présentation des peintures synchronistiques

dimanche, mai 31, 2015

La petite musique des sphères

Gilles Chambon, La petite musique des sphères, huile sur toile, 55cm x 70cm, 2015

Sans être disciple de Pythagore et célébrer la précision mathématique de l’univers, on peut s’émerveiller des variations musicales que la lumière improvise dans les feuillages des arbres au travers d’un vitrage, et admirer les belles rondeurs que nous offre la vie sublunaire.

dimanche, mai 24, 2015

Prométhée dérobant le feu dans la forge de Vulcain

 
Gilles Chambon, Prométhée dérobant le feu dans la forge de Vulcain, huile sur toile 60x70 cm, 2014
La forge de Vulcain est un thème très prisé aux XVIe et XVIIe siècles. Il est en général allégorique : il est la plupart du temps utilisé pour représenter le feu dans les séries allégoriques des quatre éléments, et l’hiver dans le cycle des quatre saisons. Il est aussi parfois allégorie de l’art appliqué (voir par exemple le tableau de Vasari, commandé par François de Médicis, lors de la création de son Accademia delle Arti del designo)… voire de l’industrie, dont les hauts fourneaux ont longtemps été le symbole depuis le XIXe siècle.

Le feu est un élément très puissant de l’imaginaire. Dans la mythologie gréco-latine, il est un peu comme le fruit défendu de la Genèse. Zeus/Jupiter refuse de le donner aux hommes, par peur qu’ils ne l’utilisent pour se libérer de son autorité. C’est le titan Prométhée, pris de pitié pour les premiers hommes souffrant du froid, qui décida de le dérober dans la forge d’Héphaïstos/Vulcain. Il y pris une braise rougeoyante, la cacha dans une tige creuse de fenouil, puis il redescendit sur la Terre et l’offrit aux hommes. Il leur apprit à se chauffer, à faire cuire leur nourriture, à forger. Mais une nuit, Jupiter vit les lueurs sur la Terre et découvrit qu’on lui avait volé le feu. Il entra dans une terrible colère et ordonna à Vulcain d’enchaîner Prométhée au sommet du Caucase, puis envoya un aigle dévorer son foie. Le supplice devait durer éternellement, puisque le foie se régénérait sans cesse. Mais finalement Hercule, fils de Jupiter, vint délivrer Prométhée.

Le feu et la pomme sont, pour notre imaginaire, à la source de la civilisation.
Pour la tradition Judéo-chrétienne, Adam et Eve, qui étaient au paradis terrestre, sont entrés dans l’Histoire en désobéissant à Dieu, et en s’en remettant ainsi aux épreuves découlant de l’exercice du libre arbitre et de la soumission aux passions, symbolisés par l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et par la pomme.
Pour les Grecs, les premiers hommes étaient plutôt confrontés à une terre inhospitalière. C’est grâce à toutes les avancées techniques que permit le feu apporté par Prométhée qu’il entrèrent dans la civilisation, mais aussi dans le terrible cycle des guerres. N’oublions pas que Vulcain, dans sa forge, fabrique les armes de Mars, dieu de la guerre.

Notre siècle rejoue d’une certaine façon le mythe de Prométhée : la société occidentale, ultra technologique, éprise d’intelligence et de liberté, et ayant pris ses distances avec l’autorité religieuse, se trouve confrontée aux dangers que font peser sur son avenir les conséquences néfastes de ses inventions ; et elle se trouve aussi en but aux violentes menaces de ceux qui ont choisi de rester sous le joug de Dieu... et qui veulent lui dévorer le foie !

Ma peinture synchronistique associe des fragments d’une création personnelle antérieure représentant une allégorie du feu, un tableau d’Albert Gleizes « reforgé » pour la circonstance (Paysage, 1912, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), et le Vulcain – devenu Prométhée – d’une toile de Jacopo Bassano (La forge de Vulcain, ca 1585, Musée du Prado, Madrid).

mercredi, mai 06, 2015

Coucher de soleil sur Lampedusa


Gilles Chambon, Coucher de soleil sur Lampedusa, huile sur toile, 60 x 90 cm, 2015

Ambivalence de l’île de Lampedusa, à l’extrême sud de l’Italie, dans l’archipel des Pélages… Lieu dont le guide touristique nous dit qu’il est apprécié « pour ses plages de sable fin et ses eaux turquoise cristallines idéales pour l'observation des poissons », mais qui est plus connu dans l’actualité pour le repêchage des migrants rescapés de terribles traversées. Ces naufragés symbolisent aujourd’hui tous les abandonnés de la terre.

Pour construire ce tableau synchronistique, je me suis reapproprié des fragments de deux œuvres dont le sujet mythologique est en rapport direct avec un abandon : l’abandon  de Didon par Énée (Jean Souverbie, Didon et Énée, huile de 1931), et celui d’Ariane par Thésée (Thésée abandonne Ariane, fresque de la maison Méléagre à Pompéi, 1er siècle ap. J-C). Quant au couché de soleil, il n’est en vérité que le reflet inversé d’un des derniers nymphéas de Monet (Claude Monet, Nymphéas, le soir, panneau de gauche, 1920-26, Kunsthaus, Zurich).

vendredi, avril 17, 2015

Le Judas de Léonard


Judas dans six copies de la cène par les Leonardeschi - de gauche à droite et de haut en bas: Giampietrino, copie d'Oxford (c. 1520) - Giampietrino et atelier, copie de Tongerlo (C. 1525) - Cesare da Sesto, copie de l'église San Ambrogio, Ponte Capriasca (c. 1550) - Marco d'Oggiono, copie du château d'Ecouen (1506) - Anonyme, copie du musée de l'Ermitage, St Petersbourg (2eme moitié XVIe s.) - Cesare Magni, copie de la Pinacothèque de la Brera, Milan (C. 1520)
«    -    J’ai agi équitablement, déclara Behaim.
«   -    Équitablement, certes, poursuivit Léonard, c’est pourquoi je veux vous rendre l’honneur qui vous est dû et faire en sorte que Milan garde votre souvenir. Car le visage d’un homme tel que vous mérite qu’on le dessine et le transmette à ceux qui viendront après nous.
«    -    Il sortit alors un carnet d’esquisses et son crayon d’argent de sous sa ceinture.
{…}
«   -    Gardez un moment votre bourse à la main ! demanda Léonard qui adressa un sourire de connivence à Behaim.
« Et tandis que l’autre tenait la bourse, prêt à la faire disparaître, Léonard ajouta quelques traits et acheva son dessin. »  (Leo Perutz, Le Judas de Léonard, éd. Phébus 2005, pp. 229-231)

On sait que Léonard de Vinci a apporté un soin particulier pour choisir tant la physionomie que l’expression des apôtres dans son Cenacolo du réfectoire de Sainte Marie des Grâces à Milan, peint entre 1495 et 1498. Un certain nombre de croquis préparatoires ont été conservés, qui montrent la volonté, assez nouvelle, de personnaliser au maximum chaque apôtre. Il utilisait sans doute des modèles dont il croquait les traits, mais certainement aussi il adaptait et mélangeait les personnages réels pour que son dessin corresponde exactement à ce qu’il souhaitait signifier. Pour lui, les « mouvements de l’âme » devaient être rendus par les caractéristiques physiques, les expressions des visages, et la gestuelle des personnages.

Léonard de Vinci, Études de têtes pour la cène (Barthélémy, Judas, Jésus, Jacques le majeur, Philippe, et Simon), Codex Atlanticus, Windsor Collection

Le roman de Leo Perutz lui fait choisir comme modèle pour Judas (disciple le plus difficile à caractériser), plutôt qu’un voyou dépravé des bas-fonds de Milan, parmi lesquels il avait d’abord cherché, un marchand allemand respectable, nommé Johachim Behaim, personnage pourvu d’un réel sens moral, mais qui a le pire des défauts aux yeux de Léonard, celui de placer l’argent au-dessus de tout le reste, au point de lui sacrifier l’amour passionné qu’il éprouve pour une jeune femme, et de le pousser à adopter vis à vis d’elle un comportement méprisable et de l’abandonner (analogie avec le comportement de Judas envers le Christ).

Mais la réalité semble bien différente : dans ce que l’on peut comprendre du croquis de Judas conservé dans le Codex Atlanticus de la Winsor Collection, (dessin du milieu en haut sur l'illustration ci-dessus) comparé aux croquis, également conservés de certains des autres apôtres, et compte tenu de l’évolution que Léonard lui fait subir pour arriver au Judas définitif (connu plus par les nombreuses copies qui ont été faites par ses disciples, des personnages de son grand Cenacolo que par sa peinture originale, aujourd’hui fort altérée - illustration ci-dessous), on a d’abord le sentiment qu’il a utilisé le même modèle pour Judas et Simon, et peut-être même pour Barthélémy, en déformant ou accentuant tel ou tel trait en fonction du caractère à exprimer pour chacun des apôtres. Même chose d’ailleurs pour Jacques le Majeur et Philippe, qui, à l’évidence, se ressemblent beaucoup. 

Léonard de Vinci et ses élèves, Cène de Sante-Marie-des Grâces, Milan, groupe avec judas, après la dernière restauration (enlèvement de tous les repeints)

Attribué à Giovanni Antonio Boltraffio, croquis d'étude pour la cène de L. de Vinci : tête du Christ et de 5 apôtres, (C. 1495) Musée des Beaux-Arts de Strasbourg

Pour Judas, après avoir accentué le nez crochu, la mâchoire prognathe, le menton en galoche, l’arcade sourcilière saillante et le front fuyant, il complète la physionomie par la pilosité, et livre un Judas dont la barbe et la chevelure épaisses viennent encore accuser ces déformations. Et dernier signe ajouté au physique ingrat du malheureux, il accuse le contraste par rapport aux autres apôtres en le gratifiant d’un teint basané et d’un poil très noir (qui devient roux dans certaines copies, le roux étant souvent considéré comme maléfique)… 

En haut, détail de la cène de Juan de Juanes (c. 1550) musée du Prado, Madrid - En bas, G. Chambon, "100 titres, cène synchronistique", détail (2014)

C’est ainsi que pour les siècles suivants, le Judas de Léonard va incarner l’archétype du traître et du Juif, la collusion symbolique des deux étant patente dès les premiers siècles du christianisme, comme le remarque Anne Lafran :

« Quoique n'étant pas traîtres, les ennemis de la foi sont eux aussi considérés comme des Judas et voués à son châtiment. Ainsi, dans L 'Enfer de Dante, Mahomet se retrouve éviscéré comme Judas dans les Actes des apôtres. Quant aux Juifs, ils sont associés à la trahison de Judas dans la littérature ecclésiastique comme dans la liturgie, dès les premiers siècles. Judas a indéniablement été un outil essentiel de l'antijudaïsme et de l'antisémitisme chrétien jusqu'à une époque récente. Notre période représente dans cette histoire peu reluisante des passions occidentales une étape décisive: à partir des croisades, la situation des Juifs se détériore. Les chroniques rapportent de nombreux cas de trahisons ourdies par les Juifs mais aussi des persécutions et des pogroms. Cette fantasmagorie de la trahison culmine dans les expulsions à échelle nationale, décrétées par Philippe-Auguste en 1182, par Édouard 1er en 1290, par Philippe le Bel en 1306, réitérée en 1394 sous Charles VI. » (Anne Lafran : " Le parangon du traître, la figure de Judas aux XIIe-XIIIe et XIVe siècles", in  La Trahison, sous la direction de Claude Javeau et Sébastien Schehr, éd. Berg International, 2014).

Ajoutons encore que si Léonard a immortalisé ce Judas basané et patibulaire, il n’en est pas l’inventeur. En effet, si l’on observe certaines des cènes du XVe siècle qui ont précédé celle de Sainte Marie des Grâces de Milan, notamment celle de Dirk Bouts de 1468, et celle d’Andrea del Castagno de 1450, on voit déjà un Judas avec le nez crochu, la mâchoire inférieure proéminente et une barbe et des cheveux très noirs ; celui de del Castagno montre de plus une oreille décollée. Dans ces deux peintures, si Judas est de l’autre côté de la table (ce qui n’est plus le cas chez Léonard), il présente son visage vu sur le profil droit, position que reprendra Léonard en faisant pivoter un peu plus la tête, prise alors de trois quarts arrière, et donnant plus d’étroitesse encore au visage déjà très envahi par les cheveux et la barbe.

Andrea del Castgno, La Cène, détail, réfectoire de Sant'Apollonia, Florence, 1450
Dirk Bouts, La cène, détail, (1458), retable du Saint-Sacrement de Saint Pierre de Louvain

On peut voir dans la tête du Juif errant (Roman de Eugène Sue illustré par Gavarni – 1844) un dernier avatar du Judas de Léonard.

Paul Gavarni, couverture pour "Le Juif errant" (détail) d'Eugène Sue, 1844

mardi, avril 14, 2015

La conversion de Paul

 
Gilles Chambon, La conversion de Paul, nouveau testament, Huile sur toile 60 x 85 cm, 2015
On connaît tous l’histoire de Paul de Tarse, d'abord persécuteur des chrétiens, qui, alors qu’il se rend à Damas, tombe à terre, ébloui par une grande lueur (qui le rendra aveugle pendant trois jours) et reçoit du Christ ressuscité l’injonction de se convertir à la foi chrétienne qu’il servira dorénavant.

Cet épisode essentiel du Nouveau Testament est parmi les scènes ayant reçu le plus de représentations picturales. L'une d'elles, peinte justement par un Paul, m’a spécialement marqué : il s’agit de la toile de Véronèse (Paolo Caliari), exécuté vers 1570, et conservée au musée de l’Ermitage à St Petersbourg. 

Paolo Caliari (Véronèse), La conversion de Saül, Huile sur toile, musée de l'Ermitage, St Petersbourg

Le cadrage et la mise en scène sont totalement bouleversés par rapport aux normes : personnages décentrés et coupés par les limites du cadre, croisement des échelles, entrelacement des lignes et des plans, superposition de l’ombre et de la lumière… En un mot vacillement des repères habituels de la figuration.

Notons que depuis Véronèse, un autre Paul - Cézanne pour ne pas le nommer - a aussi, dans un sens, fait vaciller les repères de la figuration en usage au XIXe siècle… Paul serait-il un nom prédestiné à l’éblouissement et à la conversion?

Mais revenons au tableau que je présente ici : c'est une rencontre synchronistique entre la renversante conversion de Paul peinte par Véronèse, et une œuvre abstraite d’Albert Bitran (Composition au passage beige, 1973), elle-même renversée! Paul et son comparse y semblent effrayés par l’apparition abstraite qui jaillit de nulle part et les englobe peu à peu. 
 
Albert Bitran, Composition au passage beige, 1973
 
On peut y voir une métaphore de la conversion définitive de l’art pictural à la modernité, suite au choc de l’abstraction… La cécité consécutive, comme celle de Paul, a duré un certain temps; non pas trois jours, mais au moins trente années, marquées par l’obscurantisme pictural de l’art contemporain. Mais à l’image du Christ, notre imagination est capable de tout ressusciter. Et l’art actuel s’ouvre enfin, je l’espère, au nouveau testament de la peinture.

mercredi, avril 08, 2015

La promenade du centaure


Gilles Chambon, La promenade du centaure, huile sur toile, 55 x 65 cm, 2015
Les centaures vivaient sur le mont Pélion en Thessalie, au temps où le dieu Cronos régnait encore sur la terre. Ils faisaient partie du cortège de Dionysos, leur penchant pour l’ivresse étant avéré dans toutes les légendes les concernant.
Mais leur nature est évidemment double : s’ils sont capables de violence sauvage sous l’emprise de l’alcool, ils possèdent par ailleurs de grandes connaissances sur la nature, et sont de remarquables chasseurs ; le plus sage d’entre eux, le divin Chiron, passe pour avoir enseigné la médecine à Asclépios et pour avoir été le  précepteur de nombreux héros, parmi lesquels Achille.

Le centaure de mon tableau porte sur son dos un enfant ; c’est un petit Eros, qui, en tant qu’instigateur du désir, fait lui aussi partie du thiase de Dionysos. Monté sur le dos du centaure, il le taquine et l’incite malicieusement à s’enivrer.
Ce tandem centaure/Eros vient d’un modèle de sculpture grecque, maintes et maintes fois copié par les Romains. Plus précisément, il s’agit ici du centaure Borghèse.

Vieux centaure conduit par Eros, dit centaure Borghèse, sculpture romaine du IIe siècle, copie d'un original hellénistique, Louvre
Cette sculpture en marbre, datant du IIe siècle ap. J-C, fut découverte à Rome au tout début du XVIIe siècle, et se trouve maintenant au Louvre, après être restée longtemps dans la collection de la célèbre famille italienne dont elle a gardé le nom. Les artistes l’ont beaucoup admiré, et le groupe fut à nouveau copié par les sculpteurs pour orner les jardins baroques et romantiques : on ne compte plus les répliques qui virent le jour jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Copies du centaure Borghèse; de gauche à droite : Sculpt. Joseph Chinard, 1756, Lyon - Sculpt. Jacques Bousseau, XVIIIe s., Roubaix - Sculpt. Francesco Laboureur, 1684, Nantes - Anonyme, fin XIXe siècle.

Les peintres aussi s’en sont inspirés, à commencer par Rubens, qui en fit plusieurs dessins dès sa découverte (vers 1605), en tout cas avant qu’elle ne soit restaurée et qu’on rajoute au centaure et à l’enfant leurs bras manquants.

À gauche et au milieu, deux dessins de Rubens (il a utilisé celui du milieu  pour le torse du Christ dans sa peinture "Ecce Homo" - À droite, dessin anonyme du XVIIe s., d'après une gravure de Rubens (British Museum)

Mais il y eut surtout François Perrier qui, en 1638, l’intégra dans son recueil de gravures des antiquités de Rome « Segmenta Nobilium Signorum et Statuarum que temporis dentem individium evasere » (sa gravure du centaure Borghèse est, comme souvent, inversée par rapport au modèle). Cornelis van Dalen réédita quelques années après la même gravure, en la remettant à l’endroit. Et il semble bien que l’étude qu’a faite Cézanne du même centaure Borghèse soit une copie de cette gravure de van Dalen, et non un dessin croqué directement sur la sculpture du Louvre.

En haut, la gravure de François Perrier (1638), inversée par rapport au modèle, et un dessin la reprenant fidèlement
- En bas, la gravure de Cornelis van Dalen, et l'étude de Cézanne


Mais revenons à mon centaure synchronistique : il se promène dans un paysage quasi abstrait que son auteur, Francis Picabia, avait appelé Tarentelle (Picabia, Tarentelle, 1912, MoMA, NY). Or la tarentelle est une danse d’Italie du Sud qui à l’origine, selon certains chercheurs, aurait appartenu aux rites dionysiaques. Elle tire son nom de l’araignée tarentule, car au XVIIe siècle, on la dansait au cours des cérémonies destinées à guérir les maladies que l’on croyait causées par ses morsures. 

Francis Picabia, Tarentelle, huile sur toile 73,6 x 92,1cm, 1912, MoMA, NY
La promenade synchronistique du centaure portant Eros dans la tarentelle de Picabia nous plonge donc au cœur des fantasmagories du thiase dionysiaque, associant la folie de l’ivresse à la mystérieuse connaissance que procure l’osmose avec les forces naturelles.

samedi, avril 04, 2015

Écho

 
Gilles Chambon, Écho, huile sur toile, 55 x 55 cm, 2015
Ovide raconte qu'une nymphe, nommée Écho, détournait l'attention d'Héra par ses bavardages, pendant que Zeus la trompait. Un jour, Héra s'en aperçut, et condamna Écho en ces termes : « Tu auras toujours le dernier mot, mais jamais tu ne parleras la première. » C’est pourquoi, quand on crie dans les montagnes, on n'a jamais le dernier mot : toujours la voix d’Écho suit de près la nôtre.

Ma peinture synchronistique est comme Écho ; elle ne parle jamais la première : elle répète en les déformant et les mélangeant les œuvres d’autres peintres… Et elle a finalement le dernier mot.

Ici, la figure de la nymphe vient d’un dessin d’ange de Jacopo Pontormo (conservé au musée des Offices), et le fond réinterprète un tableau d’Albert Bitran de 1973, titré « Voisinage noir ».

lundi, mars 30, 2015

Peinture, architecture, et théâtre


Picasso, « la dépouille du Minotaure en costume d'arlequin », gouache et encre, 1936, agrandie en rideau de scène par Luis Fernandez pour la pièce "14 juillet" de Romain Rolland
Depuis l’antiquité grecque jusqu’à début du XXe siècle, la peinture, l’architecture, et le théâtre ont eu partie liée. Cela est très bien expliqué dans l’article « Théâtre et peinture » de l’encyclopédie Larousse en ligne, auquel je renvoie le lecteur. Je souhaite simplement ici apporter un éclairage particulier sur quelques œuvres parfois méconnues qui, si elles ne peuvent évidemment rendre compte de plus de deux mille ans d’évolution, témoignent des influences mutuelles entre ces trois disciplines.

1/ L’antiquité et Vitruve

Boscoreale, fresque de la villa Fannius reprenant les décors de la scène comique, Ier siècle av J-C
Boscoreale, fresques de la villa Fannius reprenant à droite le décor de la scène tragique, à gauche celui de la scène satyrique, Ier siècle av J-C
Par l’intermédiaire des fresques du 1er siècle av J-C, retrouvées à Boscoreale (Campanie), nous connaissons les premiers décors de théâtre inventés par Sophocle et Eschyle, et que Vitruve a classé en trois types conventionnels : le décor de la scène tragique, le décor de la scène comique, et le décor de la scène satyrique. C’est au peintre Agatharchos que Vitruve a attribué la réalisation de ces premiers décors.

2/ La Renaissance

Au quattrocento, la mise au point de la perspective géométrique par l’architecte et peintre Brunelleschi, permet de donner un nouveau souffle à la peinture. Le traité de Vitruve toujours connu au Moyen-âge, est re-analysé en détail, notamment par Alberti dont le savoir humaniste touche tous les domaines de la culture. Apparaissent alors des tableaux de villes idéales, organisés autour d’un point de fuite central, et se référant à la scénographie vitruvienne. Certains historiens d’art ont avancé l’hypothèse que ces tableaux soient des maquettes de décors de théâtre (peut-être pour le mariage de Laurent de Medicis en 1518, en ce qui concerne le célèbre panneau d’Urbino). D’autres les ont vus comme des visualisations préalables et idéales de la nouvelle architecture et du nouvel urbanisme en train de naître en Italie. D’autres enfin y ont vu une simple démonstration picturale, dans la continuité de l’expérience qu’avait faite Brunelleschi vers 1425, devant le baptistère de Florence, et qui démontrait l’illusionnisme total de sa perspective à point de fuite centrale. Ces trois hypothèses montrent bien l’imbrication qui liait alors peinture, architecture, et scénographie, les mêmes artistes travaillant d’ailleurs couramment dans les trois domaines. 

Anonyme, peinture sur panneau, de la fin du XVe siècle, représentant une ville idéale (décor de scène pour la tragédie?), conservée à Urbino

Anonyme, peinture sur panneau, de la fin du XVe siècle, représentant une ville idéale (décor de scène pour la tragédie?), conservée à Baltimore

La fresque du Pérugin, à la Chapelle Sixtine  représentant Jésus remettant les clefs du Paradis à Saint-Pierre (1482), montre bien comment l’idéalité de la scène à l’antique est utilisée dans une composition picturale.

Le Pérugin, Jésus remettant les clefs du Paradis à Saint-Pierre, fresque de 1482, Chapelle Sixtine

Illustrations du traité d'architecture de Serlio, représentant les décors de scène selon Vitruve: à gauche la scène satyrique, au centre la scène tragique, à droite la scène comique
Au XVIe siècle, Serlio, dans le deuxième livre de son traité d’architecture, donne une version moderne des trois décors du théâtre antique. Ces modèles seront abondamment repris et développés, notamment par l’architecte-peintre-décorateur Baldassare Peruzzi (1481-1537). 

Baldassare Peruzzi, dessin d'un modèle de scène théâtrale

À Rome, c’est lui qui a initié le rapport entre architecture, scénographie, et peinture, à travers ses décors de théâtre et de palais, grâce à une construction géométrique rigoureuse appelée quadratura. Cinquante ans plus tard, l’architecte vénitien Palladio construit à Vicence le premier théâtre à l’antique, selon les préceptes de Vitruve, comportant un mur de scène à ordres superposés, et s’ouvrant par trois arcs sur un décor fixe construit par Vincenzo Scamozzi, avec des rues s’enfonçant en relief dans une perspective accentuée. 


On est frappé par la résonance de cette disposition scénique avec de nombreuses peintures de Véronèse. Ce dernier  travaillait à Venise comme Palladio, et était très proche de lui ; ils avaient collaboré dans les années 1560 pour l’édification de la célèbre villa Barbaro à Maser, dont Véronèse réalisa les fresques.

Véronèse, Le repas chez Levi, 1573, Gallerie dell'Accademia de Venise
Véronèse, Les noces de Cana, 1563, musée du Louvre


3/ La période baroque

Au XVIIe siècle, les décorateurs de théâtre et les peintres vont davantage se dissocier. Les quadraturistes italiens, tels Andrea Pozzo et Agostino Mitelli, laissent tomber les décors scéniques pour se consacrer aux trompe l’œil décorant palais et églises, notamment les époustouflantes perspectives illusionnistes des plafonds. 

Andrea Pozzo, allégorie de l'oeuvre missionnaire des Jésuites (detail), 1691-1694, fresque (plafond de Sant'Ignazio, Rome)
Au théâtre, c’est la naissance de l’opéra. Les décors scéniques ne vont cesser de se démultiplier à partir des trois prototypes à perspective centrale de Vitruve et Serlio, la machinerie permettant maintenant de changer plusieurs fois de décor pendant un spectacle, et de multiplier les coulisses latérales. Les toiles de décor seront alors contextualisées par rapport à l’argument de chaque scène de l’œuvre représentée, comme le montrent les dessins de Giacomo Torelli (1608-1678) et de Lodovico Ottavio Burnacini en Italie, de Georges Buffequin, de Jean Berain, et de Carlo Vigarani en France, ou de Johann Oswald Harms en Allemagne. Il sont entièrement spécialisés, et on ne leur connaît pas d’activité picturale indépendante, sauf pour Harms, qui exécuta des tableaux de chevalet représentant des paysages de ruines antiques. 

Giacomo Torelli, décors pour Ariane à Naxos, à droite Acte I, scène VII et Acte II, scènes I et III ; à gauche Acte II scène X
Lodovico Burnacini - La pomme d'or, opéra d'antonio Cesti - Acte II, Scène V, l'abîme de l'enfer, gravure colorée à la main, 1668

Carlo Vigarani, décor pour la tragédie musicale Psyché, 1678, le palais de Pluton
Opéra de Wolfenbüttel, reconstitution d'une scène avec décor de Johann Oswald Harms

Johann Oswald Harms, Paysage avec ruines, huile sur toile, 80x98cm
Parmi les peintres français du XVIIe siècle, Pierre Patel et son fils Pierre-Antoine traitent des sujets similaires de ruines antiques, qui ouvrent la voie à un nouveau rapprochement avec le décor scénique.

Pierre Patel, Paysage avec ruines, museum of Fine Arts, Springfield, wisconsin

Mais c’est surtout le Lorrain, dont les paysages antiques se construisent comme des décors de théâtre, avec lumière et perspective centrale, et encadrement latéral par des palais monumentaux au premier plan, en perspective fuyante. Ces architectures ressemblent à des coulisses, qu’il n’hésite d’ailleurs pas à réemployer dans différentes dispositions d’un tableau à l’autre. Il invente même ce que l’on appellera le « capriccio » au siècle suivant, en intégrant un bâtiment réel dans un paysage imaginaire.

Claude Gellée, dit Le Lorrain, Port de mer avec la villa Medicis, 1638, musée des Offices, Florence

Citons également deux peintres atypiques, François Nomé et Didier Barra, originaires de Metz. Établis à Naples, ils signent leurs paysages fantastiques, qui pourraient être des décors de théâtre, du nom de Monsù Desiderio (Breton considérait leur œuvre comme préfiguratrice du surréalisme) .

Monsù Desiderio (François Nomé, sans doute en collab. avec Jacob van Swanenburgh), Les Enfers, 1622, Musée de Besançon, Ph. Peter Willi, Paris

Quant à l’architecture, à l’époque baroque, que ce soit celle de Bernin ou celle de Mansart, tout en elle se rapporte au théâtre : ses compositions régulières à fort axe de symétrie, dont la perspective centrale est toujours magnifiée, sa rhétorique démultipliant les effets de scansion, son utilisation des ordres antiques, son étalage de richesse et de raffinement. Elle met en scène la vie aristocratique dans l’espace quotidien, et fait ainsi sortir le théâtre des lieux de spectacle dédiés, pour en répandre la puissance imaginaire à travers la ville, les palais, et les jardins.

Premiers projets du Bernin (à gauche) et de François Mansart (à droite) pour la façade Est du Louvre (1664), construite finalement par Claude Perrault

4/ La période rococo et néoclassique

Au XVIIIe siècle, en Italie, les peintres de formation quadratturiste retournent à l’architecture et à la conception de décors de théâtre. Une famille d’artistes se trouve au centre de ce renouveau, ce sont les Galli, du village de Bibbiena. C’est Ferdinand Galli-Bibiena (1657-1743), qui le premier, après une formation de quadraturiste à Bologne, devient architecte et s’occupe de spectacles ; en 1717, il sera d'ailleurs nommé à Vienne premier architecte théâtral pour les fêtes en l’honneur de l’empereur Charles VI. Mais on lui doit surtout d’avoir révolutionné le décor scénique en introduisant la perspective « per angulo », dans laquelle le point de fuite central est remplacé par (ou augmenté de) deux points de fuites latéraux (traité d'architecture de 1711 ; il reprend et développe cette idée à partir de décors réalisés quelques années avant par son collègue de Bologne Marcantonio Chiarini).

Ferdinand Galli-Bibiena, dessin pour un décor, Metropolitan museum of art, NY

Cela permet de créer une dynamique nouvelle dans l’enchaînement des espaces en profondeur, et d’introduire davantage de complexité et de variété en jouant sur les volées d’escaliers, les passerelles, les croisements de colonnades, etc… Giovanni, Giuseppe, Antonio, et Francesco Galli-Bibiena appliqueront à merveille la perspective per angulo.


Giuseppe Galli-Bibiena, décor pour Alcina

Galli-Bibiena, dessin d'un décor architectural

Giuseppe Galli-Bibiena, dessin d'un décor de théâtre, Victoria and Albert Museum, Londres

Giovanni Galli-Bibiena, dessin de décor

Antonio Galli-Bibiena dessin d'un décor de théâtre, c. 1742
Cette nouvelle façon de traiter l’espace imaginaire est en adéquation avec ce qu’on a appelé le rococo, dont la volonté était de sortir du carcan de la scène cubique et de la symétrie des formes géométriques, pour s’ouvrir à toutes les fantaisies et les bizarreries si fréquentes dans la nature observée. Ces leçons seront intégrées par les peintres de paysages qui en tireront soit des effets pittoresques en représentant sous des angles particuliers les paysages urbains réels ou parfois inventés – caprices – (Panini, Canaletto, Bellotto, Marieschi, Guardi – ce que l’on nomme le védutisme), soit une certaine démesure grandiose, en concevant des paysages imaginaires de ruines ou de prisons (Hubert Robert, Piranèse – qui appartiennent à ce que l’on nomme le néoclassicisme).

Canaletto, Caprice architectural, 1765

Piranèse, gravure de la série des "Prisons"
Hubert Robert, Galerie en ruines, Musée Carnavalet, Paris

La lignée des Bibiena, peintres, architectes, et décorateurs a marqué tout le XVIIIe siècle. Mais leur manière s'est vite répandue en Europe et d’autres architectes scénographes ont apporté aussi leur talent. Parmi eux citons en Italie Filippo Juvarra (surtout connu pour son architecture), Lorenzo Sacchetti, Pietro Righini, Domenico Fossati, Gaspare Galliari, Pietro Gonzaga (qui termina sa carrière en Russie) ; en France Michel-Ange Challe, Pierre-Adrien Pâris, Louis-Jean Desprez (qui travailla aussi en Italie avec Piranèse et termina sa carrière à Stockholm), Jean-Nicolas Servandoni (architecte de la façade de St Sulpice à Paris) ; en Allemagne Carl Friedrich Fechhelm, Giuseppe Quaglio.

Filippo Juvarra, le pavillon de chasse de Stupinigi, 1731, commandé par Victor Amédée II de Savoie
Lorenzo Sacchetti, décor pour le théâtre San Giovanni Crisostomo, à Venise (1786)
Gravure d'après Pietro Righini, décor représentant un palais merveilleux
Pietro Gonzaga, Mausolée souterrain, dessin et lavis d'encre
Michel-Ange Challe, dessin à la plume rehaussé de lavis, paysage imaginaire
Pierre-Adrien Pâris, fantaisie architecturale, C. 1785
Louis-Jean Desprez, projet de décor pour Electre, la tombe d'Agamemnon
Jean-Nicolas Servandoni, Caprice architectural, gouache, Metropolitan Museum of Art, NY
Giuseppe Quaglio, décor pour La flûte enchantée


5/ La période romantique

Cette période se superpose largement à la période dite néo-classique ; elle commence à la fin du XVIIIe siècle pour se prolonger au-delà des années 1850. Ce qui caractérise la sensibilité romantique est l’attrait pour le médiéval et le mystérieux ; pour les ambiances spectrales ; pour le dépaysement et l’exotisme. Elle garde du néoclassicisme le goût des ruines, mais plus forcément des ruines gréco-romaines et égyptiennes. Ses centres d’intérêt se déplacent des palais vers les lieux populaires et interlopes, et  elle se fascine pour les cataclysmes, comme l’éruption volcanique du Vésuve qui engloutit jadis Pompéi.

Décor du ballet "La Fronde" de l'opéra de Niedermeyer, 1853, dessin Jules Diéterle, Collection Givenchy
Alessandro Sanquirino, décor représentant l'éruption du Vésuve, pour l'opéra "Le dernier jour de Pompei", de Pacini, 1825

Il est à noter qu’à Paris, les peintres-décorateurs responsables des scénographies théâtrales sont intimement liés aux peintres-dessinateurs qui collaborent avec Taylor et Nodier pour réaliser les lithographies des Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France. Ainsi Jean-Baptiste Isabey, décorateur en chef de l’Opéra, est le père d’Eugène Isabey, grand représentant de la peinture de paysage romantique ; et son gendre Pierre-Luc-Charles Ciceri, qui lui succèdera, est le père du peintre-illustrateur Eugène Ciceri, spécialisé dans les vues pittoresques. Citons aussi Daguerre (l’inventeur de la photographie), qui, après avoir travaillé sur les spectacles de panoramas, adapte les effets spéciaux au théâtre : « le spectacle est offert avec débauche d’accessoires et effets de lumière : jeu d’orgue et apparition du gaz pour variations d’éclairage dès 1822 à l’Opéra dans Aladin et la lampe merveilleuse , projecteur à arc pour le soleil du Prophète en 1849 » (Théâtre et peinture, Larousse en ligne). Charles-Antoine Cambon, autre peintre-décorateur important, cherche toujours la couleur locale, tandis que son collègue Charles Séchan cherche à retrouver des ambiances du Paris moyenâgeux. Enfin citons Alessandro Sanquirico (1777-1849), architecte, peintre-védutiste et scénographe à Milan, et Carlo Ferrario, décorateur en Italie des grands opéras de Verdi et de Gounod.

Voici quelques images de décors conçus dans cet esprit romantique :

Décor de Rubé et Chaperon pour la reprise de 1875 de l'opéra "Les Huguenots, de Scribe et Meyerbeer
Non identifié, projet de décor, XIXe s.
Charles-Antoine Cambon, décor pour "La reine de Chypre"
Charles Percier, Jean-Thomas Thibault, et Pierre-François-Léonard Fontaine, décor pour "Paul et Virginie" Acte I, de Rodolphe Kreutzer, 1806

Pierre-Luc-Charles Ciceri et Henri Duponchel, décor pour le ballet de Soeurs, Acte III de l'opéra Robert le diable, de Meyerbeer, 1831
Pierre-Luc-Charles Ciceri, dessin de décor pour "Aladin ou la lampe merveilleuse", 1824
Pierre-Luc-Charles Cicéri, "Intérieur du souterrain", 1833. Esquisse de décor pour l'opéra de Luigi Cherubini "Ali Baba ou les quarante voleurs", théâtre de l'Opéra (salle Le Peletier), Acte III, Aquarelle,Bibliothèque-musée de l'Opéra
Jean-Baptiste Isabey, décor pour "Les amours d'Antoine et Cléopâtre" : ballet historique en trois actes  - Paris : Théâtre de l'Opéra-Montansier, 1808


6/ Le temps des ballets russes et les avant-gardes modernes

Au tout début du XXe siècle, la scénographie théâtrale, attentive au mouvement de l’Art Nouveau, va présenter, en marge des décors traditionnels dont l’éclectisme est un prolongement des créations romantiques, des décors plus en accord avec la modernité picturale : décors stylisés rappelant le symbolisme et le post-impressionnisme, voire le cubisme. Les ballets russes de Serge de Diaghilev sont l’occasion de promouvoir ces styles en rupture avec la tradition, et qui s’accordent si bien avec la musique de Debussy ou de Satie. Le peintre russe Léon Baskt (1866-1924) dessine décors et costumes pour beaucoup de ces spectacles. Son compatriote Boris Anisfeld, qui collabora avec lui, créa aussi ses propres décors pour des spectacles dans toute l’Europe, et s’installa aux Etats-Unis après la révolution de 1917, où il collabora pour le Metropolitain opera puis l’opéra de Chicago.

Léon Bakst, décor pour "Prélude à l'après-midi d'un faune, ballets russes, 1912

Léon Bakst, décor pour "La Pisanelle ou la mort parfumée" de Gabriele d'Annnunzio, scène représentant le port de Famagouste, 1913

Boris Anisfeld, décor pour "Les Sylphides", ballets russes, 1914

Pour le ballet Parade, sur une musique de Satie, Diaghilev fit appel à Picasso qui réalisa son célèbre rideau de scène de 10m x 16 m en 1917.

Picasso, rideau de scène pour "Parade", ballets russes, 1917
Une vingtaine d’années après (juin 1936), Picasso conçoit à nouveau un rideau de scène pour le 14 juillet de Romain Rolland, pièce créée en 1902 et montée au Théâtre du Peuple pour célébrer symboliquement le premier quatorze juillet du Front Populaire. Picasso réalise une petite gouache rehaussée d'encre de Chine, « la dépouille du Minotaure en costume d'arlequin », qui est agrandie par Luis Fernandez, peintre et ami de Picasso, aux dimensions du rideau (voir l'illustration en début d'article).

Hors de France, quelques artistes de l’avant-garde révolutionnaire russe collaborèrent aussi à des décors de théâtre. Citons parmi eux la peintre Lioubov Sergueïevna Popova (1889-1924, proche de Malévich, mais aussi du sculpteur-architecte Vladimir Tatline), qui dessina des décors post-cubistes pour un spectacle monté par Taïrov (Roméo et Juliette, 1920), puis d’autres plus « objectivistes », pour "Le charpentier et le chancelier" de Lounatcharski, et en 1922 pour "le Cocu Magnanime" de Crommelynck, productions de Vsevolod Meyerhold.

Lioubov Sergueïevna Popova, dessin de décor (non réalisé), pour Roméo et Juliette de Shakespeare, 1920
Lioubov Sergueïevna Popova, décor pour "Le cocu magnanime", de Fernand Crommelynk, 1922