présentation des peintures synchronistiques

mardi, octobre 29, 2013

A propos du Christ parmi les docteurs de Bernardino Luini

Bernardino Luini, Le Christ parmi les docteurs (anciennement attr. à Léonard de Vinci), National Gallery, Londres

On peut voir à la National Gallery de Londres un curieux "Christ parmi les docteurs", anciennement attribué à Léonard de Vinci, et donné maintenant à Bernardino Luini (l’exécution probable du tableau se situerait entre 1515 et 1530, ce qui est assez vague). Ce petit tableau est étrange sous deux rapports :

-    En premier lieu le Christ semble avoir une vingtaine d’années, et non douze ans, comme le rapporte le passage suivant de l’Evangile selon Saint Luc : « Ses parents se rendaient chaque année à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Et lorsqu’il eut douze ans, ils y montèrent, comme c’était la coutume pour la fête. Une fois les jours écoulés, alors qu’ils s’en retournaient, l’enfant Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Le croyant dans la caravane, ils firent une journée de chemin, puis ils se mirent à le rechercher parmi leurs parents et connaissances. Ne l’ayant pas trouvé, ils revinrent, toujours à sa recherche, à Jérusalem. Et il advint, au bout de trois jours, qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant : et tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses ». Cette incongruité a conduit certains commentateurs à penser que le tableau ne représentait pas le Christ parmi les docteurs, mais plutôt le Christ adulte disputant avec les Sacrificateurs, après avoir chassé les marchands du temple (Matthieu 21).

-    En second lieu, le cadrage de la scène n’est pas habituel pour la représentation de cet épisode de la vie du Christ ; on voit généralement Jésus à l’intérieur d’un vaste espace représentant le temple, et le nombre des docteurs ne se limite pas à quatre personnes. Bernardino Luini a lui-même peint, entre 1523 et 1532, dans l’église Notre-Dame des Miracles de Saronno, qu’il décorait alors, une grande fresque représentant Jésus parmi les docteurs dans une conception s’accordant avec la tradition. On y voit notamment la Vierge et Joseph venant admirer le jeune garçon debout devant la chaire, entouré d’une foule de savants.

Bernardino Luini, Le Christ parmi les docteurs, fresque de l'église N-D des Miracles, Saronno

Pour comprendre et bien interpréter le tableau de la National Gallery, il est nécessaire de revenir à Léonard de Vinci. Nous verrons qu’il est certainement l’auteur du dessin qui a servi de modèle à Luini. Commençons par écarter l’hypothèse d’une représentation du Christ adulte interrogé par les Sacrificateurs, selon le récit de Matthieu. Le Christ de Luini présente une gestuelle particulière des mains, il semble compter sur ses doigts. Compter les arguments sur les doigts de la main, dans une discussion théologique, est une pratique médiévale traditionnelle, qui a très souvent été employée dans la représentation du Christ enfant parmi les docteurs. Elle est donc, ici aussi, caractéristique de cet épisode ; elle ne se comprendrait pas dans le dialogue entre les Sacrificateurs et Jésus adulte, d’une tout autre nature.
Quant à l’argument de l’âge, qui a fait croire à certains qu’il ne s’agissait pas de l’épisode rapporté par Luc, il ne tient pas non plus si l’on considère que Léonard est bien l’auteur de la composition : on sait en effet que le maître florentin avait l’habitude de prendre des libertés avec les conventions de représentation, et cherchait, au-delà de la vraisemblance apparente, une cohérence plus profonde  : dans la Sainte Anne (Louvre), par exemple, la mère et la fille sont figurées ensemble avec un âge qui paraît être le même ; la symbolique que recherche Vinci s’accommode bien de cette sorte de condensation du temps. Typique aussi de sa démarche, cette façon d’aller à l’essentiel en supprimant le décorum et en concentrant l’expressivité de la peinture sur les visages et les mains, sublimés par l’ombre et la lumière.

Essayons donc de voir comment Léonard en est arrivé à représenter ainsi Jésus parmi les docteurs, et pourquoi le tableau n’est pas de sa propre main, mais de celle de Luini.

Il faut d’abord rapprocher la peinture de de Bernardino Luini, du "Christ Salvator Mundi" de Léonard de Vinci. 

Elève de Léonard de Vinci ?, Salvator Mundi, anciennement dans la collection du marquis de Ganay
Léonard de Vinci ? Boltaffio ?, Salvator Mundi, redécouvert dans les années 1950, collection privée

Léonard de Vinci, étude du buste et d'un bras du Salvator Mundi, Codex Atlanticus,  feuillet 25525, Windsor
On sait par les feuillets 25524 et 25525 du Codex Atlanticus conservé dans les Collections Royales de Windsor, que Léonard travaillait entre 1504 et 1508 à un « Christ Salvator Mundi » ; on sait qu’il y a eu une commande officielle de Louis XII, en 1507 ; au même moment Dürer élabore aussi un Salvator Mundi qui présente des points communs. 

Albrecht Dürer, Salvator Mundi, peinture inachevée, Metropolitan Museum of Arts, N-Y
Le tableau de Léonard, aujourd’hui disparu, est attesté au milieu du XVIIe s. dans le monastère des Clarisses de Nantes, où il aurait été déposé par la duchesse Anne, femme de Louis XII. Il est alors reproduit en gravure par Hollar, puis on perd sa trace à la fin du XVIIIe siècle, quand le monastère est démantelé. 

Wenceslas Hollar, vres 1640, gravure du Salvator mundi d'après le tableau de Léonard de Vinci
Il en existe plusieurs copies, attribuables aux disciples du vieux maître. Aucune ne semble être de la main de Léonard, malgré les récentes affirmations d’experts concernant une version retrouvée par hasard dans les années 1950, dernièrement restaurée, et exposée en 2011-2012 à la National Gallery de Londres (voir image plus haut, Christ avec le manteau bleu). Quoi qu’il en soit, très peu de tableaux sont de la seule main de Léonard. Il semble qu’il abandonnait fréquemment le travail à ses élèves, son esprit se laissant vite accaparer par d’autres projets et recherches ; on sait même qu’il était raillé par ses confrères (et notamment par Michel-Ange) tant il lui arrivait souvent de ne pas terminer ses commandes.

Mais examinons les peintures : le Christ de Luini et le "Salvator Mundi" de Vinci montrent quelques convergences : la frontalité d’un portrait en buste, le fond obscur et sans décor, la tunique barrée d’une sangle croisée en croix de St André (on la devine déjà sur le dessin préparatoire 25525 de Winsor). Ils s’écartent évidemment sur d’autres points, comme la présence des quatre personnages, absents du "Salvator Mundi", et la physionomie de Jésus, barbu et plus mûr sur le "Salvator Mundi".

Regardons maintenant trois autres tableaux de peintres contemporains : le "Christ bénissant et les quatre apôtres", de Vittore Carpaccio (1480), le "Salvator Mundi" de Sodoma (1503), et le "Christ parmi les docteurs" de Dürer (1506). 

Vittore Carpaccio, Christ bénissant et les quatre apôtres, 1480, Florence, collection Contini Bonacossi


Il Sodoma, Christ bénissant et les quatre apôtres, collection italienne privée

Albrecht Dürer, Le Christ parmi les docteurs,
1506 huile sur panneau. Madrid Musée, Thyssen-Bornemisza
Léonard de Vinci a certainement vu le tableau de Carpaccio lors de son passage à Venise au début de l’année 1504. La solution de Carpaccio a pu l’intéresser, d’autant qu’Isabelle d’Este, dont il avait fait quelques années avant le célèbre dessin de profil, et qui n’arrivait pas à obtenir la finalisation de son portrait, venait de lui demander, comme pis-aller, un Christ parmi les docteurs. Léonard ne semble pas avoir donné suite à cette demande, mais elle le poussa peut-être à imaginer des solutions nouvelles pour représenter cette scène. Parallèlement, il travaillait dans le même esprit sur le "Savator Mundi", comme le laisse supposer le tableau de son élève Sodoma, qui constitue en quelque sorte le chaînon manquant entre son propre "Salvator" et le "Christ parmi les docteurs" de Luini. 
Avant son retour à Milan, Vinci rencontra probablement Dürer en 1506 à Florence, et il n’est pas impossible qu’il lui ait montré les études se rapportant à son hypothétique "Christ parmi les docteurs" et à son "Salvator". Le maître de Nuremberg a pu alors s’en inspirer pour son propre "Christ parmi les docteurs" de 1506, exécuté, selon ses dires, en cinq jours seulement. De fait, la peinture de Dürer apparaît comme le premier tableau sur ce thème resserrant le cadrage, éliminant le décor, limitant le nombre des personnages autour de Jésus, et travaillant les physionomies et la gestuelle des mains (on lui connaissait auparavant un autre tableau sur le même thème, de 1494 – aujourd’hui conservé à la Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde - qui suivait une scénographie traditionnelle).

Dürer, Christ parmi les docteurs, C. 1494, Gemäldegalerie, Dresde

Léonard, en 1507, reçu la commande officielle pour un "Christ Sauveur du Monde" ; il se peut que cette commande ait été motivée par la connaissance qu’avait Louis XII de dessins préparatoires déjà réalisés, voire même d’une peinture d’un de ses collaborateurs (Boltraffio ? – et qui pourrait être le Salvator Mundi au manteau bleu, récemment daté de 1499 ; cela accréditerait aussi l’hypothèse d’une influence possible du "Salvator Mundi" léonardesque sur l’autoportrait à la fourrure de Dürer, daté de 1500, et sur son "Salvator Mundi" non terminé, daté autour de 1503 -voir image plus haut- ; mais ce ne sont là que conjectures).  Ce qui est certain, c’est que Léonard a travaillé pendant la même période sur le "Salvator Mundi" et sur le "Christ parmi les docteurs", d'où les éléments de ressemblance dont il a été question plus haut. 
S’il a finalement peint de sa main le Christ Sauveur pour roi de France, il a laissé à Luini, juste avant son départ pour Amboise (ou peut-être sous son contrôle direct lors de son dernier séjour à Milan), la réalisation du Christ parmi les docteurs, imaginé à Florence une dizaine d’années plus tôt. On ne sait hélas pas qui fut le commanditaire de cet énigmatique tableau de Luini, peut-être le plus léonardesque de tous. 
Signalons enfin un autre Salvator Mundi très léonardesque aussi, conservé au musée Pouchkine à Moscou, et attribué à un autre élève proche du maître, Giampietrino. 

Attribué à Giampietrino, Christ Salvator Mundi, Musée Pouchkine, Moscou
Il a la particularité de représenter le Christ avec un visage d'adolescent éphèbe quasi féminin, légèrement incliné. On retrouve donc là la liberté de Léonard, par rapport aux stéréotypes d’âge, comme dans le "Christ parmi les docteurs", mais inversée, cette fois: le Christ est en effet beaucoup plus jeune que le veut la tradition. Remarquons que la proportion du visage et l’expression se ressemblent beaucoup dans les deux tableaux de Luini et Giampietrino.

Sous certains de leurs aspects, ces représentations novatrices, comme beaucoup d’inventions picturales de Léonard, furent exploitées par les générations suivantes. On vit ainsi Lorenzo Lotto faire un Christ avec la femme adultère (c. 1528, Louvre) dont la composition s’inspire à la fois du "Salvator Mundi", du "Christ parmi les docteurs", et un peu aussi de la "Cène" de Santa Maria delle Grazie. 

Lorenzo Lotto, Le Christ et la femme adultère, ca 1528, huile sur toile, 124 × 156, Paris, Louvre
Un siècle après, José de Ribera et Bartolomeo Manfredi (élève du Caravage) donnèrent des versions du "Christ parmi les docteurs" où ils supprimèrent le décor et focalisèrent leurs compositions sur les visages et les attitudes de personnages cadrés à mis corps, et mis en relief par le clair-obscur. Mais la mystérieuse douceur, la grâce simple, la précision et la majesté, restèrent l’apanage du vieux maître florentin, et de ses meilleurs disciples lombards, Bernardino Luini et Giampietrino.

José de Ribera, Le Christ parmi les Docteurs, ca 1630, Vienne, Kunsthistorisches Museum

Bartolomeo Manfredi (copie), Le Christ parmi les docteurs, collection privée



lundi, septembre 30, 2013

À propos d’une peinture de l’École d’Alger, de Richard Maguet

Richard Maguet, L'Atelier de la villa Abd-el-Tif, 1934, collection privée
Parmi les artistes de ce qu’Elisabeth Cazenave a appelé l’Ecole d’Alger, et dont le noyau est formé par les « Abd-el-Tif », c’est-à-dire les peintres qui, entre 1907 et 1961, avaient obtenu une bourse de deux ans de résidence à la villa Abd-el-Tif (au-dessus du jardin d’Essai d’Alger), parmi ces artistes, donc,  essentiellement peintres de paysages et de scènes de genre, travaillant sur le motif et se tenant à distance de l’agitation médiatique autour des grands mouvements d’avant-garde qui marquaient la première moitié du XXe siècle, Richard Maguet est sans conteste l’un des plus intéressants. Tué au cours d’un bombardement en juin 1940, sa carrière fut malheureusement trop courte. D’ailleurs la plupart des expositions qui lui ont été consacrées le furent à titre posthume. Il reçut alors les éloges de nombreuses personnalités, parmi lesquelles Albert Camus, qui l’avait croisé à Alger en 1932 ou 1933, lors de son séjour comme pensionnaire de la villa Abd-el-Tif, Jean Grenier, et Jean Alazard (Conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger entre 1930 et 1960).

Camus a commenté ainsi sa peinture :
« Il y a de l’austérité dans son cas. À peine un ton chante-t-il qu’il l’éteint progressivement. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains, pour être ivres, ont besoin d’alcool. D’autres se suffisent de l’eau, si elle est assez pure. Où sont les sensuels ? À la fin, on ne peut confondre toujours littérature et cafés, amour et coucheries, vitalité et excitation. La sensualité d’un art est dans son épaisseur, non dans son éclat. De ce point de vue, rien de moins austère que la peinture de Maguet. Elle invite sans cesse à savourer ; la forme y est tiède, et les tons gagnent en chaleur ce qu’ils perdent en clinquant. […] C’est justement cette permanence des objets et des êtres que Maguet a visée, sans répit, avec l’obstination un peu butée du vrai créateur. Il est allé jusqu’à répéter plusieurs fois le même corps dans un même tableau, comme dans ses trois nus à la fenêtre. Il savait que le bonheur a parfois cette splendide monotonie et qu’il arrive que la beauté d’un être suffise à peupler la terre entière. Un artiste se rend maître de deux ou trois secrets dans sa vie. Rien de plus, probablement. Ces découvertes laissent après elles d’infinis ravissements. […] C’est assez dire que la peinture de Maguet est une peinture d’acquiescement. Non qu’elle soit tout entière abandonnée à la jubilation. On y soupçonne parfois l’effort et le drame solitaire. Mais il s’agit d’une tragédie tranquille. Et depuis ses premières toiles aux tons sourds jusqu’aux scènes en plein air, on sent une respiration cheminer, s’élargir et s’affirmer enfin avec toute la gloire de la vie. La sensualité d’abord tourmentée, se libère et s’affirme. C'est alors l’instant du “oui”, cette heure où les saisons éclatent, où des bouquets de lumière foisonnent autour des visages tranquilles de la sagesse. Une quête se termine ici, dans une Ithaque de lumière. » (extraits du texte d’Albert Camus rédigé à l’occasion de l’exposition Richard Maguet à la galerie Maurice en 1949).

Il faut en effet lui reconnaître la simplicité des sujets (nul exotisme dans son regard sur l’Algérie et le Maroc), une force tranquille de la palette et de la composition, un remarquable mélange de solidité et de douceur.

Le tableau présenté dans cet article nous montre trois femmes devant la grande verrière de l’un des ateliers d’Abd-el-Tif, construits juste au-dessus du « Ryad » de la villa (sur la peinture, on en devine le toit terrasse, et à droite, le toit en tuiles ; cf. plans ci-dessous qui montrent l’angle de vue). La peinture est faite depuis la mezzanine, qui existait dans chacun des cinq ateliers.

Le Ryad de la villa Abd-el-Tif, aujourd'hui restaurée, avec en second plan les verrières des ateliers d'artistes

Derrière les montants en fer de la haute fenêtre, se déploie la profondeur de la perspective : on voit les bleus céruléens du ciel et de la mer, séparés par la fine bande grise et mamelonnée de la côte Est de la baie d’Alger - Bordj-el-Kiffan (à l’époque Fort-de-l’Eau) et la pointe de Tamenfoust (La Pérouse). De la ville, on perçoit surtout les gros réservoirs de l’usine de gaz EGA, quelques cheminées industrielles dont celle de la Brasserie d’Alger, et les toits du quartier du Ruisseau. 
Vue ancienne du quartier du Ruisseau montrant l'emplacement de la villa Abd-el-Tif
Richard Maguet ne montre donc là rien d’exotique, mais juste un fragment de paysage cru. Le peintre nous dit en quelques taches de lumière et d’ombre la vérité de ce faubourg populaire et industrieux d’Alger, que la lumière de fin de matinée commence à écraser. À l’intérieur de la pièce, les trois personnages féminins sont dans l’attente, pendant que le peintre travaille. La femme de gauche s’occupe à des travaux d’aiguille, celle du centre contemple le paysage, ou regarde qui passe sur le chemin d’entrée, en contrebas ; celle de droite est assise sur une chaise, probablement devant la table de l’atelier ; elle tient un petit tambour à broder. Mais il semble que Maguet ait représenté deux fois la même personne, tantôt brodant, tantôt allant regarder à la fenêtre. Comme si le tableau, en plus d’être une condensation de l’espace, était aussi une sorte de synthèse du temps écoulé à peindre. Il se dégage un certain calme de cette scénographie de l’attente ; mais aussi une impatience contenue, une forme d’irritation, d’exaspération du temps qui tourne à vide. D’où cette densité métaphysique du tableau, qui s’offre comme l’exact contraire d’un instantané photographique.

Maguet, paraît-il, se réclamait de Corot, de Courbet, de Cézanne, mais aussi de Masaccio. Il est possible de retrouver une influence de ces artistes dans son œuvre, mais cela ne saute pas toujours aux yeux : Maguet n’a jamais été dans l’imitation.

Je voudrais pour ma part relever un cousinage artistique insolite - du moins pour la toile ici étudiée - avec son contemporain américain Edward Hopper, qu’il ne connaissait  probablement pas.
Hopper, qui était lui aussi un grand admirateur de Courbet, utilisait « quelques principes que l’on pourra retrouver dans toute son œuvre : une composition basée sur quelques formes géométriques simples, de larges aplats de couleur, et l’utilisation d’éléments architecturaux dont les verticales, horizontales et diagonales fortes vont structurer le tableau » (extrait article « Edward Hopper » de Wikipedia). Ces principes s’appliquent évidemment  au tableau de Maguet. Mais au-delà des principes de composition, le sujet, cette attente silencieuse près d’une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage immobile à la lumière crue, cette ambiance à la fois réaliste et métaphysique, sont très fréquents dans l’œuvre de Hopper ; en voici quelques exemples qu’il est intéressant de confronter à « l’Atelier de la villa Abd-el-Tif» de Richard Maguet. 
Edward Hopper, Bureau dans une petite ville, 1953, Metropolitan Museum of Arts, New York

Edward Hopper, Hôtel devant une voie ferrée
Edward Hopper, Rayon de soleil dans une Cafeteria, 1958

Edward Hopper, Chambre à Broocklyn, 1932

Edward Hopper, Fenêtres la nuit, 1928

Edward Hopper, Compartiment C
Mais comparaison n’est pas raison : Maguet reste infiniment plus doux et plus modeste que son collègue d’outre-Atlantique… Il s’applique à caresser de son pinceau les formes et les lumières, il se fond discrètement en elles, quand Hopper, lui, semble vouloir les découper au scalpel, pour en extraire le message et le présenter à la face du monde dans l'éclat d'un soleil théâtral.

Richard Maguet, Autoportrait                                                                             Edward Hopper, Autoportrait, 1925-30,
                                                                                                                            Whitney Museum of American Art, New York


Mise à jour octobre 2014 :
Le catalogue de l'exposition "Albert Camus, ses amis peintres" (Lyon, janvier 2014) vient d'être édité par l'association COUP DE SOLEIL RHÔNE-ALPES; "L'atelier de la villa Abd-el-Tif" de Richard Maguet fait la couverture du catalogue. On peut se le procurer par commande à l'adresse suivante: DIWAN en Lorraine pour Coup de Soleil RA 14 rue du cheval blanc 54000 Nancy 



samedi, septembre 21, 2013

La cuisine entre scène de genre, nature morte, et parabole


Joachim Beuckelaer, Jésus chez Marthe et Marie, 1.13 x1.63 m, 1565, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique


Les premières représentations de scènes de la vie domestique apparaissent en Europe dès le XIVe siècle, en particulier dans un manuel médiéval de santé très populaire au Moyen-âge , le Tacuinum sanitatis, qui, à travers la présentation des remèdes et des conseils de santé, montre aussi quelques activités liées à l’alimentation. Les exemplaires manuscrits de Paris, Vienne, et de Rome (bibliothèque Casanatense) sont de la fin du XIVe siècle, celui de Rouen du début du XVe siècle.
Tacuinum sanitatis, La préparation des tripes, bibliothèque Casanatense
Tacuinum sanitatis,  La préparation des fromages, bibliothèque Casanatense
Tacuinum sanitatis, La cuisson,  manuscrit de Lombardie
Tacuinum sanitatis, L’hiver,  manuscrit de Vienne

Tacuinum sanitatis, Savich, ou soupe de blé,  manuscrit de Vienne
Tacuinum sanitatis, Ricotta,  manuscrit de Paris
Tacuinum sanitatis, La confection des pâtes,  manuscrit de Vienne

De la même époque, on trouve aussi quelques enluminures montrant la vie dans la cuisine pour illustrer les contes du Decameron, également populaires au début du XVe siècle.
Conte du Decameron, Miniature extraite du Ms. 2561, f. 229 v, Österreichische Nationalbibliothek, Vienne

Conte du Decameron, Miniature extraite du Ms. 5070, f. 226 v., Biblithèque de l'Arsenal, Paris
Enfin certains épisodes de la bible se prêtent également à présenter la vie familiale d’un foyer. Ainsi cette sainte famille du milieu du XVe siècle, ou cet épisode de l’histoire de Tobie (ancien testament, extrait de la bible historiale de Guyart des Moulins, 1470)
Sainte famille, images extraites de manuscrits allemands anonymes, la première vient d’un livre de dévotion  créé en 1440 pour Catherine de Clèves
Tobie aveugle, dans son lit, bible historiale de Guyart des Moulins, 1470
Bien sûr, toutes ces illustrations ne sont pas encore des scènes de genre à proprement parler. Pas plus que les scènes de vie quotidienne qui, dès la fin du XIVe et pendant tout le XVe siècle, apparaissent sur les fresques de certains palais italiens, comme le palais public de Sienne, ou le château d’Issogne dans le Val d’Aoste.
Fresque du hall du château d’Issogne, La boutique du fromager, seconde moitié du XVe siècle
Elles insistent sur la prospérité du peuple, qui est censée témoigner de la bonne gouvernance du seigneur. On peint en particulier les activités commerciales et agricoles (ces dernières sont aussi utilisées, à la même époque, pour illustrer les saisons dans les livres d’Heures). Ajoutons à cela, pour être complet, les banquets et les chasses, caractéristiques de l’activité de la noblesse, et qui, pareillement, ornent aussi bien les livres d’heures que les murs des riches demeures aristocratiques.
Mais la frontière n’est pas étanche entre les images qui décrivent une spécificité de la vie quotidienne, et celles qui illustrent les histoires de la bible, les romans courtois, ou les légendes de la mythologie. Le décor et la scénographie restent les mêmes pour les unes et pour les autres.

Cependant deux faits nouveaux, à la charnière du XVe et du XVIe siècles, vont entraîner une rapide évolution :
-    Le perfectionnement de la peinture, qui advient grâce à la maîtrise de la perspective géométrique et de la perspective atmosphérique, grâce aussi à la confrontation des artistes avec les œuvres de l’antiquité, et également à leur plus grande liberté d’observation de la nature.
-    L’invention et le perfectionnement de la gravure, qui permet la diffusion du savoir et des modèles plastiques et scénographiques à travers toute l’Europe (en temps réel, dirait-on aujourd’hui).

À partir de là, donc, la fascination pour ce nouveau pouvoir magique de la représentation, de plus en plus précise avec le trompe-l’œil, et de plus en plus évocatrice grâce aux décors imaginaires que la peinture reconstruit par la perspective et l’observation de la nature, va conduire dans certaines oeuvres à un décentrement/détournement du sujet, qui semble devenir simple prétexte :

-    Décentrement vers le paysage, par exemple, quand on voit un Patinir ou un Brueghel représenter des épisodes de la bible ou de la mythologie comme de simples petites anecdotes à l’intérieur de vastes panoramas.

Joachim Patinir, Repos pendant la fuite en Egypte, panneau 51 x 96cm, c 1524, musée de l’Ermitage, St-Petersbourg

-    Décentrement du portrait vers la nature morte, quand Holbein accompagne le rendu hyperréaliste des ambassadeurs Jean de Dinteville et Georges de Selve, d’une sorte de nature morte d’instruments scientifiques de précision, en un trompe l’œil, lui-même d’une remarquable précision. Elle occupe le centre du panneau. Et juste au-dessous, une mystérieuse anamorphose de crâne devient le véritable sujet du tableau (la vanité du sentiment vaniteux que pourrait conférer au commanditaire ce majestueux double portrait) et s’offre comme une prouesse de l’art de la représentation, et comme la clef de compréhension du travail du peintre.
Hans Holbein, Portrait des ambassadeurs, panneau environ 2 x2m, 1533, National Gallery, Londres

-   Détournement de ce que l’on appelait la peinture d’histoire vers la scène de genre et aussi la nature morte, quand Pieter Aertsen rend les scènes religieuses à peine visible dans ses peintures dont le premier plan est occupé par des scènes de marché ou de cuisine ; ainsi par exemple dans deux tableaux de 1552 et 1553, sur le thème « Jésus chez Marthe et Marie ».  Le sujet se réduit à une toute petite scène au fond de la perspective, scène qui dans un cas semble disparaître derrière une nature morte d’aliments grandeur nature, et dans l’autre derrière une scène de cuisine, elle-même vue à travers une nature morte d’aliments. Comme dans le cas d’Holbein et son portrait des ambassadeurs, Aertsen donne la clef de ses tableaux en plaçant dans la partie centrale, à proximité de la figure lointaine de Jésus, et grâce à l’écrasement perspectif, dans un cas un œillet rose fiché dans du levain, et une épaule d’agneau, dans l’autre cas un bouquet composé d’œillets roses et de lys blancs, et encore une épaule d’agneau. Ces « accessoires » renvoient bien évidemment à la symbolique chrétienne : l’œillet rose représente l’amour de Jésus, le levain le royaume de Dieu, le lys blanc la pureté et la royauté, et la pièce d’agneau le corps du christ. Ainsi Aertsen nous engage à méditer sur la signification spirituelle des objets ordinaires et des scènes de la quotidienneté, le profane pouvant toujours renvoyer au sacré, comme la peinture peut aussi renvoyer à la vérité chrétienne, quand on sait la regarder. C’est une réponse aux accusations de prêcheurs protestants iconoclastes qui sévissaient alors en Allemagne et aux Pays-Bas.

Pieter Aertsen, Le Christ chez Marthe et Marie, 60 x101cm, 1552, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Pieter Aertsen, Le Christ chez Marthe et Marie, 126 x 200cm, 1553, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
Par la suite Aertsen traita les accumulations de victuailles et les scènes de marché ou de cuisine sans plus aucune référence directe aux épisodes de la bible, ouvrant la voie à la peinture de natures mortes et de scènes de genre, traitées comme thèmes autonomes. Ces nouveaux sujets devaient faire flores en Europe au siècle suivant, en particulier aux Pays-Bas. Dès la fin du XVIe siècle, l’humaniste hollandais Adriaen de Jonghe, s’appuyant sur un texte de Pline l’Ancien sur le peintre hellénistique Peiraikos, qui excellait selon lui dans la peinture « des boutiques des cordonniers et des échoppes de coiffeurs, des ânes, des aliments et des sujets similaires » - donc peintre de choses viles (rhyparagraphos) -, justifiait, dans son Batavia paru en 1588, le travail de nature morte et de scènes de genre de ses compatriotes.


Mais pour autant on trouve encore souvent ces nouveaux genres picturaux associés à une symbolique morale. Pour les scènes de cuisine, sujet de cet article, on voit par exemple au XVIe siècle, sur une gravure faite d’après Jérôme Bosch, une représentation du Mardi gras qui rappelle la licence autorisée ce jour (bien sot celui qui n’en profite pas, « on lui fait la barbe » - on le moque - voir texte de commentaire et personnage à droite).
Gravure de Pieter van der Heyden d’après Jérôme Bosch, La célébration du Mardi gras, ou la cuisine des fous
Ou encore chez Pieter Bruegel l’Ancien, avec deux gravures représentant « la Cuisine maigre et la Cuisine grasse ». Il s’agit d’une allégorie moralisatrice, avec d’un côté les riches dans l’opulence qui sont aveugles à la charité et aux vraies valeurs. « Chez les riches, malgré la profusion des mets, on refuse de partager avec un homme qui de toute évidence souffre de la faim. Chez les pauvres, on est prêt à partager le peu dont on dispose. Mais le personnage rondelet, à l’arrière plan, préfère s’enfuir en courant. La richesse, au sens large, rend l'Homme aveugle aux choses essentielles  et le renferme sur lui-même. Au travers de ces deux estampes, Bruegel appelle à la maîtrise de soi et à la tempérance » (commentaire Musée de Flandres, Cassel). 
Gravure de Johannes Galle d’après Pieter Bruegel, C 1570, La cuisine grasse
Gravure de Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel, 1563, La cuisine maigre
La fable d’Esope « Le satyre et le paysan » a aussi donné un prétexte à plusieurs peintres ou graveurs pour montrer des ambiances de cuisine campagnarde. Jacob Jordaens a réalisé plusieurs tableaux sur ce thème, mais aussi Barent Fabritius, Jan Steen, Gerbrand van den Eeckhout, Benjamin Cuyp, David Ryckaert le Jeune ; celui de Willem van Herp est particulièrement significatif.

Atelier de Willem van Herp, Le satyre et le paysan, c 1650
L’association scène de cuisine / histoire religieuse reste aussi très prisée jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Elle est généralement associée à des épisodes particuliers du Nouveau Testament : « Le Christ chez Marthe et Marie », «Le Repas d’Emmaüs », « Le Retour du fils prodigue », ou encore « Le mauvais riche et le pauvre Lazare ». Dans toutes ces représentations, comme d’ailleurs dans les scènes de cuisine sans référence religieuse explicite, l’idée est de mettre en regard le souci des biens terrestres et le souci du salut de l’âme ; avec toute l’ambivalence et les ambiguïtés qui peuvent en résulter, dans une société bourgeoise naissante, très croyante, mais pour laquelle la fortune matérielle était un marqueur fondamental. Le passage de l’évangile de Luc qui rapporte l’épisode du Christ chez Marthe et Marie a suscité depuis le Moyen-âge beaucoup de commentaires ; rappelons ce passage : « Alors qu’il était en route avec ses disciples, Jésus entra dans un village. Une femme appelée Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une sœur nommée Marie qui, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien ? Ma sœur me laisse seule à faire le service. Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part : elle ne lui sera pas enlevée. » ». On y a d’abord vu la supériorité de la vie contemplative (représentée par Marie) sur la vie active (représentée par Marthe). D’autres commentateurs, comme Maître Eckart, ont renversé la proposition et vu un modèle en la personne de Marthe ; Marie de Béthanie, assimilée à la pécheresse Marie-Madeleine, fait l’objet de davantage de sollicitude de la part de Jésus justement parce qu’elle est pécheresse. Les deux figures féminines ont aussi été assimilées parfois aux allégories de la modestie (Marthe) et de la vanité (Marie-Madeleine).

On peut bien sûr retrouver en filigrane une trace de ces débats dans la façon dont les peintres ont pu représenter la scène. Entre 1550 et 1660, les principaux artistes qui ont travaillé le thème du Christ chez Marthe et Marie peuvent se regrouper en quatre catégories :

-    Ceux qui ont accentué dans leurs œuvres le caractère « nature morte de victuailles » : aux Pays-Bas Pieter Aertsen, et Joachim Beuckelaer, en Italie Vincenzo Campi.

-    Ceux qui ont mis l’accent sur les personnages, leur scénographie spatiale, et leur expressivité : Tintoret, Rubens, Ambrosius Francken, Johannes Vermeer.

-    Ceux qui ont davantage travaillé le décor, géométrique ou pittoresque, sortant d’ailleurs parfois de la cuisine au sens strict : les Bassano et Paolo Piazza en Italie ; Joos Goemare, Wtewael, Frans II Francken, Hans Vredman de Vries, Jan Bruegel de Velours, aux Pays-Bas.

-    Enfin, ceux qui ont mis en valeur, par un halo de lumière ou par une confrontation en miroir, les principaux éléments signifiants de leur image, dans un décor simplifié : Diego Velasquez, Rembrandt, Pieter Bloot, Jan Miense Molenaer, Hendrick Maertensz Sorgh.

Il y aurait sans doute beaucoup à analyser pour chacune des œuvres relevant de ces catégories, mais cela dépasserait le cadre de cet article (et de mes compétences). En voici néanmoins quelques images ci-après. Rappelons au lecteur sagace que beaucoup de commentaires existent déjà sur les tableaux magistraux de Aertsen, Vermeer et Velasquez ; il en retrouvera facilement trace sur Internet. 
Atelier de Frans II Francken, Le Christ chez Marthe et Marie
Joachim Beuckelaer, La cuisine, avec au fond le Christ chez Marthe et Marie
Diego Velasquez, Scène de cuisine avec le Christ chez Marthe et Marie, c 1618, National Gallery, Londres
Johannes Vermeer, Le Christ chez Marthe et Marie, c 1655, Scottish National Gallery, Edinburgh
Le Tintoret, Le Christ chez Marthe et Marie, c 1575, Alte Pinakothek Munich
Pieter Bloot, Le Christ parlant à Marthe et Marie, 1637, Liechtenstein Museum
Rembrandt van Rijn, Le Christ chez Marthe et Marie, 152 x 109 cm, Pushkin Museum, Moscou
Hans Vredeman de Vries, Le Christ chez Marthe et Marie, 1566, Collection Royale de la reine Elisabeth
Joos Goemaere, Le Christ dans la cuisine de Marthe et Marie, c 1600, Musée de la gastronomie, Hermalle-sous-Huy

Dans ce bref article, je m’attarderai seulement sur les œuvres de l’atelier des Bassano (qui traitent des quatre thèmes – Jésus chez Marthe et Marie, Le repas d’Emmaüs, Lazare et le mauvais riche, Le retour du fils prodigue) parce qu’elles témoignent de la convergence de plusieurs traditions, et parce qu’elles ont été très abondamment diffusées par la gravure et par la copie, que celle-ci soit faite au sein de l’atelier familial ou à l’autre bout de l’Europe.

Deux gravures de Johann Sadeler et une de son frère Raphaël, faites entre 1593 et 1598 d’après les tableaux peints par Jacopo Bassano avec l’aide se son fils Francesco, forment ce que l’on appelle « les cuisines de Sadeler ». 
Gravures de Johann et Raphaël Sadeler, d’après Jacopo da Ponte dit Bassano, représentant respectivement Le Christ chez Marthe et Marie, Le repas d’Emmaüs, Lazare et le festin du mauvais riche.
Elles représentent « Jésus chez Marthe et Marie » (curieusement gravée en miroir, ce qui a donné lieu à une majorité de peintures inversées)*, « Le repas d’Emmaüs », et « Lazare et le mauvais riche » ; les tableaux des Bassano sur le quatrième thème (le retour du fils prodigue), pourtant très proche des autres, ne semblent pas avoir été gravés, mais ont néanmoins aussi beaucoup de répliques (un « Retour du fils prodigue » de Francesco Bassano se trouve même à deux pas de chez moi, au musée de Libourne).
  •  * Au début du XVIIe siècle, Cornelis Galle a regravé « Jésus chez Marthe et Marie » dans le bon sens, d’après Sadeler. Et inversement, Hendrick Hondius a gravé « le repas d’Emmaüs » dans le sens contraire de la peinture.
Regardons maintenant les peintures originales sur les quatre thèmes (sachant qu’il en existe toujours plusieurs versions, attribuées parfois aux fils de Jacopo) :
Jacopo Bassano, Jésus dans la maison de Marthe, Marie, et Lazare, 1577, Museum of Fine Arts, Houston

Jacopo et Francesco Bassano, Les pèlerins d’Emmaüs, huile sur toile 95 x 124 cm, c 1575, collection privée
Leandro Bassano, Le mauvais riche et Lazare, 134 x 181cm, c 1590, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Francesco & Jacopo Bassano, Le retour du fils prodigue, 147 x 200cm, c 1570, Musée du Prado, Madrid
L’influence de Véronèse (coloris, attitudes des personnages, paysages et ciels nuageux des fonds) est indéniable, mais les moyens de Jacopo Bassano, plus limités, et sa maîtrise de la perspective plus approximative, entraînent une certaine lourdeur et une moindre élégance des personnages. De plus les compositions des Bassano sont plus anecdotiques et n’ont pas l’ampleur plastique de Paolo Caliari, ou des autres grand maniéristes vénitiens que sont Titien et Tintoret. Bassano et ses fils sont en quelque sorte plus terre-à-terre. Et la façon qu’ils ont de traiter les quatre sujets dérive directement des modèles de Pieter Aertsen, de son neveu Joachim Beuckelaer et de leur entourage (voir tableau ci-dessous), exécutés quelques années auparavant, et qui ont également influencé Vincenzo Campi à Crémone. On remarquera en particulier les plats et victuailles du premier plan, à terre ou suspendus, le morcellement des scènes et de l'architecture, le paysage lointain.
Entourage de Joachim Beuckelaer, Scène de cuisine, 130 x164 cm
Dans les quatre tableaux de Bassano, une des premières choses qui frappe le spectateur est la ressemblance de scénographie pour les quatre sujets ; ils apparaissent comme de simples variantes d’une seule « cuisine imaginaire » bassanienne, dont la grande originalité est d’avoir les murs ouverts sur le paysage, non par une fenêtre ou une arcade, mais par un artifice de l’esprit, comme si l’on avait effacé la paroi : les personnages sont à la fois dehors et dedans. Cela fait penser aux décors de théâtre ; et cela rappelle aussi les enluminures du Decameron, montrées en début de cet article, sur lesquelles le côté gauche de l’image montre un intérieur, et le côté droit le jardin. Dans la tradition de la peinture gothique en effet, un ou deux siècles avant les Bassano, les enlumineurs faisaient fréquemment des arrachés sur les bâtiments, pour montrer sur la même image le dedans et le dehors. Mais depuis la Renaissance, le souci de réalisme de l’espace de représentation qu’elle impliquait avait tendance à s’imposer aux artistes. Ils utilisaient plutôt des grandes baies ou des colonnades, pour rendre logique la succession des espaces intérieurs et extérieurs qu’ils représentaient dans la même peinture. Pourtant les Bassano, s’ils traitent bien l’image avec une parfaite vraisemblance perspective, entérinent l’invraisemblance constructive du mur effacé. D’où la poésie particulière et le charme de leurs tableaux. Notons toutefois que certains suiveurs ont cherché, imperceptiblement, à minorer cette incongruité architecturale : on voit ainsi que sur les versions du « Christ chez Marthe et Marie » du musée de Kassel et du musée de Trente, le départ de la grande voûte à soffites, sensée redonner un toit à la cuisine, peu perceptible sur la gravure, et rendue discrète par l'ombre dans la version de Houston, prendre ici plus d’importance. 

Suiveurs de Jacopo Bassano, Le Christ chez Marthe et Marie, respectivement  Gemaelde Alte Meister Gallery, Kassel, et Musée du Diocèse Tridentin, Trente


On voit aussi, sur une réplique due à Jan van Kessel (ou à un peintre de son entourage) faite à partir de la gravure inversée de Johann Sadeler, un contraste et un cadrage de l'ouverture sur le paysage, qui donne un peu le sentiment d'une porte ouverte, et sépare plus nettement intérieur et extérieur.

Jan van Kessel, Le Christ chez Marthe et Marie, peinture sur cuivre
Et pour l’anecdote, j’ai trouvé une petite peinture flamande, lointaine et naïve adaptation de la composition de Bassano (également version inversée de la gravure), très simplifiée, dans laquelle le peintre, non content de remettre un plafond avec poutres, règle définitivement le problème en reconstruisant le mur manquant, au détriment du paysage qui se trouve définitivement congédié.


Anonyme Flamand 1° moitié du XVIIe siècle, Le Christ chez Marthe et Marie, panneau 48x63cm, collection privée