aux climats arides. Souvent d’ailleurs, Saint Jérôme dans le désert était représenté par les peintres dans la forêt, comme en témoigne ce tableau de Poussin.

Aegidius Sadeler, graveur, Roelandt Savery, concepteur, Chasse au lapin, c. 1610–13 extrait de “Six Landscapes”- Nicolas Poussin, St Jérôme dans le désert, Prado
La forêt est un monde ambivalent, une « immensité intime » comme disait Gaston Bachelard. semi-fermée et semi-ouverte, dangereuse et protectrice, monde à l’intérieur duquel on pénètre, pour trouver une tanière, ou simplement pour se blottir à l’ombre protectrice des frondaisons. On observe alors le paysage à travers les futaies comme à travers une résille qui filtre la lumière et fait trembler les lointains. 
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Le peintre qui s’assoit sous les ombrages et ouvre son carnet de dessin, se trouve subitement confronté à une dialectique du continu et du fragmenté, de l’espace et de la ligne, du proche et du lointain, de l’ombre et de la lumière, de l’immobilité et du frémissement. Et comme l’écrivait le poète Shelley, « Dans le mouvement des feuilles du printemps, dans l’air bleu, se trouve une secrète correspondance avec notre propre cœur ». Les artistes du XIXe et du début du XXe siècle qui se sont intéressé au sous-bois ont tous exprimé cette correspondance mystérieuse qui révélait les mouvements intimes de leur cœur.
 
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Si l’on examine ces peintures de sous-bois, on peut d’emblée les classer en deux catégories : celles où le regard du peintre s’affronte à l’épaisseur du bois, et se perd dans son ombre / nombre labyrinthique ; et celles où à l’inverse, il se focalise sur une clairière, et joue alors sur la transparence des arbres, sur la richesse dialectique qu’elle instaure dans l’image. 
 
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La première catégorie est plus difficile, plus âpre, parce que l’espace du sous-bois s’enfonce dans l’ombre et dans l’indifférenciation, tendant à annihiler l’espace scénique perspectif et la figure, qui sont depuis l’origine les deux piliers de la représentation picturale.

-       Les peintres naturalistes, que l'on a regroupé sous l'appellation d'école de Barbizon, parce qu'ils venaient en forêt de Fontainebleau pour peindre sur le motif et se rencontraient à l'auberge Ganne à Barbizon, ainsi que ceux qui fréquentaient la côte normande et se retrouvaient à l'auberge Saint Siméon à Honfleur, ont abordé le problème du sous-bois avec une certaine timidité : Théodore Rousseau dégarnit suffisamment le centre de son « Intérieur de forêt, futaie du Bas-Bréau » pour conserver un espace scénique, et le truffe de petites anecdotes (vaches, arbustes..) ; 

Théodore Rousseau, Intérieur de forêt, futaie du Bas-Bréau, musée d'Orsay
Eugène Boudin, Grands hêtres, sous-bois, Havre, musée Malraux - Jean-Baptiste Corot, Route du Bas-Bréau, huile sur papier marouflé sur toile, 40,3x35,9cm

     Jean-Baptiste Corot, dans sa « route du Bas-Bréau », prend suffisamment de recul pour se situer à l’extérieur et réduire le sous-bois à une figure centrale. À l’inverse, Eugène Boudin, avec ses « Grands hêtres, sous-bois », zoome sur un angle de vue étroit, réduisant ainsi le nombre des arbres et donnant aux deux troncs de droite une forte présence figurative. C’est peut-être Diaz de la Penã qui, tout en restant très naturaliste, va le plus loin dans les implications picturales du sous-bois : sa « Forêt de Fontainebleau » est une symphonie de feuillages renouant un peu avec le Saint Georges d’Albrecht Altdorfer, dont il a été question plus haut.
Narcisse V. Díaz de la Peña, Forêt de Fontainebleau, 1868, Dallas museum of Art


-       Il faut attendre 1890 pour qu’une véritable révolution s’accomplisse avec le « Sous-bois avec couple » de Vincent Van Gogh : 


Vincent Van Gogh, Sous-bois avec couple, 1890, Cincinnati Art Museum, Ohio
     S’il y a encore le prétexte de deux figures de promeneurs, le sujet du tableau est bien le sous-bois ; le peintre invente un cadrage nouveau, qui permet d’éliminer le feuillage, principale source de confusion plastique. Les jeux de lignes des troncs, de vibrations du sol fleuri, et les harmonies crues de couleurs, apportent une clarté plastique et une compréhension figurative immédiate, sans plus recourir ni à la scénographie centrale, ni aux détails pittoresques, ni aux contrastes d’ombre et de lumière. Dans cette toile, le sous-bois révèle en quelque sorte une nouvelle vérité picturale qui lui est propre. Cette découverte de Van Gogh sera magistralement reprise par Gustav Klimt en 1901 et 1903 dans ses « Bois de bouleaux » et « Bois de hêtres ». Mais à la violence rugueuse des coups de pinceau du maître hollandais, le peintre viennois oppose la délicatesse gracieuse et le frémissement de ses touches, le raffinement de sa palette, et la maîtrise absolue de l’équilibre pictural ; cependant il n’en suit pas moins le modèle.

Gustav Klimt, Bois de hêtres, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister

-       Parallèlement, en 1894, Cézanne explore aussi le thème, mais substitue au parallélisme des troncs une véritable danse de lignes ramifiées, analogique à la ramification des branches. Et en contrepoint, la danse des lignes est complétée par une danse des surfaces évanescentes, aux tonalités allant du turquoise foncé au blanc-jaune vaporeux. Tout cela donne au tableau des accents musicaux qui  ouvrent la peinture à un registre jusque-là inconnu.

Paul Cézanne, Sous-bois, Los Angeles County Museum of Art


La seconde catégorie de tableaux, dans laquelle le peintre regarde un paysage, plus ou moins lointain, à travers des futaies, est plus conventionnelle que la première. Elle garde les marques de la scénographie traditionnelle à focalisation centrale. Elle donne néanmoins lieu à une dialectique picturale intéressante, car le sujet de la peinture n’est plus seulement le paysage vu à travers les arbres, mais bien le rapport plastique qui s’instaure entre les deux : entre le continu et le fragmenté ; entre les lignes et les surfaces ; entre le clair et le sombre ; entre le proche et le lointain, tous ces éléments interférant entre eux. 
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Pour rendre compte de l’évolution que les peintres ont donné à cette conception plastique de la clairière vue du sous-bois, j’ai choisi en exemple certaines peintures de l’Estaque. Ce village, aujourd’hui quartier de Marseille, fut en effet entre 1864, date du premier séjour qu’y fit Cézanne, et le début des années trente, un lieu de rencontre et d’inspiration paysagère pour de nombreux peintres célèbres (Cézanne, Renoir, Braque, Matisse, Dufy, Derain, Friesz, Macke, Guigou, Monticelli, Marquet), qui ont souvent représenté la mer ou le village vu depuis la pinède.

Bien qu’il cherche à renouveler son style en s’attaquant aux paysages*, Pierre-Auguste Renoir  reste sans conteste le plus classique de ces peintres ; dans son tableau nommé « L’Estaque » (1882, museum of Fine Arts, Boston, Massachusetts), il est au fait de sa technique impressionniste, embuée et chatoyante, mais son point de vue et sa composition sont sans originalité ; on est encore dans l’esprit naturaliste de l’école de Barbizon, au bout d’une recette picturale qui ne peut plus rien apporter de nouveau. 
Pierre-Auguste Renoir, L’Estaque, 1882, Museum of Fine Arts, Boston
                                   
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*« à force d’étudier à l’extérieur, j’ai fini par voir seulement les larges harmonies sans me préoccuper plus longtemps des petits détails qui abaissent la lumière du soleil au lieu de l’illuminer » (cité dans Arts Council of Great Britain. Renoir. Exh. cat., Hayward Gallery , London, p.232)

 
--> C’est encore une fois vers Cézanne qu’il faut se tourner pour trouver cette sorte de parfait équilibre entre la sensibilité impressionniste au paysage et une conception géométrique et colorimétrique nouvelle de l’espace pictural. Et, dans les deux toiles présentées ci-dessous, une de 1878 et l’autre de 1979, montrant le même paysage, on voit qu’il utilise les arbres du premier plan non pour marquer la perspective et la distance, mais pour structurer l’espace du tableau en émiettant les trop grandes surfaces de ciel et de mer, en équilibrant les verts et les ocres, en organisant une subtile complémentarité entre les facettes aiguës ou rondes des maisons et des buissons, et les longs filaments ramifiés des branchages. J’ai retrouvé un tableau de 1928, d’un artiste inconnu nommé V. Christophe, qui reprend cinquante ans après quasiment le même point de vue en ayant parfaitement intégré la leçon harmonique cézannienne.

Paul Cézanne, l'Estaque vue à travers les arbres, 1978, collection privée - La mer à l'Estaque, Paris, Muée Picasso
V. Christophe, L'estaque, 1928, huile sur panneau, Collection privée
 
--> Mais les fauves et les cubistes ont voulu aller plus loin encore sur le chemin ouvert par le maître d’Aix-en-Provence. En 1906 Georges Braque donne un « Paysage de l’Estaque » du même endroit que celui de Renoir ; le balancement des lignes et des couleurs, la simplification des contours, font oublier la réalité du lieu ; le paysage est comme irradié par une lumière qui envahit tout, même les ombres. La violence du projet plastique prime sur l’écoute impressionniste. Comme si sur la toile, à l’impression visuelle du paysage se superposait le vacarme des cigales et la brûlure du soleil. 

Georges Braque, Paysage de l'Estaque, 1906, Paris, Centre Pompidou


La même année, André Derain produit un petit tableau qui reprend à peu près l’emplacement des deux toiles de Cézanne présentées plus haut. La volonté de transformer la peinture en une partition graphique est la même que celle de son aîné, mais chez Derain l’attention au combat des couleurs entre elles prime sur le reste, au détriment de l’espace et de la lumière que Cézanne n’avait, lui, jamais abandonné. 

André Derain, L'Estaque, 1906, New-York, MoMA

L’année suivante verra l’avènement du cubisme ; en 1908 et 1909, Braque, Dufy, puis André Lhote donnent des images cubistes de l’Estaque. La dialectique arbres / paysage lointain est définitivement sortie de la représentation de l’espace réel, pour se situer dans un espace des phases (en physique, l'espace des phases est un espace abstrait dont les coordonnées sont les variables dynamiques du système étudié) ; tous les éléments – feuillage, tronc, cheminée d’usine, maisons – deviennent des concepts géométriques et colorimétriques, qui interagissent entre eux dans l’espace plastique de la peinture. On ne reconnaît plus l’Estaque, mais on saisit l’allusion qui y est faite. Le paysage devient le prétexte de l’œuvre iconique, et non plus son sujet. Le chemin de l’abstraction est ouvert ; l’espace des phases est en passe de remplacer l’espace de représentation, faisant voler en éclats ce à quoi tous les peintres jusqu’à Cézanne compris, avaient voué leur vie, et que les artistes contemporains ont tant de mal à reconstruire.

Raoul Dufy, Village de l'Estaque, 1908 - Georges Braque, Maisons de l'Estaque, 1908


André Lhote, Paysage fauve à l'Estaque, 1909






samedi, décembre 29, 2012

La transparence des arbres (l’arbre solitaire)



Claude Monet,  « Antibes », 1888, Courtauld Institute Galleries, Londres

L’arbre, depuis l’origine, a été un élément essentiel de la peinture de paysage. On peut même dire qu’il en est le protagoniste principal. Et hors la symphonie des forêts, l’arbre solitaire a souvent été pour les peintres un sujet à part entière. La dynamique tendue ou tortueuse du tronc, le jaillissement léger ou enveloppant des branchages, le feuillage dense et compact, porteur d’ombres profondes, ou fin comme une dentelle tamisant la lumière ; le chatoiement mobile des verts, des jaunes des bleus, et des bruns ; la matière morcelée et croûteuse ou lisse et fendue de l’écorce. Autant de jeux plastiques et de systèmes géométriques qui font de l’arbre un modèle idéal pour mesurer son pinceau aux forces naturelles.

Li-Cheng, au Xe siècle est sans doute un des premiers à avoir tenté de faire des arbres qui ne soient plus des figures anonyme ou stylisées,  mais de véritables portraits.
 
Peintures attribuées à Li-Cheng, actif à yingjiu, province du Shandong vers 960-990

En occident, il a fallu attendre beaucoup plus longtemps pour qu’émerge chez les artistes ce désir d’apprendre à percer la beauté intime des formes naturelles. C’est en Allemagne qu’émergea d’abord l’intérêt pictural pour l’arbre : Albrecht Dürer, cinq cents ans après Li-Cheng, donna aux arbres isolés leurs premières lettres de noblesse ; en témoignent deux petites gouaches, d’un superbe tilleul et un sapin, sans doute exécutées sur le motif.
Albrecht Dürer, « Tilleul », C. 1493-94, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam ; « Sapin », 1495, British Museum, Londres
Albrecht Altdorfer, « Paysage avec bûcheron », c. 1522, Kupferstichkabinett, Berlin    
Au début du XVIe siècle, donc quelques décennies après, les compatriotes de Dürer, Hans Leu le Jeune, et Albrecht Altdorfer, fondateur de la peinture de paysage, exécutèrent aussi de petites peintures d’arbres sur papier, dans le même esprit naturaliste.
Hans Leu le Jeune, « Arbre », avant 1510, Staatliche Galerie, Dessau    



Un siècle après, le graveur et peintre néerlandais Hercule Seghers produisit aussi un étonnant portrait d’arbre, d’aspect très étrange et très moderne. Négligeant les détails pittoresques, il se concentre sur l’essence graphique du végétal, se rapprochant en cela de l’art paysagiste extrême oriental.
 

Hercules Segers. « Arbre moussu », c. 1620-30, gravure sur papier coloré, Rijksprentenkabinet, Amsterdam



Mais l’arbre singulier a aussi une charge symbolique très forte dans la tradition occidentale : n’oublions pas que dans la Bible, l’arbre primordial, planté au milieu du paradis terrestre, est « l’arbre de vie » ; il est accompagné du mystérieux « arbre de la connaissance du bien et du mal », dont Yahvé avait interdit les fruits à Adam et Eve (cet arbre a été assimilé à un pommier, malus en latin, rapproché de malum, qui signifie le mal).
 

Adam, Eve, et le serpent dans l’arbre de la connaissance du bien et du mal au jardin d’Eden, enluminure du Beatus de l’Escorial, Xe siècle



Comme on sait, le couple primordial ne respecta pas le commandement divin et fut banni, entraînant à sa suite la chute de toute l’humanité. Aucun homme ne put donc goûter le fruit de l’arbre de vie, qui rend immortel. Ainsi dans la mythologie judéo-chrétienne, le paradigme des arbres est un axe séparant le bien du mal, mais aussi un axe de vie et de mort. N’est-il donc pas alors en soi une représentation du Divin ?
Pendant la longue période protohistorique, le culte des arbres était presque universellement répandu. Les sanctuaires grecs où officiait un oracle en ont gardé longtemps le souvenir. Les arbres sacrés étaient adorés comme sièges de la divinité ; dans son « Rameau d’Or » : James Frazer note que « Le culte du chêne ou du dieu du chêne paraît avoir été pratiqué par toutes les branches de la race aryenne en Europe. Les Grecs, comme les Italiens, associaient l’arbre au nom du premier de leurs dieux, Zeus ou Jupiter, la divinité du ciel, de la pluie, et du tonnerre. Le plus ancien peut-être, et certainement l’un des plus fameux des sanctuaires de la Grèce était celui de Dodone, où Zeus était adoré dans le chêne oraculaire ». À Delphes, nous dit Ovide dans « Les métamorphoses », « L’Arbre Sacré d’Apollon était le laurier Daphnis, sorti de terre à l’endroit où la nymphe Daphné, fille de Gaïa fut engloutie, poursuivie par Apollon... ». Ailleurs en Europe on adorait d’autres arbres, comme le hêtre, l’aulne, le houx, et beaucoup d’autres essences (voir à ce sujet Robert Graves, Les Mythes celtes).


Ce symbolisme profondément ancré dans l’imaginaire européen a ressurgi à l’aube du XXe siècle, qui allait être un siècle de connaissance, de vie et de mort, à grande échelle. Et bien que les peintres se soient libérés de la tradition religieuse et aient délaissé le thème du paradis terrestre, ils n’en ont pas moins retrouvé dans leur travail cette éternelle symbolique de l’arbre de vie et de l’arbre de mort.

Klimt, qui fut le peintre jubilatoire de la vie bourgeoise exubérante d’avant 1914, est celui à qui revint la tâche de réactualiser l’arbre de vie, ce qu’il fit dans son esquisse pour la grande fresque du palais Stoclet ; un arbre de vie plein d’or et de volutes, joyeusement libéré des contraintes du naturalisme, un arbre stylisé, décoratif, réalisant une heureuse synthèse entre la naïveté de la tradition picturale médiévale, la tension graphique presque abstraite des surfaces, des motifs et des couleurs propre à la tradition japonaise, et l’inventivité expressive de l’Art Nouveau.


Gustav Klimt, « L’arbre de vie », esquisse pour la fresque du palais Stoclet, musée de Arts Appliqués de Vienne

On a débattu sur le symbolisme des personnages qui encadrent l’arbre, une femme à gauche (l’attente) et un couple enlacé à droite (l’accomplissement) ; ce qu’il faut peut-être retenir est cette ressemblance avec un arbre généalogique, indiquant que le mythe de la vie éternelle se résout dans le cycle des générations, dans lequel évidemment la femme joue le rôle prépondérant.

Piet Mondrian s’intéressa aussi aux arbres, et comme Klimt, se libéra assez tôt des contraintes du naturalisme. Mais à la force génésique qui conduisit le peintre viennois à imaginer un arbre fait de volutes décoratives, Piet Mondrian substitua une force spirituelle puritaine, antithétique, qui le poussa à vider les arbres de leur sève pour n’en garder que la charpente morte, dessinée en noir ou gris. Se rapprochant des cubistes, il finit, en 1912, par oublier l’arbre dans l’arbre, pour découvrir une sorte de géométrie désincarnée. 
 
Piet Mondrian, « L'arbre rouge », 1909, Gemeentemuseum, La Haye    

Piet Mondrian, « L'arbre gris », 1912, Gemeentemuseum, La Haye

Piet Mondrian, « L’arbre A », 1913, Tate Gallery, Londres



Il avait « éliminé de sa peinture le tragique de tout ce qui a trait à la nature », selon ses propres mots. Sa quête de pureté spirituelle à travers la peinture (celle du mouvement De Stijl), faite de lignes droites et de rectangles de couleurs primaires, refermait sa plastique picturale sur un jeu formel dont les règles axiologiques simplistes le conduisirent à une beauté froide et répétitive, vidée de sens, une beauté abstraite qui n’était plus qu’une sorte de fantôme de beauté. Ses arbres sans fruit et sans sève ne seraient-ils pas alors un calcul inconscient, dans l’esprit de ce fils de pasteur, pour réinventer, à travers sa peinture, un arbre de la connaissance du bien et du mal  que l’on pourrait enfin approcher parce qu’il serait exempt de fruits, et donc exempt de tentations ?

Vers le milieu du siècle, Dali et Magritte, que l’on peut qualifier respectivement d’inventeur et de vulgarisateur de la poésie picturale surréaliste, ont produit de nouvelles variantes de l’arbre symbolique :

Après la seconde guerre mondiale, en 1947, le maître de Cadaquès peint Les trois sphinx de Bikini, tableau qui fait explicitement référence aux essais nucléaires commencés l’année précédente sur l’atoll du pacifique, essais qui allaient durer plus de 10 ans, rendant définitivement la vie impossible dans cet avatar du jardin d’Eden (en 2010, l'atoll de Bikini a été classé sur la liste du patrimoine mondial en tant que « symbole de l'entrée dans l'âge nucléaire » de l'Humanité).

Salvador Dali, « Les trois sphinx de Bikini », 1947, Collection privée

Le tableau de Dali montre trois répliques (au sens des répliques d’un séisme) du gigantesque arbre de mort contemporain qu’est le champignon atomique ; elles ont la forme de deux têtes identiques vues de dos, sur lesquelles la chevelure blanche est à la fois cervelle et nuage ; entre les deux, la troisième tête est en fait un arbre… Mais un arbre dont le tronc est en train de disparaître. Dialectiques de l’apparition et de la disparition, du mou et du dur, du dehors et du dedans, du microcosme et du macrocosme, de la lumière et de l’ombre, de l’angélique et du démoniaque de l’intelligence et de la folie… Tout cet univers d’ambivalences et de métamorphoses propre à Dali se lit dans ce tableau-sphinx.

L’autre arbre remarquable du XXe siècle que j’ai souhaité retenir, est dû à Magritte, qui le peignit en deux versions ; d’abord en 1957, puis en 1959. Le premier tableau s’appelle « 16 septembre », et représente un grand arbre à la sombre frondaison, au milieu de laquelle brille le croissant de lune, qu’elle devrait normalement masquer. L’arbre apparaît alors comme transparence et opacité, de même que le titre du tableau, qui est insignifiant pour les uns, et crypté pour les autres. La lune qui s’accroche aux branches évoque aussi le fruit antique de l’arbre du bien et du mal, dont le symbolisme est transparent ou opaque, selon le point de vue à partir duquel on le considère.

René Magritte, « 16 septembre », 1956, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
René Magritte, « Arbre», 1959, musée d’Art Moderne, Vienne    

L’autre variante de 1959, reprend à peu près la même mise en scène basique d’un grand arbre au milieu d’une plaine, et s’appelle tout simplement « L’arbre ». Ici plus de dialectique transparence / opacité, mais, selon le principe dalinien des personnages à « tiroirs secrets » d’où s’échappent « d’innombrables odeurs narcissiques » (Dali), trois placards apparaissent dans le tronc ; le premier reste fermé, le deuxième contient une boule blanche, et le troisième une petite maison aux fenêtres éclairées… Pourquoi ? La symbolique reste bien mystérieuse…
Mais c’est peut-être simplement cela qui est signifié par Magritte : l’arbre recèle des secrets, cachés derrière son écorce ; et quand on croit les découvrir en ouvrant une porte, on se retrouve face à une énigme nouvelle. Un peu comme le psychanalyste face aux « tiroirs » du conscient, du subconscient et de l’inconscient, introduits par Freud pour décrire le fonctionnement de l’esprit humain.


Du XXIe siècle, qui ne fait que commencer, je retiendrai seulement une illustration de la Divine Comédie de Dante, petite aquarelle de Barceló, qui représente un supplicié au purgatoire, « exhalant haine et colère » (chant XVII). Par la transformation de ses bras en rameaux verdissants, l’artiste catalan a sans doute voulu suggérer la rédemption en train de s’opérer, puisque le purgatoire est le lieu du rachat des fautes par la peine.
Miquel Barceló, Illustration pour La Divine Comédie de Dante Alighieri, Le Purgatoire, 2000-02 

La métamorphose de personnages en arbres est courante dans la mythologie gréco-romaine (elle tient une place importante notamment dans les métamorphoses d’Ovide) : Daphné se change en laurier pour échapper aux assiduités d’Apollon ; Myrrha, l’incestueuse fille du roi de Chypre, est transformée en balsamier avant d’accoucher, par la fente de son écorce, de son fils Adonis. 


Myrrha transformée en arbre accouchant d’Attis, in « La Métamorphose d'Ovide figurée », illustrations de Bernard Salomon, 1557, Lyon

Ciparissus « le plus beau des enfants de Cos », se métamorphose en cyprès, par déréliction, suite à son tir malheureux qui tua son ami le cerf (c’est pourquoi le cyprès est devenu symbole de deuil). Ainsi la transformation en arbre semble libérer l’âme des passions humaines et de leur cortège de souffrances. La vie solide, longue et immobile qu’il représente, est une transposition de l’éternelle sérénité espérée par certains après la mort. L’arbre premier est un arbre-de-vie-après-la-mort. Et le squelette-arbre qu’a esquissé Barceló pour illustrer Dante, montre la permanence de cette symbolique dans notre imaginaire collectif contemporain.