présentation des peintures synchronistiques

vendredi, juin 22, 2018

Les Muses et leurs rivales

Rosso Fiorentino, "Le Défi des Piérides", huile sur bois transposé sur toile, 31x63cm. Ce tableau reprend une composition diffusée par la gravure de Caraglio et inventée par Rosso à Rome entre 1524 et 1527, sous l'influence de la fresque du "Parnasse" de Raphaël au Vatican
Les Muses, déesses sœurs, filles de Zeus et de Mnémosyne (personnification de la mémoire), sont détentrices du pouvoir de dire à l’unisson, et dans une merveilleuse harmonie, « ce qui est, ce qui sera, et ce qui fut » (Hésiode, Théogonie, v. 38). C’est pourquoi tout poète (et par extension tout artiste) doit les invoquer pour composer des œuvres justes, et capables de transmettre, de génération en génération, les vérités profondes qui structurent une culture et son histoire. 

Leurs sanctuaires dans l’ancienne Grèce et dans le monde hellénistique, les Mouseîons, étaient des enclos sacrés, qui pouvaient être de simples sites naturels, comme le Mont Hélicon en Béotie, ou bien des grottes, mais ils pouvaient aussi contenir un temple, avec des bâtiments annexes. Le plus célèbre et le plus vaste était celui d’Alexandrie, construit vers 285 avant J-C. Il était composé d'un jardin et de promenades, d'une salle de réunion, d'autels, d'une bibliothèque, et de diverses annexes comme un observatoire, un jardin botanique et même un institut d'anatomie… Les Mouseîons étaient donc des lieux dédiés aux arts et au savoir, placés sous la protection divine des Muses. C’est d’eux que dérivent indirectement nos musées, modernes sanctuaires de la déesse Culture, lieux de pèlerinage d’une religion devenue inconsciente, offrant les œuvres d’art, comme reliques divines, au recueillement et à l’adoration des visiteurs.
Ruines du temple des muses à Baalbek (Liban)

Revenons aux Muses. Si Hésiode (VIIIe s. av J-C) fixe dans sa Théogonie leur nombre à neuf, et attribue à chacune d’elles une compétence particulière dans un champ de l’expression artistique, elles n’étaient à l’origine que trois, comme les Parques, comme les Grâces (Charites), comme les Heures, comme les Sirènes, comme les Gorgones, ou encore comme les Erinyes ou Furies (Euménides).
Trois muses sur un bas-relief de Mantinée attribué à l'atelier de Praxitèle, ive siècle av. J.-C.

Bernardo Strozzi, Les trois Parques, 1664
Les Heures et le dieu Pan. Bas-relief votif d'époque grecque. Musée du Capitole, Rome
Relief des trois Grâces, ve siècle av. J.-C. Musée de l'Acropole d'Athènes
Wenceslaus Hollar, les trois Furies

Robert Graves attribuait cette « trinité » primitive de nombreuses divinités féminines grecques à une origine protohistorique dominée par le culte d’une déesse mère associée à la Lune et à ses trois phases (ascendante, pleine, descendante), correspondant à trois aspects de ses pouvoirs, liés aussi au printemps, à l’été et à l’automne, ou encore aux trois âges de la vie.

R. Graves explique beaucoup d'aspects de la mythologie grecque par l'arrivée de peuplades de culture patriarcale substituant peu à peu leurs dieux (Zeus notamment, dieu du tonnerre) aux divinités agraires liées à une culture matriarcale beaucoup plus ancienne dans toute l'Europe. « Quand la femme-Lune fut devenue la subordonnée du dieu-tonnerre puis son épouse, elle délégua la charge de la poésie à sa prétendue sœur, elle-même précédemment, en tant que Triple Muse. » (R. Graves, La déesse blanche, trad. 1978, éd. Du Rocher, p.455). Ces trois muses étaient assimilées aux tonalités de trois cordes de la lyre primitive. Au Moyen-âge, on en associa sept à la musique céleste des sphères (en référence aux sept planètes et aux sept cordes de la lyre d'Apollon). 
Pour Pausanias, les trois noms de la Triple Muse, étaient Mélété (la préparation), Mnémé (la mémoire), et Aédé (le chant). Cela se rapporte aux grandes fêtes organisées pour les Muses dans les centres où elles étaient vénérées: des concours de poésie et de musique y étaient organisés, faisant appel à l'entraînement (préparation), à la mémoire, et enfin à la déclamation chantée. 

Mais c’est bien les neuf muses d’Hésiode qui sont restées dans la culture occidentale, et qui sont devenues les Muses « canoniques ». 
Rappelons leurs noms :

Calliope (poésie épique – considérée comme la plus importante des muses), Erato (poésie érotique et mime), et Uranie (astronomie) formaient selon R . Graves une triade se rattachant à la pleine lune. 
Les noms donnés aux six autres sont plutôt en relation avec leur attribution : 
Euterpe est la poésie lyrique, 
Terpsichore la danse chorale, 
Thalie la comédie, 
Polymnie la poésie sacrée, 
Clio l’histoire, 
et Melpomène la tragédie.

Raphaël, Apollon et les Muses sur le Parnasse, fresque de la Chambre de la Signature, Vatican
Elles ont toutes été mises sous la tutelle d’Apollon, dieu solaire protecteur des arts. L’association de sept d’entre elles à la musique des sphères est attestée à la Renaissance dans un jeu de carte éducatif créé sans doute à Ferrare vers 1470 (appelé à tort « Tarot de Mantegna ») dans lequel, à l’exception de Thalie et de Clio, elle ont à leur côté un cercle symbolisant l’une des sept sphères célestes. Dans la même série de carte, on trouve Apollon, qui les patronne. Voici les figures des Muses dans ce jeu (https://gallica.bnf.fr):










Mais si les Muses dépendent du dieu solaire, et se tiennent volontiers sur le Parnasse à ses côtés, il leur laisse néanmoins le pouvoir absolu d’inspirer les poètes. Et c’est en quelque sorte grâce à leur clairvoyance, englobant passé et futur, que les grands récits mythologiques universels, qu’elles sont réputées avoir inspirés, offrent une vérité éternelle, dont l’enseignement peut être sans cesse réactualisé.

Andrea Mantegna, Le Parnasse, 1497, tempera sur toile 159x192cm, Louvre.
En haut, Mars et Vénus renvoient aux commanditaires, Isabelle d'Este et Francesco Gonzague; en bas, on voit à gauche Apollon, à droite Mercure et Pégase, et au centre les Muses dansant ensemble.

Toujours selon les mots d’Hésiode, elles sont là aussi pour « être l’oubli des malheurs et la trêve aux soucis » ; elles insufflent en effet aux artistes le don de créer des œuvres qui, en plus de refléter la vérité, sont belles et agréables aux sens. Elles s’opposent en cela à leurs filles maudites les Sirènes qui, même si elles savent aussi "tout ce qui advient sur la terre féconde" (Odyssée, XII, 191) et sont capables de chanter de façon envoûtante et irrésistible, ne consacrent leurs louanges qu’à l’Hadès, et prophétisent la mort certaine à tous ceux qui ont le malheur de tomber sous l’emprise de leur séduction. 

Pour les Grecs, les Sirènes étaient d’ailleurs affublées d’un corps d’oiseau en raison de la malédiction qui les avait touchées depuis l’enlèvement, sous leurs yeux, de leur maîtresse Proserpine par le dieu des Enfers.
On raconte aussi qu’un jour, ayant voulu se mesurer aux Muses, elles ne firent pas le poids, et les Muses victorieuses leur arrachèrent les plumes pour s’en faire des couronnes, les laissant clouées sur leurs rochers, incapables désormais de s’envoler. Cet épisode est figuré en bas-relief sur le devant de quelques sarcophages antiques, mais à ma connaissance non repris dans la peinture classique. Il existe cependant quelques tableaux modernes représentant cet épisode; en voici un, dû au peintre australien Rupert Bunny : 
Rupert Bunny, "Les Muses arrachant les plumes des ailes des Sirènes", vers 1922
Sarcophage gallo-romain de marbre avec la dispute des Muses et des Sirènes (détail), IIIe siècle ap. J-C, MET, N-Y

Les Muses sont donc garantes de l’inspiration divine, face à la séduction délétère suscitée par les Sirènes. Elles protègent le caractère sacré et éternellement vivant des arts, et combattent les créations oublieuses de leur mission sacrée. 

Les artistes qui ne se mettraient pas sous leur protection, risqueraient donc de succomber au charme des Sirènes, et de développer une poésie mortifère, un art de l’oubli, un art mensonger parce que vaniteux et sans transcendance. Ne serait-ce pas la malédiction à laquelle s’est exposé un certain « art contemporain » ?

Ce fut en tout cas ce qui se passa pour les neuf filles de Piéros, roi de Macédoine. Belles et talentueuses jeunes filles s'adonnant aux arts, elles osèrent, comme les Sirènes, défier les Muses en une joute mélodique et poétique, au lieu de les invoquer humblement. L’épisode se passe sur le mont Hélicon, sorte de montagne magique où les neuf Muses venaient danser, et où vivait le cheval ailé Pégase. La possession définitive du mont par les unes ou par les autres fut l’enjeu de la compétition.

Maerten_van_Heemskerck, "Concert d'Apollon avec les Muses sur le Mont Hélicon", Chrysler Museum of Art, Norfolk

Ovide (Métamorphoses, 5, 250-315) nous la raconte, et montre que si les Piérides furent vaincues, ce fut moins en raison de la qualité mélodique inférieure de leur chant, qu'à cause du contenu de celui-ci : victimes de leur orgueil démesuré, elles s’évertuèrent à chanter les faiblesses des dieux, plutôt qu’à louer leur force et leurs vertus… Les Nymphes et Minerve, juges de la rencontre, les punirent en les métamorphosant en corneilles ou en pies, oiseaux au plumage noir, qui croassent et jacassent plutôt qu'ils ne chantent…

Selon une autre version de la légende (Métamorphoses d’Antoninus Liberalis) les filles de Piéros furent changées en neuf oiseaux différents : le grèbe, le torcol, l'ortolan, le geai, le verdier, le chardonneret, le canard, le pic, et le pigeon. Peut-être cette version souhaitait faire un parallèle symbolique entre l’apanage artistique de chacune des Muses (et des Piérides, qui sont en fait leur miroir) et une espèce particulière d’oiseau qui peut y être associé ? Mais dans l’iconographie, on ne voit que le cygne blanc (oiseau dédié à Apollon et qui tire son char) associé aux Muses, en général à Clio, mais parfois à Euterpe et Erato. Notons aussi que les corneilles, nouvel aspect des Piérides métamorphosées, sont des oiseaux toujours associés à Apollon.

Filippino Lippi, Allégorie de la Musique, ou Erato, vers 1500 tempera sur panneau 61x51cm, Gemäldegalerie, Berlin

La confrontation des Muses et des Piérides a de fait été représentée dans les nombreuses éditions illustrées des Métamorphoses d’Ovide. 

Georg Wickram, Les Piérides changées en pies, in Métamorphoses d'Ovide, 1551, Yves Scöffer éd., Mayence

Antonio Tempesta, Les Piérides changées en oiseaux, illustration des Métamorphoses d'Ovide, 1606
Epifanio de Alfiano, la dispute des Muses et des Piérides, 1592
Johann Wilhelm Baur Les Piérides sont transformées en pies, c 1639, 13 x 20,6 cm Harvard arts museum

Mais cette dispute entre muses et filles de Piéros a aussi donné lieu à de beaux tableaux, et à plusieurs dessins d’étude, qui sont parvenus jusqu’à nous. En voici quelques-uns :

Gustave Moreau, Les Piérides, 1886-89, huile sur toile 95x150cm, collection privée
François Verdier (1651-1730), Les Piérides défiant les Muses, pierre noire 20,6x30cm, collection privée
Maerten de Vos (1532-1603), La confrontation des Muses et des Piérides sur l'Hélicon, vente Dorotheum 2017
Pellegrino Tibaldi (1527-1593), le défi des Piérides, Pinacothèque Nationale, Bologne
Jan Wildens (1586-1653), Les piérides changées en pies, Musée des Beaux-Arts de Yekaterinburg, Russie
Giulio Carpioni, Les Piérides transformées en oiseaux, vers 1650, Pinacothèque municipale d'Ancône
Karel van Mander (1548-1606), Le défi des Piérides, crayon, encre et aquarelle brune, 16,7x22,7cm, localisation inconnue
Antoine Dieu, Le défit des Piérides, vers 1700, Metropolitan museum of art, N-Y
Au-delà de son message moral, Le conte des Muses et des Piérides dénote la convergence, dans l’imaginaire, entre le chant des oiseaux et le chant des Muses. Celles-ci sont d’ailleurs aussi appelées elles-mêmes « Piérides » parce qu’on leur rendait un culte sur le mont Pierus, proche de l'Hélicon. Elles portent donc le même nom que leurs rivales transformées en oiseaux… Au XVIIIe siècle, l’entomologiste Franz von Paula Schrank, passionné de mythologie, fit des piérides, à défaut d'oiseaux chanteurs, une famille de papillons.

Pieris brassicae, famille des piérides

mardi, juin 05, 2018

La fuite en Égypte

Gilles Chambon, La fuite en Égypte, huile sur toile 45 x 60 cm, 2018
Marie et Joseph, prévenus par un ange que le roi Hérode projette de tuer tous les bébés de Bethléem afin d’éliminer Jésus, quittent précipitamment la ville et fuient vers l’Égypte, comme l’ange le leur a conseillé (Matthieu 2, 13-23). 

Les fuites en Egypte, si nombreuses dans l’histoire de la peinture européenne, de Giotto à Rouault, montrent la plupart du temps la Sainte Famille accompagnée d’un âne, arpentant de vaste étendues naturelles. Elles donnent rarement l’impression de précipitation, d’inquiétude, de nostalgie, et de résignation, qui devraient logiquement naître d’un abandon hâtif du pays natal et de la menace latente d’une agression. 
Au contraire, la plupart de ces représentations montrent une sorte d’aventure heureuse à travers le paysage. Plus qu’une détresse humaine, les «  fuite en Egypte » et « repos pendant la fuite en Égypte » des peintres, sont un ressourcement dans une nature rêvée, échappant aux situations conflictuelles d'un environnement humain âpre et malveillant.

Adolescent, je rêvais moi aussi de fuir vers l’Egypte mythologique, pour y retrouver les enchantements secrets qui permettent d’apprivoiser les forces primordiales de la nature, et de se concilier l’âme du monde (Zénon de Sidon comparait celui-ci à un grand animal sphérique). 

Chez les petits enfants, la représentation du monde ne dissocie pas le "réel" et l’imaginaire. C’est en grandissant que l’esprit rationnel et le principe de réalité les séparent violemment, et provoquent une cassure insupportable qui blesse la personnalité : c’est comme si le merveilleux jouet, qui procurait jusque-là le plaisir de vivre, une fois ses rouages mis à nu, ne pouvait plus être remonté et perdait à jamais son pouvoir. À cet instant, l’animal-monde rugit, s’éloigne de nous, ou nous devient hostile. 

Et toute la vie durant, chacun cherche, d’une façon ou d’une autre, à le ré-apprivoiser. Peindre, c’est peut-être avant tout cela : une façon affectueuse de caresser le monde, avec son crayon et ses pinceaux. Une manière douce de l’approcher pour qu’il nous devienne plus familier, et qu’il se love à notre côté, visible et invisible, passé, présent, et avenir mêlés.

Ma « fuite en Égypte » est donc en quelque sorte une quête de réenchantement du monde, pour laquelle j’ai convoqué synchronistiquement les protagonistes de la Fuite en Egypte de la chapelle Scrovegni, de Giotto, lesquels cheminent maintenant dans un mystérieux paysage imaginé à partir de l’inversion d’une Course de taureaux de Francisco Bores : le sable de l’arène est devenu le ciel, le picador s’est transformé en rocher, et la multitude des spectateurs se confond avec les pierres qui bordent le chemin.
Giotto, La fuite en Egypte, 1303-1306, fresque de la chapelle Scrovegni, Padoue
Francisco Bores, Course de taureaux, 1952, huile sur toile 60 x 73cm


lundi, mai 28, 2018

Rêve avec irruption d’un incube

Gilles Chambon, "Rêve avec irruption d'un incube", huile sur toile 52 x 40 cm, 2018
Les anciens pensaient que certains cauchemars étaient provoqués chez les hommes par les succubes et chez les femmes par les incubes, démons qui se matérialisaient pour abuser de leur victime pendant le sommeil. 

Ici un incube descend (ou remonte) le long d’une corde avant (ou après) un acte sexuel avec une femme dénudée nonchalamment étendue.

Cet incube voltigeur emprunte son corps à Daumier (l’homme à la corde) et sa tête à l’un des nombreux minotaures de Picasso. 

Honoré Daumier, "L'homme à la corde", c.1856-58, huile sur toile 110.5 x 72.4 cm, Musée des Beaux-Arts, Boston
Pablo Picasso "Dora et le Minotaure", 1936, dessin crayon de couleur et encre, 40,5 x 72 cm, musée Picasso Paris

Quant à la jeune femme, elle est reprise d’un dessin d’Egon Schiele.

Egon Schiele, "Femme allongée les jambes écartées", 1914, dessin crayon et pinceau, 31,2 x 48 cm, Albertina, Vienne

Ce tableau synchronistique témoigne que le désir sexuel est parfois sur une corde raide, dans un inter-lieu fantasmatique hésitant entre enfer et paradis.
D’où un décor qui confronte le rougeoiement des flammes à la luminosité blanche et diaphane de l’éther. Il est construit à partir d’une composition renversée de Zao Wou-ki (10-01-91, huile sur toile 130 x 162 cm, dont il existe aussi un tirage lithographique).

Zao Wou-ki, peinture 10.01.91, huile sur toile 130 x 162 cm

samedi, mai 19, 2018

L'angoisse du grand remplacement

Gilles Chambon, "Rêve causé par la lecture de Renaud Camus au son du King Oliver's Creole Jazz Band, une seconde après l'endormissement", huile sur toile 70 x 45 cm, 2018
Aujourd’hui beaucoup d’Européens s’inquiètent à l’idée que leur culture ancestrale puisse être subvertie par celle des immigrants, dont la visibilité ne cesse d’augmenter. Renaud Camus, Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Michel Ouellebeck, ont donné un corps politico-littéraire à ces peurs qui traversent la société occidentale. 

Curieusement, le premier « envahissement culturel » était beaucoup plus euphorique. Il a eu lieu il y a déjà un siècle, d’une part avec l’engouement pour l’art africain et ses masques si recherchés par les cubistes puis par les surréalistes, et d’autre part avec la musique afro-américaine, blues et jazz (le premier disque de jazz est paru le 7 mars 1917)… À cette époque, même si certains bourgeois traditionnalistes s’offusquaient du caractère débridé de la musique noire, la majorité des créateurs et des intellectuels vivaient cette découverte de cultures exotiques comme une richesse nouvelle capable de redynamiser la création artistique européenne. C’était un vent de liberté, une façon de remettre en question les vieux canons de l’art, de découvrir autre chose. Picabia avait ainsi, au début des années 20, composé des tableaux abstraits transposant picturalement la « musique nègre ».

Le second assaut de culture exogène remonte aux années 70, avec la vague hip-hop puis le rap, nés dans les ghettos noirs et latinos des Etats-Unis, et qui continuent de fleurir dans le monde entier parmi la jeune génération… Avec ces formes musicales, l’orage a commencé à monter. La violence, la menace, voire la haine accompagnent souvent les litanies du rap, et contrastent singulièrement avec l’ambiance joyeuse et festive que faisait rayonner le jazz et ses rythmes endiablés. D’où l’exacerbation des tensions entre des cultures qui ont de plus en plus tendance à s’affronter, au lieu de se féconder.

Alors si la vision hypnagogique que traduit mon tableau parle de l’angoisse du « grand remplacement », elle le fait sur le mode humoristique, avec un clin d’œil synchronistique à l’esprit jazz-dada de la première moitié du XXe siècle, à travers un détournement de deux peintures, l’une de Francis Picabia (Eclipse, 1922-23, musées royaux de Belgique), l’autre du peintre abstrait russe Serge Charchoune (Composition I, 1943-44, collection privée).

Serge Charchoune, Composition I, 1943-44, huile sur carton 15 x 23,5 cm, passé en vente en 2018

Francis Picabia, Eclipse, 1922-23, huile sur toile 195,5 x 114,5 cm, Musées royaux de Belgique, Bruxelles
Le tableau de Picabia titré « éclipse » montre une Vierge de l’Immaculée Conception, sans doute copiée d’une petite gravure (voir image ci-après) dont le visage est masqué par une tête de personnage grimé comme une sorte de clown (blackface), à la façon dont on caricaturait les noirs au début du XXe siècle. Peut-être une allusion au jazz qui éclipsait momentanément la musique traditionnelle de l’Europe chrétienne.

De l’éclipse de Picabia au grand remplacement de Renaud Camus, il n’y avait qu’un pas, que mon imagination a franchi allègrement, en clonant le visage du clown noir, pour qu’il commence à envahir les pétales qui ceignent la grosse sphère blanche de Charchoune, auréolant elle-même la Vierge européenne… À regarder en musique !

mardi, mai 01, 2018

Le ramollissement imprévisible de l'espace-temps

Gilles Chambon, "Ramollissement imprévisible de l’espace-temps – ou l’invasion des montres molles"
Huile sur toile, 105 x 195 cm, 2018
La géométrie euclidienne de l’espace (symbolisée par l’architecture Renaissance à gauche du tableau, reprise d’une peinture du Tintoret) et l’écoulement régulier du temps (symbolisé par les quatre montres daliniennes qui semblent tomber du ciel comme un rayon divin) sont des illusions provoquées par l’hyperactivité rationnelle de notre cerveau. Déjà la torsion des montres indique, s’il en était besoin, que l’espace-temps est en réalité beaucoup plus courbé qu’on ne le croit, et les images doubles, empruntées elles aussi à Dali, témoignent de la solubilité totale de l’espace réel dans l’acide nitrique de l’imagination. Celle-ci est ainsi capable, comme le montre une évocation de L'afghan invisible avec l'apparition du visage de Garcia Lorca en forme de compotier aux trois figues (Dali 1938) de reconnaître la présence du grand poète disparu dans un simple compotier de figues. 

La partie droite du tableau (transposée d’un incendie de Sodome et Gomorrhe de Monsù Desiderio) démontre que lorsqu’on ouvre les tiroirs de l’inconscient, toute la belle architecture rationnelle élaborée par la partie gauche de notre cerveau vole en éclats dans un fracas évoquant à la fois le commencement (présence de l’œuf narcissique dalinien) et la fin des temps (tête de mort à moitié réincarnée issue de la résurrection des morts d’un jugement dernier du Tintoret). 

Cette composition synchronistique, donc, met en résonnance Dali, Tintoret, et Monsù Desiderio. Elle peut être interprétée comme une sorte de psychanalyse picturale de l’espace-temps. L’impression de ramollissement irrémédiable de l’espace et du temps est ressentie en particulier quand on pense à notre propre mort, et qu’on se persuade que toutes les montres vont alors s’arrêter pour indiquer de façon obsessionnelle l’heure exacte de notre disparition.

Voici l'origine des fragments de peintures détournés et réinterprétés pour ce tableau:

Tintoret : 
Le Tintoret, La translation du corps de St Marc (1562, Galerie de l’Académie, Venise)
Le Tintoret, Le jugement dernier, détail de la résurrection des morts, Chœur de Madonna dell'Orto, Venise)

Monsù Desiderio (François de Nomé) : 
Monsù Desiderio (atelier), La Fuite De Loth Ou La Destruction De Sodome Et Gomorrhe, Huile sur toile H. 50 cm L. 90 cm, collection privée

Salvador Dali : 
Salvador Dali, "Afghan invisible avec apparition, sur la plage, du visage de García Lorca, en forme de compotier aux trois figues", c. 1938, Huile sur bois, 19.2 x 24.1 cm, Collection privée
Salvador Dalí, "Désintégration de la persistance de la mémoire", 1952-1954, huile sur toile, 25,4 × 22 cm, Salvador Dalí Museum, St. Petersburg
Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1936-1937, Huile sur toile, 51,1 × 78,1 cm, Galerie Tate Modern, Londres 
Salvador Dalí, Le Cabinet anthropomorphique, 1936, Huile sur bois,25,4 × 44,2 cm, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Salvador Dalí, Le Grand paranoïaque, 1936, huile sur toile, 62 × 62 cm, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam