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Gilles Chambon, "Les dés sont jetés", huile sur toile 54 x 61cm, 2014 |
Cette année, je travaille à rebours : d’abord je retourne les toiles et peins le côté écru, non préparé. Le support fait alors buvard : il boit la peinture avec beaucoup d’avidité, et les pigments prennent cette tonalité rude et matte qui exclut toute transparence. Les blancs ajoutés sont de vrais blancs épais et intenses, et les couleurs, qui ne se mélangent plus à la clarté du fond, prennent aussi davantage de force matérielle. Les traits de limites entre les surfaces sont absorbés par le grain de la toile et donnent au rendu des formes une sorte d’imprécision, comme une petite vibration un peu floue.
Mais là n’est pas l’essentiel : je travaille aussi à rebours de ma manière figurative habituelle, en faisant retour vers l’éclatement et la fragmentation propres à l’espace cubiste, que je confronte – ou mélange ? – à l’expressivité irréelle de certaines figures « extatiques » de la peinture occidentale.
Ce n’est pas par pur caprice d’artiste.
Je tente en fait de développer un nouvel espace pictural, apte à associer la logique esthétique et la poésie distanciées du réel, propres au cubisme, avec la prégnance de figures hypersuggestives, propres la tradition picturale occidentale de Giotto à Van Gogh, en passant par Léonard, Caravage, Rembrandt, Goya, et tant d’autres.
En diffractant les figures pour respecter leur doctrine, les cubistes les avaient en effet rendues oniriquement et sentimentalement inactives, comme un vaccin rend inactif le principe infectieux qu’il utilise.
Mon hypothèse est que la fusion, le maillage d’un espace cubiste avec les figures dramatiques de la grande peinture classique peuvent recréer une association musicalité / théâtralité, comparable à celle que produisent l’opéra et la comédie musicale dans le domaine du spectacle.
Dans la grande dissertation moderne de la peinture, après la thèse réaliste qui explora successivement toutes les nuances du monde visible, jusqu’à la surréalité, et son antithèse cubiste, qui découvrit les immenses ressources de la déconstruction figurative, poussant jusqu’à l’abstraction, il manquait une synthèse capable de réensemencer notre imaginaire pictural ramolli par un demi-siècle d’errance. N’étant sans doute pas assez créatif pour produire ex nihilo cette nouvelle peinture synthétisante, je vais m’aventurer dans une peinture plutôt "synchronistique" (rappelons-nous la "synchronicité" de C.G. Jung), puisqu’elle fait coexister en une association nouvelle et mystérieusement signifiante, des fragments ou des réminiscences d’œuvres du patrimoine, proche ou lointain. C’est donc en m’appuyant sur les béquilles que me prêtent les grands maîtres du passé que je peux avancer, et les tableaux produits sont aussi pour moi une façon de leur rendre hommage.
La peinture que je présente ici est née d’un mélange au départ improbable entre une « étude avec crâne » de Georges Braque, et le terrible tableau de Goya représentant les Moires : Clotho, qui tisse le fil de l’existence, Lachésis, qui le mesure, et Atropos, qui le coupe. Le point commun des deux œuvres réside seulement dans le fait qu’elles font l’une et l’autre référence à l’inexorabilité du destin.
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Francisco Goya, Atropos, ou les Parques, transposé sur toile, 123x266 cm, Madrid, musée du Prado |
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Georges Braque, Studio avec crâne, huile sur toile 92 x 92 cm, 1938, Collection privée |
C’est pourquoi j’ai intitulé ma toile « Les dés sont jetés ».
Ceux qui connaissent mon histoire récente trouveront peut-être aussi un sens à la petite figure qui orne le pot d’étain.