Gustav Klimt "Bois de bouleaux", vers 1902, Vienne, Österreichische Museum für Angewandte Kunst |
Dans notre civilisation de
cultivateurs, où le champ prévaut sur la forêt, les arbres ont d’abord servi à
borner le paysage agricole dominant, formant de longues chaîne perlées en rangs
d’oignons le long des routes, ou de minces lignes de haies tatouant les
prairies, comme on le voit dans l’arrière-plan de la pêche miraculeuse de Konrad Witz, considérée généralement comme la
première représentation réaliste d’un paysage situé (le lac Léman en 1444).
La Pêche miraculeuse, 1444. Huile sur bois, 132x154 cm. Genève, Musée d’art et d’histoire |
Mais l’aristocratie européenne
aimait aussi la forêt sauvage, parce qu’elle était le lieu de son loisir
principal, la chasse : vers 1460-70, Paolo Ucello a ainsi représenté une remarquable
scène de chasse à courre, dans laquelle des arbres « clonés » forment
un grand labyrinthe où la perspective idéale finit par absorber le lointain
dans une masse sombre et indifférenciée. Mais on est là dans un concept de
forêt plutôt que dans une forêt réelle. Aujourd’hui certains tableaux d’Anselm
Kiefer, notamment ceux de la série « Karfunkelfee » font écho à
cette forêt dont la géométrie régulière, une fois clonée à l’infini, devient un
labyrinthe angoissant.
Paolo Uccello, Chasse nocturne, vers 1460, tempera sur bois, 65x165cm, Oxford Ashmolean Museum |
Anselm Kiefer, "Aus dunklen Fichten flog ins blau der Aar" 2009 |
Historiquement, les peintres de
l’Europe du Nord, plus sensibles que les Italiens à l’irrégularité, au fractal,
au chaos, ont abordé la forêt avec un regard à la fois plus scrutateur et plus
imaginatif :
- C’est
Albrecht Altdorfer qui donna d’ailleurs les premières véritables peintures de
paysages forestiers ; d’abord en 1510 dans son Saint Georges et le
dragon, dont le véritable sujet pictural
est l’harmonieux, grandiose – et presque abstrait - chaos des feuillages, puis
dans son petit Paysage avec château,
de 1520-22, où la forme des arbres se confond avec celle des rochers, et où le
moutonnement des frondaisons renvoie à celui des nuages.
Albrecht Altdorfer, St Georges et le Dragon, 1510 - Paysage avec château de Worth, 1520-22 - Alte Pinacothèque de Munich |
- Roelandt
Savery, grand observateur des détails de la nature, intéressé par la botanique
et la zoologie, a composé des paysages forestiers dans lesquels il exagère les
formes monstrueuses des arbres déracinés et des blocs de rochers, créant ainsi
une ambiance particulièrement sauvage. Car la forêt est avant tout un lieu sauvage,
qu’on nommait « désert » du temps où ce mot n’était pas encore
associé aux climats arides. Souvent d’ailleurs, Saint Jérôme dans le désert était représenté par les peintres dans la forêt,
comme en témoigne ce tableau de Poussin.
Aegidius Sadeler, graveur, Roelandt Savery, concepteur, Chasse au lapin, c. 1610–13 extrait de “Six Landscapes”- Nicolas Poussin, St Jérôme dans le désert, Prado |
La forêt est un monde ambivalent, une
« immensité intime » comme disait Gaston Bachelard. semi-fermée et
semi-ouverte, dangereuse et protectrice, monde à l’intérieur duquel on pénètre,
pour trouver une tanière, ou simplement pour se blottir à l’ombre protectrice
des frondaisons. On observe alors le paysage à travers les futaies comme à
travers une résille qui filtre la lumière et fait trembler les lointains.
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Le peintre qui s’assoit sous les
ombrages et ouvre son carnet de dessin, se trouve subitement confronté à une
dialectique du continu et du fragmenté, de l’espace et de la ligne, du proche
et du lointain, de l’ombre et de la lumière, de l’immobilité et du
frémissement. Et comme l’écrivait le poète Shelley, « Dans le mouvement
des feuilles du printemps, dans l’air bleu, se trouve une secrète
correspondance avec notre propre cœur ».
Les artistes du XIXe et du début du XXe siècle qui se sont intéressé au
sous-bois ont tous exprimé cette correspondance mystérieuse qui révélait les
mouvements intimes de leur cœur.
Si l’on examine ces peintures de
sous-bois, on peut d’emblée les classer en deux catégories : celles où le
regard du peintre s’affronte à l’épaisseur du bois, et se perd dans son ombre /
nombre labyrinthique ; et celles où à l’inverse, il se focalise sur une
clairière, et joue alors sur la transparence des arbres, sur la richesse
dialectique qu’elle instaure dans l’image.
La première catégorie est plus
difficile, plus âpre, parce que l’espace du sous-bois s’enfonce dans l’ombre et
dans l’indifférenciation, tendant à annihiler l’espace scénique perspectif et
la figure, qui sont depuis l’origine les deux piliers de la représentation
picturale.
-
Les peintres naturalistes, que l'on a regroupé sous l'appellation d'école de Barbizon, parce qu'ils venaient en forêt de Fontainebleau pour peindre sur le motif et se rencontraient à
l'auberge Ganne à Barbizon, ainsi que ceux qui fréquentaient la côte normande et se retrouvaient à l'auberge Saint Siméon à Honfleur,
ont abordé le problème du sous-bois avec une certaine timidité : Théodore Rousseau
dégarnit suffisamment le centre de son « Intérieur de forêt, futaie du
Bas-Bréau » pour conserver un espace scénique, et le truffe de petites
anecdotes (vaches, arbustes..) ;
Théodore Rousseau, Intérieur de forêt, futaie du Bas-Bréau, musée d'Orsay |
Eugène Boudin, Grands hêtres, sous-bois, Havre, musée Malraux - Jean-Baptiste Corot, Route du Bas-Bréau, huile sur papier marouflé sur toile, 40,3x35,9cm |
Jean-Baptiste Corot, dans sa « route
du Bas-Bréau », prend suffisamment de recul pour se situer à l’extérieur
et réduire le sous-bois à une figure centrale. À l’inverse, Eugène Boudin, avec
ses « Grands hêtres, sous-bois », zoome sur un angle de vue étroit,
réduisant ainsi le nombre des arbres et donnant aux deux troncs de droite une
forte présence figurative. C’est peut-être Diaz de la Penã qui, tout en restant
très naturaliste, va le plus loin dans les implications picturales du
sous-bois : sa « Forêt de Fontainebleau » est une symphonie de
feuillages renouant un peu avec le Saint Georges d’Albrecht Altdorfer, dont il
a été question plus haut.
Narcisse V. Díaz de la Peña, Forêt de Fontainebleau, 1868, Dallas museum of Art |
-
Il faut attendre 1890 pour qu’une véritable révolution
s’accomplisse avec le « Sous-bois avec couple » de Vincent Van Gogh :
Vincent Van Gogh, Sous-bois avec couple, 1890, Cincinnati Art Museum, Ohio |
S’il y a encore le prétexte de deux figures de promeneurs, le sujet du tableau
est bien le sous-bois ; le peintre invente un cadrage nouveau, qui permet
d’éliminer le feuillage, principale source de confusion plastique. Les jeux de
lignes des troncs, de vibrations du sol fleuri, et les harmonies crues de
couleurs, apportent une clarté plastique et une compréhension figurative
immédiate, sans plus recourir ni à la scénographie centrale, ni aux détails
pittoresques, ni aux contrastes d’ombre et de lumière. Dans cette toile, le
sous-bois révèle en quelque sorte une nouvelle vérité picturale qui lui est
propre. Cette découverte de Van Gogh sera magistralement reprise par Gustav
Klimt en 1901 et 1903 dans ses « Bois de bouleaux » et « Bois de
hêtres ». Mais à la violence rugueuse des coups de pinceau du maître
hollandais, le peintre viennois oppose la délicatesse gracieuse et le
frémissement de ses touches, le raffinement de sa palette, et la maîtrise
absolue de l’équilibre pictural ; cependant il n’en suit pas moins le
modèle.
Gustav Klimt, Bois de hêtres, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister |
-
Parallèlement, en 1894, Cézanne explore aussi le thème,
mais substitue au parallélisme des troncs une véritable danse de lignes
ramifiées, analogique à la ramification des branches. Et en contrepoint, la
danse des lignes est complétée par une danse des surfaces évanescentes, aux
tonalités allant du turquoise foncé au blanc-jaune vaporeux. Tout cela donne au
tableau des accents musicaux qui
ouvrent la peinture à un registre jusque-là inconnu.
Paul Cézanne, Sous-bois, Los Angeles County Museum of Art |
La seconde catégorie de tableaux,
dans laquelle le peintre regarde un paysage, plus ou moins lointain, à travers
des futaies, est plus conventionnelle que la première. Elle garde les marques
de la scénographie traditionnelle à focalisation centrale. Elle donne néanmoins
lieu à une dialectique picturale intéressante, car le sujet de la peinture
n’est plus seulement le paysage vu à travers les arbres, mais bien le rapport
plastique qui s’instaure entre les deux : entre le continu et le
fragmenté ; entre les lignes et les surfaces ; entre le clair et le sombre ;
entre le proche et le lointain, tous ces éléments interférant entre eux.
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Pour rendre compte de l’évolution
que les peintres ont donné à cette conception plastique de la clairière vue du
sous-bois, j’ai choisi en exemple certaines peintures de l’Estaque. Ce village,
aujourd’hui quartier de Marseille, fut en effet entre 1864, date du premier
séjour qu’y fit Cézanne, et le début des années trente, un lieu de rencontre et
d’inspiration paysagère pour de nombreux peintres célèbres (Cézanne, Renoir, Braque,
Matisse, Dufy, Derain, Othon-Friesz, Macke, Guigou, Monticelli, Marquet), qui ont
souvent représenté la mer ou le village vu depuis la pinède.
*« à
force d’étudier à l’extérieur, j’ai fini par voir seulement les larges
harmonies sans me préoccuper plus longtemps des petits détails qui abaissent la
lumière du soleil au lieu de l’illuminer » (cité
dans Arts Council of Great Britain. Renoir. Exh. cat., Hayward Gallery , London, p.232)
Paul Cézanne, l'Estaque vue à travers les arbres, 1978, collection privée - La mer à l'Estaque, Paris, Muée Picasso |
V. Christophe, L'estaque, 1928, huile sur panneau, Collection privée |
Georges Braque, Paysage de l'Estaque, 1906, Paris, Centre Pompidou |
La même année,
André Derain produit un petit tableau qui reprend à peu près l’emplacement des
deux toiles de Cézanne présentées plus haut. La volonté de transformer la
peinture en une partition graphique est la même que celle de son aîné, mais
chez Derain l’attention au combat des couleurs entre elles prime sur le reste, au détriment
de l’espace et de la lumière que Cézanne n’avait, lui, jamais abandonné.
André Derain, L'Estaque, 1906, New-York, MoMA |
L’année
suivante verra l’avènement du cubisme ; en 1908 et 1909, Braque, Dufy,
puis André Lhote donnent des images cubistes de l’Estaque. La dialectique
arbres / paysage lointain est définitivement sortie de la représentation de l’espace
réel, pour se situer dans un espace des phases (en physique, l'espace
des phases est un espace abstrait dont les coordonnées sont
les variables dynamiques du système étudié) ; tous les éléments –
feuillage, tronc, cheminée d’usine, maisons – deviennent des concepts
géométriques et colorimétriques, qui interagissent entre eux dans l’espace
plastique de la peinture. On ne reconnaît plus l’Estaque, mais on saisit
l’allusion qui y est faite. Le paysage devient le prétexte de l’œuvre iconique,
et non plus son sujet. Le chemin de l’abstraction est ouvert ; l’espace
des phases est en passe de remplacer l’espace de représentation, faisant voler
en éclats ce à quoi tous les peintres jusqu’à Cézanne compris, avaient voué
leur vie, et que les artistes contemporains ont tant de mal à reconstruire.
Raoul Dufy, Village de l'Estaque, 1908 - Georges Braque, Maisons de l'Estaque, 1908 |
André Lhote, Paysage fauve à l'Estaque, 1909 |
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