présentation des peintures synchronistiques

vendredi, mars 29, 2013

Le paysage fractal de St Émilion

 
G. Chambon, Vue de St Emilion, huile sur carton toilé, 2013

Le village de Saint Émilion est bâti à flan de coteau, dans une échancrure qui forme un petit cirque s’ouvrant face au sud, sur la plaine de la Dordogne. Le charme de ce paysage urbain imbriqué dans les vignes tient à son relief, à son histoire, à son échelle en phase avec les terrasses cultivées, et au matériau de ses édifices, une pierre blonde directement tirée des carrières de son sous-sol.

On est loin des grandes figures monumentales de l’architecture classique. Ici l’histoire à laissé beaucoup de fragments éparses, que le temps et l’usage ont finalement ressoudé dans un ensemble irrégulier. Paysage pittoresque, que l’on peut aussi qualifier de fractal (voir mon étude « Lepaysage urbain dans la peinture au Moyen-âge et à la Renaissance, l’émergenced’une esthétique fractale »).

Il trouve son harmonie dans un désordre ordonné (op. cit.) :  « parallélisme des verticales, rythmes des percements, hérissements des souches de cheminées, des pignons et des clochetons, réseau des toitures en fines  lamelles parallèles, mouchetis aléatoire des arbres dépassant le mur des jardins, clivages d'ombres s'écoulant en fonction du relief et des rues invisibles. Il s'agit bien là de qualités de type fractal : l'organisation n'y apparaît pas comme une forme globale, mais plutôt comme une caractéristique de texture, comme un emboîtement de systèmes réticulés, souples, définissant le type et la densité du paysage d'un lieu particulier, mais pouvant admettre une infinité de variations aléatoires sans en modifier le contenu esthétique. On est, avec cette esthétique fractale, à l'exact opposé de l'esthétique géométrique Albertienne dans laquelle "la beaulté est une convenance raisonnable (concinnitas) gardée en toutes les parties pour l'effect à quoy on les veut appliquez, si bien que l'on y scauroit rien ajouter, diminuer ou rechanger sans faire merveilleux tord à l'ouvrage(Alberti, De Re Aedificatoria, traduction de Jan Martin, Paris, 1553) ».

samedi, mars 09, 2013

Saint-émilion, la Tour du Roi

G. Chambon, La Tour du Roi,  Saint Émilion, huile sur carton toilé, 2013
 
Les historiens ont longuement débattu sur l’origine et le rôle de ce modeste donjon carré, de style roman, datant du début du XIIIe siècle. Attribué d’abord au roi de France Louis VIII puis au Plantagenet Henri III, sa configuration, et surtout son enclavement à l’intérieur des remparts de la ville, semblent conduire aujourd’hui les spécialistes à le considérer comme une création communale, symbolisant le pouvoir de la Jurade, suite à la Charte octroyée à Saint Émilion en 1199 par Jean sans Terre. Il se pourrait alors qu’il eût fait partie à l’époque d’un château communal plus important, détruit probablement au moment des guerres de religions.

Il ne sert plus aujourd’hui qu’à la proclamation annuelle du jugement du vin nouveau (troisième dimanche de juin), et du ban des vendanges (troisième dimanche de septembre). Mais a-t-il jamais eu d’autre utilité que symbolique ?

Quoi qu’il en soit, il accompagne toujours harmonieusement, de sa silhouette sobre, le paysage dénivelé du village ; il en est un élément essentiel, et on frémit en pensant qu’il a bien failli être démantelé au début du XVIIe siècle, époque de grande pauvreté de la Jurade, dont certains édiles avaient souhaité  tirer bénéfice de la vente de ses pierres.

dimanche, février 24, 2013

La grande muraille de Saint Émilion

G. Chambon, La grande muraille de Saint Émilion, huile sur carton toilé, 2013
 
Rien à voir avec celle de Chine ! La « grande muraille » de Saint Émilion, haut mur insolite qui se dresse à l’entrée du village, fait au mieux une trentaine de mètres de long. Il s’agit des restes de l’ancienne église du monastère des Dominicains, construit au XIIIe siècle en dehors des remparts de la ville, comme c’était souvent l’usage pour les ordres prêcheurs.

Mais pendant les temps troublés de la guerre de cent ans, les frères ont dû se replier à l’intérieur des remparts, abandonnant leur ancien monastère, livré alors aux pillages et aux dégradations. Seule aujourd’hui subsiste cette « grande muraille », plantée là comme un vaisseau improbable, avec d’un côté la route et de l’autre la vigne. Elle ne sert plus à rien, mais on y lit mieux qu’ailleurs l’érosion des siècles passés.

Les romantiques considéraient la ruine comme un élément essentiel de l’esthétique du paysage : à cause de son pouvoir d’évocation historique, mais aussi à cause de ses formes altérées, creusées par les vents et rongées par la pluie, qui entrent peu à peu en osmose avec les lignes naturelles du paysage. Comme l’écrivait Chateaubriand, « elles fournissent au cœur de majestueux souvenirs et aux arts des compositions touchantes » (Chateaubriand, Génie du Christianisme, III, v,3). L’humble travail du peintre est le premier concerné.

mardi, février 12, 2013

À la découverte d’une bataille d’Antonio Tempesta




Antonio Tempesta (atelier), Scène de bataille, huile sur toile, 130 x 52 cm, vers 1620, collection privée - (ancienne attribution à l'entourage d'A. di Leone)
 
Une peinture sur toile de 52x130cm représentant une scène de bataille, récemment passée en vente à Drouot, était curieusement attribuée à l’entourage du peintre napolitain Andrea di Leone (1610 - 1685).
Pourtant cette peinture présentait bien toutes les caractéristiques des œuvres de l’atelier d’Antonio Tempesta (Florence, 1555 - Rome, 1630) : type caractéristique des chevaux, lances hérissées à l’arrière-plan, occupation totale de la toile par l’affrontement serré des protagonistes, format oblong de l’œuvre et absence de décor, comme sur les gravures des deux principaux recueils de batailles de Tempesta, datant de 1599. Nous verrons qu’une analyse détaillée de l’œuvre confirme qu’il s’agit bien d’une production de l’atelier de Tempesta, sinon d’Antonio Tempesta lui-même.

Mise à jour juin 2014 : Une récente investigation m'a fait découvrir la gravure de Matthieu Mérian d'après Tempesta  dont le dessin avait servi de modèle à la peinture ; l'analyse de la composition à partir d'autres gravures de Tempesta, donnée en fin de cet article, reste cependant pertinente, qu'elle s'applique à la peinture ou à la gravure. Il est à remarquer que la peinture a un format plus allongé, engendrant un léger tassement des motifs en partie basse, et le rajout d'un cavalier en second plan à droite.
 
"Mêlée sauvage avec cavaliers et fantassins", gravure de Matthieu Mérian d'après Antonio Tempesta, 102 x 220 mm, extraite de la série de 16 gravures "Batailles d'après Antonio Tempesta", Manuel Wüthrich (Merian), Vol 1, n ° 310 


 
Mais auparavant, il n’est pas inutile de se pencher sur la place qu’occupe notre peintre dans les représentations de batailles, et particulièrement des batailles de cavalerie, en examinant ce qu’il doit à ses prédécesseurs, et l’influence qu’il a pu avoir sur l’évolution de la mise en scène picturale de ce type de sujet.

Florence, ville d’où est originaire Antonio Tempesta, a eu un rôle de premier plan dans la mise au point des scénographies picturales de batailles.
À partir de la seconde moitié du quattrocento, deux types de commandes apparaissent en effet dans ce domaine : d’une part des peintures de batailles aux dimensions monumentales, à la gloire des faits d’armes de la ville ou de la famille commanditaire, et destinées à habiller les murs des nouveaux palais de l’aristocratie urbaine ; d’autre part des peintures de dimensions plus modestes (de l’ordre de 50cmx150cm), servant à décorer les devants des coffres de mariage.

Dans la catégorie des grandes peintures murales, c’est Paolo Uccello qui, le premier, exécute en 1456 trois panneaux de 3,20x 1,80 m, représentant la bataille de San Romano (1436) ; les panneaux étaient destinés à un salon d’apparat du Palais Medici-Ricardi de Florence. Ces œuvres magistrales sortent des stéréotypes médiévaux ; elles mettent en jeu la perspective nouvellement théorisée par Alberti, inscrivent les combattants dans l’espace et dans le paysage, affinent et personnalisent les attitudes des personnages et des chevaux, ce qui n’était pas le cas au Moyen-âge. 

Paolo Uccello, les 3 panneaux de la Bataille de San Romano, conservés respectivement à la National Gallery, au musée des Offices, et au Louvre

Ce type de commande monumentale va se développer au XVIe siècle. Les exemples les plus significatifs restent la bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci, la bataille du pont Milvius de Raphaël Sanzio, et le cycle des batailles entre Florence et Pise, de Giogio Vasari.

-       Commençons par la fameuse bataille d’Anghiari, fresque commandée pour le salon des Cinq Cents du Palazzo Vecchio, que Léonard de Vinci commença en 1505, mais qu’il abandonna très vite pour des problèmes techniques. On sait qu’il exécuta les cartons, et que ceux-ci furent exposés et eurent certainement une grande influence sur les peintres qui les virent ; ils ont malheureusement aujourd’hui disparu. On connaît cependant une partie de la scène par quelques dessins préparatoires retrouvés dans les carnets du vieux maître, et surtout grâce à des copies de la partie centrale, antérieures à 1565, date à laquelle Vasari recouvrit l’ébauche de fresque et réalisa pour cette salle son propre cycle de batailles. 

Léonad de Vinci, Partie centrale de la Bataille d'Anghiari, copie dite Tavola Doria
 
-   La bataille du pont Milvius (représentant l’affrontement de Constantin contre Maxence, épisode marquant de l’histoire antique) exécutée entre 1517 et 1524 par Raphaël et ses élèves Raphaël étant mort en 1520, à l’âge de 37 ans – occupe un mur dans une salle du Vatican  dite chambre de Constantin; cette fresque a marqué son époque et fut maintes fois copiée.
  
Raphaël et ses élèves, Bataille du pont Milvius, Vatican


-       Enfin les quatre grandes batailles du cycle de Vasari, dont il vient d’être question, pour le salon des Cinq Cents du Palais Vecchio, : "la prise de Sienne", "la victoire de Cosme Ier à Marciano au val de Chiana", "la défaite des Pisans à la tour de San Vincenzo", et "Pise attaquée par les troupes florentines".

Vasari, fresques du Salon des Cinq Cents, Palazzo Vecchio, Florence

Dans la catégorie des peintures de coffres, les artistes florentins tels Biagio di Antonio, Andrea del Verrocchio, Apollonio di Giovanni et Marco del Buono Giamberti, réalisent entre 1450 et le début du XVIe siècle, de superbes et très décoratives scènes de bataille. Pour ces grands coffres de mariage, appelés cassoni, typiques de la production florentine de cette époque, les batailles représentées n’avaient plus de rapport avec les exploits guerriers des familles commanditaires ; elles illustraient les légendes liées à la culture humaniste, soit extraites d’épisodes bibliques, soit de la littérature classique, comme par exemple l’Iliade, soit encore de romans de chevalerie, telle la légende du roi Arthur. 

Cassone Florentin, avec peinture de Apollonio di Giovanni et Marco del Buono, représentant la bataille de Trebizonde, 1460 Metropolitan Museum of Art NY



Par contre la peinture qui ornait l’intérieur du couvercle de ces coffres avait toujours un caractère plus domestique et intime ; elle représentait une scène intérieure ou un personnage allongé - souvent une Vénus dénudée.
Ces cassoni s’inspiraient, dans leur forme, des sarcophages romains en pierre que l’on commençait à découvrir au gré des premières fouilles archéologiques, menées en particulier sur le forum romain, et auxquelles les peintres et les architectes participaient. Ces sarcophages étaient décorés sur le devant d’un bas-relief, pouvant justement représenter des scènes de combat. Remarquons que certaines batailles d’Antonio Tempesta ont des points de ressemblance avec ces bas-reliefs antiques.

Sarcophage romain, bas-relief représentant le combat des centaures et des Lapithes, Arezzo
  

Voyons maintenant ce qu’Antonio Tempesta va retenir ou transformer de tout cet héritage.

Concernant les devants des cassoni du XVe siècle, leur caractéristique principale était l’insertion des scènes de batailles à l’intérieur d’un vaste paysage en perspective, dont l’importance dépassait souvent celle de la scène proprement dite, diluée en plusieurs groupes, et reprenant parfois les différents moments de l’histoire racontée, comme cela se pratiquait couramment aux siècles précédents (la peinture représentant le combat d’Achille contre Hector en est un bon exemple).

Biagio di Antonio, 1490, Mort d'Hector 47x161cm,  Fitzwilliam museum, Cambridge
 

Tempesta, comme Leonard de Vinci, Raphaël et Vasari, suivra plutôt l’exemple de Paolo Uccello, qui dans ses trois panneaux donne beaucoup plus d’importance à la bataille elle-même, le paysage lointain restant un décor anecdotique, sans solution de continuité avec la perspective du premier plan ; Uccello matérialise celle-ci par un sol pavé, ou par la disposition des lances brisées, qui rappelle le pavage des scènes architecturales magnifiant la perspective géométrique.
Les œuvres de Raphaël et de Vasari, par contre, dans un souci de vérité perspective, chercheront à redonner la continuité entre le premier plan et le lointain, et travailleront la profondeur  de la bataille. Sur la fresque de Raphaël grâce au relief du pont, et chez Vasari grâce au relief du sol. Pour mieux focaliser la peinture sur les personnages de premier plan, véritables protagonistes dont les attitudes et les personnalités sont davantage travaillées, Raphaël et Vasari n’hésitent pas à forcer un peu la perspective pour accentuer leur taille.

Tempesta s’intéressera aussi à ce problème de conciliation entre la cohérence perspective et la volonté de donner une plus grande importance aux personnages de premier plan. Et pour ce faire, il a développé, dans beaucoup de ses scènes de batailles – et aussi dans ses scènes de chasse - un artifice théâtral qui fera flores au XVIIe siècle : abandonnant la continuité visuelle du sol, il fixe des sortes de « plans coulisses » plus ou moins indépendants, qui s’appuient sur le relief et le contraste de lumière, et lui permettent de mieux gérer la différence d’échelle, en superposant les grandes figures individualisées du premier plan, les combats du plan médian, et le paysage lointain du plan arrière, qui sert souvent à préciser le contexte géographique de l’action.

Choc de cavalerie avec deux guerriers, gravure d'Antonio Tempesta
 

Parmi les grands peintres de bataille du XVIIe siècle, Antonio Calza, Esteban March, Aniello Falcone, Adam-Frans van der Meulen, Joseph Parrocel, Jacques Courtois, Jean-Baptiste Martin, Jan Martszen de Jonge, ou encore Pauwel Casteels, reprendront souvent cette disposition très pratique. Mais pour être juste, il faut aussi parler du peintre-graveur Otto van Veen, dit Vaenius, qui travailla de concert avec notre peintre-graveur florentin ; Van Veen séjourna en Italie, avant de revenir à Anvers où il eut l’honneur d’être le maître de Rubens. Exact contemporain de Tempesta, il traite les batailles à peu près de la même façon, et l’on ne peut dire avec certitude qui de l’un ou de l’autre a adapté le premier le procédé des plans coulisses aux représentations de guerres.

Si maintenant on revient à l’apport de Léonard de Vinci en matière de scènes de bataille, à travers les études du vieux maître pour la mystérieuse fresque de la bataille d’Anghiari,  on découvre un travail minutieux sur les anatomies, sur les attitudes et les expressions, aussi bien d’ailleurs pour les hommes que pour les chevaux.
 
 Carnets de croquis de Léonard de Vinci, études pour la Bataille d'Anghiari
On voit aussi que Léonard s’efforce de rapprocher au maximum les combattants, dans un corps à corps violent et quasi chorégraphique, de façon à dramatiser et intensifier la scène.  
Copie d'un dessin perdu de Léonard de Vinci représentant la partie centrale de la Bataille d'Anghiari
 Il a sans conteste influencé profondément tous les peintres de batailles maniéristes ; Rubens a fait une copie de sa bataille d’Anghiari (Akademie der bildenden Künste,Vienne), et s’en est beaucoup inspiré dans sa « Mort de Publius Decius Mus », de 1617. Raphaël et Vasari s’en étaient également inspirés dans leurs grandes fresques, sans jamais atteindre la force de Léonard.
Peter Paul Rubens, Mort de Publius Decius Mus, 1617, Fürstlich Lichtensteinische Gemäldegalerie

Mais revenons à Tempesta : lui aussi essaiera d’assimiler les études anatomiques de Léonard, surtout en ce qui concerne la physionomie des chevaux ; évidemment, il est loin d’avoir le génie et la puissance du maître, et on ne peut non plus le comparer à Raphaël ou à Rubens. Toutefois, il surpasse les autres peintres par la quantité de scènes de bataille qu’il dessina pour la gravure. À cette occasion il développa une excellente maîtrise de la technique scénographique, établissant une sorte de typologie des attitudes de personnages et de chevaux, qui lui permettra, par une combinatoire appropriée, de couvrir à peu près tous les sujets. L’analyse du tableau présenté en début d’article montrera cette combinatoire à l’œuvre.

Enfin un dernier point mérite d’être noté concernant les batailles d’Antonio Tempesta :

À côté de ses scènes inscrites dans un paysage en perspective, marquées comme je l’ai dit par des plans coulisses, il a aussi produit des batailles (et le tableau étudié en est un exemple) qui se caractérisent par une absence totale de décor ; l’image est entièrement occupée par la mêlée des combattants. Ceux qui sont morts ou blessés jonchent le bas de la scène, les cavaliers s’affrontent et s’entremêlent dans la partie médiane, tandis que la bordure haute est réservée aux lances hérissées, aux étendards déployés, et aux casques de la multitude des soldats qu’on devine derrière le plan médian. Cette disposition, qui limite l’espace au corps à corps du combat, rappelle, comme on l’a vu précédemment, ce qui se passait sur les frises sculptées des temples antiques et des sarcophages romains.
Alors pour mieux comprendre ce type de peinture, il faut revenir au quattrocento, avec Andrea Mantegna. C’est en effet lui qui, le premier, travailla à partir des bas-reliefs de sarcophages antiques à Rome. Il créa des frises en grisaille, destinées à imiter ou rappeler les frises antiques sculptées (ainsi son « triomphe de Scipion », National Gallery, Londres).  
Andrea Mantegna, Le triomphe de Scipion, National Gallery, Londres
Andrea Mantegna, Le combat des dieux marins, gravure
 Sa gravure de 1480 intitulée « Combat des dieux marins », par ses proportions et la disposition des personnages, fixe le modèle de ces compositions se référant aux décors antiques, compositions qui étaient conçues pour s’intégrer dans l’ordonnancement architectural des nouveaux palais. Après lui, Lelio Orsi, qui était peintre et architecte, continua dans cette voie ; et même Raphaël, avec les fresques du cycle de l’histoire d’Amour et de Psyché, à la villa Farnésine ; il compose là une suite longitudinale de grands personnages, sans aucun paysage autour.
  
Raphaël Sanzio, Histoire d'Amour et de Psyché, fresque de la villa Farnésine

Antonio Tempesta reste à ma connaissance le seul peintre à avoir composé de vraies peintures de batailles en reprenant la scénographie des bas-reliefs antiques (si l'on excepte la grande fresque du Palais Montecitorio à Rome, de Francesco Allegrini, qui s'inspira beaucoup de Raphaël et de Tempesta)
Mise à Jour mai 2019 : j'ai découvert récemment qu'on pouvait aussi établir une certaine filiation entre Tempesta graveur de "chocs de cavalerie" et Sebald Beham (1500-1550) graveur allemand qui composa une suite des travaux d'Hercule, dans laquelle la planche du combat du héros contre les Troyens (1545) semble préfigurer les batailles de Tempesta :

Sebald Beham, Hercule combat les Troyens, gravure, 1545, British Museum, Londres
Notons que Tempesta est le premier à « proposer des représentations de combats pour le plaisir, c’est-à-dire sans qu’elles correspondent à un évènement précis » (Bleuenn Ricordel, Un cheval pour mon royaume ! La place du cheval dans la représentation équestre du roi XVIe- XVIIIe siècles, Master 2, Université de Rennes).

Mais penchons-nous maintenant sur les détails de notre peinture dite « Scène de bataille », faussement attribuée à l’entourage d’Andrea di Leone. On sait qu’Antonio Tempesta réutilisait couramment ses gravures ou leurs dessins préparatoires dans la composition de ses peintures. En témoigne par exemple « La mort d’Absalon », du musée des beaux-arts de Tours, qui utilise un dessin que l’on retrouve aussi dans plusieurs gravures.
  
Antonio Tempesta, La mort d'Absalon, Huile sur cuivre, musée des Beaux-Arts de Tours
Dessin et gravures d'Antonio Tempesta

Dans notre peinture, il s’agit d’un véritable patchwork. Mais il est réalisé si habilement, avec une combinatoire si bien maîtrisée, qu’il n’y paraît absolument pas quand ont regarde la toile : l’équilibre de composition est parfait, et on ne soupçonne pas le collage.

J’ai pourtant identifié huit fragments de gravures différentes réutilisées pour cette peinture. Et l’hypothèse d’un « suiveur » qui aurait voulu faire un pastiche en recollant divers morceaux de l’œuvre du maître peut d’emblée être écartée : les « suiveurs » utilisent en généralement une seule œuvre qu’ils modifient ou adaptent. Or ici, les gravures utilisées, toutes de Tempesta, appartiennent à quatre recueils indépendants, dont les sujets sont très éloignés ; elles ont fait l’objet de publications séparées, à des dates différentes. Il paraît donc évident que l’auteur de la peinture, si ce n’est pas Antonio Tempesta lui-même, appartient à son atelier, où il a pu puiser directement dans le stock de dessins (rappelons qu’on doit à cet artiste plus de 1800 gravures, dont une partie  reprend des dessins d’Otto van Veen, avec qui il collaborait).

Le premier dessin identifié dans notre peinture concerne les deux protagonistes principaux, dont l’un désarçonne l’autre avec sa lance : il est repris d’une illustration de la légende médiévale espagnole des « Sept infants de Lara », gravée en 1612 par Tempesta sur des dessins d’Otto van Veen. Les cavaliers peints sont inversés par rapport à la gravure, ce qui conforte la thèse de l’utilisation du dessin préparatoire, toujours en miroir par rapport à l’épreuve gravée). La scène représente Gonzalo Gomez tuant (d’un coup de poing?), le neveu de Dona Lambra, qui l’avait insulté. Dans notre peinture, Tempesta s’est contenté de rajouter une lance dans la main du vainqueur, pour mieux cadrer avec le contexte d’une bataille.

Le deuxième dessin utilisé se rapporte au cavalier de droite dont la cape flotte sur l’épaule ; c’est celui d’une gravure extraite d’un recueil de 1606, illustrant des métamorphoses d’Ovide ; on y voit deux cavaliers qui se combattent, symbolisant « l’âge du fer ». Le combattant victorieux de la gravure est transposé ici sans modification, si ce n’est la longueur de sa lance. 
 
Il existe dans les collections du Louvre, un dessin anonyme à l'encre brune de la fin du XVIe s. (N° inventaire INV 11764, recto, voir illustration ci-après) qui semble être une esquisse pour la gravure "l'âge du fer" du recueil des Métamorphoses, donc attribuable à Antonio Tempesta ; il se trouvait anciennement dans les carnets de dessins appartenant à Carlo Maratta. Signalons aussi, toujours dans les collections de dessins du Louvre, venant des carnets de Maratta, un dessin à la plume, encre brune et lavis gris (INV 35331, recto) reprenant la gravure "Mêlée sauvage avec cavaliers et fantassins"; ce dessin, qui tronque légèrement la scène sur la gauche, est vraisemblablement une copie du XVIIe siècle. (mise à jour nov 2014)
 

Si l’on s’intéresse maintenant à la partie gauche de la peinture, on découvre que le porte-étendard est l’adaptation (inversée) du porte-étendard d’une gravure du recueil « Guerre des Romains contre les Bataves » (histoire rapportée par Tacite), gravure représentant « Les Néerlandais au cours d'une attaque surprise du camp romain sur la Moselle ». La série, comme les sept infants de Lara, a été publiée en 1612 à Amsterdam. Là encore, Tempesta a fait ses gravures à partir de dessins d’Otto van Veen.
Les soldats de la peinture qui se trouvent juste au-dessous du porte-étendard, l'un de dos et l'autre de face, bras écartés, brandissant une épée, viennent d’une autre gravure de la même série, titrée « Les troupes de Civilis traversant la Meuse », et sont aussi inversés, et adaptés : une lance est remplacée par une épée, et les deux personnages sont déplacés l'un par rapport à l'autre. (mise à jour article nov 2013)
Toujours sur la gauche de la peinture, le cheval aux pattes fléchies du premier plan est tiré d’une série de gravures de chevaux, faite par Tempesta en 1590, et titrée « Chevaux de différentes régions ». La gravure utilisée montre un cheval qui donne un coup de sabot à un autre ; c’est ce dernier qui est intégré dans la peinture, avec quelques adaptations : la tête est moins dressée, le corps plus affaissé, et la sangle d'une selle apparaît sur son dos. 

Mise à jour décembre 2016 : j'ai découvert un dessin du Louvre, non attribué, qui semble être l'étude de Tempesta pour ce cheval :
 
Anonyme XVIIe s. (mais probablement Tempesta, antérieur à 1590), dessin à la plume, encre brune, lavis brun, pierre noire, 14,8cm x16cm Paris, musée du Louvre, D.A.G.


Revenons maintenant vers la droite : le cavalier, sur un cheval blanc dont on voit la croupe, semble un mélange de deux fragments de gravures extraites des « Guerres bibliques » (recueil de 1613) : « la bataille des Israélites contre les Amalécites », et « Le massacre de l’armée de Sennacherib (par l’ange de Dieu) ».
On voit encore une réutilisation de dessin, cette fois très évidente, en bas de la peinture, vers le centre : le guerrier blessé, tombé à terre, qui dresse son épée dans un dernier élan, n’est autre qu’un des protagonistes du « Massacre des quatorze enfants de Niobé », gravure de 1606, extraite du recueil d’illustrations des Métamorphoses d’Ovide. Là encore le personnage de la peinture est inversé par rapport à celui de la gravure, et une épée a été placée dans sa main droite, pour en faire un véritable soldat : en effet le modèle sur la gravure est l’un des fils de Niobé, sans défense sous les flèches d’Apollon et de Diane. 
Enfin un dernier personnage allongé à terre à la gauche du précédent, à peine visible entre les pattes des chevaux, est très inspiré (mais toujours inversé) du Pyrame mort, au-dessus duquel se suicide la belle Thisbe, désespérée, sur une gravure faisant également partie du cycle des Métamorphoses d’Ovide de 1606. 
 
Mise à jour septembre 2016 : découverte d'une autre gravure de Tempesta représentant le dragon fils d'Arès dévorant les compagnons de Cadmos, et qui contient aussi un des personnages à terre repris inversé dans notre bataille :

Pour conclure cette brève investigation, je dirai que l’art combinatoire de Tempesta et de son atelier, mis en évidence dans cette scène de bataille, révèle une facette créative propre aux peintres graveurs. Ils n’ont plus le temps, comme le faisait Léonard de Vinci, de travailler pendant des mois ou des années à la mise au point de tel ou tel détail d’un tableau ; ils doivent être capables d’illustrer rapidement de multiples scènes d’histoires, très diverses, et ont appris à utiliser au mieux tout leur capital de dessins. Ils ne répugnent d’ailleurs pas à se servir au besoin de dessins qui ne sont pas les leurs, comme en témoignent les échanges entre Tempesta et van Veen, tous deux peintres graveurs.
Certains considéreront cela comme un déclin de la grande peinture de la Renaissance. Pour ma part, j’y vois plutôt un signe de modernité, une façon d’adapter l’art à de nouvelles conditions de diffusion et à de nouveaux publics.
Je vois aussi que cet art combinatoire peut devenir une forme de jeu virtuose, libérant naturellement l’imagination de la tyrannie du sujet. Tempesta s’amuse à représenter des batailles « en soi », sans plus de référence à aucun fait réel ou mythologique ; un peu comme le feront un siècle plus tard les védutistes avec leurs capricci, ces collages d’architectures réelles et imaginaires dans des paysages composés ad hoc. Pendant de longues années, j’ai moi-même composé des villes imaginaires à partir de fragments d’images glanées dans des revues, et réadaptées à la composition recherchée ; c’est peut-être pour cela que l’art de Tempesta me parle tout particulièrement.
 
Mise à jour 07/06/13:
Après nettoyage du tableau (voir image en tête d'article), les trace du monogramme AT apparaissent sur le harnais au poitrail du cheval de droite; ce qui confirmerait que l'oeuvre est bien de la main d'Antonio Tempesta.
Mise à jour juin 2014 :
La découverte de la gravure ayant servi de modèle à la peinture invalide la réalité des traces de monogramme sur le harnais.

samedi, janvier 26, 2013

Femme à sa toilette

Gilles Chambon, Anne au bain, huile sur toile, 1989
Le très beau et très intéressant livre de Pascal Bonafoux, paru en octobre dernier, qui analyse cinq cents ans de représentation picturale des femmes à leur toilette (Indiscrétion, femmes à la toilette, édition du Seuil), part de la peinture comme métaphore du désir, mais d’un désir-pour-le-désir, un désir dont l’assouvissement n’est pas vraiment envisagé. Il rappelle que dans le premier traité occidental sur la peinture (De Pictura, 1436), Aberti attribue l’invention de cet art à Narcisse. C’est-à-dire a un être qui tomba amoureux, à travers sa propre image reflétée dans le miroir parfait d’une source, de sa réalité inaccessible. 

Reprenant à son compte la phrase d’Edgar Degas «je veux regarder par le trou de la serrure», Bonafoux se pose donc en voyeur : le peintre, comme le spectateur de ces tableaux de toilette très privée, regardent toujours à la dérobée, s’invitant comme par une intrusion dans les coulisses de la séduction féminine.
Mais ne nous y trompons pas, P. Bonafoux, pas plus que les amateurs de peinture et les peintres eux-mêmes, ne confondent le réel et le représenté. Dina Vierny, qui fut le modèle de Maillol et posa occasionnellement pour Bonnard, rappelle que le peintre « regarde exactement la femme qui pose comme il regarde un vase… ». Si l’érotique du corps féminin et le plaisir de la peinture ont bien partie liée (voir mon article Erotique et esthétique), c’est à travers une distanciation, nécessaire d’ailleurs à toute émotion esthétique. « Ces femmes à la toilette n’ont rien à nous vendre, écrit Pascal Bonafoux, elles sont là pour redonner du sens à notre regard. »

Dans ce livre, il y a très peu de peintures contemporaines (Susanne Hay, Safet Zec), non par volonté de ne pas les prendre en compte, mais parce que rares sont aujourd’hui les peintres qui perpétuent la relation entre sensualité féminine et émotion artistique. Bonafoux déclarait d’ailleurs à une émission sur France Inter « On est tombé depuis quelques années […] dans les truismes les plus absurdes et les plus inconvenants, les plus indécents, d’un art contemporain qui est affligeant, pour la plupart des productions qu’il peut y avoir actuellement […] et donc j’admire, je vénère, j’ai un plaisir fou à retrouver les œuvres de ces peintres qui continuent désespérément, en dépit du mépris que même les institutions peuvent avoir à leur égard, à peindre. […] Ils ont ce rôle de dissidence qui est d’autant plus important à tenir aujourd’hui qu’on a affaire à un marché de l’art contemporain qui est devenu […] tout simplement uniquement soumis à la spéculation, ce qui est intolérable ! »

« Anne au bain » (peinture qui n’est plus vraiment contemporaine puisque je l’ai réalisée il y a vingt-quatre ans), aurait peut-être pu trouver sa place dans le livre de Bonafoux ?... Si tant est que l’auteur eût connu mon travail et qu’il lui eût trouvé quelque intérêt !
Elle est à la fois une image volée « par le trou de la serrure » (j’ai composée la toile en m’inspirant d’une photo noir et blanc que j’avais prise de ma femme à la dérobée, lors de vacances en Grèce), et une mise en scène picturale distanciée, se souvenant de la leçon des grands maîtres que furent Bonnard et Degas.
Pierre Bonnard, Nu au miroir, 1931,
Galleria d'Arte Moderna, Venise

Edgar Degas, Bain du matin, 1883, Pastel sur papier, Art Institute of Chicago

mercredi, janvier 16, 2013

La transparence des arbres (à l’ombre du sous-bois)

 « Qu’on nous rende le jardin et le pré, la berge et la forêt, et nous revivrons nos premiers bonheurs » (G. Bachelard, L’air et  les songes, éd. José Corti, P. 231)

Gustav Klimt "Bois de bouleaux", vers 1902, Vienne, Österreichische Museum für Angewandte Kunst

Dans notre civilisation de cultivateurs, où le champ prévaut sur la forêt, les arbres ont d’abord servi à borner le paysage agricole dominant, formant de longues chaîne perlées en rangs d’oignons le long des routes, ou de minces lignes de haies tatouant les prairies, comme on le voit dans l’arrière-plan de la pêche miraculeuse de Konrad Witz, considérée généralement comme la première représentation réaliste d’un paysage situé (le lac Léman en 1444).  

La Pêche miraculeuse, 1444.
Huile sur bois, 132x154 cm.
Genève, Musée d’art et d’histoire

  Mais l’aristocratie européenne aimait aussi la forêt sauvage, parce qu’elle était le lieu de son loisir principal, la chasse : vers 1460-70, Paolo Ucello a ainsi représenté une remarquable scène de chasse à cour, dans laquelle des arbres « clonés » forment un grand labyrinthe où la perspective idéale finit par absorber le lointain dans une masse sombre et indifférenciée. Mais on est là dans un concept de forêt plutôt que dans une forêt réelle. Aujourd’hui certains tableaux d’Anselm Kiefer, notamment ceux de la série « Karfunkelfee »  font écho à cette forêt dont la géométrie régulière, une fois clonée à l’infini, devient un labyrinthe angoissant.
Paolo Uccello, Chasse nocturne, vers 1460, tempera sur bois, 65x165cm, Oxford Ashmolean Museum
Anselm Kiefer, "Aus dunklen Fichten flog ins blau der Aar" 2009

Historiquement, les peintres de l’Europe du Nord, plus sensibles que les Italiens à l’irrégularité, au fractal, au chaos, ont abordé la forêt avec un regard à la fois plus scrutateur et plus imaginatif :

- C’est Albrecht Altdorfer qui donna d’ailleurs les premières véritables peintures de paysages forestiers ; d’abord en 1510 dans son Saint Georges et le dragon, dont le véritable sujet pictural est l’harmonieux, grandiose – et presque abstrait - chaos des feuillages, puis dans son petit Paysage avec château, de 1520-22, où la forme des arbres se confond avec celle des rochers, et où le moutonnement des frondaisons renvoie à celui des nuages. 

Albrecht Altdorfer, St Georges et le Dragon, 1510 - Paysage avec château de Worth, 1520-22 - Alte Pinacothèque de Munich
 
- Roelandt Savery, grand observateur des détails de la nature, intéressé par la botanique et la zoologie, a composé des paysages forestiers dans lesquels il exagère les formes monstrueuses des arbres déracinés et des blocs de rochers, créant ainsi une ambiance particulièrement sauvage. Car la forêt est avant tout un lieu sauvage, qu’on nommait « désert » du temps où ce mot n’était pas encore associé aux climats arides. Souvent d’ailleurs, Saint Jérôme dans le désert était représenté par les peintres dans la forêt, comme en témoigne ce tableau de Poussin.

Aegidius Sadeler, graveur, Roelandt Savery, concepteur, Chasse au lapin, c. 1610–13 extrait de “Six Landscapes”- Nicolas Poussin, St Jérôme dans le désert, Prado
La forêt est un monde ambivalent, une « immensité intime » comme disait Gaston Bachelard. semi-fermée et semi-ouverte, dangereuse et protectrice, monde à l’intérieur duquel on pénètre, pour trouver une tanière, ou simplement pour se blottir à l’ombre protectrice des frondaisons. On observe alors le paysage à travers les futaies comme à travers une résille qui filtre la lumière et fait trembler les lointains. 
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Le peintre qui s’assoit sous les ombrages et ouvre son carnet de dessin, se trouve subitement confronté à une dialectique du continu et du fragmenté, de l’espace et de la ligne, du proche et du lointain, de l’ombre et de la lumière, de l’immobilité et du frémissement. Et comme l’écrivait le poète Shelley, « Dans le mouvement des feuilles du printemps, dans l’air bleu, se trouve une secrète correspondance avec notre propre cœur ». Les artistes du XIXe et du début du XXe siècle qui se sont intéressé au sous-bois ont tous exprimé cette correspondance mystérieuse qui révélait les mouvements intimes de leur cœur.
 
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Si l’on examine ces peintures de sous-bois, on peut d’emblée les classer en deux catégories : celles où le regard du peintre s’affronte à l’épaisseur du bois, et se perd dans son ombre / nombre labyrinthique ; et celles où à l’inverse, il se focalise sur une clairière, et joue alors sur la transparence des arbres, sur la richesse dialectique qu’elle instaure dans l’image. 
 
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La première catégorie est plus difficile, plus âpre, parce que l’espace du sous-bois s’enfonce dans l’ombre et dans l’indifférenciation, tendant à annihiler l’espace scénique perspectif et la figure, qui sont depuis l’origine les deux piliers de la représentation picturale.

-       Les peintres naturalistes, que l'on a regroupé sous l'appellation d'école de Barbizon, parce qu'ils venaient en forêt de Fontainebleau pour peindre sur le motif et se rencontraient à l'auberge Ganne à Barbizon, ainsi que ceux qui fréquentaient la côte normande et se retrouvaient à l'auberge Saint Siméon à Honfleur, ont abordé le problème du sous-bois avec une certaine timidité : Théodore Rousseau dégarnit suffisamment le centre de son « Intérieur de forêt, futaie du Bas-Bréau » pour conserver un espace scénique, et le truffe de petites anecdotes (vaches, arbustes..) ; 

Théodore Rousseau, Intérieur de forêt, futaie du Bas-Bréau, musée d'Orsay
Eugène Boudin, Grands hêtres, sous-bois, Havre, musée Malraux - Jean-Baptiste Corot, Route du Bas-Bréau, huile sur papier marouflé sur toile, 40,3x35,9cm

     Jean-Baptiste Corot, dans sa « route du Bas-Bréau », prend suffisamment de recul pour se situer à l’extérieur et réduire le sous-bois à une figure centrale. À l’inverse, Eugène Boudin, avec ses « Grands hêtres, sous-bois », zoome sur un angle de vue étroit, réduisant ainsi le nombre des arbres et donnant aux deux troncs de droite une forte présence figurative. C’est peut-être Diaz de la Penã qui, tout en restant très naturaliste, va le plus loin dans les implications picturales du sous-bois : sa « Forêt de Fontainebleau » est une symphonie de feuillages renouant un peu avec le Saint Georges d’Albrecht Altdorfer, dont il a été question plus haut.
Narcisse V. Díaz de la Peña, Forêt de Fontainebleau, 1868, Dallas museum of Art


-       Il faut attendre 1890 pour qu’une véritable révolution s’accomplisse avec le « Sous-bois avec couple » de Vincent Van Gogh : 


Vincent Van Gogh, Sous-bois avec couple, 1890, Cincinnati Art Museum, Ohio
     S’il y a encore le prétexte de deux figures de promeneurs, le sujet du tableau est bien le sous-bois ; le peintre invente un cadrage nouveau, qui permet d’éliminer le feuillage, principale source de confusion plastique. Les jeux de lignes des troncs, de vibrations du sol fleuri, et les harmonies crues de couleurs, apportent une clarté plastique et une compréhension figurative immédiate, sans plus recourir ni à la scénographie centrale, ni aux détails pittoresques, ni aux contrastes d’ombre et de lumière. Dans cette toile, le sous-bois révèle en quelque sorte une nouvelle vérité picturale qui lui est propre. Cette découverte de Van Gogh sera magistralement reprise par Gustav Klimt en 1901 et 1903 dans ses « Bois de bouleaux » et « Bois de hêtres ». Mais à la violence rugueuse des coups de pinceau du maître hollandais, le peintre viennois oppose la délicatesse gracieuse et le frémissement de ses touches, le raffinement de sa palette, et la maîtrise absolue de l’équilibre pictural ; cependant il n’en suit pas moins le modèle.

Gustav Klimt, Bois de hêtres, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister

-       Parallèlement, en 1894, Cézanne explore aussi le thème, mais substitue au parallélisme des troncs une véritable danse de lignes ramifiées, analogique à la ramification des branches. Et en contrepoint, la danse des lignes est complétée par une danse des surfaces évanescentes, aux tonalités allant du turquoise foncé au blanc-jaune vaporeux. Tout cela donne au tableau des accents musicaux qui  ouvrent la peinture à un registre jusque-là inconnu.

Paul Cézanne, Sous-bois, Los Angeles County Museum of Art


La seconde catégorie de tableaux, dans laquelle le peintre regarde un paysage, plus ou moins lointain, à travers des futaies, est plus conventionnelle que la première. Elle garde les marques de la scénographie traditionnelle à focalisation centrale. Elle donne néanmoins lieu à une dialectique picturale intéressante, car le sujet de la peinture n’est plus seulement le paysage vu à travers les arbres, mais bien le rapport plastique qui s’instaure entre les deux : entre le continu et le fragmenté ; entre les lignes et les surfaces ; entre le clair et le sombre ; entre le proche et le lointain, tous ces éléments interférant entre eux. 
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Pour rendre compte de l’évolution que les peintres ont donné à cette conception plastique de la clairière vue du sous-bois, j’ai choisi en exemple certaines peintures de l’Estaque. Ce village, aujourd’hui quartier de Marseille, fut en effet entre 1864, date du premier séjour qu’y fit Cézanne, et le début des années trente, un lieu de rencontre et d’inspiration paysagère pour de nombreux peintres célèbres (Cézanne, Renoir, Braque, Matisse, Dufy, Derain, Friesz, Macke, Guigou, Monticelli, Marquet), qui ont souvent représenté la mer ou le village vu depuis la pinède.

Bien qu’il cherche à renouveler son style en s’attaquant aux paysages*, Pierre-Auguste Renoir  reste sans conteste le plus classique de ces peintres ; dans son tableau nommé « L’Estaque » (1882, museum of Fine Arts, Boston, Massachusetts), il est au fait de sa technique impressionniste, embuée et chatoyante, mais son point de vue et sa composition sont sans originalité ; on est encore dans l’esprit naturaliste de l’école de Barbizon, au bout d’une recette picturale qui ne peut plus rien apporter de nouveau. 
Pierre-Auguste Renoir, L’Estaque, 1882, Museum of Fine Arts, Boston
                                   
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*« à force d’étudier à l’extérieur, j’ai fini par voir seulement les larges harmonies sans me préoccuper plus longtemps des petits détails qui abaissent la lumière du soleil au lieu de l’illuminer » (cité dans Arts Council of Great Britain. Renoir. Exh. cat., Hayward Gallery , London, p.232)

 
--> C’est encore une fois vers Cézanne qu’il faut se tourner pour trouver cette sorte de parfait équilibre entre la sensibilité impressionniste au paysage et une conception géométrique et colorimétrique nouvelle de l’espace pictural. Et, dans les deux toiles présentées ci-dessous, une de 1878 et l’autre de 1979, montrant le même paysage, on voit qu’il utilise les arbres du premier plan non pour marquer la perspective et la distance, mais pour structurer l’espace du tableau en émiettant les trop grandes surfaces de ciel et de mer, en équilibrant les verts et les ocres, en organisant une subtile complémentarité entre les facettes aiguës ou rondes des maisons et des buissons, et les longs filaments ramifiés des branchages. J’ai retrouvé un tableau de 1928, d’un artiste inconnu nommé V. Christophe, qui reprend cinquante ans après quasiment le même point de vue en ayant parfaitement intégré la leçon harmonique cézannienne.

Paul Cézanne, l'Estaque vue à travers les arbres, 1978, collection privée - La mer à l'Estaque, Paris, Muée Picasso
V. Christophe, L'estaque, 1928, huile sur panneau, Collection privée
 
--> Mais les fauves et les cubistes ont voulu aller plus loin encore sur le chemin ouvert par le maître d’Aix-en-Provence. En 1906 Georges Braque donne un « Paysage de l’Estaque » du même endroit que celui de Renoir ; le balancement des lignes et des couleurs, la simplification des contours, font oublier la réalité du lieu ; le paysage est comme irradié par une lumière qui envahit tout, même les ombres. La violence du projet plastique prime sur l’écoute impressionniste. Comme si sur la toile, à l’impression visuelle du paysage se superposait le vacarme des cigales et la brûlure du soleil. 

Georges Braque, Paysage de l'Estaque, 1906, Paris, Centre Pompidou


La même année, André Derain produit un petit tableau qui reprend à peu près l’emplacement des deux toiles de Cézanne présentées plus haut. La volonté de transformer la peinture en une partition graphique est la même que celle de son aîné, mais chez Derain l’attention au combat des couleurs entre elles prime sur le reste, au détriment de l’espace et de la lumière que Cézanne n’avait, lui, jamais abandonné. 

André Derain, L'Estaque, 1906, New-York, MoMA

L’année suivante verra l’avènement du cubisme ; en 1908 et 1909, Braque, Dufy, puis André Lhote donnent des images cubistes de l’Estaque. La dialectique arbres / paysage lointain est définitivement sortie de la représentation de l’espace réel, pour se situer dans un espace des phases (en physique, l'espace des phases est un espace abstrait dont les coordonnées sont les variables dynamiques du système étudié) ; tous les éléments – feuillage, tronc, cheminée d’usine, maisons – deviennent des concepts géométriques et colorimétriques, qui interagissent entre eux dans l’espace plastique de la peinture. On ne reconnaît plus l’Estaque, mais on saisit l’allusion qui y est faite. Le paysage devient le prétexte de l’œuvre iconique, et non plus son sujet. Le chemin de l’abstraction est ouvert ; l’espace des phases est en passe de remplacer l’espace de représentation, faisant voler en éclats ce à quoi tous les peintres jusqu’à Cézanne compris, avaient voué leur vie, et que les artistes contemporains ont tant de mal à reconstruire.

Raoul Dufy, Village de l'Estaque, 1908 - Georges Braque, Maisons de l'Estaque, 1908


André Lhote, Paysage fauve à l'Estaque, 1909