présentation des peintures synchronistiques

mercredi, août 29, 2012

Les Klimt de la collection Lederer détruits à Immendorf


G. Klimt, détail de la "Frise Beethoven", 1901-02, conservée au Palais de la Sécession, Vienne

Gustav Klimt, mort en 1918 à l’âge de 55 ans, a laissé derrière lui une œuvre considérable, aujourd’hui universellement admirée, et qui a donné lieu, en cette année 2012, cent cinquantième anniversaire de sa naissance, à de nombreuses expositions. Les principales sont évidemment à Vienne (tableaux au Belvédère, dessins au Wien Museum, contexte de l’avant-garde viennoise au Musée autrichien du théâtre, Frise Beethoven à la Sécession, documents d’archives au Künstlerhaus, collection textile d’Emilie Flöge, créatrice de mode qui fut sa muse et sa compagne, au Musée d’étude des folklores) ; citons également l’exposition de Venise, au Musée Correr.

Klimt a cela d’extraordinaire qu’il se situe à la croisée des chemins :

- A la croisée des siècles entre le XIXe siècle académique et le XXe avant-gardiste ;

- A la croisée des cultures : Vienne, capitale de l’empire de François-Joseph, qui comptait alors plus de 50 millions de sujets, regroupait 15 nations ; les groupes ethniques et religieux les plus divers s’y côtoyaient, parmi lesquels la communauté juive. L’ébullition intellectuelle et artistique était alors à son apogée (Freud et Schnitzler en médecine, Otto Wagner, Josef Hoffmann, Joseph Maria Olbrich, et Adolf Loos, en architecture, Gustav Klimt, Egon Schiele, Koloman Moser, et Oscar Kokoschka, en peinture, Hermann Bahr, Karl Kraus, Peter Altenberg, Rainer Maria Rilke en littérature, Gustav Mahler, Schönberg et son groupe d’élèves Alban Berg, Webern, Wellesz… en musique.)

- A la croisée des arts, entre peinture d’histoire, arts décoratifs, et illustration.

- A la croisée des influences : classicisme, japonisme, byzantinisme, cubisme, impressionnisme, symbolisme…

Sa peinture est une sorte d’heureuse et puissante synthèse, qui réconcilie dans une hallucinante beauté l’art le plus traditionnel et l’art le plus révolutionnaire. Etant le chef de file de la Sécession, et osant bousculer toutes les conventions, il a bien sûr été très critiqué par les académistes de son temps, puis par la terrible idéologie national-socialiste. Cependant, on croit souvent que les Nazis ont brûlé en 1945, dans l’incendie du château Immendorf, 14 tableaux du maître viennois, issus de la collection August et Serena Lederer, parce qu’ils le considéraient comme un peintre dégénéré ; mais la réalité est très différente.

En fait, le collectionneur d’art juif August Lederer, qui avait réuni ces peintures (parmi lesquelles d’authentiques chefs d’œuvre dont la célèbre « Frise Beethoven », qu’il avait acquise en 1903 après l’exposition de la Sécession de 1902, détaché des murs et roulé en 7 morceaux) est mort en 1936, deux ans avant l'Anschluss, annexion de l'Autriche volontaire à l'Allemagne nazie. La collection a été confisquée à sa veuve Serena par le pouvoir Nazi en 1940 ; Serena s’est alors enfui à Budapest, où elle est morte trois ans plus tard.
La Gestapo a transféré la collection (à l’exception de la frise Beethoven, heureusement stockée ailleurs) au château Immendorf, dans le sud de l’Autriche, pour la protéger des bombardements des Alliés sur Vienne ; preuve qu’ils appréciaient l’art de Klimt et que s’ils en avaient spolié les Juifs, ils comptaient bien s’approprier les œuvres plutôt que de les détruire.
En 1943, le Troisième Reich avait d’ailleurs parrainé une exposition des œuvres de Klimt à Vienne. Si les nazis haïssaient l’art moderne en général qu’ils qualifiaient d’art «dégénéré», il y avait cependant des nuances dans leur position : en Autriche, Gustav Klimt était même célébré comme un symbole national.

Que s’est-il passé alors à Immendorf ?
Il faut d’abord se rappeler que le 8 mai 1945, date de la destruction des œuvres, est aussi le jour de la capitulation sans condition du Troisième Reich : Hitler s’était suicidé une semaine plus tôt dans son bunker de Berlin. Les unités SS en déroute, commettaient alors les pires exactions. L’une d’elles, arrivée le 7 mai au château d’Immendorf, avait découvert par hasard les œuvres d’art entreposées. Le propriétaire du château a rapporté plus tard, que les officiers SS avaient admiré les peintures de Klimt ; l’un d’eux aurait déclaré que ce serait un «péché» de laisser les Russes mettre la main sur elles. Selon un rapport de police de 1946, les officiers SS "ont organisé une orgie toute la nuit dans les appartements du château".
Le lendemain, l'unité de SS a posé des explosifs dans les quatre tours du château avant de s’enfuir. Un homme est retourné pour allumer le feu dans l’une des tours. Le feu s’est propagé et tout a finalement explosé. Le château d’Immendorf a brûlé pendant quatre jours. Rien n’a pu être sauvé de tout ce qu’il contenait ; ses ruines ont ensuite été démolies.

Voici la liste des tableaux de Klimt détruits à Immendorf, dont nous avons connaissance par des photos anciennes :

D’abord les plus célèbres, trois toiles (« La Philosophie », « La Médecine », et « La Jurisprudence »,1900-1907) commandées en 1886 pour illustrer les voûtes du plafond de l'Aula magna, le hall d'accueil de l'université de Vienne, mais que l’université lui avait finalement refusées en raison de la polémique qu’avaient déchaîné les deux dernières toiles.
La Philosophie, Klimt, 1900

La Médecine, Klimt, 1901

La Jurisprudence, Klimt, 1902-07

Dans le même esprit, « Le défilé des morts » (1903):

Une œuvre symboliste, « Musik II » (1898), faisant suite à une autre de 1895 « Musik I », visible à la Neue Pinakothek de Munich

Une autre œuvre inspirée par la musique, plus impressionniste, « Schubert au piano » (1899)

Une série de paysages, entre symbolisme et post-impressionnisme :
« Le Pommier d’or » (1903)

« Malcesine sur le lac de Garde » (1913)

« Gastein » (1917)

« Sentier de jardin avec des poulets » (1913)

« Jardin de ferme avec crucifix » (1912)

Un tableau tardif, dans le même esprit que sa célèbre « Danaé » de 1907 : « Léda » (1917)

Un « Portrait de Wally » (1916), postérieur et très différent de celui qu’avait fait Egon Schiele en 1912, également volé par les Nazis, mais repris par les troupes américaines et remis à l’Office fédéral autrichien ; aujourd’hui exposé au Belvédère.

Enfin un tableau très art nouveau « Les petites amies » (1916-17), typique des figures féminines de Klimt.

Nous ne les verrons donc jamais, comme tant d’autres chefs d’œuvre disparus au cours de l’histoire.

mercredi, août 15, 2012

Le corps du Christ mis en scène par la Contre-Réforme

Dans son effort artistique pour faire valoir le dogme catholique face à « l’hérésie » protestante, l’église catholique, après le Concile de Trente, a fortement encouragé les thèmes susceptibles d’émouvoir les fidèles et de marquer la différence d’avec les croyances réformées. Ainsi toutes les représentations liées aux Saints intercesseurs ont été mises en avant, à commencer par celles de la Vierge Marie, triomphatrice de toutes les hérésies ; parmi les autres Saints abondamment mis en scène, ceux « spécialisés » dans la pénitence - les diverses confessions protestantes ne reconnaissant pas le Sacrement de Pénitence – sont particulièrement présents dans l’iconographie (Saint Jérôme dans le désert et Marie-Madeleine pénitente sont ainsi beaucoup représentés, notamment dans de petits tableaux destinés à la dévotion privée).

Mais ce qui nous intéresse en particulier ici est la représentation du corps du Christ.


Domenico Tintoretto, Le Christ mort soutenu par un ange, vers 1600, collection privée

Selon la doctrine catholique, il est contenu dans l’eucharistie : il y a transformation physique et matérielle des deux espèces de la Communion, en véritable chair et en véritable sang du Christ, lors de l'eucharistie ; les Protestants, eux, ne croient pas à cette transsubstantiation. Beaucoup de représentations du Christ mort se développent donc après le Concile de Trente, pour magnifier cette chair et ce sang partagés dans l’eucharistie : Déposition de croix, Mise au tombeau, Christ aux plaies, déploration du Christ, sous forme de « Pietà » ou de Christ mort soutenu et pleuré par un ou plusieurs anges.

Le lien direct entre le corps mort du Christ et la Communion trouverait son origine iconographique dans la légende de « la messe de Saint Grégoire » ; il s’agit de Grégoire le Grand, pape au VIe siècle, et l’un des quatre pères de l’Eglise latine avec Saint Ambroise, Saint Jérôme, et Saint Grégoire ; la légende raconte que pendant la célébration de la messe, une femme se mit à rire au moment de la communion, déclarant à son compagnon qu'elle ne croyait pas en la présence réelle. Aussitôt après la prière de Grégoire le Grand, l'hostie se transforma alors en doigt sanglant. D’autres textes ont repris par la suite cette histoire, parmi lesquels la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine, beaucoup utilisée par les peintres, en transformant la vision du doigt sanguinolent, peu adapté à la représentation, en une apparition du Christ de douleur, souvent tenu par un ange. On voit cette scène représentée au XVe siècle dans de nombreuses miniatures (par exemple « les Heures à l’usage de Rome »), et à la même époque dans des peintures gothiques (voir le tableau anonyme provenant de la Chartreuse de Champmol, conservé au Louvre).

Messe de Saint Grégoire,
Heures à l’usage de Rome, XVe s, BM de Tours
    
La messe de Saint Grégoire,
Chartreuse de Champmol, près de Dijon, conservé au Louvre

Le thème du corps du Christ soutenu par un ou plusieurs anges s’est peu à peu libéré de la légende de Saint Grégoire. Déjà Donatello, au début du XVe siècle (donc un siècle avant la Contre-Réforme) l’avait représenté indépendamment sur un bas relief en bronze. 
 
Bronze de Donatello, 1447-50, conservé à Sant’Antonio à Padoue    

Mais les représentations peintes du quattrocento italien montrent un Christ aux plaies baigné dans une douce lumière du jour, assis de face ou de trois quart, présenté plutôt que soutenu par les anges, donc dans une attitude quasi allégorique, où le corps assis ne semble pas vraiment mort (Antonello de Messine, Mantegna, Giovanni Bellini). La peinture inachevée d'Antonello de Messine (musée Correr), d'une beauté absolument fascinante, nous montre un dieu endormi plutôt qu'un corps humain meurtri  sorti du tombeau.


Christ mort soutenu par un ange,
Antonello de Messine, 1475-76, Musée du Prado, Madrid 

Christ mort soutenu par trois anges, Antonello de Messine, 1476-77, Musée Correr, Venise    

Pietà avec le Christ soutenu par deux anges,
Mantegna, 1488-1500, Statens Museum for Kunst, Copenhague 
Christ mort soutenu par deux anges,
Giovanni Bellini, 1465-70, Gemäldegalerie, Berlin
    

Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, que les tableaux vont prendre une allure beaucoup plus dramatique et poignante : la lumière du jour cède la place à un crépuscule enténébré, les anges soutiennent un corps à la renverse, la douleur se lit sur les visages et dans les attitudes, le tombeau et le linceul prennent de l’importance dans le décor. Les « Christ mort soutenu par les anges » de Véronèse, et les Pieta et Mise au tombeau des autres maîtres de Venise, et des Incamminati de Bologne (surtout Annibal et Ludovico Carracci) fixent alors cet idéal, à la fois naturaliste et théâtralisé, avec un sens aigu de la dramaturgie picturale, qui s’accorde si bien aux objectifs de la Contre-Réforme.

Christ mort soutenu par des anges,
Véronèse, avant 1588, Gemäldegalerie, Berlin
    
Christ mort soutenu par des anges,
Véronèse, 1580-88, Museum of Fine Arts, Boston
    
Palma le Jeune, Christ mort soutenu par un ange, localisation inconnue


La déposition du Christ, Le Tintoret, 1555-60, Venise, Gallerie dell'Accademia    
Pietà, Le Titien, 1577, Venise, Gallerie dell'Accademia

Mise au tombeau, Le Titien, Louvre
Pieta, Annibal Carrache, 1599, Gallerie Nazionali di Capodimonte Napoli    




















Aujourd’hui encore, même si nous ne croyons plus ni aux anges ni à la transsubstantiation, notre sensibilité reste touchée par ces œuvres qui nous parlent avec ferveur et humanité du drame universel de la mort d’un être cher.


 

dimanche, juillet 29, 2012

Autres maisons de Constantine


maisons de Constantine, huiles sur carton, G. Chambon, 2012

Encore quatre cours de ces maisons à patio, serrées les unes contre les autres, lacérées d’ombre et de lumière, envahies de linge, embuées par les lessives, livrées aux activités domestiques des femmes et aux jeux espiègles des enfants… C’était en 1976…

mercredi, juillet 11, 2012

Maison constantinoise, suite…

Maisons de Constantine, huiles sur carton toilé, G. Chambon, 2012

Dans ces vieilles maisons surpeuplées de Souika, on est loin des Riad (mot qui comme on sait signifie jardin) marocains ou des palais mauresques d’Alger ; on est ici à l’antipode de la richesse, des marbres et des azulejos… et pourtant… il s’agit bien des mêmes maisons, avec les mêmes pièces oblongues pourvues d’une niche centrale, ouvrant de la même façon sur le patio carré et sur ses coursives aux étages, avec ses escaliers placés en angle. Mais tout y est plus petit et plus pauvre, et les seules richesses visibles sont ici les rayons de soleil, le linge qui sèche, et la joie des enfants. Mais il y a aussi la richesse invisible que constitue cette structure architecturale simple et invariante, capable de se décliner sur deux ou plusieurs niveaux, avec des toits de tuiles ou des toits terrasses, avec de la terre battue ou du marbre, de la plus humble demeure aux palais les plus fastueux.

dimanche, juin 17, 2012

Beauté classique, beauté convulsive, et beauté libérée

Beauté classique: Détail de la Sainte Anne de Léonard de Vinci (Louvre) - Beauté convulsive: Étude pour une crucifixion, de Francis Bacon, musée Guggenheim, N-Y - Beauté libérée: La porte de la Casbah, Matisse, musée Pouchkine, Moscou


Selon la thèse soutenue par Jean Clair dans son dernier livre « Ubris », ce qui caractérise, en art, la période qui commence avec le Romantisme et culmine depuis trente ans dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain, est l’abandon de la règle de beauté canonique, remplacée par une fuite en avant vers la sensation, avec un intérêt croissant pour le monstrueux.

Mais curieusement, si les deux siècles passés ont vu grandir la démesure et le monstrueux (l’inhumain, l’infrahumain, le posthumain,  – ou encore la « beauté convulsive », selon l'expression de Breton), ils ont aussi vu fleurir, particulièrement en France, une grande diversité de remarquables peintres recherchant de nouvelles voies vers une beauté rassérénée : Monet, Degas, Renoir, Whistler, Gauguin, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Klimt, Marquet… et même Dali, Ernst, Picasso ou Matisse (ces derniers, ambivalents, ont toujours oscillé entre la beauté convulsive et la beauté libérée). 
Bizarrement la plupart de ces peintres trouvent le beau non plus dans de grandes compositions ou de grands sujets d’histoire, mais dans la rencontre de leur œil (qui a acquis une certaine autonomie), avec le monde quotidien, dans sa dimension immédiate, même prosaïque. 

Tout est là : à l’inverse de la peinture classique qui rendait la beauté d’une scène imaginaire en s’appuyant sur le réalisme - souvent idéalisé  - des formes, la peinture moderne s’appuie sur le réel et le banal, pour s'en échapper et créer une beauté transposée, fluante, et personnelle.

Depuis la Renaissance (et même avant), les peintres recherchaient peu ou prou l'illusion, que celle-ci se niche dans les détails d’une main, d’un visage, d’un corps; dans la lumière du ciel, le mouvement et l’ampleur d’une scène historique, l’intimité d’un intérieur, ou la perspective d’un grand paysage. Mais dans notre période récente, les quelques peintres qui ont persisté à porter le flambeau de la beauté au milieu des monstres, n’ont plus cherché l’illusion, ni même la mise en scène. Ils ont utilisé le réel pour y pratiquer une sorte de transposition, d’extraction plastique (comme on extrait une essence de parfum à partir d’une fleur). 
Dans le sujet réel et banal, ils ont voulu saisir la beauté impliquée par le rapport entre leur regard chargé de culture, et le monde simplement vivant devant eux. 

La peinture (je parle toujours de celle qui croit à la beauté), contrairement au cinéma, n’a  peut-être aujourd’hui plus rien à dire d'autre que cela : l’esprit du peintre, aidé de son œil et de sa main, est libre du sujet comme de la manière :

- Il peut dorénavant composer une infinité de mélodies plastiques à partir des choses, des êtres, et des paysages qu’il croise chaque jour. Il ne s’agit plus pour lui d’illustrer des histoires, ni même d’exacerber la beauté du réel, mais plutôt de créer à partir du réel (qu’il soit grandiose ou dépourvu d’attrait) une kyrielle de petites musiques inouïes, chacune captant un registre particulier des vibrations harmoniques du monde. 

Regardons les deux images ci-après, et admirons comment jaillit cette beauté libérée de tout canon et de tout préjugé : Cézanne fait naître une émotion nouvelle à partir de quelques pommes posées sur une table, et Matisse fait éclore de trois aubergines au milieu de son atelier de Collioure, une danse merveilleuse des formes et des couleurs.


Cézanne, Pommes et Serviette (1879-80) , huile sur toile, (vendue chez Christie’s Londres en 1989 17 millions $)
Matisse, Intérieur aux aubergines, détrempe à la colle sur toile, 1911, musée de Grenoble


dimanche, juin 10, 2012

Maison constantinoise


Maison constantinoise 1, huile sur toile, G. Chambon, 2012

J’ai jadis passé deux années à Constantine, où, une fois mes études terminées, j’ai enseigné l’architecture. 
Dans la Souika, vieux quartier de la médina, (depuis longtemps très délabré et aujourd’hui menacé de destruction malgré un classement au patrimoine national algérien), j’avais pu alors visiter de nombreuses maisons traditionnelles dont certaines remontaient au XVIIe siècle. 
Ces maisons, comme dans tout le Maghreb, tournent le dos à la rue et sont construites autour d’un patio intérieur qui distribue les appartements et concentre la vie domestique. Il est l’expression du principe de la "horma" (qui veut dire femme en arabe, et dont le pluriel harim a donné harem). Ce principe s’attache à l’inviolabilité de l'espace domestique, qui regroupe femmes, filles, et petits enfants. 
« L'entrée se fait par une pièce en chicane "Sqiffa" qui forme écran avec l'espace extérieur, et dans laquelle s'opère le tri des visiteurs. L'élément principal de la construction est "wast ed-dar" ou patio, cour intérieure à ciel ouvert autour de laquelle s'articulent les différents composants de la maison. Régulateur de température, source d'éclairage et d'ensoleillement ; c'est l'espace où se retrouvent tous les occupants, mais espace féminin avant tout. La cohabitation dicte ses règles que chacun est tenu de respecter. L'utilisation d'équipements communs renforce la vie communautaire et les relations dépassent le stade du voisinage. L'intériorisation de la vie (tournée essentiellement vers wast ad-dar) et la sauvegarde de l'intimité familiale par le rejet de l'étranger font la différence avec les constructions élevées par les Européens. » DE LA VILLE UNIQUE À LA VILLE DUALE  Constantine, au contact de la colonisation, Ghanima MESKALDJI
Parmi les maisons que j’avais pu visiter accompagné d’autres enseignants, beaucoup sont sans doute à présent effondrées, à jamais disparues. D’où une nostalgie qui, lorsque je rouvre mes vieux albums, me donne envie de témoigner à ma manière, avec mes pinceaux.

samedi, mai 19, 2012

IMMACULATAE VIRGINI


Immaculatae Virgini, huile sur toile 66x55cm, Gilles Chambon, 2012


Les chrétiens, livrés à leur penchant sado-masochisme, aiment à se torturer l’esprit avec des contradictions insolubles, qu’ils s’évertuent néanmoins à résoudre avec la plus délicieuse mauvaise foi (c’est ce qui fait leur charme) :
  • La principale de ces contradictions est plus exactement une injonction contradictoire : l’église demande en effet à ses fidèles de se conformer au commandement divin adressé à Adam et Eve : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là » ; et elle leur demande dans le même temps de ne pas succomber à  la tentation du désir sexuel en commettant l’acte de chair ; car la luxure (plaisir sexuel recherché pour lui-même), est considérée par la religion comme l’un des sept pêchés capitaux.
Il n’est cependant pas très logique de faire l’amour sans rechercher le plaisir sexuel – et pas très facile non plus pour les hommes, puisqu’ils sont tributaires de leur érection : comme le disait si bien Brassens, « la bandaison papa ne se commande pas ». 
Mais toute religion tenant ses ouailles principalement par le sentiment de culpabilité, il était finalement assez malin d’associer un péché à l’acte sexuel. 

Chaque individu porte donc déjà en lui le pêché originel (la trace du désir sexuel inscrite dans les gènes), et il s’expose de surcroît, dans les situations les plus banales et les plus nécessaires de sa vie quotidienne, soit à la frustration perpétuelle, soit au risque de damnation, puisque la tentation des plaisirs sensuels, inspirée du Diable, le guette dès qu’il veut profiter de la vie. 

Il fallait cependant que certains échappassent à cette divine schizophrénie : le Christ rédempteur, ainsi que sa mère, devaient être exempts de tout soupçon de péché, et de toute trace de la souillure originelle. 
D’où, sans doute, l’absence totale d’information concernant la sexualité de Jésus dans les textes canoniques. D’où aussi les deux bizarreries physiologiques dont les théologiens ont affublé la personne de Marie :
  • Sa virginité perpétuelle (inscrite comme vérité de la Foi au concile de Constantinople en 553), 
  • Son immaculée conception (croyance qui ne s’est définitivement établie qu’au XIVe siècle, et qui fut inscrite dans le dogme catholique seulement en 1854).
La dénomination « Immaculatae Virgini » résume bien ce double mystère associé par la religion chrétienne à la mère du Christ : 
  • Elle engendre son fils sans avoir fait l’amour avec un homme (ce qui serait aujourd’hui possible avec l’insémination artificielle), et elle garde sa virginité après l’accouchement (obsession culturelle moyen-orientale et judeo-chrétienne de la défloration).
  • Ses parents Joachim et Anne restent stériles quand ils font l’amour, mais ils conçoivent Marie sans relation charnelle, dès qu’un ange s’en mêle.
Mon tableau « Immaculatae Virgini » donne une version surréaliste (et donc irrévérencieuse) de ce grand mystère sacré. Je vais tenter de soulever quelques pans de la vérité paranoïaque-critique qu’il contient certainement :

La scène se passe sur un échiquier, entouré d’architectures baroques (symbole de la matrice chrétienne), où la dame est la pièce maîtresse : elle est normalement soumise aux règles du jeu fixées par la nature, mais peut facilement s’en affranchir grâce à l’ange, perché en haut à droite, qui est son joker. 

Tout tourne autour de la pureté du nouveau-né (au centre), protégée par la chasteté de la Vierge, et par l’impuissance paradoxale du couple parental (Joachim et Anne), divinement inséminé. Il est représenté ici par deux énigmatiques mannequins chiriconiques, asexuées mais aimants, et réunis sous une boule de gui, plante-talisman bien connue pour ses grands pouvoirs en matière de pureté et de fécondité. 

Dans ce jeu d’échec métaphysique, le camp adverse est celui de la nature et de l’animalité (et donc du Malin). Il comprend des chiens, classiques champions de l’impureté et de la lubricité (mais aussi de la fidélité), et un couple diabolique classique, constitué d’êtres hybrides, impurs par définition : il y a d’abord une femme-chatte, tentatrice, qui cache ses griffes sous un gant de velours. Puis il y a son compagnon, un homme-vampire, avatar de Dracula, connu pour ses bonnes manières et son lien privilégié avec Satan. Il est particulièrement intéressé par le sang menstruel et celui de la défloration, et donc très opposé à la virginité perpétuelle de la Vierge. Il sait que la nature lui donne raison, mais qu’hélas, dans l’imaginaire humain, vu son physique, il sera toujours du mauvais côté.

Remarquons en guise de conclusion que la façade de l’église (bien réelle), plantée au fond du décor, est une métaphore géante du sexe marial : la statue rouge de la vierge, en haut dans sa niche, en est le clitoris, l’oculus est le méat urinaire, et la porte close l’hymen inviolé…

lundi, mai 14, 2012

Les mots


Jing Ye Si, Pensée dans une nuit tranquille, poème de Li Bai (701-762)

Pensée dans la nuit silencieuse :
La flaque pâle au pied de mon lit,
Est-ce un tapis de neige ?
Mais c’est la lune qui là-haut luit
Et moi je rêve à mon pays.


LES MOTS



Toujours je cours derrière les mots
Comme les enfants courent après les moineaux.

Quand je les traque ils sautillent et s'envolent
Laissant sur ma page blanche
La marque griffonnée de leurs petites pattes.

Mais que reste-t-il de leur chant?
Ce sont pourtant parfois des rossignols.

G. Chambon 1994

jeudi, avril 26, 2012

FLORA

Flore, copie ancienne de la toile de Titien, Collection privée



Le 1er mai, avant d’être une célébration sociale du travail, que les circonstances de l’entre deux tours livrent aujourd’hui aux surenchères un peu stupides de la droite, et bien avant que J-M Lepen n’y ait installé la fête de Jeanne d’Arc, en avance d’une semaine sur le calendrier officiel, bien avant donc ces accaparements liés à l’actualité politique et sociale, le 1er mai avait été une fête religieuse païenne et toujours nocturne, célébrant la venue du printemps :
  • Beltaine, chez les Celtes, nuit durant laquelle les druides allumaient des feux protecteurs des troupeaux ; 
  • Nuit de Walpurgis, en Germanie et dans les pays du nord, fête à l’origine dédiée à la germination, donnant lieu à des rituels célébrés par les prêtresses de la fécondité, et  assimilés par l’église chrétienne au sabbat des sorcières ;
  • Fête sabine célébrant la déesse Flora, introduite à Rome par Tatius. 
Flora symbolisait la puissance végétative, et présidait l’éclosion des fleurs. Au cours de la fête des Floralia (jeux floraux), qui se déroulait du 28 avril au 3 mai, les Romains vénéraient leur déesse, de façon  excessive, et très souvent licencieuse : lors des six jours de fêtes, les prostituées avaient coutume de se rassembler dans un des cirques de Rome, situé « dans un vallon qui est entre le Mont Quirinal et le Mont Pincius », et d’y organiser des jeux dénudés et orgiaques. 
Selon Lactance, auteur chrétien toujours près à dénigrer les cultes païens, les débauches associées au culte de la déesse des fleurs étaient liées à une origine scandaleuse : une courtisane nommée Flora aurait en effet fait don de sa fortune au peuple romain, à la condition qu'on célébra le jour de sa naissance par une fête en son honneur ; par pudeur, les sénateurs romains auraient alors assimilé Flora à la divinité des fleurs. Cette histoire est certainement fausse, mais Flora la belle romaine, chantée par Villon, est restée dans l’imaginaire occidental. Il n’est de toute façon pas étonnant de voir des pratiques de prostitution sacrée, ou d’orgies, associées au culte d’une déesse de la fécondité (de telles pratiques existaient d’ailleurs aussi autour du culte de Vénus, et au moyen orient autour du culte d’Ishtar).

Ovide, pour sa part, rappelle que Flora n’est autre que la transposition romaine de la nymphe grecque Chloris, compagne du Dieu Zéphire (le nom grec de Chloris, décliné en Chlora, aurait donné en Latin Flora) :
  •  «Celle que vous appelez Flore était autrefois Chloris ; une lettre de mon nom a été altérée en passant des Grecs chez les Latins. J'étais Chloris, nymphe de ces régions fortunées où tu sais qu'autrefois les hommes voyaient s'écouler leur vie au sein de la félicité. Dire combien j'étais belle coûterait à ma modestie ; [5, 200] si ma mère eut un dieu pour gendre, elle le dût à cette beauté. C'était au printemps ; j'errais au hasard; Zéphire m'aperçoit ; je m'éloigne, il me suit ; j'essaie en vain de fuir, je ne puis lutter contre lui. Borée, son frère, l'autorisait, par son exemple, à commettre ce crime, Borée, qui avait osé ravir la fille d'Érechthée dans le palais même de son père. [5, 205] Cependant, Zéphire répare sa faute en me donnant le nom d'épouse, et nulle plainte ne s'élève plus de mon lit d'hyménée. Je jouis toujours du printemps ; l'année, pour moi, conserve toujours ses richesses, l'arbre son feuillage, la terre sa verdure. Les champs que j'ai reçus en dot renferment un jardin fertile ; [5, 210] l'haleine des vents le caresse, une fontaine l'arrose de ses eaux limpides. » (Métamorphoses).

La Renaissance Italienne, nourrie de littérature latine et de mythologie gréco-romaine, n’a pas manqué de représenter la déesse Flore. Parfois, comme Botticelli  dans « le Printemps », selon la version poétique et naturaliste d’Ovide.

Le Printemps, (détail), Sandro Botticelli, musée du Louvre,



Parfois, comme Titien, en référence à peine cachée à Flora la belle prostituée.

Flora, Tiziano Vecellio, 1514 musée des Offices,


La célèbre Flore du maître vénitien est en effet certainement le portrait d’une de ces contemporaines, courtisane elle-même ou représentée en courtisane.  Les cheveux dénoués, la chemise entr’ouverte sur un téton à peine voilé, sont des allusions directes aux mœurs dépravés ; mais la représentation est dédouanée par l’ambivalence du titre, et par une référence explicite à la déesse de la floraison et de la fécondité. Le bouquet qu’elle tient dans sa main droite, et la chemise ouverte sur le sein pouvaient aussi se lire comme des symboles de la Déesse. 

Praxitèle n’avait-il pas fait la même chose en son temps, en sculptant l’Aphrodite de Cnide selon les traits de sa maîtresse, la belle et célèbre hétaïre Phryné ?

Portrait présumé de Lucrèce Borgia en Flore, Bartolomeo Veneto, vers 1520, SädelMuseum, Frankfort
Portrait de femme, dit Flore, Palma le Vieux, vers 1520, National Gallery, Londres

Quelques années après Titien, son compatriote Bartolomeo Veneto faisait le portrait de Lucrèce Borgia en Flore, avec un sein dénudé. Et à peu près au même moment Palma le Vieux peignait également une Flore qui, bien qu’elle tourne la tête dans l’autre sens et qu’elle montre l’autre sein, est une copie à peine transposée de celle du maître chef de file de la peinture vénitienne. 

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, Paris Bordone (parmi d’autres moins connus) donne aussi un portrait de Flore inspiré de celui de Titien.

Flore, Paris Bordone, Louvre

Au XVIIe siècle, les Flores les plus remarquables sont les deux portraits que Rembrandt fait de sa femme Saskia avec les attributs de la Déesse, en 1634 et 1635. Si ses cheveux sont défaits selon la tradition initiée par Titien, la déesse n’est plus du tout débraillée, et ses seins comprimés dans des corsages serrés n’évoquent plus ni la débauche, ni même la fécondité…

Portrait de Saskia en Flore, Rembrandt,1635, National Gallery, Londres

Saskia en Flore, Rembrandt, 1634, Musée de l’Ermitage, St Petersbourg


D’autres peintres ensuite ont suivi l’exemple du maître vénitien, parmi lesquels François-Hubert Drouais, qui représenta la comtesse du Barry en une Flore assez mièvre et plus du tout courtisane, bien que, disait-on à l’époque, Jeanne Bécu « avait de la gorge ».

Portrait de la comtesse du Barry en Flore, François-Hubert Drouais, 1769, Château de Versailles
La Flore du Titien est sans conteste celle qui fut le plus reproduite : d’abord par son propre atelier, puis copiée par les peintres, jusqu’au XIXe siècle. On en trouve encore beaucoup sur le marché de l’art, de plus ou moins bonne facture (celui mis en exergue de l’article nous donne une version très mutine de la belle courtisane vénitienne).