présentation des peintures synchronistiques

lundi, mai 20, 2013

Quatre modèles d'"Adoration des mages" de Maerten de Vos


Quatre gravures de la fin du XVIe s., composées à partir de dessins d'Adorations des mages, de Maerten de Vos

À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, le rôle de la gravure sur cuivre devint essentiel dans le développement de la peinture, surtout en raison de l’élargissement du marché de l’art aux classes bourgeoises. En effet, jusque-là, les commanditaires des peintres étaient soit les institutions religieuses, soit les cours aristocratiques. Les peintres leur étaient d’ailleurs souvent attachés : moines appartenant aux ordres monastiques dont émanait la commande, ou artistes/artisans embauchés comme « valets » par les princes, et faisant ainsi partie de leur domesticité, pour un temps donné. La seconde partie de la période appelée maniériste correspond à cette explosion du marché de la peinture. Les professions de peintre et de dessinateur/graveur prennent de l’ampleur : ils possèdent souvent des ateliers indépendants, et on assiste à une augmentation considérable des effectifs des différentes guildes urbaines, particulièrement dans les villes italiennes et dans celles des Flandres et des Pays-Bas, qui profitent de la richesse liée au commerce maritime.

Si les plus habiles des peintres, ou les plus fortunés, voyageaient pour se former auprès des maîtres de renom international, notamment ceux de Venise et de Rome, la plupart des autres ne quittaient jamais leur région natale, et travaillaient beaucoup à partir de gravures. Car il faut bien avoir conscience qu’aux XVIe et XVIIe siècles, la copie libre ou l’adaptation des œuvres importantes créées pour les princes était une pratique courante et légitime. Les peintres les plus célèbres étaient d’ailleurs les premiers à produire par dizaines des répliques ou des adaptations de leurs grandes œuvres ; ils les déléguaient souvent à leur atelier, et ils les faisaient aussi graver, l’estampe devenant un commerce lucratif.
On peut donc supposer que les recueils de gravures étaient autant de « catalogues » qui permettaient à l’artiste et à son commanditaire de choisir, pour un thème donné, le modèle qui lui paraissait le plus approprié. Car aussi les sujets de la peinture étaient très conventionnels et codifiés. Auparavant limités à la peinture d’histoire (religieuse, mythologique, ou commémorative) et au portrait, ils se sont élargis dès la fin du XVIe s. à la nature morte, au paysage, et à la scène de genre (qui englobait toutes sortes de représentations anecdotiques de la société rurale ou urbaine). Mais tous les sujets gardaient généralement un contenu moral plus ou moins caché (par exemple les vanités) ou un rôle dévotionnel.
Beaucoup de peintres, à la suite de Raphaël, se mirent aussi à concevoir de petits dessins directement destinés à être gravés. Parmi eux Maerten de Vos, artiste anversois très renommé, en produisit plus de 1500, qu’il faisait graver par Jan I Sadeler, Adriaen Collaert, Crispin de Passe, Philippe et Théodore Galle, Nicolas de Bruyn, etc…

Un des sujets très en vogue à cette période, pour les tableaux de dévotion familiale, était la nativité ; et les adorations des mages, peut-être parce que ce conte faisait rêver, occupaient une place importante dans les commandes. Maerten de Vos a notamment composé en 1599 une magistrale adoration des mages de 3,20m x 2,48m (conservée au musée des Beaux-arts de Valenciennes – voir illustration en fin d’article).
Mais bien avant de réaliser cette grande toile, il avait produit de petits dessins destinés directement à l’estampe. Nous en connaissons deux, l’un daté de 1580 (tout récemment adjugé en salle des ventes à Paris) et l’autre exécuté entre 1590 et 1595 appartenant à la collection Hawley-Field (images ci-dessous).


Ces dessins ont été utilisés pour deux gravures, dues respectivement à Jan I Sadeler (1581), et à Théodore Galle (dernières années du XVIe siècle). Il existe aussi deux autres gravures représentant des adorations des mages de Marten de Vos, dues à Adriaen Collaert, et à Jan I Sadeler. Elles ont été faites d’après des dessins aujourd’hui inconnus.

Ces gravures, abondamment diffusées dès la fin du XVIe s., ont servi de base de composition à de nombreux tableaux d’artistes anonymes. J’ai retrouvé plusieurs peintures qui dérivent des trois premières gravures (mais il en existe aussi certainement de la quatrième) ; ces œuvres ont la plupart du temps été attribuées à tort à des peintres sans rapport avec M. de Vos, par des experts n’ayant pas eu connaissance des gravures.

Examinons, à travers ces quelques exemples, le rapport entre dessin, gravure, et peinture, en commençant par le dessin de 1580 (ci-dessous) :


C’est un dessin à l’encre brune, fait à la plume et au pinceau, comme la plupart des dessins de M. de Vos. Il est  signé et daté en bas à gauche, et mesure 13 x 17 cm. Il existe depuis la Renaissance deux grands types de compositions sur ce thème : des compositions centrées sur la vierge, avec les rois mages se répartissant de part et d’autre, et des compositions bipolaires, dans lesquelles les rois mages sont d’un côté, et la vierge, l’enfant, et Joseph, de l’autre. Notre dessin est du premier type ; on retrouve néanmoins un effet d’opposition droite/gauche, le bœuf et l’âne à gauche répondant aux chameaux, montures des rois mages, à droite. Le décor de ruines à colonnes et voûte basilicale nous rappelle que Maerten de Vos est allé à Rome. Les costumes des rois mages sont aussi très inspirés des costumes des soldats romains, connus à travers les bas-reliefs antiques. La note orientale est donnée par les chameaux et par le petit édicule fantaisiste à coupole ajourée. Si l’on détaille les personnages principaux, on voit que Maarten a repris la classique correspondance  entre les mages et les âges de la vie, le vieux Melchior étant toujours agenouillé près de l’enfant Jésus, tandis que Gaspard, dans la force de l’âge, et Balthazar, imberbe, se tiennent debout et présentent leurs offrandes d’encens et de myrrhe. Joseph est en retrait, âgé et appuyé sur une canne : il n’est pas le géniteur mais le pater familias.

Malgré la qualité très synthétique et claire de sa composition, le peintre s’est écarté en deux points de l’orthodoxie des représentations : 
  •  Il a laissé à Melchior la couronne sur la tête, alors que normalement elle doit être au sol en signe de déférence à l’enfant-roi (parmi les grandes « adorations des mages », seule celle de Pieter Aertsen, de 1560, montre un Melchior gardant sa couronne sur la tête).
    Pieter Aertsen, panneau central du triptyque de l'Adoration des mages, Rijksmuseum, Amsterdam
  • Le bébé, souriant, tend affectueusement les bras vers Melchior, alors qu’il devrait en principe garder une certaine hauteur lui interdisant trop d’effusion vers le roi-mage.
Or on peut constater que la gravure de Sadeler datée de 1581 (illustration plus haut, à droite  du dessin), tout en restant très fidèle à l'esquisse du maître, corrige néanmoins ces deux points : la couronne est désormais au sol, à côté du sceptre et  du vase d’or en forme d’escargot, et l’enfant Jésus tend sa main à Melchior pour qu’il la baise en signe de respect.  Autre concession à la tradition, le jeune Balthazar, qui symbolise généralement le continent africain, a pris sur la gravure une physionomie nettement négroïde qu’il n’avait pas sur le dessin, et un petit collier de barbe est venu accentuer son prestige royal. Bien sûr la gravure est inversée symétriquement au dessin, comme le seront évidemment tous les tableaux qui en dérivent. Signalons tout de même une gravure anonyme conservée dans les collections du British Museum (ci-dessous), qui est probablement une copie de la gravure de Sadeler et qui, à nouveau inversée, restitue le sens original du dessin. Cette gravure se contente par ailleurs d’ajouter une bizarre auréole à Marie – et une moins visible à l’enfant ; elle n’a, à ma connaissance, pas eu de répliques picturales, mais on retrouve certains de ses éléments dans une autre gravure des « scènes de la vie du Christ », attribuée à Heinrich Ulrich, et datant du début du XVIIe siècle (ci-dessous).
Copie de la gravure de Jan I Sadeler, et gravure de Heinrich Ulrich

Examinons maintenant les sept tableaux repérés A, B, C, D, E, F, et G, qui dérivent directement de la gravure de Sadeler. Je les ai classés en fonction de leur qualité artistique.


Le A est sans conteste le plus intéressant : il est totalement fidèle à la gravure, et la finesse des traits, le modelé des personnages par les ombres et la lumière, la  palette des couleurs, sont caractéristiques du travail pictural de Maerten de Vos (on peut notamment comparer les couleurs peu habituelles de la robe et du manteau de la Vierge, avec celle que M. de Vos lui a donné en 1585 dans sa peinture représentant « La famille de Sainte Anne »). Il se pourrait alors que cette peinture soit une oeuvre sortie directement de l’atelier de Maerten de Vos : comme je l’ai rappelé plus haut, il n’était pas rare que les peintres se servent de leurs peintures, dessins, ou gravures, pour produire des répliques de leur création initiale.

Le tableau B est intéressant par la liberté qu’il prend, en inversant le format de la gravure, pour faire une peinture plus large que haute. Les personnages principaux sont conservés mais écartés les uns des autres ; le décor ne se limite plus aux ruines, qui s’intègrent dans un vaste paysage montagneux à la lumière dégradée, donnant plus de douceur à la scène. Des personnages secondaires sont ajoutés, ainsi qu’un arbre au centre, pour meubler les vides ouverts par la distorsion en largeur. Au final, la composition s’équilibre bien. Notons que le peintre a ôté les éléments un peu bizarres, comme les touffes de poils sur les bosses des chameaux, l’édicule à coupole échancrée, et le vase en forme d’escargot. Il a de plus donné les couleurs conventionnelles au costume de la Vierge, et ajouté des auréoles à la mère et à l’enfant.

Le Tableau C, globalement fidèle, se distingue néanmoins par deux particularités : d’abord une palette de couleurs assez originale, avec un Gaspard à cape fuchsia et jupette blanche, ensuite un Melchior dont le costume martial a été troqué contre une toge de sage, qui pour l’artiste ou le commanditaire, devait mieux correspondre à l’image qu’il se faisait d’un vieux roi.

L’auteur du tableau D a voulu se recentrer au maximum sur les personnages, et pour ce faire, a rétréci le champ visuel, éliminant les serviteurs, les chameaux, et réduisant le paysage architectural à quelques fragments sans perspective. Les physionomies et les costumes sont totalement modifiés : le petit Jésus est beaucoup plus placide, Joseph retrouve une certaine présence grâce à son manteau rouge, la différence d’âge entre Gaspard et Balthazar n’est plus marquée, et les mages ne sont plus rois (disparition des couronnes) bien que Balthazar garde son sceptre.

Le tableau E est de qualité moyenne ; l’équilibre général est respecté, les contrastes sont bons, mais Gaspard est malhabile dans ses proportions, et les visages de la Vierge et du petit Jésus ne sont pas très réussis. Les costumes ont été modifiés à la marge (bas et jambières), et Jésus et Marie ont reçu de minces auréoles.

Le tableau F doit être une copie du tableau E, comme en attestent la même répartition des couleurs et les mêmes modifications vestimentaires. De nouvelles déformations montrent que l’auteur na pas dû avoir la gravure directement à sa disposition.

Enfin le tableau G, de facture assez médiocre, reprend les éléments de la gravure de façon un peu gauche, et supprime chameaux et personnages secondaires, remplacés par un arbre frêle. Le fond est empâté et sans consistance. La seule originalité, due peut-être à la pudibonderie du commanditaire, est d’avoir habillé le petit Jésus.

(Mise à jour juin 2017) voici une autre version (dont je n'ai pas retrouvé l'origine), adaptation libre de la gravure de Sadeler (inversion du format, ajout d'un rayon lumineux vers la vierge, etc...) : 



_________________________________

Regardons maintenant brièvement le second dessin de Maerten de Vos (ci-dessous) :


Cette fois la scène est observée de façon plus rapprochée, et les personnages sont resserrés, montrant mieux les visages et les expressions. Le décor n’a plus de place dans l’image et est à peine esquissé. Toute anecdote a disparu pour concentrer la composition sur l’intériorité des sentiments exprimés.
Bien que les protagonistes restent très groupés, un axe central sépare à gauche la Sainte Famille, le bœuf et l’âne, et à droite, les rois mages, l’étoile (qui était absente du premier dessin), et un petit serviteur. On notera aussi l’accentuation des traits morphologiques des trois rois, le jeune Balthazar ayant un aspect très féminin. Le rapport entre Melchior et l’enfant Jésus est précisé : il lui embrasse le pied. Enfin de légers halos estompés marquent les auréoles de la Vierge et de l’enfant Jésus. Donc une composition à la fois plus dramatique et plus calme que la précédente.



La gravure de Théodore Galle (ci-dessus), est très fidèle dans la représentation du groupe de personnages, mais fait le choix, pour mieux les faire ressortir encore, de remplacer le désordre architectural du fond du dessin par une ouverture centrale sur le ciel et deux panneaux latéraux montrant la perspective. Du coup l’étoile est à nouveau abandonnée, et le flacon de myrrhe tenu par Balthazar acquiert une présence centrale, avec une vague allure de Saint Graal.


Je n’ai trouvé qu’une seule peinture (ci-dessus) reprenant la gravure, mais il en existe certainement beaucoup d’autres. Encore une fois, son attribution par l’expert de service à l’entourage de Pieter Aertsen (mort en 1575) est incohérente. Comme pour le tableau B issu de la gravure de Sadeler, l’artiste a souhaité redonner un format en largeur à la composition, ce qui était plus délicat vu le resserrement du point de vue dans cette seconde composition de M. de Vos. La perte est importante : toute la beauté du drapé de la robe de Marie est supprimée, Joseph et Balthazar sont redescendus d’un cran pour tenir dans le format – la coupelle d’encens tenue par Gaspard disparaît donc derrière le dos de Melchior. Et le geste de ce dernier est totalement tronqué. On peut donc regretter ce choix de mise en page, d’autant que le tableau est d’une assez belle facture, notamment dans les visages et dans la qualité et l’équilibre chromatique.

Mise à jour sept. 2015 : une peinture anonyme reprenant fidèlement la gravure de Théodore Galle passe en vente en sept 2015 à Zurich (importantes retouches signalées - image ci-dessous)
Anvers, 1600 Adoration des Mages. Huile sur bois. 64,4x49,4 cm. - fente au milieu, repeints importants, vente Zurich, 18 sept 2015
Mise à jour avril 2016 :
Autre version fidèle à la gravure, passant en vente à la maison Mercier (Lille) le 24 avril :
Ecole ANVERSOISE vers 1600 L’Adoration des Mages Panneau de chêne, deux planches, renforcé 65 x 50,5 cm, restaurations
Mise à jour septembre 2016 : 
Encore une petite version sur bois (21x26,5 cm, en vente à Paris), dans laquelle il manque le boeuf et l'âne:

___________________



Examinons à présent la gravure d’Adriaen Collaert (ci-dessus). Elle n’est pas datée, et fait partie d’un recueil de 52 planches concernant la vie et la passion du Christ. Vu sa scénographie plus banale et plus traditionnelle que celles des deux autres exemples, et vu l’absence d’éléments architecturaux antiques, on pourrait imaginer que le dessin inconnu de M. de Vos date d’avant son voyage en Italie, c’est-à-dire d’avant 1532… Melchior a d’ailleurs gardé sa couronne sur la tête, comme dans la peinture de Aertsen de 1560. Mais beaucoup d’éléments rapprochent pourtant la gravure de Collaert du dessin de 1590-95 : la vierge dont la tête est la même, avec la même auréole, et Joseph qui est aussi très analogue ; les costumes de Melchior et de Balthazar, qui sont assez proches de ceux du dessin ; la position de l’âne et du bœuf près du râtelier, ainsi que les bribes d’architecture d’arrière-plan et la position de l’étoile. Le graveur étant par ailleurs né vers 1560, l’estampe date forcément de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe. On peut donc raisonnablement postuler que le dessin inconnu qui a servi pour cette gravure est aussi de la fin du XVIe s.

J’ai découvert dans les catalogues de ventes passées deux tableaux (ci-dessous) reprenant cette gravure, l’un attribué à l’école de Frans Floris (mort en 1570) et l’autre à l’entourage de Pieter Coeck van Aelst (mort en 1550 !).


Tous deux sont peints sur bois et ont un format approximatif de 105 cm x 70 cm. Le premier, plutôt maladroit et très simplificateur, ne présente pas grand intérêt pictural : les personnages sont figés, et l’ensemble est plat. Le second, dont le cadrage a été légèrement recoupé, est un peu plus élaboré, notamment dans le rendu des costumes. Mais on retrouve les mêmes défauts, qui renvoient à des peintres de « seconde zone ». C’est, entre autres, pour ces centaines d’artisans honnêtes mais sans véritable talent que les gravures des maîtres donnaient un cadre de travail, nécessaire pour que leurs peintures offrent un résultat pictural acceptable.
Mise à jour avril 2016 : le petit cuivre ci-dessous (18x23 cm) est issu du même modèle, et passe en vente ce mois à Anvers.
 Juin 2016 : encore une Adoration reprenant la gravure d'Adriaen Collaert, en vente ce 13 juin à Amsterdam (huile sur panneau 73,7 x 106cm)

 
Pour clore le sujet, regardons si quelque chose des deux dessins (et de la gravure 3) est passé dans la grande adoration des mages de Maerten de Vos (ci-dessous), conservée à Valenciennes, et réalisée en 1599, quatre ans avant sa mort. En fait, force est de constater que la composition n’a aucun rapport avec aucun des petits dessins. Cela montre d’abord la grande facilité de M. de Vos à créer de nouvelles formules. Ici le grand format exigeait une dynamique différente, rappelant les longs cortèges féeriques des Adorations des Mages initiées par Gentile da Fabriano deux cents ans plus tôt.


Mais en observant les détails, on s’aperçoit tout de même que quelques-uns sortent directement des dessins et gravures étudiés : ainsi sont repris du premier dessin le curieux vase en forme d’escargot, porté cette fois par Balthazar, et l’édicule à coupole ajouré, dont on retrouve une variante proche au sommet de la ruine en haut à gauche du tableau. Du second dessin, on retrouve la couronne et les boucles d’oreilles de Balthazar, ainsi que la position de tête de Gaspard. De la gravure de Collaert, l’épée de Balthazar et la collerette découpée du petit serviteur qui le suit ; et encore le petit auvent en chaume sous lequel se tient Joseph, lui-même recouvert du même manteau, portant le même chapeau, et tenant la même canne que sur la gravure (mais disposés différemment). Sans doute d’autres détails de cette grande composition dérivent aussi d’autres dessins aujourd’hui perdus… Par exemple, pour l’attitude de la vierge et de l’enfant, on reconnaît sans mal un lien avec leur position dans la quatrième gravure, de 1585, due à Jan Sadeler, gravure reprise aussi à la fin du XVIe s. par Crispin de Passe sur plaque d’argent (ci-dessous).

Mise à jour mars 2017 : un tableau d'école anversoise reprenant la gravure n°4 passe en vente à Paris  le 24 mars 2017 :
Ecole anversoise vers 1600, Adoration des mages, hsp chêne, 66x50cm


Mise à jour décembre 2014 : il existe une cinquième gravure de l'adoration des mages faite par Hieronymus Wierix en 1593 à partir d'un dessin de Maerten de Vos:

gravure de Hieronymus Wierix, 1593, à partir d'un dessin de M. de Vos

vendredi, mai 10, 2013

Amiens, cathédrale et marché des hortillons, vus de la rue de la Queue de vache

Thomas Shotter BOYS, Cathédrale d'Amiens, vue prise du port du Don Lithographie des "Voyages Pittoresques et Romantiques de l'Ancienne France..." 1835-38
Amiens au XIXe siècle. À la jonction du quartier du Cange et du quartier St Leu, au nord de la cathédrale, là où convergeaient de multiples canaux alimentés par les bras de la Somme, se tenait un marché sur l’eau, qui constituait le point fort de l’animation de la ville, autour de la place du Don (aujourd’hui, il ne s’en tient plus qu’une fois l’an, pour le folklore, en juin). Les hortillons, ces maraîchers qui exploitent depuis deux mille ans quelques centaines d’hectares d’hortillonnages - constitués d’îles alluvionnaires de la Somme, entrecoupées de rieux (petits canaux) - venaient y vendre leurs primeurs le long du port d’amont, accostant  les berges avec leurs longues barques à cornet.

C’était sans doute le site le plus caractéristique et le plus pittoresque de la cité picarde, appelée pour cela « Venise du nord ». Pas étonnant que le baron Taylor y ait dépêché quelques bons dessinateurs lorsqu’il entreprit, au milieu des années 1830, de consacrer à la Picardie trois tomes de ses fameux Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France, qu’il avait débuté quinze ans plus tôt avec la Normandie, et le concours de peintres aquarellistes et lithographes éminents, comme les Anglais Richard Parkes Bonington et Samuel Prout, et les Français Eugène Isabey, Evariste Fragonard, Théodore Géricault.
Les illustrations produites pour la description d’Amiens furent réalisées à partir de 1835 par une équipe étoffée de nouveaux talents : Thomas Shotter Boys, ami et successeur de Bonington mort quelques années avant, âgé seulement de vingt-huit ans, James Duffield Harding, Alexandre Monthelier, François Bonhommé, Bachelier, Adrien Dauzats, Eugène Ciceri, Eugène Balan, etc.

Une lithographie de T. S. Boys (ci-dessus en tête d’article), montre le port d’amont, où l’on découvre la cathédrale et la place du Don, vues de la rue de la Queue de vache, aujourd’hui quai Belu. C’est une belle planche, assez fidèle aux lieux, comme on le voit en se reportant au plan cadastral de 1851 (seul le pont du Don qui enjambait les petits canaux, sur la droite, n’est pas représenté sur la lithographie).
Point de vue de la lithographie reporté sur le cadastre de 1851, et comparaison avec photo aérienne actuelle
Vue actuelle

Mais une analyse attentive montre que l’auteur, sans doute trop occupé par d’autres travaux, n’a pas dessiné d’après nature, mais d’après une aquarelle de son collègue rouennais Eugène Balan, celle-là réellement faite sur le motif (ci-dessous). 

Eugène BALAN, Amiens, port d’Amont, vers 1830-1835, aquarelle sur papier 27,2 x 40,7 cm, AmiensMusée de Picardie
Balan avait aussi fait une seconde aquarelle représentant le port d’aval (ces deux aquarelles sont conservées au musée de Picardie à Amiens), et sans doute frustré de ne pas voir son nom figurer sous l’illustration des Voyages pittoresques, il publia indépendamment un recueil de cinq estampes sur Amiens, comportant les gravures réalisées à son compte à partir de ses aquarelles). T. S. Boys n’est pas le seul à avoir plagié son camarade : il existe aussi une aquarelle d’Eugène Ciceri représentant le port d’aval, totalement copiée sur celle de Balan ; mais elle n’a toutefois pas donné lieu à une lithographie dans les Voyages pittoresques.

E. BALAN, Amiens, port d’Amont, vers 1830-1835, aquarelle sur papier - Eugène CICERI, aquarelle du port d'Aval copiée sur celle de Balan
Revenons au port d’amont, et à la comparaison des représentations de Balan et Boys : on voit par exemple que les barques des hortillons, chargées de pastèques ou de melons sur l’aquarelle de Balan, sont remplacées par des tonneaux sur celle de Boys : ce dernier ne devait pas connaître la nature spécifique du marché des hortillons. Quelques petits détails de façades sont aussi plus fidèles chez Balan ; on peut le vérifier, sur une photo de 1880 qui montre ce quartier (ci-dessous) ; la maison à l’extrême droite de la photo, que l’on retrouve au second plan chez Balan et Boys, est beaucoup plus fidèle chez Balan. 

Photo de 1880 montrant la cathédrale d'Amiens vue du port du Don
Sur le dessin à l’encre « Cathédrale depuis le port du Don » de l’un des frères Duthoit, exécuté sur place un quart de siècle après les précédents, on trouve confirmation du dessin d’Eugène Balan.

Cathédrale d'Amiens vue du Don, dessin à l'encre du à l'un des frères DUTHOIT, vers 1860
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Une peinture à l’huile de petit format intitulée « vue de la ville d’Amiens avec la cathédrale et les marchés sur l’eau » (ci-dessous), est passée en salle des ventes il y a peu.

Vue de la ville d’Amiens avec la cathédrale et les marchés sur l’eau, huile sur toile 38cm x 27cm, ancienne attribution à Charles Euphrasie KUWASSEG
Elle est monogrammée K. en bas à droite, et a été attribuée, au revers de la toile, à Charles Kuwasseg (1838 – 1904), peintre de paysages romantiques et pittoresques, aujourd’hui un peu oublié mais connu et très apprécié à la fin du XIXe siècle. Au vu de la lumière pré-impressionniste du tableau, et de son ciel qui ressemble à ceux d’Eugène Boudin, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une toile faite sur le vif. Que nenni. Quand on l’examine bien, on découvre qu’il s’agit d’une copie fidèle de la lithographie de T. S. Boys. À cela près que le peintre a procédé à quelques simplifications dans l’animation des personnages et des barques, et qu’il a modifié l’esprit pittoresque de la lithographie par la vigueur de son pinceau, notamment pour les personnages aux formes à peine esquissées, et par la belle conception lumineuse et chromatique.
Les contrastes se posent de façon plus crédible que sur l’estampe, le détail anecdotique cède devant l’unité des formes et le rythme des toitures, des cheminées, et des lucarnes. La masse imposante de la cathédrale s’embue dans la perspective atmosphérique, et le ciel, presque absent sur la lithographie, retrouve ici la magie évanescente des nuages qui défilent et règlent à chaque instant la luminosité. Ce ciel, dont la lumière semble venir de gauche alors que les bâtiments s’éclairent par la droite, est d’ailleurs plus celui des côtes normandes que de la plaine picarde. À croire que notre peintre copiste les a assidûment fréquentées. S’il s’agit bien de Charles Kuwasseg, c’est le cas. Il a aussi voyagé sur les mers comme marin, et on lui doit beaucoup de paysages de ports et de rivages (il a peint également la montagne, dans le sillage de son père, originaire d’Autriche). Mais pourquoi a-t-il copié cette lithographie, sans être allé sur le terrain (les quelques erreurs d’interprétation des façades relevées sur la planche de T. S. Boys sont ici reprises et d’autres s’y ajoutent), alors que la sensibilité qui s’exprime sur la toile montre indéniablement un intérêt qui se porte davantage sur la lumière que sur le cadre pittoresque… Et quand l’a-t-il copié – il était à peine né quand la lithographie a été publiée ? Et pourquoi ce mystérieux monogramme, alors que Kuwasseg signait toutes ses peintures « C. Kuwasseg » ou « C. Kuwasseg fils », pour se distinguer de son père Charles-Joseph, également peintre de paysages ?
On peut supposer qu’il n’ait pas signé justement parce que la composition n’était pas de lui. Mais lorsqu’on compare notre petite toile avec ses autres œuvres sur des thèmes analogues, on voit que la touche en est plus moderne, avec moins d’insistance sur le détail architectural, et un fini moins « léché ».

On l’aura compris, je ne suis pas totalement convaincu de l’attribution à Kuwasseg (cette attribution reste néanmoins l'hypothèse la plus vraisemblable, Kuwasseg ayant eu un pinceau très vigoureux dans ses très jeunes années, entre 1855 et 1860). Je vais formuler une autre hypothèse tout intuitive, qui me paraît plausible, bien que très hasardeuse. - Mise à jour texte 08/2013.
Revenons aux années 1840, celles qui suivent la publication des tomes des Voyages pittoresques de Taylor, De Cailleux, et Nodier, consacrés à la Picardie. Parmi les peintres qui y ont participé, et dont la plupart ont souscrit un abonnement à la publication de ces ouvrages dont la diffusion était relativement limitée (grand format in-folio), il y a le peintre romantique Eugène Isabey, ami du baron Taylor, mais aussi de Delacroix. Il est peintre d’histoire, paysagiste de marines, spécialisé notamment dans les scènes de naufrages. Sa réputation est grande et son atelier parisien attire beaucoup d’élèves. Kuwasseg y a d’ailleurs fait un passage (autour de 1860 ?). Mais il y avait eu aussi, dix ans plus tôt, un certain Eugène Boudin.
Le célèbre peintre, dont on peut voir actuellement la magnifique exposition au Musée Jacquemard-André à Paris, était né à Honfleur et vivait dans sa jeunesse au Havre, où, en tant que papetier, il avait rencontré les peintres qui fréquentaient la Normandie, comme Couture et Troyon, mais aussi Isabey ou Jean-François Millet.
Boudin, donc, qui a vingt ans en 1844, se forme à la peinture en suivant les cours de l’école municipale de dessin de la ville, en exécutant des croquis et de petites peintures en extérieur, et en copiant - à partir de 1847, les tableaux de maîtres anciens. Un collectionneur du Havre, le père Taylor (qui n’a rien à voir avec le baron homonyme), lui en a commandé beaucoup. Cependant notre jeune peintre s’est trouvé subitement désargenté (après qu’il ait dû vendre précipitamment ses parts de la papeterie en 1846, et verser l’argent pour échapper à la conscription), et c’est seulement grâce à une bourse obtenue de la Ville du Havre, qu’il put intégrer en 1851 l’atelier parisien d’Isabey.
Les peintres Couture et Troyon ont fortement encouragé le Conseil Municipal du Havre à accorder une subvention au jeune artiste prometteur. Mais c’est surtout le soutien du romancier et journaliste Alphonse Karr, ancien rédacteur en chef du Figaro, qui a été décisif. Ayant une maison à Sainte-Adresse, en périphérie du Havre, il avait rencontré Eugène Boudin et très vite sympathisé avec ce jeune homme dont il admirait les croquis, comme plus tard Baudelaire. La bourse d’études fut de 1200 F par an, pendant trois ans, de 1851 à 1853.
Boudin intégra donc l’atelier d’Isabey et s’inscrivit aussi comme élève-copiste au Louvre. On sait qu’il copia notamment les paysagistes néerlandais Ruysdael et Potter. Ces trois années à Paris furent en pointillé, car il revenait fréquemment peindre sur les côtes normandes. Mais il exécuta néanmoins à partir de 1847 et durant l’épisode parisien, de nombreuses copies, comme le révèlent les carnets de comptes où il notait les commandes et les prix qu’il en demandait. La plupart de ces œuvres ont aujourd’hui disparu, soit qu’il les ait détruites, pensant qu’elles ne correspondaient pas à la vérité de son art, soit qu’on en ait perdu la trace, car elles n’étaient pas signées et se sont fondues dans la masse des tableaux anonymes non repérés*.

Il se pourrait donc, selon moi, qu’Eugène Boudin soit le copiste de la lithographie du port du Don de T. S. Boys. Il l’aurait transcrite en peinture à l’atelier d’Isabey, qui possédait un exemplaire des voyages pittoresques, et qui l’encouragea certainement à travailler des sujets romantiques, un peu en décalage avec ses chères côtes normandes. Le format et la facture de l’œuvre (touches de pinceau, palette, gestion des contrastes), en particulier le ciel, ressemblent en effet beaucoup aux paysages qu’on connaît d’Eugène Boudin faits à partir de 1856 : le ciel du « Port du Don » est comparable à ceux de la « Fête dans le port d’Honfleur » (1858), de « Bordeaux, bateaux sur la Garonne » (1876), et du « Bassin des Hollandais à Dunkerque » (1889). On retrouvera aussi une scénographie assez proche – peut-être une réminiscence du port du Don? – lorsqu’il peignit en 1871 un « Canal à Bruxelles ».

Eugène Boudin : "Fêtes dans le port d'Honfleur"; "Bordeaux, bateaux sur la Garonne"; "Bassin des Hollandais à Dunkerque"; "Canal à Bruxelles"
Mais si cette hypothèse se voyait confirmée par une analyse plus poussée de la facture picturale, comment expliquerait-on alors le mystérieux K. apposé en bas et à droite de la toile, et qui a priori plaide plutôt pour une attribution à Kuwasseg ? Et bien le K est peut-être tout simplement apocryphe, ajouté lors de la première attribution à Kuwasseg. Il pourrait aussi s’agir de l’initiale d’Alphonse Karr, que Boudin aurait remercié de son intercession auprès du Conseil Municipal du Havre en lui offrant ce petit tableau. La date d’exécution serait alors 1851, juste après l’arrivée du peintre dans l’atelier d’Eugène Isabey ; peut-être serait-ce là son premier exercice pictural imposé par le maître romantique.
Mise à jour juin 2020 : une autre peinture (ci-dessous), copie de la lithographie de T. S. Boys, passe ce mois en salle des ventes. Elle n'est pas de très belle facture, mais elle a sensiblement le même format (29 x 36 cm) que celle attribuée à Kuwasseg, et porte aussi un monogramme en bas à gauche (J-C). Cela confirme qu'il s'agit probablement d'un exercice imposé dans son atelier par E. Isabey, et que les élèves peintres devaient signer par leur monogramme. L'attribution à Charles Euphrasie Kuwasseg du tableau étudié plus haut paraît donc la meilleure hypothèse.


*    " On peut déplorer qu'il reste si peu de copies faites par Boudin : les a-t-il détruites, ou, plus vraisemblablement, ces oeuvre non signées, sont-elles conservées, mais sans l'attribution exacte à leur auteur véritable ? .../. d'après Anne-Marie Bergeret-Gourbin, Conservateur du Musée Eugène Boudin in catalogue de l'exposition EUGENE BOUDIN Honfleur Greniers à sel Musée Eugène Boudin 11avril~12juillet 1992 Coédition et diffusion par l'association "Eugène Boudin- Honfleur 92 " et les éditions Anthèse - 2e trimestre 1992 » cité sur 

samedi, avril 20, 2013

Les « fanico » sur la rive du Niger à Bamako

 
Gilles Chambon, Fanico sur les bords du Niger, étude en cours, huile sur toile


Gilles Chambon, Fanico sur les bords du Niger,  2013, toile terminée 46x49cm
Les fanico, ce sont les laveurs de linge (littéralement : « laveurs d’habits »). Pour quelques francs CFA, ils apportent près de la berge du fleuve le linge qu’ils ont ramassé tôt le matin dans les maisons, avec de petites charrettes ou à bicyclette. Ce travail est maintenant principalement effectué par les hommes, alors que traditionnellement, la lessive est réservée aux femmes dans les familles. Ils amassent de grosses quantités de vêtements, et ont certainement des trucs pour ne pas mélanger le linge de leurs différents clients ; comme par exemple une façon différente de le nouer.

Le linge est d’abord savonné dans des bassines avec un gros savon d’huile de palme, puis déposé au bord de la rivière, sur de vieux pneus de tracteur qui flottent sur l’eau, avec de grandes pierres plates assujetties au milieu ; ce dispositif leur sert de planche à laver, les vêtements et draps y sont énergiquement battus, frottés, et brossés. Le linge est ensuite rincé dans l’onde trouble du Niger. Pour cela, les fanico sont plongés à mi-corps dans l’eau savonneuse ; les plus jeunes en profitent d’ailleurs souvent pour se baigner aux heures chaudes. Les vêtements propres, mis à sécher au soleil sur des nattes qui les isolent de la poussière rouge du sol, offrent à l’oeil une belle symphonie de couleurs bariolées.

lundi, avril 08, 2013

Le paysage du Haut-Rhin idéalisé par la peinture


Vallée du Rhin à Bacharach, lithographie de Gustav Kraus, Münich, vers 1835

Parmi les paysages classés au patrimoine culturel mondial par l’UNESCO, figure la vallée du Haut-Rhin Moyen, en Allemagne, entre Bingen et Coblence. Le relief naturel escarpé, associé à l’attractivité de ce grand axe de communication, ont produit au fil de l’histoire un paysage exceptionnel : méandres contournant les collines boisées, vignes en terrasses, villes portuaires, châteaux médiévaux perchés sur leurs promontoires et scandant le cours du fleuve…. Assurément des points de vue incroyables, à faire vibrer d’émoi les âmes romantiques. 

Dès l’aube de la Renaissance, les peintres miniaturistes, de plus en plus friands de paysages lointains dans leurs compositions religieuses ou mythologiques, s’inspirent des lieux naturels les plus remarquables qu’ils ont visités (ainsi par exemple le Mont St Michel dans une des miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry, due aux frères Limbourg). Jan van Eyck est le premier chez qui l’ont peut déceler une référence aux paysages de la vallée du Rhin ; d’abord sur une miniature qui lui est attribuée, aujourd’hui détruite : Saint Julien et son épouse transportant le Christ sur un estuaire, miniature détruite des Heures de Turin-Milan “main G” - 1422-1424 ; et sur une autre miniature de la même époque, qui lui est aussi attribuée : le “Baptême du Christ”, folio 93v des Très Belles Heures de Notre-Dame, entre 1422 et 1424

Saint Julien et son épouse transportant le Christ sur un estuaire, miniature détruite des Heures de Turin-Milan, détail à droite
Baptême du Christ”, folio 93v des Très Belles Heures de Notre-Dame


La ville portuaire fluviale surmontée d’un château sur son éperon rocheux va alors devenir récurrente dans beaucoup de tableaux italiens et flamands de la Renaissance (voir G. Chambon, Le paysage urbain dans la peinture au Moyen-âge et à la Renaissance, l’émergenced’une esthétique fractale pp. 232-240). Les artistes nordiques comme Lucas de Leyde, Patinir, Gassel, van Scorel, Herri met de Bles, mais aussi des Italiens, notamment Mantegna, Cossa, Filippino Lippi, Signorelli, Carpaccio, ou même Léonard de Vinci, agrémentent les lointains de leurs peintures par des paysages imaginaires où fleuve, villes portuaires, et escarpements rocheux se rencontrent. La référence aux burgs du Rhin est souvent explicite chez les Flamands, comme le montre « Le suicide de Saül », de Pieter Bruegel l’Ancien.
 
Pieter Bruegel l'Ancien, "Le suicide de Saül", 1562, panneau 33x55cm, Kunsthistorisches Museum de Vienne
À la période suivante, quand à la fin du XVIe siècle le « genre » paysage s’autonomise et fait l’objet de commandes spécifiques, quelques Allemands autochtones, quelques Flamands de passage se rendant en Italie et traversant la vallée du Rhin, ou encore les peintres protestants des Pays-Bas ayant fuit en Allemagne en 1587 pour échapper aux persécutions religieuses, et ayant formé notamment une école à Frankenthal, tous s’intéressent à ces sites grandioses. Ils réalisent sans doute sur le motif quelques croquis, qu’ils utilisent par la suite dans leurs compositions de paysages idéaux, avec une transposition plus ou moins libre. Pour leurs commanditaires du plat pays, les peintres rêvent « de montagnes et d'escarpements rocheux, de remparts et de tours jaillissant des collines, d'arbres chargés de fruits et de fleurs épanouies ; ils se plaisent à traduire, voire à amplifier, les mélodies de lignes et de couleurs des vastes paysages ; et ils s’ingénient à en capter l'atmosphère lumineuse » (op. cit. p. 56).

Citons par exemple Marten van Valckenborch (1534-1612) et son frère Lucas (1535-1597), membres d’une famille de peintres de Louvain, mais qui ont dû fuir les Pays-Bas espagnols pour s’établir à Francfort, avant de retourner ensuite à Liège et Anvers ;  Joos de Momper II (1564-1635), issu aussi d’une famille de peintres et marchands d’art d’Anvers, influencé par l’Italie, peut-être à travers Peter Bruegel l’ancien, qui avait fait le voyage ; on sait en tout cas qu’il collabora souvent avec son fils Jan Bruegel de Velours ; Marten Ryckaert (1587-1631), paysagiste méticuleux, malgré qu’il fut de naissance manchot du bras gauche ; il a été représenté dans une posture quasi royale par son grand ami Antoine van Dyck (ce portrait se trouve au musée du Prado) ; Isaac van Oosten (1613-1661), paysagiste anversois connu notamment pour ses « jardins d’Eden » et pour ses « Orphée charmant les animaux ». Antoine Mirou (1570-ap.1661), anversois à la touche minutieuse, réfugié à Frankenthal où il subit l’influence de son compatriote Gillis van Coninxloo. 
Je présente ci-après quelques-unes de leurs œuvres significatives se référant explicitement ou non aux paysages de la vallée du Rhin.

Lucas van Valckenborch, "Paysage montagneux du Rhin"

Marten van Valckenborch, "Paysage panoramique avec vue sur une vallée fluviale", panneau 51- 75 cm

Joos de Momper II, "La Chute d'Icare", panneau 80x125cm

Marten Ryckaert, "Paysage de la vallée du Rhin"

Marten Ryckaert, "Paysage côtier de la vallée du Rhin"

Isaac van Oosten, "Paysage animé", huile sur cuivre

Antoine Mirou,  "Paysage avec le repos pendant la fuite en Égypte", huile sur cuivre 21 x 30 cm
Mais le plus connu au XVIIe siècle pour ses paysages rhénans est un peintre d’Utrecht, Herman Saftleven (1609-1685), dont on suppose qu’il voyagea le long du Rhin dans les années 1640. Il peint des paysages vallonnés vus en général d’un point élevé, avec une rivière s’écoulant dans une large vallée, et quelques ruines au sommet des collines. Ces paysages sont traditionnellement appelés « rhénans »,  bien qu’ils soient toujours idéalisés et ne représentent aucun lieu précis repérable sur le cours du fleuve.
 
Herman Saftleven, "Paysage du Rhin"

Herman Saftleven, "Paysage du Rhin", 1665

Gravure de Jan van Aken, d'après Herman Saftleven,"Vue du Rhin", Harvard Art Museum

À la fin du siècle, quelques décennies après Herman Saftleven, Jan Griffier (ca. 1651-1718), un peintre amstellodamois installé à Londres, lui emboîta le pas, à tel point qu’il est parfois difficile d’attribuer à l’un ou l’autre certains paysages « rhénans » non signés.
 
Jan Griffier, "Fête villageoise dans la vallée du Rhin",  Johnny van Haeften Gallery, Londres

Atelier de Jan Griffier ou de Herman Saftleven, "Paysage fluvial animé" huile sur toile 67,5 x 79 cm, collection privée
Cette toile réinterprète une gravure de Hendrick van Schoel, d'après un dessin de Hans Bol, représentant "l'Automne" dans une série des saisons

Les peintres romantiques des XVIIIe et XIXe siècles continueront de célébrer la vallée du Rhin. Notamment les peintres francfortois Christian Georg Schütz (1718-1791), et Franz Hochecker (1730-1782) ; ils sont connus pour leurs nombreuses représentations romantiques du Rhin, que prisait Goethe.

Attribué à Chritian Georg Schütz, "Paysage du Rhin"

Chritian Georg Schütz, "Paysage du Rhin", 1756, toile 29x40cm, collection Peter Mülbauer

Franz Hochecker, "Paysage du Rhin, 23x31cm

Un troisième peintre allemand, vivant aux Pays-Bas, a aussi peint la vallée du Rhin dans un style proche de celui de Schütz ; il s’agit de Johann Christian Vollerdt (1708-1769). Il y avait aussi un peintre hollandais, Cornelis Verdonck (1665-autour de1718), dont les œuvres rhénanes sont très connues mais la biographie obscure.
 
Johann Christian Vollerdt, "Paysans et promeneurs dans un paysage fluvial" 43x54cm

Cornelis Verdonck, "Paysage des bords du Rhin"

Curieusement, par rapport au siècle précédent, la morphologie naturelle des paysages représentés est plutôt mieux respectée, le romantisme s’exprimant davantage dans les chaumières qui animent les paysages, et dans les lumières soit vaporeuses, soit magnifiées par un coucher de soleil.

Au XIXe siècle, quand le paysage romantique triomphe en particulier avec les nombreuses éditions de voyages pittoresques illustrés de lithographies et gravures, la vallée du Rhin n’est pas oubliée ; ainsi en France et en Angleterre, où ce type d’ouvrages est très prisé, paraissent respectivement à Londres en 1832 « Vues sur les Bords du Rhin // No. 1 de l`Histoire et de la Topographie des Bords du Rhin depuis Cologne jusqu'à Mayence. / Rédigée par Guillaume Gray Fearnside. / Ornée d`une Suite des Vues, exécutées expressément pour cet Ouvrage, par W. Tombleson, et gravée dans le dernier Genre, par les Artistes les plus distingués » ; et à Tours en 1882 « Les Bords du Rhin, de Mayence à Cologne » par Hippolyte Durand, avec des illustrations de Karl Girardet.

Gravure sur un dessin de W. Tombleson, "Vues des bords du Rhin, Pfalzgrafenstein" 1832

Gravure sur un dessin de W. Tombleson, "Vues des bords du Rhin, Bacharach" 1832

Gravure sur un dessin de W. Tombleson, "Vues des bords du Rhin, Marksburg" 1832

Gravure de Karl Girardet in "Les bords du Rhin - de Mayence à Cologne", 1882

Parallèlement aux estampes, nous avons également quelques paysages rhénans de peintres voyageurs comme le Néerlandais Barend Cornelis Koekkoek (1803-1862), le Suisse Johann Jacob Mayer (1787-1858), le Français Pierre Justin Ouvrié (1806-1879), l’Anglais George Clarkson Stanfield (1828-1878) et, non des moindres, William Turner (1775-1851), dont la vue de Kaub et du château de Gutenfels, de 1824, tranche avec le réalisme un peu léché des précédents.

Attribué à Pierre-Justin Ouvrié "Vue de St Goar sur le Rhin"

Pierre-Justin Ouvrié  "Souvenir des bords du Rhin, entre Coblentz et Mayence", huile sur toile, musée du Louvre

Johann Jacob Mayer, " Paysage idéal des bords du Rhin",  32x41cm

George Clarkson Stanfield, "Vue du Rhin avec tour de l'Aigle à Rüdesheim"

William Turner "Kaub et le châteaiu de Gutenfels", 1824

Mais quelles que soient nos préférences picturales pour les uns ou pour les autres, pour le XVIIe, le XVIIIe, ou le XIXe siècle, force est de constater que les photos d’aujourd’hui qui émaillent les catalogues touristiques et vantent le paysage de la vallée du Haut-Rhin Moyen, sont totalement dépourvues de la poésie des œuvres peintes, et ne nous aident plus à ressentir la beauté fugitive et rêvée du paysage.