présentation des peintures synchronistiques

lundi, juillet 14, 2014

Saint Jérôme et Marie-Madeleine à la montagne Sainte-Victoire

En peignant la montagne Sainte Victoire, Cézanne a peint une sorte de « désert » au sens ancien du mot, qui désignait un lieu inhabité, sauvage, mais pas forcément aride. Dans l’abnégation et l’obstination du peintre d’Aix-en-Provence à peindre toujours ce même paysage, y recherchant inlassablement le secret de la lumière et du rythme des formes, j’ai vu un point commun avec l’abnégation et l’obstination des ermites qui renonçaient à la société des hommes pour mettre leur corps et leur âme à l’épreuve.

C’est pourquoi, en suivant toujours mon idée de synchronicité dans la peinture du XXIe siècle, j’ai placé un saint Jérôme et une Marie-Madeleine (parangons de la pénitence érémitique) dans cet espace sauvage si noble que Cézanne a révélé en peignant la Sainte Victoire. Le Saint Jérôme est emprunté à Jacopo d’Antonio Negretti, dit Palma le Jeune (Venise 1544 - 1628) – par l’entremise d’une copie ancienne en ma possession, et Marie-Madeleine à Lodovico Cardi, dit Il Cigoli (Cigoli, 1559 - Rome, 1613).

Gilles Chambon, Saint Jérôme à la Ste Victoire, huile sur carton toilé, 24x30cm, 2014
Gilles Chambon, Marie-Madeleine à la Ste Victoire, huile sur carton toilé, 24x30cm, 2014



samedi, juin 21, 2014

LES QUATRE SAISONS

Cycle des quatre saisons, Sébastien Vrancx (1573-1647) - à gauche printemps et été, à droite, automne et hiver

Cycle des quatre saisons, gravures de Hendrick van Schoel (1565-1622) sur des dessins de Hans Bol (1534-1593)
À la fin du Moyen-âge, au moment où se dessinent les prémices du formidable développement de la peinture occidentale, l’esprit des hommes est enclin à la recherche de correspondances analogiques entre le microcosme humain et le macrocosme du monde. Il éprouve aussi le souci de relier l’observation du réel aux manifestations du divin, notamment en recourant aux métaphores et symboles issus des mythologies religieuses, celles de la bible comme celles des humanités gréco-romaines. L’imagination des créateurs est marquée par l’anthropomorphisme et le goût du merveilleux, qui s’associent au besoin de classer les phénomènes par systèmes cycliques, reliés souvent à l’astrologie.

Illustrations du "Sphaerae coelestis et planetarum descriptio", montrant les planètes et les scènes de vie sous leur influence (XVe s.)

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les livres enluminés qui se répandent sur l’Europe aux XIVe et XVe siècles, avec de plus en plus nombreuses images :  bibles historiées, récits légendaires, descriptions du monde (cosmographies, théâtres du monde), qui mêlent les bribes de connaissances géographiques avec l’histoire antique et les récits mythologiques ; traités de médecine, d’astronomie, d’alchimie ou d’agriculture ; mais surtout précieux livres d’heures, qui remplacent auprès des plus riches les anciens psautiers.

Calendrier du livre d'Heures dit "de Grey", Flandres, XVe s.
Voici à titre d’exemple, quelques illustrations tirées d’ouvrages des XIVe XVe siècles : on y découvre le mélange constant entre réalité et chimères, et l’attention quasi rituelle portée aux travaux qui marquent les mois de l’année, associés dans les livres d’heures aux signes du zodiaque et à leur cortège de divinités et de correspondances sympathiques.

Calendrier issu du Rustican (traité d'agriculture) de Pierre de Crescent, miniatures du Maître du Boccace de Genève, manuscrit du musée Condé, ms.340, vers 1470-1475

Deux miniatures de Robinet Testard : "Animaux fabuleux d'Égypte", Livre des merveilles du monde, fol. 15v, 1480-1485 Paris, BN; et "le combat des pygmées contre les grues" légende rapportée par Pline l'Ancien, Livre des secrets de l'histoire naturelle, 1480-85
Miniatures d'illustration du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, Paul Limbourg et ses frères, premier quart du XVe siècle

Dans un célèbre traité de médecine médiévale venu du monde arabe et richement illustré au XIVe siècle, le Tacuinum sanitatis, on découvre que le cycle quaternaire, issu de la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, elle-même fondée sur les quatre éléments d’Aristote, s’applique aussi bien aux saisons qu’au classement des aliments, selon les deux axes du chaud / froid et du sec / humide. Tout l’imaginaire pictural semble ainsi jouer du croisement entre les observations naturelles et les systèmes numérologiques qui encadrent la pensée cyclique.

Illustrations du XVe s. pour le Tacuinum sanitatis
Le Sphaerae coelestis et planetarum descriptio (voir l'illustration plus haut), traité d’astronomie composé en Lombardie dans la seconde moitié du XVe siècle, place les activités humaines quotidiennes sous l’influence des planètes et des divinités qui y sont associées. Cette iconographie présente des similarités avec des fresques du Palazzo Schifanoia de Ferrare. À Trente, dans le château de Buenconsiglio, les fresques de la Torre dell’Aquila, qui datent du début du quattrocento, représentent les douze mois de l’année et les travaux des champs associés, comme sur les calendriers des livres d’heures.

Fresques de la Torre dell'Aquila, au Castello di Buonconsiglio, Trente; les fresques de la salle représentent les 12 mois de l'année

Au XVIe et XVIIe siècles, la gravure va évidemment augmenter l’impact des ouvrages illustrés, mais elle va aussi permettre la diffusion de recueils où le rapport entre texte et image est renversé : le texte n’est plus qu’un commentaire de l’image, parfois d’ailleurs énigmatique : une sentence, une maxime, une devise, ou une citation d’auteur antique ; les imprimeurs de Nuremberg, d’Anvers et d’Amsterdam multiplient les livres d’emblèmes, mais aussi les recueils cycliques dédiés aux pêchés capitaux, aux sept planètes, aux neuf muses, aux cinq sens, aux douze dieux de l’Olympe, aux douze mois de l’année et à leurs constellations, aux quatre éléments, aux quatre tempéraments, aux quatre saisons….

Les quatre saisons, xylographie illustrant un livre, 1533, Sebald Beham

Ce sont souvent les peintres qui fournissent les dessins pour ces recueils gravés, et parfois les graveurs copient directement les tableaux qui décorent les palais ; l’aristocratie aime décorer les salles et galeries de ses riches demeures avec  des thèmes cycliques, que l’on retrouve souvent dans les recueils gravés.

Arrêtons-nous sur le cycle des quatre saisons :

La Renaissance, entichée de culture antique, traite parfois ce thème sur le mode du cortège triomphal de la divinité régissant la saison, oubliant la représentation des travaux des champs. C’est le cas des quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz, deux artistes allemands de la première moitié du XVIe siècle.


Quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz
Au début du XVIIe s., Giovanni Orlandi grave des dessins de 1592 d’Antonio Tempesta qui présentent aussi les saisons comme le triomphe d’une divinité, avec des subterfuges qui permettent aussi d’inscrire dans la scène les trois signes zodiacaux coïncidant avec la saison symbolisée.

Cycle des saisons, Giovanni Orlandi, graveur, sur des dessins d’Antonio Tempesta, de 1592

Dans la seconde moitié du siècle le Flamand Maarten de Vos, grand pourvoyeur – comme Tempesta -  de dessins pour la gravure, propose une série de quatre saisons, encore sur le mode de la personnification par une divinité (Vénus pour le printemps, Cérès pour l’été, Bacchus pour l’automne, Éole pour l’hiver) ; mais il renoue avec la tradition des travaux des champs : si au pied des divinités sont montrés les légumes et fruits qui caractérisent la saison, au second plan, se développe un paysage idéal intégrant les activités agrestes associées. On voit toujours, dans le ciel, les trois signes du zodiaque correspondant aux mois de la saison.

Cycle des saisons, gravures de Crispin de Passe et d'Adraen Collaert, sur des dessins de Maarten de Vos

Avec l’attrait croissant pour les paysages, la tradition de description anecdotique des activités humaines liées aux cycles de saisons va conduire les peintres à symboliser les saisons par de simples instantanés de la vie rurale, les dieux quittant la scène, parfois au profit des figures nobles  : Maarten de Vos livre ainsi un autre cycle de saisons-paysages où les dieux sont remplacés par des aristocrates, bourgeois, artisans, ou paysans, intégrés à la scène représentée.

Cycle des saisons, gravures de Nicolaas de Bruyn, sur des dessins de Maarten de Vos

On pense aussi, pour les Flandres, aux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien (son retour des chasseurs pourrait bien être une illustration de l’hiver, et les foins une illustration de l’été ; on lui connaît aussi un tableau représentant le mois de juillet). Le graveur éditeur Hieronymus Cock a utilisé deux dessins de Bruegel (printemps et été) et deux dessins de Hans Bol (automne et hiver) pour publier un cycle des quatre saisons.

Les deux gravures de droite (printemps et été) sont sur des dessins de P. Bruegel l'Ancien, celles de gauche (hiver et automne) sur des dessins de Han Bol

Jan van Velde le Jeune grave aussi quatre saisons qui s’apparentent totalement aux tableaux de scènes de tavernes et de paysages champêtres, très en vogue aux Pays-Bas au XVIIe s.

Cycle des saisons, Jan van Velde le Jeune

Mais les saisons-paysages qui ont sans doute été le plus diffusé dans toute l’Europe, sont celles issus des tableaux de Jacopo da Ponte et de Francesco et Leandro – deux de ces quatre fils, qu’on appelait les Bassano parce qu’ils étaient originaires de Bassano del Grappa, entre Venise et Trente. Beaucoup de ces tableaux sont aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Les quatre saisons de Jacopo ont été peintes entre 1574 et 1577. Elles ont été reproduites à maintes reprises par l’atelier des Bassano et par des peintres de toutes l’Europe qui ont utilisé les gravures.


L'été Francesco Bassano, 98x130cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
 Le premier cycle d’estampes fait à partir des tableaux de Jacopo a été gravé par les frères Sadeler (Jan I et Raphaël I), et repris ensuite par Jacques Callot et par Jan van Ossenbeek.

Cycle des saisons, gravures de Jan Sadeler à partir des tableaux de Jacopo Bassano peints entre 1574 et 1577

 Francesco et Leandro Bassano ont aussi peint des variantes très proches des originaux de leur père, avec parfois une référence à une scène de la bible, très discrètement intégrée en arrière plan (souvent, les tableaux à thème religieux des Bassano sont construits sur une combinatoire reprenant les mêmes éléments de la vie rurale que leurs tableaux de mois ou de saisons). Ces tableaux de Francesco et Leandro ont également donné lieu à des planches gravées, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

Voici, par exemple quelques copies du tableau du printemps (les variations de couleur indiquent bien qu'il s'agit de peintures faites à partir de la gravure; certaines s'éloignent du modèle et présentent des décors adaptés à leur clientèle ou à leur savoir-faire spécifique) :

Douze copies et interprétations du printemps de Jacopo Bassano, certaines italiennes, certaines flamandes, d'autres françaises


Sur l’original de Jacopo (connu par la gravure de Sadeler), on voit à droite une jeune fille et un jeune homme trayant deux chèvres ; un homme apporte une bassine pour collecter le lait, tandis qu’une autre jeune fille assise au premier plan, une petite fleur à la main (symbole discret du printemps), semble désoeuvrée. A gauche, un garçon rentre de la chasse aux lapins avec ses chiens. Au second plan, une femme à quatre pattes cueille des plantes à l’entrée de la chaumière, tandis qu’un cavalier avec chien et compères piétons (un fauconnier et plusieurs lanciers) part, sans doute à la chasse. On voit aussi une chèvre dressée contre un arbre, en train de manger l'écorce. Ajoutons enfin, au fond sur la droite - dans la version de Francesco et Leandro (ci-dessous), les silhouettes d’Adam et Eve (qui évoquent le paradis terrestre).

Leandro Bassano, le printemps, (on voit en haut à droite les silhouettes d'Adam et Eve)

Parmi les autres compositions qui en sont inspirées, on remarque la combinatoire des personnages qui se retrouvent placés différemment, et qui peuvent d’ailleurs aussi être réutilisés pour d’autres saisons, ou pour des scènes religieuses. Ainsi l’automne ressemble beaucoup au printemps, mais le lait contenu dans les bassines de bois est remplacé par des raisins.

 Francesco Bassano, L'automne (avec Moïse recevant les tables de la loi)  76x109cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

De l’univers champêtre idyllique inventé par les Bassano, se dégage un charme indéfinissable, marqué par une vie paisible en harmonie avec la douceur des paysages. Le tout est exalté par la palette de couleurs très vénitienne, et de profonds contrastes lumineux. En cela les œuvres des Bassano, même s’ils ne racontent rien d’autre qu'une vie quotidienne assez stéréotypée, sont de merveilleux contes sur les paysages de Vénétie et du Trentin.

jeudi, mai 29, 2014

La neuvième heure

Gilles Chambon, La neuvième heure, huile sur toile, 67x50 cm, 2014

... Et vers la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte: « Eli, Eli, lama sabachthani? »… (Evangile selon Matthieu, 27, 46). Le Christ terminait ainsi son supplice sur le mont du Golgotha (mot qui signifie crâne), et rendait l’âme.

La neuvième heure est donc l’heure fatidique, celle de la mort et de l’abandon, celle de l’angoisse terrible, au moment où tout le ciel s’obscurcit. Mais c’est aussi l’heure d’un nouveau départ : à ce moment commence l’histoire de la chrétienté, qui accroche l’humanité occidentale à l’espoir de rédemption, comme on attache les wagons derrière une locomotive, en espérant qu’elle emporte ses passagers vers un monde meilleur. Cependant l’histoire du XXe siècle nous a montré que les convois qui quittent les gares sont parfois les trains de l’Enfer.

Ma neuvième heure, synchronistique et symbolique, emboîte des fragments réadaptés de la Nature morte au crâne, de Cézanne, peinte vers 1895-1900 (Barnes Foundation, Merion, Pennsylvania) ; du Viaduc de l’Estaque, de Braque, peint en 1908 (Paris, Musée National d'Art Moderne) ; et de la Gare Montparnasse, de Chirico, peinte en 1914 (Museum of Modern Art, N-Y).

samedi, mai 17, 2014

Cézanne et la célébration des pommes

Paul Cézanne, Nature morte avec une cruche à eau, huile sur toile, 1893
Deux tableaux de pommes de Cézanne vendus respectivement 60 million de dollars en 1999 et 41 millions de dollars en 2013

Parmi les tableaux vendus les plus chers au monde, on trouve les natures mortes de pommes de Cézanne. Il en a peint beaucoup ; presque une centaine. Et elles sont toutes fascinantes. C’est comme ses paysages de l’Estaque ou de la montagne Ste Victoire : il rejoue sans cesse à peu près la même partition, montrant à chaque fois une facette nouvelle, avec un sens de l’harmonie jamais pris en défaut.

Ses scénographies de pommes, de la plus simple à la plus complexe, sont là non pour raconter une « histoire de pommes », mais pour révéler la puissance esthétique contenue dans la structure même de l’espace pictural. Il est peut-être le premier à avoir clairement compris que le tableau n’est ni une imitation ni une copie de la nature, mais une transposition de celle-ci dans un espace spécifique.
Cézanne, plusieurs scénographies de pommes assez simples

Cézanne, exemples de  natures mortes avec pommes aux scénographies recherchées

Car l’espace du tableau n’est en définitive réductible ni à l’espace perspectif d’Alberti, construit selon la géométrie de l’oeil, et qui a marqué toute la peinture classique ; ni à celui de Léonard de Vinci, qui ajoute à l’espace albertien l’analyse des effets atmosphériques, de l’ombre et de la lumière (sfumato), et des toutes les géométries fluides liées au mouvement ; ni à celui du chimiste Chevreul, basé sur l’analyse de la perception des couleurs, qui a conditionné l’impressionnisme, et permis aussi l’invention de l’impression en quadrichromie.
 
La force de Cézanne est d’avoir compris qu’on pouvait rester fidèle à l’observation du réel sans pour autant se contraindre à la transcription dans un espace analogique ; n’écrit-il pas à Emile Bernard : « On n'est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; mais on est plus ou moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d'expression ». Son instinct hors pair le guide donc dans l’exploration de la mystérieuse structure de l’espace pictural, qu’il étalonne notamment avec des pommes.

On peut se demander pourquoi des pommes. C’est qu’il ne veut pas être piégé par l’effet figuratif annexe de sujets trop porteurs d’anecdotes ou de valeurs liées à des significations parasitant l’esthétique brute du tableau. Comme d’autres installeraient un nu féminin sur un drap de lit, dans une pose alanguie, lui installe des pommes sur une nappe blanche posée négligemment sur la table. Mais les plis sont savamment calculés pour diffracter lignes et couleurs selon l’orchestration plastique recherchée. Il avait d’ailleurs fait scandale en représentant une moderne Olympia sur son drap, un peu de la même manière qu’il représente ses pommes dans ses natures mortes.

Paul Cézanne, Moderne Olympia, 1ere version 1869-70, collection privée
 Dans les lettres à Emile Bernard, il écrit encore : « Tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre, il faut apprendre à peindre sur ces figures simples, on pourra ensuite faire tout ce qu'on voudra. »

Ainsi Cézanne, tout en préservant la nature profonde des personnages ou des objets qu’il représente, libère leurs formes naturelles de tout carcan érotico-gustatif, pour les transcrire en notes ou phrases harmoniques dans la symphonie picturale qu’il cherche à composer. C’est sans doute pour cela que Dali le détestait et confiait, dans une interview à Denise Glaser : « Le peintre le plus mauvais de la France s'appelle Paul Cézanne, c'est le plus maladroit, le plus catastrophique, celui qui a plongé l'art moderne dans la m... qui est en train de nous engloutir...». On comprend mieux cette remarque en se rappelant que tout l’art de Dali est justement basé sur la fascination pour l’érotico-gustatif et son rôle clef dans l’inconscient… et pourtant le maître de Cadaquès n'en avait pas moins peint à l'âge de 18 ans, quelques poires assez cézanniennes :



Mais revenons à nos pommes. Cézanne est loin d’être le premier à les avoir prises pour sujet. On trouve déjà à Pompéi, une superbe corbeille de pommes raisins, et noix, peinte sur l’un des murs de la villa Julia Felix.



Les Néerlandais du XVIIe siècle, inventeurs de la nature morte, ne l’ont pas boudée non plus ; citons par exemple Ambrosius Bosschaert (1573-1621) et son beau-frère Balthasar van der Ast (1593-1657), ainsi que Cornelis Jacobsz. Delff (1570-1643), où encore une femme peintre, Judith Leyster (1609 - 1660)
Ambrosius Bosschaert, Nature morte
Balthasar van der Ast, Nature morte
Cornelis Jacobsz. Delff, Nature morte
Judith Leyster, Nature morte

L’Italie et l’Espagne n’ont pas été en reste, et on y trouve aussi au XVIIe siècle de très habiles experts de la pomme et de la poire dans tous leurs états. Citons Juan Zurbarán 1620-1649 (fils du grand Francisco de Zurbarán) en Espagne, et à Milan, une femme peintre beaucoup moins connue, Fede Gallizia (1578-1630) :

Peinture de Juan de Zurbarán
Peinture de Fede Gallizia

Le siècle suivant conservera l’amour des pommes, poires, et autres fruits aux formes rebondies ; les maîtres incontestés en seront alors Jean Siméon Chardin (1699-1779) en France, et Luis Eugenio Meléndez (1716-1780) en Espagne :

Nature morte de Jean Siméon Chardin

Nature morte de Luis Meléndez, Museum of Fine Arts, Boston

Au XIXe siècle, avant Cézanne, c’est surtout Courbet qui a regardé les pommes avec un réalisme neuf, n’ayant pas peur de les représenter sans mise en scène sophistiquée.
Quatre tableaux de pommes de Gustave Courbet

Mais à la fin du siècle c’est un véritable déferlement de natures mortes avec pommes ou poires : van Gogh, Renoir, Pissaro, Monet, Fantin-Latour, pour ne citer que les plus célèbres (et en France, car il existe alors aussi beaucoup de peintres de fruits d’automne en Angleterre et dans le nouveau monde).

Vincent van Gogh
Auguste Renoir
Camille Pissaro
Claude Monet
Henri Fantin-Latour

Il n’empêche, Cézanne reste le maître incontesté, et après lui plus personne ne peindra les pommes sans se rappeler des magistrales leçons que constituent ses peintures. Voici quelques exemples de belles natures mortes aux pommes qui se souviennent du maître d’Aix-en-Provence :

Wladyslaw Slewinski (1856-1918) - Nature morte aux pommes et au chandelier huile sur toile – vers 1897
Paul Sérusier (1863-1927), l'assiette de pommes, vers 1891

Maurice de Vlaminck, nature morte aux livres et au compotier, 1906
Karl Schmidt-Rottluff, nature morte aux fruits
Lajos Tihanyi (Hongrie 1885-1938), nature morte 1911
Diego de Rivera 51886-1957, nature morte, 1918


Georges Braque (1882-1963), assiette de pomme et verre, 1925
Anders Osterlind (1887-1960) nature morte, huile sur toile

René Durey (1890-1959) nature morte

Jules Joets (1884-1959), Les pommes, 1924

Edgar Scauflaire (1893-1960), nature morte, vers 1945-50

Oscar Glacé (1923- ), nature morte, 1942, collection privée

André Derain (1880-1954), nature morte aux pommes, Musée d'Art Moderne, Troyes

Samuel Peploe (1871-1935), nature morte avec jarre et pommes, vers 1912-16, Art gallery of NSW, Australie

La pomme aura donc révolutionné quatre fois l’imaginaire du monde occidental :

Une première fois en étant à l’origine du bannissement d’Adam et Eve du paradis terrestre ; une seconde fois en déclenchant la guerre de Troie (après que Pâris eût offert à Aphrodite la pomme convoitée aussi par Héra et Athéna) ; une troisième fois lorsque Newton eut l’intuition des lois de la gravitation en rapprochant le mouvement de la lune et celui d’une pomme qui tombe de l’arbre. Et enfin une quatrième fois avec Cézanne, dont les pommes révolutionnèrent la peinture moderne. Il avait d’ailleurs prédit cette révolution en une formule devenue célèbre – et en faisant au passage un petit clin d’œil à la pomme de discorde de Pâris - : « Avec une pomme, je veux étonner Paris » avait-il dit ! (rapporté par Gustave Geoffroy, in Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris 1922).