présentation des peintures synchronistiques

samedi, septembre 18, 2010

ART CONTEMPORAIN ET PATRIMOINE

Exposition Murakami au château de Versailles


Les mises en scène d’une confrontation entre patrimoine et Art Actuel sont devenues depuis quelques années une sorte d’étendard  du petit monde qui détient les commandes du marché de l’art contemporain et de sa promotion. Les collections de Pinault au Palazzo Grassi et à la Pointe de la Douane à Venise, et bien sûr surtout les grandes expositions/confrontations françaises au Louvre (exposition Jan Fabre,  exposition Contrepoint), et à Versailles : Koons, Veilhan, et actuellement Takashi Murakami.
Ces confrontations choquent une partie de la population, suscitent le débat, et par là même assurent une bonne médiatisation à l'événement. Pourtant, loin d’être irrévérencieuses à l’égard de la culture historique comme pouvaient l’être l’art des avant-gardes au XXe siècle, ses grandes manifestations ont au contraire une volonté pacificatrice, prenant soin de ne pas dégrader les lieux qu’elles investissent, et cherchant, partout où c’est possible, une sorte de clin d’œil, sinon une continuité avec l’art ancien.

Mais alors, pourquoi tant de remous ?

Pour tenter d’y voir plus clair, on peut se poser deux questions simples :

1/ Que recherchent ceux qui organisent ces événements ?

2/ Que critiquent ceux qui s’y opposent ?

À la première question, il y a une réponse convenue :
  • Ces expositions permettraient de redonner un dynamisme nouveau aux monuments historiques assoupis dans leur imagerie traditionnelle, et en même temps sensibiliseraient le grand public aux figures de proue de l’art contemporain international.
Il y en a une autre, un peu moins avouable :
  • Ce serait un bon moyen de faire monter la cote des artistes exposés, et de leur conférer, par une sorte d’osmose, d'imprégnation du lieu, la sacralité qui leur fait généralement défaut.

À la seconde question, il y a aussi une réponse apparente et une réponse cachée :
  • La première attribue l’indignation provoquée par les confrontations à la pollution esthétique que les œuvres contemporaines feraient subir au patrimoine historique, et au détournement des visiteurs qui, au lieu de s’intéresser aux monuments, aux oeuvres classiques, et à leur signification, finiraient par ne plus voir en eux qu’un « dispositif » disponible pour toutes sortes de spectacles et divertissements : une forme de « disneylandisation »  de notre patrimoine artistique.
  • La réponse cachée tient à la sacralité, consciente ou inconsciente, qui émane de l’art traditionnel, et à l’outrage, ou plutôt au déni, que lui fait dès lors subir la promiscuité avec un art de toute évidence dépourvu de transcendance.

Et à mon sens, le problème est bien là : dans cette absence de transcendance de l’art contemporain, absence qui dérange finalement tout le monde, tant ses promoteurs que ses détracteurs. Si ces derniers en effet l’accusent ouvertement de n’être qu’un « Financial Art », les premiers veulent aussi, par la confrontation recherchée avec l’ancien, et même s’ils s’en défendent, réinvestir l’art contemporain d’un sens sacré, lui redorer le blason, lui communiquer magiquement la transcendance qu’il n’a pas. Car nul besoin d’être expert ou critique d’art pour affirmer qu’il n’y a aucune transcendance dans les kitscheries de Jeff Koons, et pas plus dans les figurines mangaesques de Murakami.
C’est que l’art contemporain ne croit plus en la transcendance, et donc ne la recherche plus. Les grands artistes d’aujourd’hui s’ingénient plutôt à parodier, disséquer, exhiber, tous les miasmes, toutes les écumes, tous les borborygmes de la société moderne occidentale. Ils se veulent révélateurs et dénonciateurs, et leur ultime credo est la capacité à déranger.

Cela s’explique très bien historiquement : Dada, Duchamp, le Surréalisme, l’Art Brut, l’Abstraction, l’Art Conceptuel; tous ces mouvements alimentant au XXe siècle la mythologie grandissante des avant-gardes artistiques… Mais peut-être faut-il, parmi leurs représentants, séparer le bon grain de l’ivraie : ainsi par exemple chez les surréalistes, où le sens de la poésie et du mystère, la recherche de l’expression subconsciente, confèrent à beaucoup de leurs œuvres une profondeur et une véritable transcendance, absente la plupart du temps dans les autres courants.

Mais qu’est au juste cette transcendance prétendue de l’art ? Et pourquoi les arts traditionnels auraient-ils une transcendance que n’auraient pas les œuvres contemporaines ? Faut-il, pour le comprendre, appeler la philosophie à la rescousse de la critique d’art ?
Non, car les choses sont finalement assez simples, et peuvent se résumer en trois mots : mystère, poésie, et beauté.
  • Le mystère, parce qu’il y a dans la transcendance de l’art quelque chose qui résistera toujours la compréhension rationnelle ; et les artistes contemporains ont cru pouvoir réduire le mystère à une sorte de rébus conceptuel.
  • La poésie, parce que la transcendance est liée à ce qui, dans la représentation du monde, révèle la part rêvée du monde ; celle qui met un peu d’ailleurs dans l’ici et maintenant ; mais les artistes contemporains ne rêvent plus aujourd’hui que d’ici et de maintenant.
  • La beauté, parce qu’elle est le pivot central de tous les arts, et qu’elle naît de l’humilité et de la ferveur artisanale des créateurs ; mais les artistes contemporains la relèguent au rayon des vieilleries, et préfèrent à la ferveur artisanale le bidouillage technico-industriel des installations.

Mais ne soyons pas pessimistes et regardons le bon côté des choses : de ces grandes expositions, il restera simplement des photos, parfois assez belles, et dont le caractère insolite – et, pourquoi pas, poétique –  pourra faire naître la rêverie et le mystère au cœur des générations futures.

Le Split-Rocker de Jeff Koons à Versailles


dimanche, septembre 05, 2010

Peintures d’Alger, suite...

 Alger, Darse de l’Amirauté, G. Chambon, huile sur toile, 2010



 Alger, un jardin à l'aube, G. Chambon, huile sur toile, 2010

Ma mission pour l’aménagement des espaces publics liés au tramway d’Alger est pratiquement terminée. Mais je reviendrai probablement dans la ville blanche où ma rêverie décidément s’attarde.

Peut-être (qui sait ?) un jour pour exposer ces peintures qui prolongent pour moi les festins esthétiques que la baie a, durant chaque séjour, généreusement offert à mes yeux gourmands.

samedi, août 28, 2010

La Grande Poste d’Alger

Alger, la Grande Poste, huile sur toile, G. Chambon, 2010

Si un monument devait symboliser la ville d’Alger, ce serait certainement encore sa Grande Poste, située à la rencontre des rues Didouche Mourad et Larbi Ben Mehidi, les axes les plus commerçantes du centre ville.

C’est bien sûr un édifice qui date de la période coloniale, et cela peut paraître incongru et déplacé de qualifier une œuvre des anciens occupants de symbole de la capitale d’un pays indépendant. Mais l’imaginaire se construit souvent en dépit ou à l’encontre des valeurs politiques et morales : le Sacré Coeur à Paris, monument expiatoire stigmatisant les communards, ou même le Colisée à Rome, où se livraient des combats mortels et où l’on se repaissait du spectacle des martyrs, n’en sont pas moins devenus des monuments incontournables, des signes de reconnaissance universels, emblèmes des capitales qui les ont bâtis.

C’est que les grands édifices participent à construire un site, un paysage urbain, et, dans ce sens, l’attention que leurs architectes ont portée à l’esprit du lieu dépasse de loin la simple contingence de la fonction des bâtiment, ou les circonstances politiques de leur édification. Il ne s’agit pas d’éluder l’histoire et la connaissance des faits, mais de reconnaître qu’il peut y avoir dans une œuvre architecturale autre chose que la conséquence mécanique des circonstances de son édification. 

Et pour la grande poste d’Alger, construite en 1910-13 en style néo-mauresque, par un architecte pied-noir algérois peu connu, Jules Voinot, et un architecte toulonnais plus renommé, Marius Toudoire (auteur notamment des gares de Lyon à Paris, Saint-Jean à Bordeaux, Matabiau à Toulouse), nul doute que la portée urbaine de la réalisation dépasse de loin le symbole colonial.
D’ailleurs il s’agit à l’époque, pourrait-on dire, d’un colonialisme à visage humain, puisque l’instigateur du style néo-mauresque, le Gouverneur Général Jonnart, souhaitait rapprocher les cultures française et autochtone, en faisant de cette dernière une source d’inspiration obligatoire pour les édifices publics. On pourra évidemment arguer que le néo-mauresque plaque un décor factice sur des bâtiments dont la structure spatiale découle directement de la culture occidentale du XIXe siècle. Mais ce serait caricaturer la réalité : il n’est en effet pas si simple de dissocier le décor de la structure. Et si l’organisation des espaces et les techniques de construction dans ces édifices, utilisant le fer pour tenir les coupoles, n’ont effectivement rien avoir avec la culture mauresque, certains aspects de leurs volumétrie extérieure et intérieure, la répartition des masses décoratives, la façon dont la lumière pénètre dans les espaces principaux, tous ces points, et d’autres encore, qui font partie intégrante de l’architecture, s’inspirent directement de la culture ottomane qui prévalait à Alger à l’arrivée des Français.

Le rêve de Jonnart d’une cohabitation coloniale heureuse était bien sûr une chimère, comme l’a montré l’histoire du XXe siècle, jusqu’au massacre de la rue d’Isly (rue Larbi Ben Mehidi) en mars 1962. Mais le privilège de l’architecture sur la politique est de pouvoir réaliser et pérenniser des chimères, de faire des bâtiments qui harmonisent dans leur forme le rêve et la réalité de cultures différentes, comme la chimère antique, qui avait une tête de lion, un corps de chèvre, et une queue de serpent.

mercredi, août 11, 2010

Le territoire des vacances

La maison de Louis, Foncervines, gouache de G. Chambon

Il est certains endroits de France que l’agriculture a peu à peu abandonnés, parce que trop escarpés, trop isolés, trop boisés et trop pierreux, et dont les maigres hameaux, vides onze mois par ans, retrouvent pourtant au mois d’août une vie et une convivialité qui leur rappelle le temps où les va et viens pour les travaux des champs et le pacage des bêtes, la cuisson du pain au four banal, ou encore le puisage de l’eau des sources, animaient l’unique rue du village.

C’est le cas à Foncervines, commune de Cardaillac, qui rassemble derrière une crête séparant le Ségala du Limargue, à l’abri des vents du nord, une petite douzaine de vieilles maisons de pierre remises en état par les nouveaux occupants, pour la plupart citadins descendant d’authentiques Foncervins. Certains racontent les souvenirs de leur enfance, l’histoire trouble d’une aïeule, on visite la chambre où est née la grand-mère de celui-ci, on devise sur la maison d’un autre, décédé depuis plusieurs années, et qui reste désespérément vide. À l’apéritif, on évoque la plus vieille bâtisse du hameau, dont la construction remonte au moins au XIVe ou XVe siècle, et qui malheureusement se ruine peu à peu. On parle aussi de ces Témoins de Jéhovah installés là depuis quelques décennies, et qui finalement vivent comme tout le monde.

Les vacanciers jardinent beaucoup et les fleurs n’étaient sans doute pas si belles du temps des paysans qui n’avaient cure du décor. Mais c’est là un des paradoxes de la beauté du monde aménagé par les hommes : elle ne s’épanouit parfois pleinement qu’une fois disparus les usages qui avaient créé les formes, lorsque celles-ci se sont détachées de leur valeur pratique première, pour être investies du mystérieux pouvoir rémanent des choses disparues.

samedi, juillet 31, 2010

DESCENTE DE CROIX, REMBRANDT

Descente de croix - Rembrandt, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage
 

Il y a du mystère et de la magie dans beaucoup de tableaux de Rembrandt.

Mais la Descente de croix du musée de l’Ermitage est pour moi le sommet de cet art de l’émotion contenue, qui arrive à transmettre, sur un banal rectangle de toile ou de bois, et à plusieurs siècles de distance, toutes les profondeurs de la vie, toutes les notes de l’âme humaine, grandes joies ou petits bonheurs, souffrances taciturnes ou désespoir absolu.
Non seulement les visages, mais les corps patauds, les mouvements lents, les pâleurs livides dispensées par une lumière nocturne de source mystérieuse, les matières noircies, griffées, et décomposées, tout dans ce tableau nous bouleverse. Quelque chose de terrible se loge là, dans les clairs obscurs, dans cette admirable maîtrise des tremblements du pinceau, et dans cette délicatesse parcimonieuse de la couleur.
C’est une peinture sombre qui contient déjà en elle toute la sinistre puissance expressive des peintures noires de Goya, mais il s’y ajoute encore de la douceur, de la commisération, une sorte de générosité infinie.
Je dois d’ailleurs avouer que malgré les conditions effroyables de ma visite au musée de l’Ermitage, sous une chaleur suffocante, lorsque des centaines de groupes de touristes hagards et en sueur montaient à l’assaut des œuvres phares, exhortés par leur guide vociférant, malgré cette démonstration tapageuse d’une négation absolue de l’émotion artistique, j’ai tout de même été happé par la Descente de croix, et ému jusqu’aux larmes.
Je ne sais si l’on peut analyser à quoi cela tient, sinon à l’immense talent, au génie inégalé de Rembrandt.

Disons d’abord que la composition générale, le corps flasque et avachi du Christ, le clair obscur irradiant de lumière Jésus et son linceul, avaient déjà été mis au point l’année précédente, en 1633, dans la Descente de croix de plus petite dimension et peinte sur bois, qui se trouve à la Alte Pinakothek de Munich. Elles sont d’ailleurs toutes deux largement inspirées par le panneau central du triptyque de Rubens, peint en 1612 pour la cathédrale d’Anvers. 
Descente de croix, Rembrandt, Munich, Alte Pinakothek
Descente de croix (Triptyque de la cathédrale d’Anvers) - Rubens

Mais là où le maître flamand est dans la théâtralité baroque, avec une chorégraphie de corps d’athlètes qui occupent tout le devant de la scène, des draperies généreuses et colorées magnifiant le mouvement des personnages, un lointain servant essentiellement à marquer la ligne d’horizon, et apparaissant comme une toile de fond dissociée du premier plan, Rembrandt nous montre tout autre chose : des personnages au physique ordinaire, campées dans des attitudes tordant leur anatomie fruste ; à la fois plus d’espace entre protagonistes, donnant de la profondeur à la scène, et une proximité troublante entre la chair du Christ et ceux qui le soutiennent. Et surtout cet éclairage si particulier où la lumière semble se répandre dans l’obscurité comme un nuage de brume, perlant des gouttes d’or sur les franges des vêtements, et faisant surgir de la grisaille quelques lambeaux de couleur pure.

On pourrait parler d’une sorte de paradoxe permanent dans cette peinture : violence des contrastes mais infinie douceur des transitions ; expression parfois juste ébauchée des personnages, mais formidable subtilité du rendu des âmes ;  composition par opposition de grandes masses claires et sombres, mais démultiplication infinie des lisières ; statisme et pesanteur des attitudes, mais dynamisme puissant insufflé par la lumière.

Dans le tableau de Saint-Pétersbourg, tout y est : la lueur extatique émanant des linceuls, qui attise la désolation silencieuse des visages ; le groupe central agrippant le Christ, qui nous fait ressentir ardemment la lourdeur d’un corps sans vie, et la douleur affectueuse de ceux qui s’attèlent à cette difficile besogne. L’absence de ciel, remplacé par un fond noir, qui referme la scène et donne l’impression d’un lieu ténébreux, comme si le monde entier s’était transformé en caveau.

Et pourtant Rembrandt a peint cette toile juste après son mariage, dans une période très heureuse de sa vie. Il n’y a donc pas de corrélation, comme on l’a suggéré parfois, entre cette capacité à exprimer la douleur, et les blessures personnelles à l’âme de l’artiste ; ou alors, cette relation est terriblement prémonitoire.

samedi, juillet 10, 2010

À propos d’une Adoration des Mages

Adoration des Mages, école vénitienne du début du XVIIe s. (Maffeo da Verona ?), collection privée
 
L’adoration des mages, qui se fête chez nous une quinzaine de jours après le solstice d’hiver, est en quelque sorte l’apothéose du conte de Noël. Les Finlandais pensent d’ailleurs que le Père Noël est un quatrième roi mage, qui, venu du nord, n’a pas pu suivre l’étoile et n’est jamais parvenu à Bethléem ; c’est pourquoi depuis, il distribue à tous les enfants des cadeaux pour compenser l’offrande que l’enfant-dieu n’a pas pu recevoir de sa part.

L’histoire des rois mages vient au départ de l’évangile de Matthieu, qui indique que des mages d’orient, ayant suivi une étoile, vinrent adorer à Bethléem le roi des Juifs nouveau-né, et lui offrirent or, myrrhe, et encens, sans autre précision.

Mais la tradition chrétienne, par rapprochement avec certaines prophéties de l’ancien testament, leur adjoignit vite le titre de roi.  En occident, le nombre des rois mages, après avoir beaucoup varié, fut fixé à trois (depuis Origène). Assez vite aussi, on associa des symboles aux rois mages :  censés d’abord venir d’Inde, d’Arabie, et de Perse, ils finirent au XVe siècle par représenter les trois continents connus au moyen âge (Asie, Afrique, Europe, associés aux trois races descendant de Noé - Sem, Cham et Japhet). On leur avait fait aussi symboliser, à partir du XIIe siècle, les trois âges de la vie. Dans les peintures de la Renaissance, on eut donc généralement un Melchior de type européen avec une barbe blanche, qui apporte de l’or, un Gaspard, de type plus ou moins oriental, en pleine force de l’âge, qui tient une cassolette d’encens, et un Balthazar, basané ou carrément noir, représenté comme un jeune homme, et qui offre au nouveau-né la myrrhe (alors qu’au moyen âge, l’éphèbe et homme de couleur était plutôt Gaspard – dont la peau était rouge).

Dans les offrandes des mages, s’exprime un symbolisme multiple : l’or est associé au pouvoir terrestre et donc à la royauté (sur le tableau présenté ici, Melchior a déposé son sceptre et sa couronne d’or près de Jésus) ; l’encens est lié au rituel religieux, et donc à la sacralité, à la divinité de l’enfant ; enfin la myrrhe, utilisée depuis des temps immémoriaux pour l’embaumement des corps, est associée à la mort, et donc ici à la passion et à la résurrection du Christ.

La scène de l’adoration des mages étant une des plus représentées dans la peinture occidentale jusqu’au XVIIe siècle, c’est à travers ces oeuvres que s’est fixé la forme imaginaire définitive du mythe, ainsi que ses variations.

Depuis Giotto, mais surtout à partir de la fin du XVe siècle, les peintres ont en effet varié de façon très mesurée, en fonction des préoccupations de leur époque et de leur commanditaire, les différents paramètres de la scène. Dans de nombreuses représentations du quattrocento, marqué par le gothique international, un long ruban des cavaliers qui viennent déposer leurs offrandes aux pieds du nouveau-né, se déroule jusqu’au fond du tableau. Ces oeuvres condensent en une seule image la scène de l’offrande et le voyage des rois mages : ainsi ce tableau de Gentile da Fabriano conservé au musée des Offices, et qui nous plonge dans la féerie du conte.


Le premier peintre à avoir représenté un Balthazar de type africain semble être le Gandois Hugo van der Goes, dans son retable dit de Monforte, daté de 1468-70,

suivi quelques années après par Hans Memling, puis au début du XVIe siècle par Bosch, Dürer, David, Altdorfer, etc. ; les Italiens reprirent un peu plus tardivement cette figure du roi mage noir : c’est sans doute à Venise, et Padoue influencées par la peinture flamande, qu’on vit apparaître à la fin du XVe siècle, les premiers Balthazar africains (par exemple dans l’Adoration des mages de Mantegna, du Paul Getty museum de Los Angeles, ou celle de Bernardo Parentino qui date de 1475, ou enfin celle de Titien, conservée à la pinacothèque Ambrosiana, à Milan). Il faut cependant remarquer que la présence d’un personnage noir dans la suite des rois mages est apparue dans des œuvres bien antérieures, par exemple  « La rencontre des trois rois mages », Très riches heures du Duc de Berry, des Frères Limbourg, en 1416, et

L’Adoration des mages de Lorenzo Monaco, 1422, musée des Offices.
Chaque peintre intervient aussi dans le choix des costumes, des positions et attitudes d’allégeance des trois rois mages, des serviteurs et animaux de leur équipage ; le maintien et les gestes de la vierge et de l’enfant, la position, généralement en retrait, de Joseph, varient également d’une peinture à l’autre. Le bœuf et l’âne peuvent ou non être représentés  ; le décor de l’étable est plus ou moins rustique, et l’ambiance du paysage lointain plus ou moins réaliste.






Sur la toile que je présente en exergue, due à un peintre de l’école vénitienne du début du XVIIe siècle (probablement entourage de Paolo Farinati), la scénographie est classique (la composition reprend beaucoup d’éléments de l’Adoration des mages de Farinati

conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam) :
  • Au centre le vieux Melchior agenouillé baise le pied de l’enfant qui le béni de la main droite dont les doigts sont placés de manière à former les quatre lettres grecques ICXC : l'index est droit pour le I, le majeur es courbé pour le C, l'annulaire se croise avec le pouce pour le X, et l'auriculaire est courbé pour le C (tradition de représentation d’origine byzantine).
  • Gaspard et Balthazar portent des turbans par-dessus leur couronne, indiquant leur origine orientale, tandis que leurs serviteurs sont coiffés de bizarres chapeaux à plume.
  • En haut à gauche, on aperçoit un cheval et un chameau qui rappellent la provenance lointaine des acolytes.
Aux trois rois mages tournés vers la droite, dans le tableau anonyme, répondent les trois personnages de la Sainte Famille, tournés vers la gauche. Curieusement les auréoles de Jésus et de Marie, formant un léger halo, diffèrent de celle de Joseph qui se limite à un mince anneau à peine perceptible. C’est que Joseph n’est évidemment pas la vedette de l’histoire et malgré son nimbe, doit rester dans l’ombre.

samedi, juin 26, 2010

Collection, liste, énumération, série, répétition

 Paysages japonais, série d'encres sur papier,  2003, G. Chambon

Lorsque les peintres exposent leurs œuvres dans une galerie, ils ornent temporairement un lieu ad hoc avec une collection d’objets de même nature, capables d’attirer les amateurs, dans le but de vendre, mais aussi de se faire connaître et reconnaître par le public et les critiques.
Le collectionneur agit de la même façon, en regroupant au sein d’une galerie ou d’un cabinet personnel qu’il fera visiter à ses hôtes, une série d’objets extraordinaires, qu’il s’agisse d’objets artistiques ou d’objets insolites. Son but n’est pas, comme l’artiste, de vendre ni de se faire connaître ; il est de pouvoir admirer sa collection quotidiennement, donc de pouvoir jouir de sa possession. Mais le collectionneur a aussi plaisir à faire partager aux autres sa passion, à faire admirer ce trésor qu’il a amassé au cours des ans, et sans doute, par là même, inconsciemment, à séduire, à se faire admirer lui-même.

Cette fascination pour la collection d’objets rares ou investis d’un sens esthétique particulier est aussi vieille que le monde ; elle remonte même avant l’homme, puisqu’on l’observe chez plusieurs espèces d’oiseaux, dans le cadre de leur parade nuptiale : « Chez certains oiseaux de paradis, le mâle prépare une surface de terrain qu'il nettoie soigneusement et sur laquelle il dépose une collection d'objets brillants, feuilles, fleurs, coquilles, graines. Parfois il construit une sorte de berceau à l'entrée duquel il dépose les objets. Lorsque la femelle arrive sur le terrain ainsi préparé, le mâle se livre à des évolutions rapides autour d'elle et la dirige vers le berceau » (Pierre Rey).

Ce qui est intéressant ici n’est pas que la collection réunie par l’animal soit associée au comportement sexuel, mais bien qu’elle procède d’une ritualisation. La ritualisation des comportements (simulation et répétition de certains gestes, détournés de leur fonctionnalité première, pour être associés à une nouvelle signification – Konrad Lorenz a très bien décrit cela) est une des clefs de la compréhension de la formation primitive du langage et donc de la communication sociale. Le côté répétitif est important à plusieurs titres :

  • il permet d’abord d’insister sur une morphologie particulière (qu’elle soit sonore ou visuelle), et donc d’en affirmer le rôle d’outil de communication
  • il introduit ensuite les notions de rythmes et de variations (c’est-à-dire toutes les nuances de l’expression qui vont pouvoir moduler le sens et l’intensité d’un message)
  • enfin, parce que du fait même qu’il soit une accumulation, il matérialise symboliquement une réserve de sens, une capitalisation esthétique, il affirme en quelque sorte la puissance du nombre.

Dans l’activité artistique des hommes, on repère ce goût de la collection, de la série répétitive, aussi bien dans les œuvres littéraires que dans les créations plastiques (sans parler de la musique dont la répétition assortie de variations est à la base de la structure mélodique).
Tout le monde connaît les insolites listes littéraires de Perec et de Prévert, mais si l’on se tourne vers des écrits plus anciens, et même très anciens, comme l’Ancien Testament ou les Métamorphoses d’Ovide, on trouve aussi de longues séries d’énumérations dont l’efficacité rhétorique ou littéraire paraît parfois improbable à notre sensibilité moderne.
Dans le domaine plastique, le goût de l’art actuel pour les séries et les collections est avéré (les Marilyn ou les Mao d’Andy Warhol, les Ménines de Picasso, ou plus récemment, par exemple la série de moulages de dessous de chaises composant une seule oeuvre, de Rachel Whiteread, exposée à la fondation Pinault de Venise). C’est je crois principalement Monet avec ses séries de peintures des côtes de Belle Ile, de la cathédrale de Rouen, ou ses Nymphéas, qui a initié l’inclination spéciale des artistes contemporains et amateurs d’art pour les séries constituées. Mais bien avant l’impressionnisme, il existait déjà en peinture une forme de travail sériel par thème (par exemple la série des Prisons de Piranèse, ou le cycle de Marie de Médicis de Rubens, ou même les cycles des vies des saints, très fréquents depuis Giotto).

Aujourd’hui, beaucoup d’artistes ne fonctionnent plus que par séries (Garouste, Alechinsky, Kiefer, et bien d’autres), peut-être pour saisir toutes les facettes d’un sujet, mais évidemment aussi pour exposer leur travail sous forme d’unités sérielles super cohérentes, organisées en une déclinaison de plusieurs œuvres, ou de plusieurs fragments analogues composant une seule œuvre. L’exacerbation de ce goût pour la collection, la liste, l’énumération, la série, la répétition, vient peut-être d’un effort intense pour reconstituer ou réaffirmer certains fondamentaux des langages plastiques dont les codes traditionnels ont été mis à mal. Mais c’est aussi la recherche du sentiment de puissance que procure le nombre (et dont la figure première est celle de l’enfant qui aligne ses armées de soldats de plomb), à un moment de l’histoire ou l’artiste peintre voit son rôle sérieusement diminuer dans la communication sociale.

lundi, mai 31, 2010

Surréalisme et pensée axiologique

Les pensées, et les raisonnements qui y sont naturellement associés, s’organisent toujours dans l’esprit humain selon des axes sémantiques à deux pôles : le bien et le mal, l’avant et l’après, le haut et le bas, la droite et la gauche (en politique aussi), le masculin et le féminin, l’individuel et le collectif, le positif et le négatif, le dedans et le dehors, la richesse et la pauvreté, le plein et le vide, le grand et le petit, le lourd et le léger, le clair et l’obscur, le savant et l’ignorant, le rugueux et le lisse, le pur et l’impur, le beau et le laid, etc., etc…. on pourrait décliner à l’infini les exemples, alors qu’il serait très difficile de trouver ne serait-ce qu’un seul véritable contre-exemple. 

Collage de couverture de "Une semaine de bonté" de Max Ernst


L’idée surréaliste est justement de tenter de sortir de ce système de pensée binaire ; trouver un sens dans des choses et des événements qui ne s’organisent plus sur les axes sémantiques bipolaires. Par exemple quand Max Ernst, dans son roman-collage « Une semaine de bonté », classe sept éléments fondamentaux (et non plus quatre ou cinq comme dans les anciennes traditions), et qu’il ne les situe plus sur une figure géométrique formée d’un ou deux axes (rappelons que les éléments traditionnels sont la terre, l’air, l’eau, le feu, auxquels s’ajoute parfois l’éther. Ils s’organisent facilement du bas vers le haut, ou sur les branches d’une croix) ; les éléments de Max Ernst sont la boue, l’eau, le feu, le sang, le noir, la vue, et l’Autre. Impossible de les raccrocher à un système fait de bipolarités ; et pourtant cette énumération improbable n’est pas vide de sens et parle à notre imagination. On entre là véritablement dans une pensée non aristotélicienne (rappelons qu’Aristote expliquait les mouvements des corps par une loi naturelle qui voulait que chaque chose cherche toujours à retourner à sa vraie place, fixée depuis l’origine dans un univers dont la structure profonde paraissait immuable). Alfred Elton van Vogt, à l’instar des surréalistes, dans son célèbre cycle de science-fiction consacré aux Non-A (Le monde des Ā , Les joueurs du Ā, La fin du Ā), s’est aussi emparé de cette idée d’une pensée non aristotélicienne développée par Alfred Korzybski, mais pour en faire un argument romanesque plutôt qu’une véritable réflexion philosophique.

La difficulté est qu’une pensée non-axiologique ne permet pas d’interpréter les éléments de la réalité en utilisant des échelles de valeurs stables.  Le sens naît seulement des congruences et affinités imaginaires conjoncturelles entre les êtres, les événements, et les choses. Ainsi peuvent être rapprochés ou opposés des concepts et des objets totalement hétéroclites, issus de domaines différents, pourvu que l’imaginaire soit en mesure de créer spontanément une grille sémantique ad hoc qui les mette en interférence. Il n’est bien sûr plus question alors d’échafauder des raisonnements : on est dans le domaine de l’expression (et de la compréhension) poétique pure. Mais, comme l’a montré Gaston Bachelard dans ses essais sur le dynamisme imaginaire, la  composante imaginaire de l’esprit est souvent primordiale : elle précède et conditionne la façon dont telle ou telle pensée va se situer ensuite sur les axes conventionnels d’interprétation logique du réel. Le surréalisme peut être vu comme l’expression totalement libre, expérimentale, et polémique, de la pensée poétique pure. Et on peut dire que la fin (en termes d’histoire) du Mouvement Surréaliste a été causée par la dérive doctrinale (et donc axiologique) d’André Breton. Lorsque la pensée imaginaire produit un système qui ne peut plus lui-même s’auto-détourner et se réintégrer dans un autre système, c’est que ce système est devenu une échelle de valeurs fixe, et qu’il a quitté la poésie pour retourner dans le giron de la pensée aristotélicienne et du raisonnement axiologique.

Mais si le Mouvement Surréaliste est bien mort aujourd’hui, le surréalisme en tant qu’attitude artistique et philosophique est non-mort, c’est une sorte de vampire énigmatique qui se nourrit de toutes les liqueurs vitales, qui sang-tête à vivre, comme « la femme 100 têtes » de Max Ernst. Alors je crois que le surréalisme sera toujours sur-vivant.

Couverture de "La femme 100 têtes" édition de 1956

dimanche, mai 09, 2010

PEINTURE, IMAGINATION, ET PHILOSOPHIE

Pendant le dernier week-end du mois de mai, Saint-Émilion deviendra le réceptacle d’une fête joyeuse de l’esprit et des sens : le festival PHILOSOPHIA brassera conférences, débats, spectacles, musique, et expositions, autour du thème de l’imagination.

J’ai saisi la balle au bond, car l’imagination est toujours très présente dans mon travail de peintre. J'exposerai donc du 28 mai au 13 juin, une trentaine de mes peintures, à la Tour Saint Georges, place Marcadieu, à Saint-Émilion.


Durant mon enfance, l’imagination était le moteur essentiel de mon appréhension du réel. J’ai en effet baigné de longues années dans une communion avec les forces de la nature primordiale, avec l’"âme du monde", qui transcende les apparences ; je n’avais pas besoin de vraisemblance pour connaître les choses. Mais à l’adolescence, mon intellect a brisé un à un les ponts qui reliaient chez moi la réalité au monde imaginaire. Mon esprit a dû apprendre, avec beaucoup de peine et d’effroi, à dissocier l’interprétation pragmatique du réel contingent - dans lequel la loi est souvent restriction et violence - de la représentation d’une réalité idyllique, telle qu’elle s’offrait naturellement à ma rêverie et à mon intuition sensible.
Une cassure insupportable a alors blessé ma personnalité : c’est comme si le merveilleux jouet qui me procurait jusque-là le plaisir de vivre, une fois ses rouages mis à nu, ne pouvait plus être remonté et perdait à jamais son pouvoir. À cet instant, le monde s’est mis à rugir et s’est éloigné de moi ; je lui suis devenu en quelque sorte un étranger.
Toute ma vie, ensuite, j’ai cherché, notamment par la peinture, à ré-apprivoiser l’entité mystérieuse du monde. Car c’est d’abord cela, la peinture : une façon affectueuse de caresser le monde, avec ses pinceaux et son imagination ; une façon douce de l’approcher pour qu’il vous devienne plus familier, et qu’il se love à votre côté ; passé, présent, et avenir mêlés.

dimanche, mai 02, 2010

Alger, choses vues

Alger, le marché de Dergana, Gilles Chambon, huile sur toile
Vieille femme à la fontaine de Sidi Abd-er-Rahman, Gilles Chambon, huile sur toile


Je poursuis une série de peintures sur divers aspects d’Alger, peut-être pour montrer que l’imaginaire qui a tant séduit les orientalistes depuis Delacroix, est encore présent en filigrane, prêt à surgir au détour de chaque rue, de chaque quartier. Cet imaginaire est si puissant que les Algériens eux-mêmes se le sont appropriés.

Mais les évolutions de l’Algérie contemporaine apportent leurs distorsions, et donnent des notes colorées, âpres et rugueuses aux scènes de rues d’aujourd’hui. Ce que je cherche à montrer, c’est que malgré les changements qui ont libéré la ville des clichés exotiques, une continuité de l’imaginaire pictural émane toujours de la substance urbaine algéroise.

vendredi, avril 23, 2010

CASBAH EN PERIL

 Rue de la Casbah, peinture de Gilles Chambon, 2010

 Rue de la Casbah au début du XXe siècle

Classée depuis dix-huit ans au Patrimoine Mondial de l’Humanité, la Casbah d’Alger n’en poursuit pas moins sa rapide dégradation, que rien ne semble pouvoir arrêter. Les maisons s’effondrent au rythme de cinq à dix par an. 
 étude de réhabilitation de la Casbah, typologie des maisons

Il y avait encore dans la vieille Alger, lors de l’étude de réhabilitation menée par l’UNESCO en 1978, un millier de maisons traditionnelles d’époque turque, dont une moitié était dans un état médiocre et une centaine proche de la ruine. Depuis, à peu près trois cents se sont écroulées. La cause n’est pas - comme souvent, la spéculation foncière ; les terrains de la Casbah ne valent pas grand-chose sur le marché immobilier. Alors de quoi s’agit-il ?

Le mécanisme qui gangrène la vieille cité barbaresque peut être décrit de la façon suivante :
  • Première étape : pour des raisons de confort, les plus riches propriétaires ont quitté leurs maisons pour s’établir dans des quartiers plus modernes, et les ont louées aux plus pauvres, en surnombre. Manque d’entretien et surpopulation ont vite fait de dégrader des bâtisses souvent fragiles, dans un contexte de forte sismicité.

  • Deuxième étape : malgré l’intérêt historique et patrimonial, les autorités délaissent ce cœur malade et mal famé, qui concerne moins de cinquante mille habitants, et dont l’entretien semble si difficile à maîtriser. Quand une maison tombe et qu’on peut récupérer le terrain pour la collectivité, on y fait une placette sommaire ou un parking.

  • Troisième étape : les réparations de fortune faites par les petits propriétaires habitants ou par les locataires, sans contrôle, conduisent souvent à un résultat calamiteux, qui mutile irrémédiablement les maisons, voire les fragilise.

  • Quatrième étape : sous la pression des médias, des associations, et des élites culturelles, des mesures sont prises par l’administration pour entamer un processus de réhabilitation : elles consistent à inciter les habitants à partir, îlot par îlot, pour laisser le champ libre aux travaux de restauration à mener sous le contrôle des spécialistes. On propose aux propriétaires un logement en banlieue d’Alger ; on va même jusqu’à l’offrir gracieusement si la maison est en ruine. C’est là que commencent les ennuis : les maisons vides sont pillées pour récupérer les céramiques ou les colonnettes ; certains habitants aident leurs maisons à tomber, pour profiter de l’aubaine d’un nouveau logement. Ou encore les vieilles bâtisses, censées être vides, sont réoccupées par les familles, les logements octroyés à l’extérieur sont revendus ou sous-loués… et tout un trafic s’organise et se nourrit de la décrépitude de la Casbah.

Les seules restaurations qui ont pu être menées à bien sont celles des palais, comme le bastion XXIII près du port, réalisé sous la conduite d’équipes italiennes. 

Le Bastion XXIII récemment restauré

Alors faudra-t-il continuer à voir mourir peu à peu ce tortueux trésor de l’imaginaire méditerranéen, ce joyau de l’architecture maghrebine qui est l’âme véritable de la capitale algérienne ?

La reconquête touristique, comme dans les médinas marocaines, paraît très improbable dans le contexte algérien. Alors le salut pourrait sans doute seulement venir d’une reconquête bourgeoise : ce que l’on nomme gentrification, et que nous connaissons bien dans les cœurs historiques de ce côté-ci de la Méditerranée. Si l’on ne peut échapper au business qui se développe sur ce quartier en ruine, préférons le business qui sauvegarde le patrimoine collectif à celui qui le détruit. Espérons donc que les nouvelles générations des couches aisées de la population algéroise, auront enfin envie de renouer avec leurs ancêtres, et s’aménageront de riches demeures traditionnelles au milieu du dédale de ruelles de la Casbah… avant que tout cela ne soit parti en poussière.

samedi, avril 10, 2010

Contrastes

Le môle de pêche, Alger, 
Gilles Chambon, huile sur toile, 2010

Alger est une ville de contrastes.

Quelqu’un me disait : « c’est Marseille, sans les Français ». Et c’est vrai que cent trente années de colonisation ont laissé sur la ville une profonde empreinte, qui lui donne des airs de ressemblance avec la cité phocéenne. Mais n’oublions pas aussi que le siècle des empires coloniaux a pareillement influencé l’architecture européenne : on s’est plu, de ce côté-ci de la méditerranée, à évoquer le style mauresque dans la décoration de nombreux immeubles urbains qui s’amusent à ressembler à l’orient. Le melting pot méditerranéen a toujours brassé les hommes et les cultures, et c’est tant mieux.

Mais là s’arrête la comparaison. Le mistral n’est pas le siroco. C’est le feu africain qui tombe des montagnes sur Alger, et évapore chaque matin la fraîcheur de la mer en brumes lumineuses indicibles. La sombre émeraude frisée et vernissée des ficus de Didouche Mourad n’est pas la blondeur majestueuse des platanes de la Canebière. Et l’été vers le soir, à l’heure où Marseille remplit ses terrasses et sirote paisiblement le pastis, de longues ombres noires plombées lacèrent les blanches façades algéroises ourlées de bleu, et le soleil couchant fait résonner l’espace comme un tambour, que reprennent à l’unisson les haut-parleurs des muezzins. L’âme algérienne est trempée dans ces contrastes, et dans leur violente beauté.

Pour un peintre, approcher cette beauté est une façon de mieux comprendre ceux qui l’habitent.

dimanche, mars 21, 2010

Alger, ville blanche

Le port d'Alger, Gilles Chambon, huile sur toile, 2010

Treize cargos sont à quai.
Au loin les containers, empilés en murailles,
Géants morceaux de sucre aux saveurs rouille et verte
Encombrent les échelles et regrettent déjà
De n’être plus aux vents.

Les épines agacées des grandes grues d’acier
Recommencent à glisser
Machinalement les marins, encor tout empêtrés de rêves langoureux, 
Sortent de leur carré
Longent les bastingages
La ville avec son port drapé derrière les digues,
Hume dans le silence la fraîcheur incertaine

Halot de brume humide, lumière pâle caressant toute aspérité
Le jour s’étire déjà, lance sa poussière grise et sa sueur épicée. 
Quelques perroquets bleus accrochés aux palmiers
Dardent en un éclat leur antienne syncopée
Et le vrombissement qui naît des bas quartiers
Frappe dans les ruelles les balcons délaissés

Alger, ville blanche et bruyante, se livre à la lumière.  

G. C.

 esquisse pour le port d'Alger, G. Chambon, gouache sur papier

samedi, mars 06, 2010

Quelles peintures pour suspendre à nos murs ?

Hubert Robert, Projet d'aménagement de la Grande Galerie du Louvre, musée du Louvre
Dans les musées, mais aussi dans les appartements, on accroche toujours des images sur les murs. Cela va de l’affiche à la peinture encadrée, en passant par les photographies, les dessins, gravures et estampes de toute nature.

Eduard Gaertner, Appartement du Prince Wilhelm, Schlossmuseum, Darmstadt


Pourquoi la plupart des gens, aujourd’hui comme hier, ressentent-ils le besoin de s’entourer ainsi d’images ? Tradition décorative occidentale anti-zen ? Fétichisme des objets ou des représentations chargées de significations diverses ? Amour de l’art et désir de possession du collectionneur ? Mise en scène de notre vie quotidienne dans un décor souvenirs-rêves-désirs, offert à l’occasion avec orgueil aux yeux des hôtes de passage ?

 Intérieur privé contemporain

La réponse tient sans doute un peu de tout cela à la fois. Mais ce qui caractérise peut-être le mieux le temps présent est cette distorsion croissante entre les peintures produites en grand nombre par les créateurs d’images contemporains, et ce que recherchent les amateurs, pour garnir leurs cimaises, à titre professionnel ou privé.

Que recherchent en effet aujourd’hui les amateurs de tableaux ?

Il y a d’abord toutes les peintures anciennes (jusqu’aux années 50, peintres décédés), qui exercent une espèce de fascination magique, parce qu’elles nous rattachent de fait au monde des esprits, ou au monde de l’histoire, ce qui revient au même. Vestiges d’un temps disparu, nostalgie d’une époque révolue, celle des aïeux, enracinement du présent dans le passé.

Il y a ensuite tout ce qui a trait aux gens célèbres, ceux dont on parle dans les médias et dont on sera fier d’avoir une image autographe.

Il y a aussi les œuvres ethniques, qui nous parlent d’une culture traditionnelle exotique, d’un ailleurs chargé de valeur symbolique, comme sanctuarisée.

Hors de ces trois catégories, quelle place reste-t-il pour la grande majorité des œuvres produites, celles des artistes inconnus, vivants, et désespérément anonymes malgré leur signature fièrement apposée dans un coin du tableau ? Qui peuvent-elles séduire et comment ?
Si elles ne retiennent pas l’attention du marché officiel de l’art, elles peuvent cependant dans certains cas attirer le particulier :
  •     par leur aspect artisanal, soigné, et décoratif
  •     ou parce qu’elles ont trait à quelque chose qui nous est familier (portrait de nos proches, représentation de lieux où l’on a habité, ou que l’on a visités)
  •     ou encore par le développement d’une poétique qui nous touche particulièrement, par exemple les chats pour certaines femmes, ou les femmes dénudées pour certains hommes…


C’est la nature de ces poétiques multiples, et leur pertinence collective, qu’il semble intéressant d’explorer et de mieux comprendre. On voit en effet s’étaler dans les galeries ou sur les sites internet des milliers de poétiques individuelles dont on a le sentiment qu’elles sont à la fois trop particulières et trop banales:
  • Trop particulières, parce qu’elles semblent n’obéir qu’à la fantaisie ou aux marottes du peintre, sans autre signification qui puisse être rattachée à un imaginaire collectif. 
  • Trop banales, parce que la somme de toutes ces fantaisies individuelles produit une sorte de mouvement brownien, dans une équivalence globale malgré les différences, et dont l’image qui reste dans la mémoire est totalement insignifiante.

Les thèmes classiques de la peinture ancienne (peinture d’histoire, scènes de genre, paysage, nature morte, portrait), qui avaient un sens partagé par tous (et qui l’ont encore pour les peintures anciennes), ne sont plus aujourd’hui un repère de sens pour la peinture actuelle. Il faut trouver d’autres invariants en résonance avec l’imaginaire contemporain, et adaptés aux images peintes que l’on fixe aux murs.

J’ai personnellement proposé que le travail du peintre s’appuie sur les thèmes de la peinture classique et en détourne la signification, dans une démarche en accord avec l’esprit contemporain (ce qu’avaient déjà initié certains surréalistes comme Dali ou Ernst). Depuis Prévert, Vian, et Queneau, le détournement ironique et improbable de tel ou tel aspect de la réalité, constitue en effet une figure majeure et populaire de la poétique contemporaine.

Mais le champ reste ouvert et bien d’autres poétiques peuvent trouver une résonance positive dans l’imaginaire collectif, à condition qu’elles ne s’éparpillent pas et forment ensemble un corpus cohérent, un système de signification capable d’être intériorisé par la majorité, un système apte à cristalliser les désirs si divers et volatiles de l’homme contemporain, tout en les reliant aux grands invariants de l’inconscient humain.

dimanche, février 21, 2010

Suzanne et les vieillards

Suzanne et les vieillards, Gilles Chambon, 2010, huile sur toile

La scène se passe à Babylone, pendant l’exil du peuple hébreu ; Suzanne, belle et pure, femme du riche Joakim, se baigne seule dans son jardin. Deux vieux juges, amis du mari, sont secrètement restés là, et l’observent avec concupiscence. Ils lui font des propositions malhonnêtes et prétendent l’accuser d’adultère avec un jeune homme si elle ne cède pas à leurs avances. Evidemment elle ne cède pas, ils l’accusent, mais, in extremis, sont finalement démasqués par le jeune prophète Daniel, et exécutés.

Ce récit apocryphe du livre de Daniel, auquel on a prêté de nombreuses significations paraboliques (la pureté d’Israël, ou de l’église, face aux idolâtres et aux païens, qui sont finalement confondus par le messie), est, comme tous les mythes, un attracteur étrange qui agglutine une constellation de sens, reliés à l’inconscient et à l’imaginaire humain (ici plutôt l’imaginaire masculin). En témoigne la fascination que cette histoire a exercée sur des générations de peintres, qui se sont en général plus à représenter la nudité de la belle Suzanne, et les vieillards la reluquant, ou la poursuivant de leurs assiduités.

La chaste Suzanne, Jacob Joardens, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

La métaphore religieuse cache une signification beaucoup plus humaine et simple : les hommes d’âge mûr ne voient pas le temps passer, et, bien que décrépits, sont toujours autant attirés par les belles jeunes femmes. Mais les moeurs ont heureusement changés depuis les temps bibliques, où l’on dénonçait volontiers les juges libidineux, mais où l’on ne s’inquiétait aucunement de l’âge et de la toute puissance du mari légitime sur sa femme.

Aujourd’hui les filles libérées ne craignent plus les vieux cochons, et d’ailleurs ceux-ci, lorsqu’ils sont éconduits, prennent la vie avec philosophie : faute de pouvoir s’autoriser à caresser les appétissantes courbes féminines qu’ils entrevoient sous la robe retroussée, ils exhibent, par dérision, leur nudité flapie, et s’amusent de leur désir en faisant des blagues de potaches.

Je propose de voir dans cette réactualisation joyeuse et impertinente du mythe de Suzanne, une nouvelle parabole indiquant l’irrévérence systématique, humoristique, et très salutaire qu’il convient de nos jours d’adopter face au retour des moralistes rabat-joie et des bigots intolérants, quelle que soit leur religion.