Chirico et Dali ont inventé le paysage surréaliste.
Chronologiquement, c’est d’abord Giorgio de Chirico, de 1911 à 1919, qui a magistralement campé le décor « métaphysique » (le mot surréaliste n’existait pas encore), dans sa série des toiles évoquant de façon extatique les villes d’Italie du Nord, peintes à Paris durant cette période riche d’échanges avec son frère cadet Alberto Savinio, et avec Apollinaire et Picasso. C’est ensuite Dali, d’ailleurs ouvertement influencé par le maître ultramontain, qui, à partir de 1930, fixa définitivement dans l’imaginaire moderne l’inquiétante étrangeté et la beauté insolite de ce qu’on peut désormais appeler le paysage surréaliste.
Le caractère onirique de leurs œuvres a conduit, à tort, à étendre l’appellation "surréaliste" à toutes sortes de paysages visionnaires, inspirés par les rêveries psychédéliques, la littérature de science-fiction ou les contes fantastiques, et qui se sont multipliés, souvent avec une opulence et une profusion de détails, dans la seconde moitié du XXe siècle, se réclamant d’ailleurs la plupart du temps de Dali (par exemple ceux de l’école du réalisme fantastique de Ernst Fuschs, Mati Klarwein, Robert Venosa, Zdzislaw Beksinski, ou de De Es Schwertberger). Mais ce glissement vers la fantaisie, la S-F, ou l’horreur, a fait perdre de vue ce qui constitue l’originalité et la puissance des authentiques paysages surréalistes.
Pour illustrer de façon emblématique ce qu’est, selon moi, un vrai paysage surréaliste, je prendrai un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, « Les joies et les énigmes d’une heure étrange » (antérieur d’une dizaine d’années à la naissance officielle du Mouvement Surréalisme), et un tableau de Dali, « Paysage avec éléments énigmatiques » de 1934, c’est-à-dire à la fin de sa collaboration au Mouvement, juste avant qu’il en soit exclu par Breton.
Le caractère onirique de leurs œuvres a conduit, à tort, à étendre l’appellation "surréaliste" à toutes sortes de paysages visionnaires, inspirés par les rêveries psychédéliques, la littérature de science-fiction ou les contes fantastiques, et qui se sont multipliés, souvent avec une opulence et une profusion de détails, dans la seconde moitié du XXe siècle, se réclamant d’ailleurs la plupart du temps de Dali (par exemple ceux de l’école du réalisme fantastique de Ernst Fuschs, Mati Klarwein, Robert Venosa, Zdzislaw Beksinski, ou de De Es Schwertberger). Mais ce glissement vers la fantaisie, la S-F, ou l’horreur, a fait perdre de vue ce qui constitue l’originalité et la puissance des authentiques paysages surréalistes.
Pour illustrer de façon emblématique ce qu’est, selon moi, un vrai paysage surréaliste, je prendrai un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, « Les joies et les énigmes d’une heure étrange » (antérieur d’une dizaine d’années à la naissance officielle du Mouvement Surréalisme), et un tableau de Dali, « Paysage avec éléments énigmatiques » de 1934, c’est-à-dire à la fin de sa collaboration au Mouvement, juste avant qu’il en soit exclu par Breton.
Paysage avec éléments énigmatiques, Dali, 1934, collection particulière
Les joies et les énigmes d'une heure étrange, G. de Chirico, 1913, collection particulière
Pour caractériser ces deux œuvres, les mots qui me viennent d’abord à l’esprit sont :
Apparition et disparition
Contraste et exacerbation
Attente et silence
Décomposition et tension
Anachronisme et rémanence des souvenirs
Enigme et dépaysement
Aridité et lumière
Surprise et fatalité
Ce qu’a expliqué Dali en exposant sa méthode de création paranoïaque-critique (basée sur l’exploitation minutieuse des délires et hallucinations provoqués par la convergence entre une impression fugitive et les fantasmes obsessionnels récurrents de l’artiste « méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes » selon sa propre formule), avait été pressenti et énoncé autrement dix ans plus tôt par Chirico.
Il déclarait, en parlant de ses paysages métaphysiques, qu’il recourrait aux « signes hermétiques d’une nouvelle mélancolie » puisés dans son environnement quotidien : « Le crâne chauve en carton-pâte dans la vitrine du barbier, taillé dans l’héroïsme strident de la préhistoire ténébreuse, me brûlait le cœur et le cerveau comme un refrain obsédant. Les démons de la ville m’ouvraient la route. Quand je rentrais le soir, d’autres apparitions annonciatrices venaient à ma rencontre. Sur le plafond, lorsque j’en contemplais la fuite désespérée allant mourir au fond de la chambre, dans le rectangle ouvert sur le mystère de la rue, je découvrais de nouveaux signes zodiacaux. La porte entrouverte sur la nuit de l’antichambre avait la solennité sépulcrale de la pierre déplacée sur le tombeau vide du ressuscité. Et les œuvres annonciatrices nouvelles apparurent. »
Chirico et Savinio, tous deux influencés par les écrits de Nietzsche et de Schopenhauer, pensaient que la réalité recouvrait un sens beaucoup plus profond que celui apporté par la simple compréhension rationnelle, ou par les idées que cette compréhension engendrait. Selon eux, seule la puissance de l’artiste pouvait « faire jaillir de toute chose un sens métaphysique ». Savinio disait que « l’artiste métaphysique, au lieu de subir l’influence métaphysique provenant d’ailleurs (celle des idées théoriques) et qui lui est étrangère, doit lui-même faire subir à la matière élaborée par son art sa propre influence métaphysique personnelle ». L’époque lui paraissait « mûre pour une libération spirituelle complète, adaptée à l’explosion d’une force cérébrale neuve et puissante, préparée de longue date par une savante sensualité. En réalité, on pourrait, de nos jours, parvenir à penser non seulement à la suite d’un effort mental, mais aussi par un besoin du corps ; on pourrait sentir sa propre pensée. […] Le romantisme avait tenté, à travers l’art, d’atteindre l’absolu, la chose en soi, le sens caché du monde, mais en le cherchant dans l’idéal, au-delà de la matière, tandis que dans la conception métaphysique moderne, celui-ci s’identifie à cette force obscure, interne à la matière même, qui apparaît sous les traits, inexplicables et dépourvus de sens logique, de la fatalité.» (in Paolo Baldacci « Chirico, la métaphysique 1888-1919 » Flammarion, 1997, pp221 sqq.).
La méthode paranoïaque-critique était donc déjà en germe chez Giorgio de Chirico, et à l’œuvre cette mélancolie, qu'il qualifiait de « tragédie de la sérénité ».
Mais revenons à nos deux œuvres, et à ce qui les caractérise.
Les deux tableaux ouvrent une perspective très large, avec des lointains aussi détaillés que microscopiques. L’espace aride et dénudé qui se développe du premier plan vers l’horizon est zébré d’ombres longues et d’une lumière très pure rappelant celle qui précède les orages crépusculaires. Le ciel, dégradé d’un horizon lumineux à un firmament obscur, est troublé localement de petits nuages : fumée du train chez Chirico ; évaporation spectrale s’élevant au-dessus du village chez Dali. Des pans de murs vides viennent cadrer les perspectives, ici percés d’arcades italiennes, là mangés par la ruine. Dans ce monde flottant entre lumière et ombre, entre jour et nuit, entre scène de théâtre et espace infini, entre éternité et instant fugitif, viennent s’inscrire, telles les cartes d’un jeu divinatoire, objets et personnages énigmatiques associés aux réminiscences obsédantes de chacun des peintres.
Chez Chirico, il y a la tour rouge d’un palais de Turin ; la statue d’Ariane endormie (« Les statues endormies qui rêvent toutes blanches, Dont la soif de mourir jamais ne s’étanche » Apollinaire) ; le train qui n’arrive jamais ; et deux petites silhouettes humaines aux longues ombres portées (Chirico disait qu’« Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures »).
Chez Dali, on voit une tour rouge aussi ; les cyprès de l’île des morts de Böcklin ; le clocher de Cadaquès ; devant, un spectre calciné ; dans le lointain, une forme molle « atmosphérique », puis une vision du petit enfant Salvador Dali, accompagné de sa nourrice, et au premier plan un homme de dos, en costume historique, en train de peindre la scène, et qui n’est autre que Vermeer de Delft.
Pour chacun des deux peintres, les mêmes éléments, et quelques autres encore, se retrouvent dans tous leurs paysages surréalistes, distribués différemment ; non par pauvreté d’imagination, mais parce que ces signes, toujours les mêmes, sont les arcanes signifiants de leur monde invisible, les obsessions de leur inconscient mélancolique ou paranoïaque, et en définitive, à travers les œuvres qu’ils alimentent, les condensateurs, les révélateurs de la fatalité du monde.
C’est en ce sens qu’ils sont surréalistes ; leur lumière crue, qu’elle soit arrachée à l’automne turinois ou aux étés de Port Lligat, ronge la réalité comme un acide, et laisse transparaître, au travers de cette diaphane peau atmosphérique, le miroir magique inscrit à l’intérieur.
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