présentation des peintures synchronistiques

samedi, mai 21, 2011

LA DIALECTIQUE DE L’ÉCRIN

Le trône de Toutânkhamon, comme écrin à la royauté divine, musée archéologique du Caire

Lorsque l’on possède une chose précieuse et que l’on souhaite l’exposer, l’idée de décorum, de cadre, d’écrin, s’impose souvent à l’esprit comme un moyen de créer les conditions psycho-sensibles optimales pour faire rayonner l’objet de notre dévotion. C’est vrai dans les musées, dans les églises, mais aussi dans les théâtres (l’obscurité que percent les projecteurs est une forme d’écrin pour le spectacle), et dans les mille petites mises en scène que nous imaginons pour mettre en valeur tel ou tel des éléments luxueux ou affectifs qui composent le cadre de notre vie quotidienne. Plus fondamentalement encore, le vêtement que chacun arbore est une forme d’écrin, conçu pour mettre en valeur le corps, surtout en ce qui concerne la gent féminine. Et l’on touche là à un autre aspect de la dialectique de l’écrin, celui du montré/caché.

Châsse de Saint Étienne de Muret, conservée à Ambazac
Au Moyen Âge, les tabernacles, reliquaires, et châsses diverses étaient des coffrets précieux qui contenaient une chose encore plus précieuse que l’on ne montrait qu’occasionnellement et souvent uniquement à des personnes privilégiées. La beauté de l’écrin, contenant et masquant l’objet sacré, apporte une aura de mystère et de merveilleux qui contribue à attiser l’imagination, rendant ainsi plus fascinante encore la chose secrète qu’il recèle. On est dans le domaine du sacré  et du symbolique lorsqu’il s’agit des restes d’un saint contenus dans un reliquaire, mais le même mécanisme agit évidemment dans la vie profane, aux antipodes de la religion : ainsi, si l’on revient au costume féminin, on peut dire que le sous-vêtement de dentelle qui voile ou laisse entrevoir les formes intimes du corps, objet de désir, est bien un écrin amplificateur d’imagination érotique. Et l’imagination humaine (masculine en tout cas) est ainsi faite qu’il peut se produire une sorte d’osmose entre le contenant et le contenu, un glissement de prégnance érotique, qui va mener jusqu’au fétichisme, bien connu des psychiatres, dans lequel la fascination de l’écrin vestimentaire se substitue à celle de l’anatomie féminine.

culotte "écrin sensuel" d'Aubade
 

Si l’on revient au domaine de l’art, les choses sont en réalité un peu plus complexes. En ce qui concerne la peinture par exemple, le montré/caché est assez rare ; il se limite à quelques triptyques dont les panneaux latéraux se referment sur l’oeuvre, où à quelques anecdotes comme celle de « L’origine du monde » de Courbet, que Lacan dissimulait dans son appartement derrière un tableau d’André Masson. Pas tellement non plus de glissements de prégnance esthétique observés entre une œuvre et son cadre… Encore que : dans notre culture occidentale contemporaine, le musée devient souvent un lieu de dévotion esthétique en soi, indépendamment de la qualité des œuvres qu’il contient. Et le fait de mettre une peinture dans un musée lui confère sans nul doute un prestige artistique : l’ordre du symbolique se substitue alors à l’ordre esthétique.
Dans l’art contemporain, on observe aussi une autre forme de glissement : l’œuvre elle-même a tendance à être reçue comme la manifestation d’une chose plus précieuse et secrète, réservée aux initiés, qui est la personnalité et la démarche artistique de son créateur. Duchamp, avec ses ready-made, est bien sûr le grand initiateur de cette formule. Et l’une des caractéristiques de ces œuvres reçues comme écrins d’une démarche mystérieuse, est qu’elles doivent abandonner tout signe esthétique ostentatoire qui pourrait faire penser qu’elles sont admirées pour elles-mêmes. D’où la pauvreté plastique généralisée des œuvres de l’A C, compensée souvent par la puissance des outils mis en œuvre pour leur production (qui, elle, est bien un témoignage de la force démiurgique de l’artiste). Alors le gigantisme des réalisations est souvent vécu comme une preuve de la puissance de la démarche créatrice. On se rappelle les immenses emballages de Cristo autour des monuments, et aujourd’hui les badauds de l’art contemporain viennent admirer sous les voûtes si belles du Grand Palais, où se tient la quatrième cession du salon Monumenta, les boules géantes de l’artiste indo-britannique Anish Kapoor.
 Léviathan, Anish Kapoor, Monumenta, Paris


On pourrait résumer ainsi la dialectique de l’écrin dans les œuvres de l’AC :
Le diamant précieux de l’art, caché dans la gangue de l’œuvre, est la démarche démiurgique de l’artiste. L’œuvre-écrin est donc avant tout un signe de puissance, dépourvue de charmes esthétiques superfétatoires, un peu à l’image de l’os du saint rapporté des croisades au Moyen Âge, qui n’avait d’intérêt que parce qu’il était censé avoir appartenu au saint.
Mais grâce au second écrin dans lequel l’œuvre de l’AC est généralement placée (musée ou monument prestigieux, comme le  Palazzo Grassi, le Grand Palais, la cour du Palais Royal, ou le château de Versailles), elle retombe dans le schéma traditionnel de l’objet prestigieux placé dans un écrin superbe, propre à créer les conditions psycho-sensibles optimales de son rayonnement.
Il y aurait donc deux façons de manifester la beauté, dont les pouvoirs sur l’imaginaire agiraient soit sous forme d’addition et de redondance, soit sous forme de contraste et de divergence :
  •   Dans le cas d’une œuvre d’art traditionnelle, c’est la convergence généralisée : la beauté physique de l’œuvre témoigne de sa beauté abstraite (c’est-à-dire de la beauté plus ou moins symbolique de ce qu’elle représente et de la beauté de la façon dont elle est représentée) ou de sa pureté naturelle (s’il s’agit d’une gemme taillée) ; et cette beauté est à son tour redoublée par la beauté du cadre qui l’entoure ou de l’écrin qui la reçoit.
  •   Dans le cas d’une œuvre de l’Art Contemporain, c’est au contraire le contraste et la divergence qui agissent pour renforcer la prégnance artistique : l’œuvre est comme une géode remplie de cristaux : elle doit se présenter comme un objet ordinaire, voire comme une scorie, qui contraste avec la valeur morale et/ou artistique et/ou originale de la démarche qu’elle renferme, et qui reste cachée aux yeux des publics non avertis. Mais pour manifester au grand jour et glorifier cette valeur qui doit rester cachée, rien de tel que l’ornement d’un écrin prestigieux dont la beauté architecturale et le renom culturel contrastent à nouveau avec l’insipidité ou l’abjection apparente de l’objet produit par l’artiste.

On retrouve là, transposé dans le domaine de l’art, ce vieux débat qui a marqué quelques moments houleux de l’histoire des religions monothéistes : faut-il représenter la divinité par une belle idole, apte à séduire davantage de fidèles, au risque de voir la prégnance religieuse glisser du dieu vers son image ? Ou faut-il au contraire s’interdire de représenter la créature suprême, la beauté ne devant être manifestée que par l’ardeur de la dévotion, qui doit généralement aussi s’accompagner du dénuement matériel (au moins dans l’apparence).

C’est peut-être parce que je suis de culture catholique et de philosophie athée, que je préfère les belles représentations aux gloses artistiques : les iconoclastes détruisaient les belles images de peur d’être tentés de lâcher la proie pour l’ombre ; ne croyant ni en dieu ni en les démiurges de l’Art Contemporain, je préfère me recueillir devant les belles peintures plutôt que de d’assister aux grandes messes de l’AC, comme Monumenta. Moi non plus, je ne lâche pas la proie pour l’ombre !

dimanche, mai 08, 2011

La sérendipité en peinture

David et Goliath d’après Caravage, Ernest Pignon Ernest, 
dessin réunissant les têtes tranchées de Caravage et Pasolini, collé vico seminario de nobili, Naples, 1988

Ceux qui courent obstinément après un mirage finissent toujours par découvrir une vérité cachée.

La sérendipité (du nom des « Pérégrinations des trois fils du roi de Serendip » – Ceylan – conte persan, où les princes découvrent des choses inattendues et inconnues d’eux à partir de l’observation d’indices mis par le hasard sur leur chemin) est un mot inventé par Horace Walpole pour désigner les découvertes faites par hasard, sans qu’on les ait subodorées, en recoupant certaines observations apparues souvent au cours d’une recherche différente qui reposait sur des présupposés parfois erronés.

Ainsi par exemple, l’histoire de cet alchimiste dresdois du XVIIe siècle qui découvrit le phosphore en cherchant à extraire l’or à partir de l’urine humaine. Et deux cent trente ans après, Becquerel qui découvre, en faisant des expériences sur la fluorescence, et grâce au contact fortuit entre une plaque photographique et le sel d’uranium sur lequel il travaillait, ce qu’il nommera « l’hyperphosphorescence », et que nous appelons depuis la radioactivité. La découverte de la phosphorescence simple, ou luminescence, avait aussi été faite par hasard au début du XVIe siècle par un cordonnier de Bologne qui, on ne sait pourquoi, avait chauffé de la Barytine, appelée depuis pierre de Bologne.

L’imaginaire, qui stimule notre curiosité et nous pousse vers des chimères, lorsqu’il est couplé avec une certaine sagacité, peut donc conduire à la découverte de choses totalement nouvelles et inédites.

Et ce phénomène est semble-t-il très courant en peinture, si l’on en croit ces propos de Dubuffet, Bacon, Picasso, et Warhol (rapportés sur les sites de Jean-Pierre Duvaleix et Noureddine El Hanni):

  • « L’artiste est attelé avec le hasard (...) Il tire à hue et à dia, cependant qu’il dirige comme il peut, mais avec souplesse, s’employant à tirer parti de tout le fortuit à mesure qu’il se présente. » Dubuffet.
  • « La peinture est pour moi comme un accident. Je la conçois, mais je n’arrive presque jamais à ce que j’avais prévu. Elle se transforme elle-même. En fait, je sais rarement ce que sera la toile et beaucoup de choses se produisent par accident, parce que cela devient un procédé de savoir quel élément de l’accident je vais choisir de préserver ». Francis Bacon.
  • « Combien de fois, au moment de mettre du bleu, j’ai constaté que j’en manquais. Alors, j’ai pris du rouge et je l’ai mis à la place du bleu. Vanité des choses de l’esprit. » Picasso.
  • « Mes peintures ne correspondent jamais à ce que j’avais prévu, mais je ne suis jamais surpris ». Andy Warhol.

Il ne s’agit bien sûr pas pour ces peintres de s’en remettre au hasard pour créer, mais de savoir observer les indices fortuits qui apparaissent au cours du travail, et de les intégrer pour infléchir le résultat recherché à l’origine, pour l’enrichir, voire le transformer totalement.

André Breton pensait que le hasard est « la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain». Ainsi la part de l’activité créatrice (ou scientifique) qui échappe forcément de temps à autre à la maîtrise du créateur serait en fait une suite d’occurrences où une rationalité extérieure à l’homme et supérieure à lui se manifesterait, et qu’il serait alors à même de saisir s’il possède la sagacité ou l’intuition nécessaire.

Gageons d’ailleurs que les grandes nouveautés de l’histoire de la peinture, comme par exemple le perfectionnement définitif de la peinture à l’huile dû selon la tradition à Jan Van Eyck, ou le sourire de la Joconde, ou les clair-obscur du Caravage et de Rembrandt, ou les peintures noires de Goya, ou le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ou les nymphéas de Monet, ou les places métaphysiques de Chirico, ou le Guernica de Picasso, ou la Peau des murs de Naples* d’Ernest Pignon Ernest, etc., etc., ont toutes quelque chose à voir avec la sérendipité, parce qu’à chaque fois, elles sont allées bien au-delà de ce que leur créateur pouvait espérer.


* Dans un entretien avec Catherine Pont-Humbert sur France-Culture, Ernest Pignon Ernest raconte comment c’est fait le choix de Naples pour son travail sur les murs, devenu si célèbre et emblématique de son œuvre : « ...mes images ont cette dimension… ces caractéristiques d’archétypes (…) et donc je cherchais un lieu où je pourrais traiter de ça (…) et donc je pensais aller en Grèce (…) et puis j’ai entendu une série d’émissions de Philippe Hersant (…) sur Naples (…) sur la musique napolitaine (…) et ça a été le clash (…) et donc dans la semaine j’ai choisi Naples à cause de la musique… »

dimanche, avril 17, 2011

Autopsie d'un désir atavique

Autopsie d’un désir atavique, huile sur toile, 100x65cm, Gilles Chambon, 2011


Ce tableau, qui rend hommage au surréalisme et fait un clin d’œil à L’énigme de Guillaume Tell de Dali, est chargé de symbolisme sexuel et d’anecdotes que je suis seul à connaître. Je ne les dévoilerai évidemment pas, laissant chacun libre de dénicher quelques fragments de ses propres obsessions libidineuses. Sachez simplement que le personnage de droite en noir et blanc, qui porte sur sa fesse anamorphique dix-sept petits moineaux, le dernier sur une patte, est mon propre père, à l’âge de dix-neuf ans.

mercredi, avril 13, 2011

Sortir de l'errance picturale

Hantise, Odilon Redon, lithographie, 1867

Peut-on encore aujourd’hui créer de la nouveauté en peinture ?

C’est-à-dire dans cette forme d’art qui, depuis vingt mille ans, s’évertue à fixer sur un support matériel pérenne et plus ou moins plan, des représentations synthétiques et symboliques d’une réalité vécue ou rêvée.
Les peintres y ont cru dur comme fer jusqu’aux premières années du XXe siècle : naturalisme, impressionnisme, symbolisme, fauvisme, expressionnisme, constructivisme, surréalisme, ont été autant de pistes modernes pour comprendre telle ou telle facette du monde réel ou imaginaire, et en restituer une image forte.
Puis quelques artistes ont commencé à douter : y avait-il encore un sens à vouloir traduire par une image peinte fixe cet univers contemporain si mobile, que notamment le cinéma et plus tard les images virtuelles pouvaient tellement mieux restituer ? Certains cherchèrent à traiter le mal par le mal : l’art brut, expression des inadaptés ou inexpérimentés, qu’ils soient des fous ou des enfants, semblait pouvoir montrer encore un territoire inexploré : non plus le monde, mais la fêlure du rapport au monde.
La peinture, ne pouvant plus se nourrir directement du réel contemporain, semblait donc vouée, après les ultimes espoirs du pop art, à la folie ou à la disparition.

À moins qu’elle ne se dévore elle-même… Et c’est ce qu’elle fit.
Elle se mit à s’observer comme artefact, elle s’amusa à démonter toute sa machinerie interne : déconstruction de la figure, déconstruction du sens, déconstruction de la beauté, de la matière, de la couleur, du support, et en fin de compte du métier lui-même… Depuis, elle n’en finit pas de se désintégrer, de sucer ses propres os, sans parvenir pourtant ni à disparaître, ni à renaître.

Elle reste comme ces âmes errantes et maléfiques des morts sans sépulture, que les anciens redoutaient tant. Et comme ces âmes, la peinture est maintenant devant l’alternative suivante :
  • Soit elle doit être définitivement enterrée, selon le rite universitaire en vigueur, qui la déclarera un art du passé : elle pourra alors continuer de vivre sereinement dans son tombeau, loin des médias, comme on imaginait que le faisaient les défunts, loin du soleil, en se nourrissant des mêmes aliments que dans leur vie terrestre, à travers les offrandes qu’on voulait bien leur apporter. Cette peinture underground, qui bien entendu n’évoluera plus et n’innovera plus, continuera néanmoins indéfiniment à être pratiquée par des artistes anachroniques bienheureux, morts à la créativité contemporaine.
  • Soit elle doit trouver rapidement des rédempteurs, qui, par la force de leur foi artistique, par le sacrifice de leur ego, lui permettront de ressusciter, et de commencer un nouveau cycle de vie figurative, glorieuse, et mouvementée, en phase avec le siècle qui commence. L’exposition Odilon Redon, prince du rêve, au Grand Palais, m’a rendu cet espoir : voilà un artiste qui a su en son temps ouvrir de nouvelles pistes.

samedi, mars 26, 2011

Rêverie sur la maison

Gaynor Chapman, Khirokitia, in "Aux portes de l'histoire", Hachette 1962
 J’ai compté une bonne soixantaine de mots en français pour nommer des types généraux ou spécifiques d’habitations humaines, alors que pour désigner celles d’autres espèces animales, il n’y a en général qu’un mot, comme le nid ou le terrier.
Cela démontre, s’il en était besoin, que l’habiter a revêtu depuis très longtemps une importance fondamentale dans les cultures humaines, et par conséquent aussi dans les imaginaires.

Gaston Bachelard a jadis montré dans un livre remarquable, La poétique de l’espace, comment l’homme occidental rêve sa maison, de la cave au grenier. Les peintures de Vermeer ou de Pieter de Hooch nous font encore sentir combien les intérieurs bourgeois hollandais du siècle d’or savaient capter la lumière du ciel. Comment les rais d’un soleil pâle éclaboussaient les tomettes fraîchement lavées d’une fine pluie d’or, et arrosaient de douceur infinie le bonheur familial, symbolisé par ces femmes en train de lire, coudre, s’occuper des enfants, ou vaquer aux tâches ménagères. Carl Larsson, au tournant des années folles, a peint lui aussi de façon remarquable le plaisir d’habiter dans les grandes maisons en bois du nord, simples et claires, où la blancheur des murs et la blondeur des parquets sont chaudement rehaussées par un mobilier aux nuances bleuâtres ou rougeoyantes, et une décoration à la fois pratique et raffinée, qui semblent cristalliser la joie de vivre au quotidien, avec les odeurs de fleurs coupées, les jeux des enfants et leurs brusques éclats de rire amortis par l’ambiance feutrée.

Pieter de Hooch, Intérieur avec une mère épouillant son enfant,  Rijksmuseum


Carl Larsson, La chambre de maman et des petites filles, aquarelle.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes ressourcent leur imaginaire casanier dans la primitivité des tipis ou des yourtes, subitement réhabilités par l’écologisme ambiant. Dans notre monde de plus en plus fini, à la fois saturé de richesses et incapable de bien les répartir, la peur du loup, de l’agresseur, se déplace vers l’horreur des catastrophes naturelles et autres dérèglements engendrés par les activités trop industrieuses et irresponsables de l’homme moderne. Les insouciants Nif-nif et Nouf-nouf prennent leur revanche sur le sérieux Naf-naf… La paille et le bois supplantent le béton et la brique dans l’imaginaire constructeur des années 2000.

Personnellement, j’habite depuis trente ans une vieille grange en moellons, belle et grande, avec en son centre un massif pilier de pierre supportant la charpente maîtresse, et de solides crèches en bois auxquelles la patine a donné un aspect soyeux.

ma grange
Elle est un peu fissurée, et très peu écologique, gourmande en chauffage hivernal parce que mal isolée. Pourtant, je ne l’échangerais pour rien au monde contre ces prétentieuses maisons en bois BBC, habillées de beaux bardages, et cousues de laine de chanvre, mais sans racines imaginaires. 

G. Chambon, Cheminée dans la grange, encre, 1979

Ma grange, outre son passé agricole qui ressurgit à chaque instant pour qui sait lire entre les pierres, rejoint dans ma rêverie l’image placée en tête de cet article : due à l’illustratrice anglaise Gaynor Chapman, elle est extraite d’un livre sur l’aube des civilisations, qui a marqué mon imagination enfantine ; elle représente une reconstitution idéale du village néolithique de Khirokitia à Chypres.
Du point de vue de l’imagination, cette case primitive est comme l’embryon dans lequel toutes les vraies maisons, de l’humble chaumière au fastueux château, sont déjà contenues, ou encore comme la perle précieuse cachée entre les chairs molles et excentriques des grandes coquilles architecturales sophistiquées qui forment le tissu historique de nos villes.

vendredi, mars 04, 2011

Mélancolie d’une plaine bleue, avec tentation du Christ

"Mélancolie d’une plaine bleue, avec tentation du Christ", huile sur toile, G. Chambon, 2011

Un phare antique éclaire la scène de sa lumière fuligineuse.

Deux personnages énigmatiques, éternels ennemis, contemplent la plaine bleue et se disputent sur l’avenir du bien et du mal.

Trois œufs d’autruche daliniens flottent comme des épées de Damoclès, consacrant trois royaumes illusoires.

Quatre fois quatre cases composent un carré magique et mélancolique au milieu du bassin jaune, comme la vérité au milieu du mensonge.

Cinq statues anthropomorphes dansent en silence sur la couronne trépanée d’un temple aux grands yeux ronds.

Six méandres sinusoïdaux courbent irrémédiablement le fleuve argenté du temps.

Sept peupliers turquoise poussent sur ses berges, en parfaite harmonie.

Huit portes dérobées donnent accès aux salons sombres et scintillants de la science paradoxale.

Et neuf petites marches grises ouvrent le chemin affaissé de nos rêves.

samedi, février 19, 2011

Salon de l'Art Fantastique Européen du Mont-Dore (SAFE 2011)



Le sixième Salon de l'Art Fantastique Européen a ouvert ses portes dans les thermes du Mont-Dore, depuis le 12 février, et se poursuivra jusqu'au 12 mars. D'ores et déjà de nombreux visiteurs sont venus admirer les soixante toiles des douze artistes sélectionnés par Roger Erasmy, curateur de l'exposition; il s'agit de :
ZADEMACK Siegfried (D), invité d’honneur, ANGERER DER AELTERE (D), à qui le jury a décerné cette année le Trophée Apocalypse Dore, BARTHELEMY Michel (B), BAZARD Alain (F), CHAMBON Gilles, (F), DESMULLIER Marc (F), FAGAN Monica (GB), LEFEBVRE David (F), LEPERE Christian (F), MASCHKA Michael (D), RICCARDI Fabrizio (I), VICHNEVA Olga (RUS).

Voici le reportage présenté le 16 février dans le 12/13h par FR3 Auvergne, avec une interview de G. Chambon

dimanche, février 06, 2011

L'Enlèvement des Sabines, ambivalence et double jeu

L'Enlèvement des Sabines, Enlèvement d'Hélène, XVIIe s. , Collection privée, reprise du plafond de la Galerie Mazarine de la Bibliothèque Nationale 1646-47 (Fresque de Giovanni Francesco Romanelli) - légende mise à jour juin 2015
 
Mise à jour été 2015 : Illustration bien mal choisie, puisqu'il s'agit en fait d'un enlèvement d'Hélène, réarrangé d'une fresque de Romanelli (ci-dessous) qui orne le plafond de la Galerie Mazarine à la Bibliothèque Nationale (Palais Mazarin)

Fresque de Giovanni Francesco Romanelli, plafond de la Galerie Mazarine de la Bibliothèque Nationale 1646-47
J'ai découvert qu'il existe aussi au Plymouth City Council-Museum and Art Gallery, un tableau identique (ci-après) titré "L'enlèvement d'Hélène par Thésée" (? on penserait pourtant plutôt à son enlèvement par Pâris) attribué à Romanelli :

Giovanni Francesco Romanelli, Hélène enlevée par Thésée,  HST 48.1 x 65.5 cm, Collection- Plymouth City Council- Museum and Art Gallery

Voici donc, avant de parler de l'enlèvement des Sabines, la fresque de Romanelli (Louvre), inspirée de son maître Pierre de Cortone, qui représente effectivement l'enlèvement des Sabines :
Fresque de Giovanni Francesco Romanelli, L'enlèvement des Sabines, Louvre, rez-de-chaussée aile Denon
Le tableau du XVIIe siècle, d’école romaine, donne une amusante version de l’enlèvement des Sabines, faite de juxtapositions ambivalentes :
  •     On y voit deux scènes de combats, où des soldats romains en armure affrontent des Sabins « en civil », qui ne s’attendaient évidemment pas à l’offensive, même si celui du fond a trouvé une hache (on est dans le registre viril de la guerre).
  •     Un couple principal qui traduit plutôt un rapt consenti mutuellement qu’un enlèvement violent : en effet les protagonistes, sans armes, forment un couple gracieux d’amoureux, malgré la gestuelle de protestation d’ailleurs sans grande conviction (reprise à Pierre de Cortone), de la jeune fille. Cette défiance est contredite  par l’expression à peine inquiète de son visage ; on la comprend, le jeune éphèbe élégant qui l’emmène a les joues roses et n’a pas l’air bien belliqueux.
  •     Enfin à droite, un groupe de deux femmes : l’une court affolée, tandis que l’autre semble l’inviter à rejoindre leur amie enlevée, et à monter dans la barque, dont le nocher débonnaire n’est certes pas celui des enfers.
Drôle d’histoire que cet épisode du mythe de la fondation de Rome :

Les premiers Romains conduits par Romulus (qui a déjà massacré son jumeau Remus) et Hostius Hostilius (littéralement « l’hôte hostile »), ne trouvent rien de mieux pour fonder des familles que de voler les femmes de leurs hôtes Sabins qu’ils ont attirés dans un traquenard : des jeux organisés en l’honneur du dieu Neptune Equestre, pendant lesquels les Sabins seront circonscrits et leurs filles enlevées.

Et ces mêmes jeunes femmes, épousées de force, finiront malgré tout par jouer les conciliatrices pour faire stopper les combats entre leurs kidnappeurs et leurs parents.

Michel Serres (Cf. Rome, le livre des fondations) y voit un écho au rapt d’Hélène et à la guerre de Troie qui s’en était suivi, et dont les rescapés troyens fonderont d’ailleurs Padoue (Antenor), et Rome (Romulus est descendant d’Enée). Dialectique des lois de la guerre, viriles et toujours dans la violence sans recul du présent, qui transgressent, par une ruse perfide, les lois de l’hospitalité, plutôt féminines et renvoyant à la longue histoire des traditions (c’est d’abord le cheval de bois, fausse offrande à Poséidon laissé par les Grecs aux Troyens ; c’est ensuite les faux jeux de Neptune Equestre offerts par les Romains aux Sabins).

Mais on peut surtout y voir, en suivant James Frazer (Le rameau d’or) et Robert Graves (La Déesse blanche, Les mythes grecs), une réminiscence, travestie par le mythe, des anciennes coutumes liées au culte de la Grande Déesse, comme le meurtre rituel du roi sacré par son successeur et jumeau, dont le meurtre de Remus est un écho. On peut y voir aussi un souvenir des pratiques propres aux conquérants indoeuropéens, comme le mariage par rapt rituel, appelé gandharva en Inde, mariage per usum par les anciens Romains, et qui existe encore aujourd’hui couramment au Kirghizistan. À moins que le rapt de l’épouse ne renvoie également à d’anciennes cérémonies liées au culte de la déesse mère.

Un tableau de Guiseppe Salviati, du Bowes Museum, est curieusement titré : « L'Enlèvement des Sabines / Castor & Pollux enlevant les filles de Leucippe » indiquant l’ambivalence de la scène représentée ; cela nous montre, s’il en était besoin, à travers l’analogie Castor-Pollux / Remus-Romulus, que les mêmes éléments de la religion ancestrale se retrouvent encore dans ces deux mythes, mais dans des ordres différents : il y a bien les deux jumeaux guerriers, dont l’un est tué, et il y a aussi le rapt des jeunes filles, toujours emprunt d’ambiguïté.

Guiseppe Salviati, "L'Enlèvement des Sabines/ Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe"

dimanche, janvier 16, 2011

Poétique de la représentation figurative


26 madones à l’enfant (ou dérivées) ; de gauche à droite et de haut en bas : mosaïque de Sainte Sophie IXe s., icône XIIe s., Cimabue, Giotto, peinture murale XIVe s., Filippo Lippi, Jean Fouquet, Léonard de Vinci, Dürer, Raphaël, Raphaël, Salviati, Rubens, Tiepolo, Jacques Stella, Laurent de la Hyre, Murillo, Georges de La Tour, Renoir, Klimt, Picasso, Matisse, Max Ernst, Dali, Warhol, Botero
Toute représentation du réel en peinture – que celui-ci concerne le quotidien, l’histoire, ou les mythes – est soumise, depuis l’origine, à des codes de transcription des figures réelles dans l’espace de la fresque, de la miniature ou du tableau. Ils peuvent être conscients ou non dans l’esprit du peintre (ainsi les représentations byzantines, qui nous semblent aujourd’hui très stylisées, étaient perçues par les artistes de l’époque comme très naturalistes, dans la tradition de Zeuxis et Apelle).

La façon de travailler ces codes, voire de les transgresser, est à la base des langages plastiques. Il est important de comprendre que, comme ceux qui régissent les langues, les codes plastiques ne peuvent être de simples constructions conceptuelles ad hoc. Pas plus que l’esperanto n’aurait pu servir de substrat à une littérature ou à une poésie, des codes de représentation construits sans lien avec l’essence profonde d’une culture, et même d’une certaine façon avec la détermination anthropologique, biologique des formes, ne seraient pas capables d’introduire une expression poético-artistique dans la représentation.

Pour mieux comprendre tout cela, il est utile de faire un détour par les belles analyses du mathématicien René Thom sur la morphogenèse, se référant lui-même à la Gestalt-théorie, mais aussi à Ernst Cassirer, Charles Peirce, Konrad Lorenz, et même Aristote.  Sa réflexion – et j’invite les lecteurs à s’y reporter, même si elle est parfois ardue – se situe aux confins de la topologie mathématique, de la linguistique, de la sémiologie, de l’éthologie, et de la philosophie (voir R. Thom, Esquisse d’une sémiophysique, 1988, Apologie du logos, 1990, Modèles mathématiques de la morphogenèse, 1980). Je ne prétends pas ici résumer la profondeur de sa pensée, mais je retiendrai, en simplifiant beaucoup, quelques idées directrices développées par René Thom :

-    Les formes peuvent se définir par leur saillance, c’est-à-dire la façon dont elles tranchent sur un fond indifférencié.
-    Toute saillance formelle est un puits de potentiel apte à capter ou diffuser une prégnance (émotionnelle ou conceptuelle).
-    Une trop forte prégnance émotionnelle exerce une sorte de fascination sur l’esprit, empêchant toute distanciation par rapport à la forme qui en est investie, et lui interdisant, de fait, de participer à un langage figuratif (le langage, comme l’esthétique, nécessitant toujours forcément une distanciation par rapport au réel immédiat).
-    À l’opposé, une absence totale de prégnance émotionnelle conduit la forme vers l’abstraction du signe, donc vers une grande instabilité, voire une dilution dans l’ « anonymat » du fond ; sauf bien sûr si elle est investie d’une prégnance conceptuelle : c’est ce qui se passe pour les lettres et les mots dans  toute écriture. Et il est d’ailleurs nécessaire que les signes scripturaux, pour être rendus disponibles dans la combinatoire du langage, se libèrent de la prégnance émotionnelle ; leur évolution depuis les schémas figuratifs des premières écritures hiéroglyphiques ou idéogrammiques, nous montre bien cette libération progressive. 


Exemple d’évolution d’un hiéroglyphe égyptien vers une lettre, in « Naissance de l’écriture » catalogue Grand Palais 1982

À l’inverse, une prégnance émotionnelle peut réinvestir le signe abstrait, par exemple si l’esprit y reconnaît une signature magique.

L’histoire de la peinture nous montre, outre l’effort des artistes pour maîtriser avec les meilleurs outils la représentation du réel dans un espace à deux dimensions (observation, perspective géométrique, anatomie, etc…), un travail constant de réinterprétation des formes pour accentuer ou diminuer certains aspect saillants, et pour se servir au mieux de la  dynamique des prégnances émotionnelles et conceptuelles.

En simplifiant au maximum, on pourrait dire que le travail de représentation picturale évolue sur deux axes sémantiques, et que la spécificité poétique/esthétique de chaque œuvre dépend de la position de ses éléments sur ces deux axes :

-    le premier axe correspond à la double polarité expressivité/schématisation des formes-figures. L’expressivité est une accentuation des caractères investis de prégnances émotionnelles (cette accentuation peut se faire par l’augmentation de dimensions – effet monumental – par le contraste et l’intensité chromatique – dramatisation – , par la dynamique suggérée – théâtralité – , mais aussi par la distorsion ou le gommage de certains caractères – idéalisation/démonisation/sublimation). À son apex, l’expressivité picturale peut rendre la peinture fascinante ou effrayante (c’est le cas par exemple des peintures noires de Goya) ;

Goya, Pèlerinage de San Isidro, détail, Prado

l’expressivité accentue la singularité des figures, c’est l’intention particulière qui y domine, et non plus la qualité nominale.
À l’opposé, la schématisation facilite la reconnaissance nominale des figures et la déprise de l’émotion (intégration dans un système scriptural de signes/pictogrammes). L’échelle réduite, la simplification des formes, la limitation des moyens du « rendu » (le plus souvent de simples contours au trait), sont des caractéristiques de la schématisation. Mais on voit, par exemple dans les dessins de Reiser, extrêmement schématiques, qu’une expressivité forte peut venir se greffer sur la schématisation : l’effet prégnant de l’expressivité n’est plus alors émotionnel au sens direct, mais correspond à un effet distancié par le concept ; dans le cas présent une prégnance humoristique décapante s’installe dans la saillance particulière des dessins.

Reiser, Le gros dégueulasse, 1977


La « stylisation » introduit aussi un rythme et une « écriture » dans certaine peintures (je pense aux fresques égyptiennes), propres à capter des prégnances harmoniques de type musical.

Combat contre des Syriens, trésor de Toutânkhamon, musée du Caire

-    Le second axe correspond à la plus ou moins grande précision des formes-figures. Je l’appellerai axe de fractalité.
Selon la définition de Benoît Mandelbrot, est fractale une forme « soit extrêmement irrégulière, soit extrêmement interrompue ou fragmentée, et [qui] le reste quelle que soit l'échelle d'examen. Qui contient des éléments distinctifs dont les échelles sont très variées et couvrent une très large gamme [...] la nature regorge d'objets dont les meilleures représentations mathématiques sont des ensembles fractals » (Mandelbrot, LES OBJETS FRACTALS, Flammarion, Paris, 1984, p 154).
Dans la nature, les nuages et les rochers sont par exemple des formes fractales ; et le propre de ces formes est la dilution/fragmentation des contours, et donc l’imprécision de leurs caractéristiques individuantes (dans la même falaise, un rocher ressemble à un autre rocher) ; et cela leur confère un véritable pouvoir évocateur, parce que justement la multiplicité et l’ « indécision » des contours se prête au jeu d’une rêverie figurative. Les miniaturistes persans se plaisaient ainsi à inscrire des démons à peine visibles dans le dessin des rochers,

Châh-Nâmeb Houghton, La fête de Sadeh, détail


Victor Hugo, Tache, BNF

et Victor Hugo s’amusait à transformer des taches d’encres aléatoires en châteaux hantés ou vaisseaux fantômes. En peinture, le travail de « fractalisation », c’est-à-dire de dilution ou d’interpénétration des figures (la brume lumineuse qui dilue les formes dans les ultimes peintures de Turner et de Monet, mais aussi les effets graphiques des vêtements patchwork dans certains tableaux de Klimt), permet de faire entrer dans la représentation un potentiel de rêverie (on pourrait dire une circulation libre des prégnances) très supérieure à celui d’un travail de type hyperréaliste.
À l’opposé les merveilles de précision de peintres comme van Eyck, Holbein ou van Dyck, fascinent le regard et donnent aux scènes ou aux personnages représentés une prégnance quasi-magique,

Jan van Eyck, Homme au turban rouge, National Gallery, Londres

la représentation tendant alors vers une sorte de « présentification » (différente cependant de celle opérée par les moulages-sculptures hyperréalistes d’œuvres de type musée Grévin – par exemple celles de Ron Mueck, parce qu’elle reste malgré tout une image distanciée, construite dans le champ du tableau, hors de l’espace réel à trois dimensions).

Toute les peintures anciennes et contemporaines, tous les courants picturaux, peuvent être regardés au prisme de cette double axialité, et j’invite les lecteurs à s’y essayer. Elle aide à comprendre la nature de certains effets esthético-poétiques, mais parfois aussi à constater des manques flagrants, décelables même quand la technique picturale est au rendez-vous.

Restons néanmoins conscients qu’en dernier ressort, la valeur poétique et esthétique d’une peinture dépasse les constats rationnels faits sur la structure du langage plastique. Elle s’appuie aussi sur les contenus de la représentation, et leurs rapports avec le code pictural utilisé ; sur les transgressions, qui ébranlent les repères du spectateur ; ou encore sur des utilisations à front renversé des types de transcription du réel dans l’espace du tableau :
-    par exemple lorsque que des éléments de schématisation (normalement sans beaucoup de prégnance émotionnelle) sont utilisés comme facteurs d’expressivité dans une scénographie dramatique grandiose (c’est le cas du Guernica, de Picasso).
-    ou quand des éléments d’expressivité violente sont adoucis par leur emphase même, par une systématisation ou une théâtralisation excessive. Ils perdent alors leur prégnance émotionnelle directe pour s’inscrire dans une rhétorique plastique plus distanciée (c’est le cas des peintures maniéristes, notamment celles de Pontormo).


Jacopo Pontormo, Déposition, Santa Felicita, Florence

Si donc l’analyse « sémioplastique » peut nous aider à mieux comprendre certains aspects des œuvres peintes, admettons, et c’est heureux, que leur qualité artistique dernière, comme celle de toute poésie, reste par essence une alchimie transcendante et mystérieuse ; elle demande toujours à l’artiste une forme particulière de génie créatif, et aux spectateurs une sensibilité tout aussi particulière, de type médiumnique, pourrait-on dire.
La relation à l’œuvre d’art se vit comme une histoire d’amour envoûtante, plutôt qu’elle ne s’explique comme un vulgaire fait divers.

mercredi, janvier 05, 2011

6e SALON DE L'ART FANTASTIQUE EUROPÉEN (SAFE)

Bonne année à tous. 

2011 verra ma première participation au Salon de l'Art Fantastique Européen (SAFE), organisé par le mouvement "Les héritiers de Dali".
Venez nombreux au Mont-Dore, du 12 Février au 12 mars, découvrir les toiles des 12 artistes européens présentés.

dimanche, décembre 19, 2010

L'INVENTION DU PAYSAGE SURRÉALISTE - CHIRICO / DALI

Chirico et Dali ont inventé le paysage surréaliste. 
Chronologiquement, c’est d’abord Giorgio de Chirico, de 1911 à 1919, qui a magistralement campé le décor « métaphysique » (le mot surréaliste n’existait pas encore), dans sa série des toiles évoquant de façon extatique les villes d’Italie du Nord, peintes à Paris durant cette période riche d’échanges avec son frère cadet Alberto Savinio, et avec Apollinaire et Picasso. C’est ensuite Dali, d’ailleurs ouvertement influencé par le maître ultramontain, qui, à partir de 1930, fixa définitivement dans l’imaginaire moderne l’inquiétante étrangeté et la beauté insolite de ce qu’on peut désormais appeler le paysage surréaliste.

Le caractère onirique de leurs œuvres a conduit, à tort, à étendre l’appellation "surréaliste" à toutes sortes de paysages visionnaires, inspirés par les rêveries psychédéliques, la littérature de science-fiction ou les contes fantastiques, et qui se sont multipliés, souvent avec une opulence et une profusion de détails, dans la seconde moitié du XXe siècle, se réclamant d’ailleurs la plupart du temps de Dali (par exemple ceux de l’école du réalisme fantastique de Ernst Fuschs, Mati Klarwein, Robert Venosa, Zdzislaw Beksinski, ou de De Es Schwertberger). Mais ce glissement vers la fantaisie, la S-F, ou l’horreur, a fait perdre de vue ce qui constitue l’originalité et la puissance des authentiques paysages surréalistes.

Pour illustrer de façon emblématique ce qu’est, selon moi, un vrai paysage surréaliste, je prendrai un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, « Les joies et les énigmes d’une heure étrange » (antérieur d’une dizaine d’années à la naissance officielle du Mouvement Surréalisme), et un tableau de Dali, « Paysage avec éléments énigmatiques » de 1934, c’est-à-dire à la fin de sa collaboration au Mouvement, juste avant qu’il en soit exclu par Breton. 

Paysage avec éléments énigmatiques, Dali, 1934, collection particulière
 
 
Les joies et les énigmes d'une heure étrange, G. de Chirico, 1913, collection particulière
 


Pour caractériser ces deux œuvres, les mots qui me viennent d’abord à l’esprit sont :

Apparition et disparition
Contraste et exacerbation
Attente et silence
Décomposition et tension
Anachronisme et rémanence des souvenirs
Enigme et dépaysement
Aridité et lumière
Surprise et fatalité

Ce qu’a expliqué Dali en exposant sa méthode de création paranoïaque-critique (basée sur l’exploitation minutieuse des délires et hallucinations provoqués par la convergence entre une impression fugitive et les fantasmes obsessionnels récurrents de l’artiste « méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes » selon sa propre formule), avait été pressenti et énoncé autrement dix ans plus tôt par Chirico.

Il déclarait, en parlant de ses paysages métaphysiques, qu’il recourrait aux « signes hermétiques d’une nouvelle mélancolie » puisés dans son environnement quotidien : « Le crâne chauve en carton-pâte dans la vitrine du barbier, taillé dans l’héroïsme strident de la préhistoire ténébreuse, me brûlait le cœur et le cerveau comme un refrain obsédant. Les démons de la ville m’ouvraient la route. Quand je rentrais le soir, d’autres apparitions annonciatrices venaient à ma rencontre. Sur le plafond, lorsque j’en contemplais la fuite désespérée allant mourir au fond de la chambre, dans le rectangle ouvert sur le mystère de la rue, je découvrais de nouveaux signes zodiacaux. La porte entrouverte sur la nuit de l’antichambre avait la solennité sépulcrale de la pierre déplacée sur le tombeau vide du ressuscité. Et les œuvres annonciatrices nouvelles apparurent. »

Chirico et Savinio, tous deux influencés par les écrits de Nietzsche  et de Schopenhauer, pensaient que la réalité recouvrait un sens beaucoup plus profond que celui apporté par la simple compréhension rationnelle, ou par les idées que cette compréhension engendrait. Selon eux, seule la puissance de l’artiste pouvait « faire jaillir de toute chose un sens métaphysique ». Savinio disait que « l’artiste métaphysique, au lieu de subir l’influence métaphysique provenant d’ailleurs (celle des idées théoriques) et qui lui est étrangère, doit lui-même faire subir à la matière élaborée par son art sa propre influence métaphysique personnelle ». L’époque lui paraissait « mûre pour une libération spirituelle complète, adaptée à l’explosion d’une force cérébrale neuve et puissante, préparée de longue date par une savante sensualité. En réalité, on pourrait, de nos jours, parvenir à penser non seulement à la suite d’un effort mental, mais aussi par un besoin du corps ; on pourrait sentir sa propre pensée. […] Le romantisme avait tenté, à travers l’art, d’atteindre l’absolu, la chose en soi, le sens caché du monde, mais en le cherchant dans l’idéal, au-delà de la matière, tandis que dans la conception métaphysique moderne, celui-ci s’identifie à cette force obscure, interne à la matière même, qui apparaît sous les traits, inexplicables et dépourvus de sens logique, de la fatalité.» (in Paolo Baldacci « Chirico, la métaphysique 1888-1919 » Flammarion, 1997, pp221 sqq.).

La méthode paranoïaque-critique était donc déjà en germe chez Giorgio de Chirico, et à l’œuvre cette mélancolie, qu'il qualifiait de « tragédie de la sérénité ».

Mais revenons à nos deux œuvres, et à ce qui les caractérise.

Les deux tableaux ouvrent une perspective très large, avec des lointains aussi détaillés que microscopiques. L’espace aride et dénudé qui se développe du premier plan vers l’horizon est zébré d’ombres longues et d’une lumière très pure rappelant celle qui précède les orages crépusculaires. Le ciel, dégradé d’un horizon lumineux à un firmament obscur, est troublé localement de petits nuages : fumée du train chez Chirico ; évaporation spectrale s’élevant au-dessus du village chez Dali. Des pans de murs vides viennent cadrer les perspectives, ici percés d’arcades italiennes, là mangés par la ruine. Dans ce monde flottant entre lumière et ombre, entre jour et nuit, entre scène de théâtre et espace infini, entre éternité et instant fugitif, viennent s’inscrire, telles les cartes d’un jeu divinatoire, objets et personnages énigmatiques associés aux réminiscences obsédantes de chacun des peintres.

Chez Chirico, il y a la tour rouge d’un palais de Turin ; la statue d’Ariane endormie (« Les statues endormies qui rêvent toutes blanches, Dont la soif de mourir jamais ne s’étanche » Apollinaire) ; le train qui n’arrive jamais ; et deux petites silhouettes humaines aux longues ombres portées (Chirico disait qu’«  Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures  »).

Chez Dali, on voit une tour rouge aussi ; les cyprès de l’île des morts de Böcklin ; le clocher de Cadaquès ; devant, un spectre calciné ; dans le lointain, une forme molle « atmosphérique », puis une vision du petit enfant Salvador Dali, accompagné de sa nourrice, et au premier plan un homme de dos, en costume historique, en train de peindre la scène, et qui n’est autre que Vermeer de Delft.

Pour chacun des deux peintres, les mêmes éléments, et quelques autres encore, se retrouvent dans tous leurs paysages surréalistes, distribués différemment ; non par pauvreté d’imagination, mais parce que ces signes, toujours les mêmes, sont les arcanes signifiants de leur monde invisible, les obsessions de leur inconscient mélancolique ou paranoïaque, et en définitive, à travers les œuvres qu’ils alimentent, les condensateurs, les révélateurs de la fatalité du monde. 
C’est en ce sens qu’ils sont surréalistes ; leur lumière crue, qu’elle soit arrachée à l’automne turinois ou aux étés de Port Lligat, ronge la réalité comme un acide, et laisse transparaître, au travers de cette diaphane peau atmosphérique, le miroir magique inscrit à l’intérieur.

mercredi, décembre 08, 2010

MECHTA TINE

Mechta Tine, huile sur toile, Gilles chambon, 2010


Les hautes plaines de l’est algérien. Entre Sétif et Constantine, quelques dizaines de kilomètres au sud de Tadjenanet, se trouve la mechta Tine, hameau rural qui est en fait un des nombreux camps de regroupement construits par les Français pendant la guerre d’indépendance : habitat sommaire en parpaings, répétition militaire des maisons, avec des rues en terre battue, tirées au cordeau, venant de nulle part et se perdant dans le lointain de la plaine. 



Mais quand les conflits s’apaisent, la vie rurale reprend ses droits. Depuis les années soixante, les familles ont pris leurs aises : elles ont réuni deux, voire quatre cellules d’origine, et, par le jeu de quelques redistributions d’ouvertures, ont reconstitué sinon l’aspect, du moins le fonctionnement approximatif des maisons traditionnelles.

Documents extraits de "L'habitat rural dans les hautes plaines de l'est algérien" , G. Chambon et A. van der Elst, 1975


Et comme dans tous ces villages écrasés de soleil, soudain, des enfants sortent de l’ombre, se plantent devant vous, et vous jettent, avec leur grand sourire, un regard curieux et moqueur. C’était il y a plus de trente ans.

samedi, novembre 20, 2010

Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman

 Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, Gilles Chambon, huile sur toile, 2010

Il est d’usage dans le culte chrétien d’allumer des bougies à l’occasion de prières ; les statues de la vierge en sont particulièrement pourvues dans nos églises. Rien de cela dans le culte musulman, plus dépouillé : on ne se recueille pas devant une image ou une figure sculptée, et il n’est pas coutume de brûler des cierges pour accompagner les prières.

Mais néanmoins – et peut-être faudrait-il s’interroger sur le caractère universel de l’imaginaire lié à la pâle lueur des chandelles, on trouve tout de même des bougies allumées dans certains lieux de pèlerinage en terre d’Islam, généralement des lieux votifs dédiés à un saint. Par exemple la koubba de Sidi Abd-Er-Rahman, saint patron d’Alger, située en frange de la Casbah historique.

Sidi Abderrahmane ben Mohamed ben Makhlouf At-Thaalibi, de la tribu des Thaâlba, né en 1384 en Kabylie, était un intellectuel, qui côtoya les plus grands docteurs de son temps. On lui doit de nombreux ouvrages, notamment « Les jardins des Saints », et « Des vérités sur le soufisme ».

La zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, à flan de colline, comprend une petite mosquée pourvue d’un minaret carré, une medersa, aujourd’hui de style néo-mauresque, divers locaux à l'usage de l'oukil (gardien), et une salle sépulcrale (koubba), « dont on a pu dire qu'elle était plus un boudoir qu'une mosquée, les jours où les femmes viennent y demander la protection du Saint. »(Wikipedia).

Lors de ma visite, le fond d’un corridor qui menait vers la salle du tombeau baignait dans la douce magie lumineuse d’une forêt de petites bougies. Là, se tenaient un homme dans le recueillement et deux femmes accroupies en train de bavarder.
Dans la tradition musulmane, l’usage de la bougie est clairement associé  au culte des morts : au moment du décès, on laisse une bougie allumée auprès du défunt jusqu'au matin suivant ; on met ensuite une bougie ou une lampe à l'endroit où a été lavé le mort, cela durant trois nuits, du coucher du soleil à son levé, et chez certains durant sept nuits, voire plus. Il est donc normal de retrouver l’usage des bougies dans un lieu qui regroupe les sépultures du saint patron, de sa petite-fille Lala Aïcha, et de nombreux autres grands personnages de l’histoire locale, comme :
-    Ouali Dada qui, d'après la légende, déchaîna la tempête qui anéantit la flotte de Charles-Quint ;
-    le marabout Sidi-Mansour ben Mohamed ben Salim, mort en 1644, très populaire ;
-    Ahmed, le dernier bey de Constantine ;
-    Sidi Abd-Allah Youcef Pacha (pacha d'Alger de 1634 à 1637) ;
-    le dey El-Hadj-Ahmed, dit Ahmed le Pélerin ;
-    Hassan Pacha (pacha d'Alger de 1791 à 1798) et sa fille, la princesse Rosa ;
-    Enfin Sidi Ouada, le dernier architecte de la mosquée (1730).
Alphonse REY (1865-1938) Mosquée Sidi-Abd-er-Rahman. Aquarelle sur papier

Beaucoup de peintres orientalistes du XIXe siècle se sont rendus à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, parmi lesquels Felix Ziem, Eugène Fromentin et Auguste Renoir  (ci-dessus une aquarelle datable autour de 1900, due à A. Rey, qui fut élève de Ziem) ; mais ils n’ont pas donné de représentation de l’intérieur des lieux. J'en ai donc fait une, qui, très modestement, cherche à rendre le caractère ambivalent d’un lieu à la fois hiératique et très proche de l’ambiance domestique (ce vestibule évoque celui d’une maison traditionnelle), d'un lieu où se mêlent, grâce aux petites flammes qui repoussent la pénombre, la quotidienneté débonnaire des vivants et la mémoire sacrée des morts.

vendredi, novembre 12, 2010

Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé

Gilles Chambon, Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé, Huile sur toile 200 x 104cm, 2010

Parmi les topiques mythologiques qui structurent notre imaginaire, le paradis terrestre occupe une place de choix.
Les peintres l’ont généralement représenté comme un coin de nature primordiale et luxuriante, où les lois de la jungle n’ont pas encore cours, puisque les fauves y côtoient en paix les herbivores, grands et petits. On y voit souvent Adam et Eve dans le plus simple appareil, avec leur créateur – qui, lui, est habillé. Parfois le tableau réunit dans le même paysage les trois séquences bien connues de la Genèse : Dieu occupé à sortir Eve de la côte d’Adam, Eve influencée par le serpent sous l’arbre de la connaissance et offrant la pomme à Adam, enfin le couple désobéissant violemment chassé d’Eden. 

Lucas Cranach, Le paradis terrestre, Kunsthistorisches Museum de Vienne


Les résonances symboliques nous assaillent alors de toutes parts : douceur, insouciance, innocence de l’état originel supposé (âge d’or mais aussi jeunesse/genèse, enfance) ; puis éveil de l’Eros et de l’esprit critique (connaissance du bien et du mal, civilisation), conduisant inéluctablement à l’expulsion vers la vraie vie avec son cortège de violences, de tourments, de hontes, de perversités, mais aussi de joies, de raffinements, et de passions…

J’ai eu envie de réactualiser ce mythe. D’abord peut-être pour faire un clin d’œil aux artistes qui s’y sont jadis confrontés ; mais surtout pour ironiser à travers ce thème sur quelques aspects de notre idéologie contemporaine :

-    La société du « care », l’écologie, le souci vertueux des générations futures, sont de belles idées qui s’affichent en trompe l’œil dans un monde restant plus que jamais dominé par la consommation, l’individualisme, et le plaisir immédiat. On est en face d’un nouveau grand retour aux promesses utopiques de paradis terrestre. Reconstruit par les hommes, le nouveau jardin d’Eden aurait pour cadre une nature idyllique purgée des pollutions humaines, et à jamais préservée ; il offrirait à chacun le bonheur tranquille familial, et à tous la solidarité fraternelle de la société du « care ». Pour réaliser ce rêve, les masses n’auront sans doute qu’à se placer docilement sous la houlette de gouvernants irréprochables.
-    Quelques maîtres du passé avaient déjà un peu écorné l’orthodoxie du mythe d’Eden pour se l'approprier : 
 Jérôme Bosch, Triptyque du jardin des délices, musée du Prado, Madrid

Je pense notamment au Jardin des Délices de Jérôme Bosch, qui nous offre, entre l’innocence du paradis initial et l’horreur de l’enfer terminal, un paradis terrestre chimérique totalement déjanté.

 Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Musée des Beaux-Arts de Boston

Je pense aussi au D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de Gauguin, qui synthétise une forme de paradis terrestre (à la fois réel et utopique) que le peintre, fuyant la civilisation, était allé chercher en Polynésie. Ce grand tableau, testament avoué de l’artiste – la composition est faite d’un assemblage d’éléments repris à des œuvres précédentes, présente une sorte de vision réconciliée de l’aventure ordinaire de la vie humaine, à travers une nature mystérieuse et divinisée, dont l’emblème pourrait être cette bizarre idole bleue, debout à gauche de la toile.

Dans ma peinture, j’ai remixé les divers ingrédients du paradis terrestre :

La nature luxuriante est bien là, traitée comme un îlot intemporel à l'écart des duretés du monde d’aujourd’hui. Les animaux, girafes, éléphant, lion, tigre, renards, singe, corbeau, vivent paisiblement (le corbeau et le renard se partagent même le fromage !) ; Adam et Eve ont pris un peu d’avance sur l’histoire biblique, puisqu’ils ont déjà fondé une famille au sein du paradis. Ils se sont ouverts à la connaissance et à la volupté en goûtant à une nouvelle pomme, celle du Macintosh. Cette pomme là symbolise à la fois l’ouverture du champ des possibles, l’accès au savoir universel pour tous par l’Internet, et l’érotisme angélique de la machine parfaite. Le computer imaginé par Steve Jobs leur a certainement été apportée par ce facétieux petit singe qui domine la scène à droite, et qui représente le diabolique capitalisme mondialisé. Que va faire alors l'idole bleue,  grande divinité primordiale qui régente le jardin du « care » , et dont l'allure générale est calquée sur celle du tableau de Gauguin ? On peut craindre qu'elle enjoigne au couple modèle d’abandonner la pernicieuse machine impérialiste… Mais parions que l’histoire mythologique contemporaine répètera encore une fois l’histoire biblique, et que nos deux amoureux préféreront être virés !

samedi, octobre 30, 2010

Gauguin, peintre totémique

Parahi te Marae (Là se trouve le temple), Gauguin, 1892, Philadelphia Museum of Art  

Upa’Upa, Gauguin, 1891, Israel Museum, Jérusalem 
(Upa'Upa désigne une danse traditionnelle tahitienne à symbolisme sexuel prononcé, 
interdite sous la pression des missionnaires – code de Pomare 1819 – 
mais continuant à être pratiquée plus ou moins secrètement pendant tout le XIXe siècle)

« Parahi te Marae, Upa’upa ; paysages tour à tour écrasés par la lumière et par l’obscurité. Ici lueur rougeoyante d’un feu de bois dans la nuit, suggérant la chaleur sensuelle de rapprochements intimes ; là éblouissement d’un champ vide sous le soleil, assénant les harmonies du paysage comme autant de vérités éternelles. Ici ondulation de la flamme et trémulation trouble du bassin des femmes, là géométrie pure de l’enceinte sacrée, et fixité radieuse des couleurs et du dieu. 
 
Comment mieux dire l’essence du jour et celle de la nuit ? Gauguin est un peintre totémique ; sa sauvagerie capte la chaleur des êtres surnaturels qui hantent le réel. Dans la pensée totémique primitive, toute forme est avant tout figure expressive. Elle entre en résonance avec l’entité ou la puissance dont elle possède la marque. Toute la peinture de Gauguin : formes stylisées, symphonie des couleurs, corps empâtés encore gours, à peine sortis de leur matrice d’argile, toute cette peinture résonne d’un bout à l’autre du galop des esprits. Ses toiles mal dégrossies attirent et captent les forces invisibles mieux que ne le feraient des dessins plus raffinés, des couleurs plus policées. 
 
Mais est-ce vraiment lui qui a capté les puissances magiques d’un âge d’or révolu ? Ou bien n’est-ce pas plutôt elles qui l’ont trouvé en Bretagne, et attiré vers leur dernier refuge, dans cet improbable paradis pacifique ? » (in Itinerrances, 2004, G. Chambon, pp.137-139)

dimanche, octobre 17, 2010

Peinture et architecture : le rêve géométrique de la Renaissance et du classicisme

Personnages dans un décor d’architecture et de jardins imaginaires, école hollandaise du XVIIe s., huile sur panneau de chêne, 55x95cm, collection privée


Filippo Brunelleschi, architecte du dôme de Santa Maria del Fiore à Florence (commencé en 1420), inventeur de la perspective géométrique et découvreur de l’architecture romaine antique, est la figure princeps de l’artiste rationnel. C’est lui qui le premier repensa la scène urbaine comme une harmonie géométrique : en témoigne le projet de l’Hôpital  des Innocents, avec son arcade urbaine à colonnes corinthiennes sur la place Santissima Annunziata, qui a été complétée sur deux autres côtés dans les décennies suivantes par ses émules Michelozzo, A. Sangallo le Vieux, et B. d’Agnolo.
Veduta de la place Santissima Annunziata, estampe de Giuseppe Zocchi, XVIIe s.


Mais pour que l’espace urbain géométrique idéal conçu à Florence au quattrocento arrive à conquérir l’imaginaire européen, à une époque où relativement peu de monde était en mesure d’aller admirer de visu en Toscane, à Rome, ou en Vénétie, les réalisations de Brunelleschi, d'Alberti, et de leurs successeurs, il faudra le remarquable travail des peintres et graveurs, qui formeront et répandront le goût urbain classique, de l’Espagne à la Suède. C’est eux qui illustrent les traités d’architecture vitruvienne et les traités de géométrie, eux qui rapportent de leurs voyages en Italie des vues des palais renaissants et des ruines romaines, eux qui font de la vue de ville idéale un thème de choix pour décorer les murs des salons et les panneaux des cabinets de travail.

Dans l’Europe centrale et l’Europe du nord, les plus influents parmi ces artistes "diffuseurs" furent un peintre-architecte frison et son fils : Hans et Paul Vredeman de Vries. On doit à l’un et à l’autre de nombreux tableaux représentant des décors urbains imaginaires, composés de somptueux palais idéaux; on leur doit aussi un traité sur l’art des jardins (Hortorum viridariorvmque elegantes et multiplices formae... 1583), et surtout deux traités d’architecture vitruvienne (1577-1582), dont le premier, publié à La Haye en  1606 sous le titre Les cinq rangs de l’Architecture a scavoir Tuscane, Dorique, Ionique, Corinthiaque, et Composée, sans texte explicatif, met les cinq ordres architecturaux théorisés par Vitruve en relation avec les cinq sens. En plus des dessins techniques représentant les colonnes et leur entablement, les Vredeman livrent dans cet ouvrage des paysages géométriques idéaux, faits pour marquer l’imagination. Ces gravures, très diffusées, servent de modèles à toute une génération d’artistes hollandais qui, durant la première moitié du XVIIe siècle, délaissent le contenu architectural rigoureux du traité et  composent des caprices architecturaux propres à séduire aristocrates et bourgeois, et à préparer leur imaginaire à l’accueil d’une architecture classique, adaptée des modèles italiens.

Voici par exemple un dessin de Paul Vredeman, illustrant l’ordre ionique associé à l’odorat ; au-dessous, la gravure qu’il en a tiré pour son traité d’architecture. A comparer à une peinture anonyme hollandaise (en frontispice de cet article), sans doute réalisée entre 1620 et 1630, qui reprend la scénographie de la gravure, mais se libère du message architectural et allégorique : l’ordre est devenu toscan, l’escalier à balustres a disparu, ainsi que la femme avec son bouquet, qui , sur la gravure, symbolisait l’odorat. Elle fut sans doute jugée par le peintre trop encombrante, et de nature à porter ombrage à la pure rêverie architecturale.
Paul Vredeman de Vries, Perspective d’une rue avec l’escalier d’un palais sur la gauche, 
Plume, encre de Chine et d’indigo, 22x35cm, conservé à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris

Exemplaire gravé pour le traité d’architecture, avec une figure féminine symbolisant l’odorat.