présentation des peintures synchronistiques

jeudi, avril 26, 2012

FLORA

Flore, copie ancienne de la toile de Titien, Collection privée



Le 1er mai, avant d’être une célébration sociale du travail, que les circonstances de l’entre deux tours livrent aujourd’hui aux surenchères un peu stupides de la droite, et bien avant que J-M Lepen n’y ait installé la fête de Jeanne d’Arc, en avance d’une semaine sur le calendrier officiel, bien avant donc ces accaparements liés à l’actualité politique et sociale, le 1er mai avait été une fête religieuse païenne et toujours nocturne, célébrant la venue du printemps :
  • Beltaine, chez les Celtes, nuit durant laquelle les druides allumaient des feux protecteurs des troupeaux ; 
  • Nuit de Walpurgis, en Germanie et dans les pays du nord, fête à l’origine dédiée à la germination, donnant lieu à des rituels célébrés par les prêtresses de la fécondité, et  assimilés par l’église chrétienne au sabbat des sorcières ;
  • Fête sabine célébrant la déesse Flora, introduite à Rome par Tatius. 
Flora symbolisait la puissance végétative, et présidait l’éclosion des fleurs. Au cours de la fête des Floralia (jeux floraux), qui se déroulait du 28 avril au 3 mai, les Romains vénéraient leur déesse, de façon  excessive, et très souvent licencieuse : lors des six jours de fêtes, les prostituées avaient coutume de se rassembler dans un des cirques de Rome, situé « dans un vallon qui est entre le Mont Quirinal et le Mont Pincius », et d’y organiser des jeux dénudés et orgiaques. 
Selon Lactance, auteur chrétien toujours près à dénigrer les cultes païens, les débauches associées au culte de la déesse des fleurs étaient liées à une origine scandaleuse : une courtisane nommée Flora aurait en effet fait don de sa fortune au peuple romain, à la condition qu'on célébra le jour de sa naissance par une fête en son honneur ; par pudeur, les sénateurs romains auraient alors assimilé Flora à la divinité des fleurs. Cette histoire est certainement fausse, mais Flora la belle romaine, chantée par Villon, est restée dans l’imaginaire occidental. Il n’est de toute façon pas étonnant de voir des pratiques de prostitution sacrée, ou d’orgies, associées au culte d’une déesse de la fécondité (de telles pratiques existaient d’ailleurs aussi autour du culte de Vénus, et au moyen orient autour du culte d’Ishtar).

Ovide, pour sa part, rappelle que Flora n’est autre que la transposition romaine de la nymphe grecque Chloris, compagne du Dieu Zéphire (le nom grec de Chloris, décliné en Chlora, aurait donné en Latin Flora) :
  •  «Celle que vous appelez Flore était autrefois Chloris ; une lettre de mon nom a été altérée en passant des Grecs chez les Latins. J'étais Chloris, nymphe de ces régions fortunées où tu sais qu'autrefois les hommes voyaient s'écouler leur vie au sein de la félicité. Dire combien j'étais belle coûterait à ma modestie ; [5, 200] si ma mère eut un dieu pour gendre, elle le dût à cette beauté. C'était au printemps ; j'errais au hasard; Zéphire m'aperçoit ; je m'éloigne, il me suit ; j'essaie en vain de fuir, je ne puis lutter contre lui. Borée, son frère, l'autorisait, par son exemple, à commettre ce crime, Borée, qui avait osé ravir la fille d'Érechthée dans le palais même de son père. [5, 205] Cependant, Zéphire répare sa faute en me donnant le nom d'épouse, et nulle plainte ne s'élève plus de mon lit d'hyménée. Je jouis toujours du printemps ; l'année, pour moi, conserve toujours ses richesses, l'arbre son feuillage, la terre sa verdure. Les champs que j'ai reçus en dot renferment un jardin fertile ; [5, 210] l'haleine des vents le caresse, une fontaine l'arrose de ses eaux limpides. » (Métamorphoses).

La Renaissance Italienne, nourrie de littérature latine et de mythologie gréco-romaine, n’a pas manqué de représenter la déesse Flore. Parfois, comme Botticelli  dans « le Printemps », selon la version poétique et naturaliste d’Ovide.

Le Printemps, (détail), Sandro Botticelli, musée du Louvre,



Parfois, comme Titien, en référence à peine cachée à Flora la belle prostituée.

Flora, Tiziano Vecellio, 1514 musée des Offices,


La célèbre Flore du maître vénitien est en effet certainement le portrait d’une de ces contemporaines, courtisane elle-même ou représentée en courtisane.  Les cheveux dénoués, la chemise entr’ouverte sur un téton à peine voilé, sont des allusions directes aux mœurs dépravés ; mais la représentation est dédouanée par l’ambivalence du titre, et par une référence explicite à la déesse de la floraison et de la fécondité. Le bouquet qu’elle tient dans sa main droite, et la chemise ouverte sur le sein pouvaient aussi se lire comme des symboles de la Déesse. 

Praxitèle n’avait-il pas fait la même chose en son temps, en sculptant l’Aphrodite de Cnide selon les traits de sa maîtresse, la belle et célèbre hétaïre Phryné ?

Portrait présumé de Lucrèce Borgia en Flore, Bartolomeo Veneto, vers 1520, SädelMuseum, Frankfort
Portrait de femme, dit Flore, Palma le Vieux, vers 1520, National Gallery, Londres

Quelques années après Titien, son compatriote Bartolomeo Veneto faisait le portrait de Lucrèce Borgia en Flore, avec un sein dénudé. Et à peu près au même moment Palma le Vieux peignait également une Flore qui, bien qu’elle tourne la tête dans l’autre sens et qu’elle montre l’autre sein, est une copie à peine transposée de celle du maître chef de file de la peinture vénitienne. 

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, Paris Bordone (parmi d’autres moins connus) donne aussi un portrait de Flore inspiré de celui de Titien.

Flore, Paris Bordone, Louvre

Au XVIIe siècle, les Flores les plus remarquables sont les deux portraits que Rembrandt fait de sa femme Saskia avec les attributs de la Déesse, en 1634 et 1635. Si ses cheveux sont défaits selon la tradition initiée par Titien, la déesse n’est plus du tout débraillée, et ses seins comprimés dans des corsages serrés n’évoquent plus ni la débauche, ni même la fécondité…

Portrait de Saskia en Flore, Rembrandt,1635, National Gallery, Londres

Saskia en Flore, Rembrandt, 1634, Musée de l’Ermitage, St Petersbourg


D’autres peintres ensuite ont suivi l’exemple du maître vénitien, parmi lesquels François-Hubert Drouais, qui représenta la comtesse du Barry en une Flore assez mièvre et plus du tout courtisane, bien que, disait-on à l’époque, Jeanne Bécu « avait de la gorge ».

Portrait de la comtesse du Barry en Flore, François-Hubert Drouais, 1769, Château de Versailles
La Flore du Titien est sans conteste celle qui fut le plus reproduite : d’abord par son propre atelier, puis copiée par les peintres, jusqu’au XIXe siècle. On en trouve encore beaucoup sur le marché de l’art, de plus ou moins bonne facture (celui mis en exergue de l’article nous donne une version très mutine de la belle courtisane vénitienne).

mardi, avril 10, 2012

L’art et la prohibition de l’image


"La reproduction interdite (portrait d'Edward James)" 1937, René Magritte, Museum boymans-van Beuningen, Rotterdam

Si l’on voulait faire une brève et schématique – mais non moins pertinente - archéologie de l’art, on pourrait résumer les choses en déclarant que l’art n’est en définitive qu’une manière de manifester la beauté, que la beauté procède de la séduction de l’apparence, et que la recherche de celle-ci n’est rien d’autre à l’origine qu’une forme de stratégie sexuelle, déjà développée chez beaucoup d’espèces animales. 
On observe que parmi ces espèces, la stratégie peut mettre la séduction plutôt du côté du masculin (pensons aux danses nuptiales et aux plumages chatoyants qu’arborent les mâles de la plupart des espèces d’oiseaux) ou plutôt du côté du féminin (les humains en sont un bon exemple, mode, maquillage, et bijoux, qui sont là pour exacerber la beauté, étant davantage utilisés par les femmes).

Certes, la séduction des œuvres artistiques n’a plus rien à voir avec la séduction sexuelle, mais il n’est pas inutile d’en rappeler l’origine, pour mieux comprendre pourquoi la prohibition des images et la prohibition des signes de sexualité vont parfois de pair. La question de la beauté, même sublimée (et donc la question de l’art), garde quelque chose à voir avec la libido, et les tabous et codes qui régissent son expression dans chaque société.

On aurait pu penser que l’art, avec le développement des civilisations, allait être le lieu des séductions formelles les plus ébouriffantes, la recherche et l’expression de la beauté ayant comme seule limite celle, naturelle, de l’imagination des artistes. 
Mais ce n’a pas été souvent le cas : le judaïsme, l’Islam, et certains courants du christianisme, ont condamné l’art de la représentation, par rigorisme moral. La parole divine, dans la Torah, interdit en effet de se faire une idole ou une image de « ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre » (Ex 20, 4 ; Dt 5, 7). L’Islam, à quelques exceptions, a montré aussi une grande hostilité aux images figuratives, Ibn Abbas, cousin du Prophète et expert en exégèse, ayant rapporté ces paroles de Mahomet: “ Tout reproducteur d’images est en enfer où son âme se multipliera en un nombre égal aux images qu’il aura façonnées ”. De même les iconoclastes chrétiens du VIIIe siècle à Byzance (sous la férule de l’empereur Léon III et de son fils Constantin V) ont luté contre la représentation iconique. Les Protestants, pour leur part, ont banni  la représentation figurative de leurs lieux de culte. Et même les avant-gardes artistiques du XXe siècle, sans aucune référence aux textes religieux, ont aussi cherché, à travers l’abstraction, à travers le rejet de l’ornement (au nom de la pureté), et surtout à travers l’art conceptuel, à déprécier la représentation figurative. 

Pourquoi de telles prohibitions frappant l’expression artistique ? Les censeurs craignaient généralement que la séduction des images pieuses n’entraîne un glissement de la ferveur religieuse vouée à l’être divin représenté, vers l’adoration de sa simple représentation (fétichisme des images à comparer au fétichise sexuel, dans lequel la fascination du désir se fixe sur un caractère particulier fragmentaire, voire accessoire, de la personne normalement convoitée). Peut-être aussi avaient-ils peur que le désir de possession des choses belles (en particulier celles produites par l’art de la séduction) entraîne ceux qui les convoitaient à diverses exactions ; ou que la séduction des biens terrestres ne détourne les croyants de l’amour essentiel qu’il doivent avoir pour la divinité révérée par le groupe. 

Mais le rigorisme, qu’il soit religieux ou idéologique, n’a jamais pu étouffer la pulsion sensuelle de l’art : dans la nature humaine, et, pourrait-on dire, dans sa physiologie animale sexuée, la libido – au sens général du désir, au delà de la connotation sexuelle - a besoin de s’exprimer à travers l’imaginaire et le fantasme, et donc à travers une représentation qui surinvestit certains aspects excitants de la réalité. 

C’est pourquoi aucune société, même celles dont les tabous liés à l’ordre moral sont les plus affirmés, n’est totalement dépourvue d’expressivité artistique recherchant la séduction des formes. Simplement il y a canalisation et confinement sur certains domaines de l’expression. 

Les choses sont d’ailleurs moins clivées qu’il n’y paraît. Les sociétés les plus libérales ont tout de même quelques tabous, et toutes les séductions de l’apparence ne peuvent s’y développer de la même façon. Quant aux sociétés de prohibition, elles peuvent engendrer un art intense, qui surcompense, dans le champ autorisé, les interdictions instaurées dans d’autres domaines (par exemple l’art des décors géométriques et de la calligraphie en Islam). Le plaisir artistique utilise aussi volontiers les tensions entre licite et illicite. Il sait se griser d’une beauté qui se manifeste au grand jour, comme se délecter du mystère et des suggestions d’une beauté dissimulée ; il sait s’adonner aux délices de l’harmonie parfaite, comme jouer avec l’aiguillon et les charmes sulfureux de la transgression.

Deux exemples de beauté transgressive : le triptyque du Jardin des délices, de Jérôme Bosch (détail), et l’une des toiles de Francis Bacon consacrées à la réinterprétation du Portrait du pape Innocent X, par Velasquez

samedi, mars 31, 2012

Neptune et Amphitrite

Neptune et Amphitrite, école anversoise du XVIIe siècle, collection privée

Les allégories maritimes furent très prisées à Anvers à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, certainement parce que la richesse de la ville venait en grande partie du commerce trans-océanique. Le peintre Frans Francken II fit ainsi de nombreuses compositions montrant le triomphe d’Amphitrite - épouse de Neptune et personnification de la mer:

Quelques peintures de F. II Francken représentant Neptune et Amphitrite

Rubens plaça souvent quelques néréides dans ses tableaux à la gloire de souverains, et peignit plusieurs fois « La colère de Neptune », en référence au passage de l’Énéide où le dieu de la mer réagit violemment à la tempête déclenchée par Junon et Eole contre la flotte troyenne qu’il protégeait.

La colère de Neptune, Rubens, 1635

Toutes ces compositions utilisent les créatures marines inventées par les Grecs, déjà découvertes sur les mosaïques romaines, et abondamment reprises et réinterprétées dans la peinture italienne de la Renaissance :
Chevaux marins à sabots palmés et à queue de poisson, dauphins pourvus d’écailles, présentant un front bombé et des yeux exorbités, tritons mi-hommes mi-poissons soufflant dans des conques, monstres marins ailés (comme Delphiné), etc…

Mais il est intéressant de noter que les peintres du nord ont enrichi ce bestiaire fantastique de leurs propres traditions mythologiques. L’exemple le plus marquant est l’apparition de la femme-poisson, et de son assimilation/remplacement des sirènes antiques (créatures qui chez les Grecs, charmaient les marins mais étaient des oiseaux à tête de femme). Ces créatures, réunies génériquement sous le nom de mermaids, recouvrent des traditions multiples (les Loreleys, qui sont les sirènes du Rhin, les Havfrue danoises, Margygr, Ondines, Mari-Morgan, Mélusines, toutes des femmes-poissons issues des mythologies Celtes ou nordiques). Elles ont été préférées aux femmes-oiseaux, notamment parce qu’elles s’intègrent mieux dans la symbolique des quatre éléments : les Ondines ou Naïades figurent l'Eau; les Gnomes ou Nains figurent la Terre ; les Dragons ou Salamandres figurent le feu : les Elfes ou fées figurent l'Air.

Le tableau mis en exergue de cet article, tableau anonyme de l’école anversoise du début du XVIIe siècle, d'un artiste probablement très proche de Frans Francken le Jeune (nous verrons plus loin qu'il s'agit en fait très certainement de Pieter Casteels I), est un bon exemple du mélange des traditions classiques (mythologie gréco-romaine), et des apports nordiques.
Le sujet en est la déesse Amphitrite qui symbolise le monde marin ; au fond à droite, on la voit aux côtés de Neptune, montés sur un char d’or tiré par des chevaux marins, « à l’approche duquel les tempêtes s’apaisent instantanément tandis que les monstres marins surgissent hors de l’eau et l’entourent en dansant. » (Robert Graves, Les mythes grecs) .

On la retrouve au centre de la toile, couchée sur un dauphin, et en but aux assiduités d’un homme barbu, qui porte sur l’épaule une canne avec des poissons accrochés (la canne aux poissons est aussi présente dans les tableaux de Francken), couverts par une étoffe que le vent emporte. Ce personnage ne semble pas être Neptune, mais peut-être Delphinus, messager de Neptune dépêché pour la séduire et lui faire accepter le mariage. Quoi qu’il en soit, les deux personnages principaux sont entourés de créatures maritimes, parmi lesquelles des tritons à la tête recouverte d’algues, et un curieux personnage, sur la gauche, muni d’ailes de libellule ; on peut y voir une référence à la tradition nordique des elfes et des fées (cf. Shakespeare, Le songe d’une nuit d’été), symbolisant ici l’élément aérien, impliqué dans la tempête.

Mais le personnage le plus important est sans conteste cette sirène, sur la droite, qui se mire dans un miroir et peigne sa longue chevelure blonde. Les sirènes sont couramment représentées ainsi, car elles symbolisaient la séduction et la volupté (la luxure est souvent associée à l’élément humide). Le peigne, en grec (kteis), en latin (pecten), et en italien (pettigone), est un vocable qui désigne aussi bien le pubis. On peut également rapprocher le peigne que tient la sirène du peigne à sérancer le lin (d’où pourrait dériver, selon certains linguistes, le mot seraine, puis sirène). 

Ainsi l’allégorie maritime pourrait aussi se lire comme une allégorie du mariage, Amphitrite et Delphinus (?) au centre, représentant la tempétueuse ardeur masculine, la sirène entourée de tritons la lascivité du plaisir de l’acte charnel, le petit enfant au premier plan le fruit de l’accouplement, et enfin le couple divin sur son chariot d’or, au fond à droite, la consécration institutionnelle de l’union, qui désormais voguera sur le flot de la vie entre orages et ciel bleu. Mais bien sûr, cette interprétation n’engage que moi.


Nota bene : il existe au moins une autre toile du même artiste (énormément de points de convergence et même facture), vendue en 2000 chez Christie's ; elle porte le monogramme "P C INV". Curieusement, elle avait été attribuée à l'entourage de Cornelis Schut, ce qui ne paraît pas justifié. Une attribution plus récente à Pauwel Casteels converge avec celle du tableau présenté en tête de cet article, attribué à l'entourage de Pauwel Casteels. Mais ce peintre, de la seconde moitié du XVIIe s (alors que la peinture monogrammé est manifestement de la première moitié du XVIIe) était surtout un peintre de batailles, qui signait beaucoup de ses oeuvres; l'attribution ne parait donc pas bonne non plus. L'influence des oeuvres de Frans Francken II ne fait cependant pas de doute. Rappelons qu'au XVIIe siècle, les ateliers des peintres anversois brassaient beaucoup d'artistes qui passaient de l'un à l'autre, et souvent les maîtres collaboraient sur des oeuvres communes.



Les noces d'Amphitrite, attribué à l'entourage de Cornelis Schut, puis à Pauwel Casteels

Nota février 2012 : j'ai découvert récemment deux autres oeuvres qui semblent aussi de ce même artiste. L'une, dans la collection d'Arlington Court, dans le Devon, Angleterre, l'est à coup sûr. Plus petite, elle est peinte sur cuivre et représente "Le triomphe de Neptune et Amphitrite...", dans le style de Frans Francken II. En plus de toutes les très grandes homologies entre les deux peintures, la tête du dauphin, très spéciale, est exactement la même que sur notre tableau.

The Triumph of Neptune and Amphitrite, with Scenes of Ravishment by Frans Francken II (style of)
 L'autre peinture, assez abimée, passée en vente à Drouot en décembre 2006, est sur un sujet différent : elle représente "Le retour triomphal de David", et était également attribuée à P. Casteels. La composition, les types des personnages, et le style, font penser qu'il s'agit bien aussi d'une oeuvre de notre peintre proche de Frans Francken II.


Le retour triomphal de David, huile sur toile 110x160cm
Mise à jour novembre- décembre 2014 : un "mariage de Neptune et Amphitrite" de Gillis van Valckenborch, daté de 1592, est passé en vente chez Sothesby's Londres en avril de cette année; 
 
Mariage de Neptune et Amphitrite, 1592, Gillis van Valckenborch
il a beaucoup de points communs avec le tableau analysé dans cet article : palette, lumière, groupement des personnages, mais surtout encore cette bizarre tête de dauphin dont voici le détail:



Notre peintre pourrait donc être rattaché à l'atelier de Gillis van Valckenborch, à Francfort (de famille protestante, Gillis avait du quitter Anvers en 1586, âgé de seize ans). Le monogramme apparaissant sur plusieurs tableaux de ce peintre est "P C inv"  d'où les attributions à Pauwel Casteels. Mais il paraît plus probable que ce peintre soit bien lié à l'entourage de Gillis van Valckenborch, étant donné les similitudes de sujets et de style. Une transmission par un intermédiaire des sujets de Gillis van Valckenborch liés à Amphitrite et Neptune, à Frans Francken II, et possible dans les années 1600-1620. 


 Mise à jour août 2015 : un tableau de même facture et portant le même monogramme "P C inv", représentant David et Abigail (voir image ci-après) est passé en vente chez Christie's Londres en juillet 2010, et donné à Pieter Casteels I (Anvers, actif comme maître en 1629), ce qui semble très cohérent.  Pieter Casteels I paraît donc bien être l'auteur de toutes ces peintures représentant Amphitrite.

Pieter Casteels I, David et Abigail, monogrammé P. C. INV., hst, 115x200cm

Voici deux autres oeuvres du monogrammiste P C :
Monogrammiste P C, Neptune et Amphitrite, anciennement collection von Frey, Florence
Monogrammiste P C, Triomphe de Neptune et Amphitrite avec divinités marines (vente Lucerne 1995)
 
Une troisième peinture sur cuivre, 54x75cm, passée en vente à Berlin au mois de mai 2014, et attribuée à Simon de Vos par Raffaella Colace, me paraît être du monogrammiste PC, donc de Pieter Casteels I :
Le triomphe d'Amphitrite, huile sur cuivre 54 x 75 cm, attribué en 2007 à Simon de Vos, plus probablement oeuvre du monogrammiste PC
 Juin 2015 : un petit tableau sur cuivre représentant l'enlèvement des Sabines paraît aussi de la même main :
Ecole flamande du XVIIe siècle, L'enlèvement des Sabines, huile sur cuivre 54x73 cm, (vente La haye, maison VenduHuis, mai 2012)
 

dimanche, mars 11, 2012

La nef des fous

La nef des fous, Gilles Chambon, huile sur toile, 130x81 cm, 2012
En ces temps de campagne présidentielle où la plupart des candidats promettent de raser gratis, à défaut d’oser dire que s’ils sont élus, il penseront d’abord à nous plumer ; en ces temps de crise de la dette, de mondialisation galopante, de conflits internationaux larvés, et d’intox médiatique généralisée ; en ces temps où tout le monde se recroqueville derrière des convictions sommaires et cherche des boucs émissaires ; en ces temps très troublés donc, où la démocratie perd un peu la boussole, la nef des fous réapparaît comme au temps de Sébastien Brandt et Jérôme Bosch, et vogue à nouveau sur l’océan de l’actualité.

Elle va à l’aveuglette, ballottée entre les visions délirantes et contradictoires de ces capitaines prétendants. Le prêcheur Hollande, sûr de gagner, s’avance altier en compagnie de l’écolopunk Eva Joly. Bayrou le débonnaire, qui adorerait endosser les habits du pouvoir, se rêve en roi soleil décontracté, et reste fièrement campé près du mât-totem central, dédié au moins fou des fous, Salvador Dali. 

Tout en haut du mât se tient encore le petit capitaine courage, très esseulé, et qui craint de voir poindre au loin l’île de Sainte-Hélène (mais peut-être n’est-ce que l’île d’Elbe ?). Sur le gaillard avant, le gouailleur Mélenchon tente vainement de convaincre Rachida Dati que l’absinthe est la plus populaire des boissons, et que question folie, ça donne de l’avancement.

Sur le pont, parmi la foule des toqués qui déambulent, on reconnaît encore la baveuse Marine Lepen, le pépé Chirac, et bien sûr quelques uns des célèbres fous du Puy (si vous ne les connaissez pas, moi, je les connais). 

Enfin, tel l’ange exterminateur, le capitaine Haddock surgit des flots, monté sur un monstrueux poisson volant, et lance à la compagnie ses habituelles injures, en rappelant que s’il doit y avoir un capitaine sur ce rafiot de dingues, c’est lui et personne d’autre !... Mille milliards de mille sabords ! 

mercredi, février 29, 2012

THE ARTIST

Bérénice Béjo dans une scène de "The Artist"

Voilà un film qui, je pense, a mérité sa kyrielle d’Oscars, parce qu’il marque un jalon dans l’histoire de la création artistique au cinéma (le cinéma étant bien sûr l’art figuratif par excellence !). 
On pourrait ne voir dans « The Artist » qu’un habile pastiche des films muets des années 20, avec cette particularité toutefois que son sujet est l’histoire même de ce qu’il pastiche. 

Mais ce n’est pas un pastiche ; c’est beaucoup mieux que cela : c’est une écriture « à la manière de », qui base toute sa poésie sur l’effet du décalage temporel, sur la profondeur et l’acuité nouvelles que produit ce décalage. C’est finalement une façon de libérer l’art des barrières du temps, et aussi, dans le cas présent, de celles de la langue. 
Regarder le passé ne se réduit pas dans « The Artist » à le raconter, comme dans n’importe quel film historique, mais plutôt à le revivre, à le mimer en essayant de comprendre en quoi il résonne avec notre présent, en quoi il peut encore le féconder. 

Il montre entre autres que la technologie numérique sophistiquée d’aujourd’hui, au service de l’image, n’a pas pour seule finalité de permettre toujours plus de couleurs et plus de relief, mais peut aussi servir à perfectionner n’importe quel type d’expressivité, que celle-ci soit née hier ou il y a plus de cent ans, comme par exemple l’image noir et blanc.

L’histoire même que raconte le film est une parabole de cette philosophie de l’art : l’acteur du muet, exclu de la scène à la fin des années 20 pour cause de progrès lié à la prise de son et donc au parlant (son expressivité propre d'acteur muet étant alors considérée comme désuète et périmée), finit par retrouver une place innovante grâce aux claquettes. Et que sont les claquettes, sinon un art qui réconcilie l’utilisation du son et l’expressivité du « sans parole » ? 

Les artistes plasticiens contemporains devraient méditer cela, et par analogie, se demander si l’art du pinceau de nos maîtres anciens n’a pas un autre avenir que celui de remplir les musées, comme témoignage d’une expressivité artistique révolue ? Peut-être les peintres-poètes de demain sauront-ils faire revivre cet art figuratif d’avant la photographie, en reconquérant la maîtrise de sa puissance expressive et en jouant sur la poétique du décalage temporel, à la manière de "The Artist".

mercredi, février 08, 2012

Nom et signature

Le Reniement de Saint Pierre, huile sur bois, XVIIe s.,
attribué à tort à Gérard Seghers, plus proche de Nicolas Tournier (1590-1639), Collection privée

Les peintres, du moyen âge jusqu’à l’aube de la révolution industrielle, se considéraient pour la plupart d’entre eux comme des artisans, fiers de leur savoir-faire et de leur réputation locale, mais sans ambition particulière par rapport à la postérité de leur nom ; c’est pourquoi ils ne signaient pas leurs oeuvres.
Albrecht Dürer est parmi les premiers artistes à avoir apposé sa signature sur ses dessins et peintures, sur le conseil, dit-on, de son ami humaniste W. Pirkheimer, pour qu’il fasse « comme Apelle », le célèbre peintre de l’antiquité grecque. En fait, c’est sans doute plutôt parce que Dürer était aussi graveur, et qu’il était d’usage chez les graveurs, à cause de la diffusion multiple, d’inscrire le nom d’auteur au bas des planches. Et c’est certainement aussi grâce à la diffusion large des œuvres engendrée par l’imprimerie que les maîtres peintres ou sculpteurs devinrent dès la Renaissance plus artistes et intellectuels qu’artisans, et que la signature devînt de plus en plus courante. Cependant une grande majorité des peintures, même celles des artistes les plus considérés, restèrent non signées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la puissance du nom véritable restant scellée dans la facture de l’œuvre elle-même, limpide aux seuls initiés.

La signature véritable n’est donc pas réductible au nom manuscrit apposé au bas du tableau, qui peut être apocryphe ; elle réside davantage dans un ensemble de signes qui permettent d’identifier une oeuvre comme étant la manifestation, l’émanation authentique d’un artiste particulier. Dans le même ordre d’idées, on parlait jadis de signature astrologique caractérisant certains traits physionomiques des visages ou des corps, et qui indiquaient l’influence d’une planète, elle-même étant référée à la puissance d’une divinité. Pour les plantes utilisées en médecine, on se basait aussi sur une signature morphologique, permettant de comprendre quelle affection telle ou telle herbe pouvait soigner (par exemple la carotte, d’où sortait un suc jaune, était censée combattre la jaunisse).

Un nom et sa graphie ne représentent donc pas grand chose en eux-mêmes. Ils peuvent être vides ou pleins, selon la connaissance que l’on a de celui qu’ils désignent. Le pseudonyme, si courant aujourd’hui sur Internet, permet ainsi de taire le nom véritable, de protéger en quelque sorte celui qui se cache derrière.

Les hommes ont d’ailleurs souvent considéré que le nom d’usage, connu de tous, n’était en définitive qu’une sorte de pseudonyme pratique. Derrière, chaque être recèlerait un nom véritable, universel, et invariant, qui serait sa signature ontologique. Ce nom mystérieux devait rester secret parce qu’il était investi d’une puissance magique, et permettait à qui le connaissait d’avoir une emprise sur la personne ou l’entité qu’il nommait.
« Dans les temps anciens, une fois découvert le nom secret d’un dieu, les ennemis de son peuple pouvaient  détruire ce peuple à coups de rites magiques. Les Romains utilisaient couramment cette pratique consistant à rechercher les noms secrets des dieux ennemis. Ils enrôlaient ensuite ces derniers dans le camp romain au prix de promesses séduisantes. […] Naturellement les Romains, comme les Juifs, dissimulaient avec d’infinies précautions les noms secrets de leurs divinités tutélaires » (Robert Graves, Les mythes celtes, éd. du Rocher, p. 54).
On connaît aussi le mystérieux commandement de la bible, « Tu n’invoqueras pas le Nom de YHWH ton Dieu en vain » (Ex 20:7), qui interdisait aux Hébreux de prononcer le Tétragramme. C’est que le nom véritable est un condensé de puissance qui peut libérer des forces dangereuses.

Sans croire forcément à la magie et aux mystères des religions anciennes, nous ne pouvons nier la puissance d’un nom véritable et d’une signature.

En matière d’art, on a souvent vu une peinture anonyme prendre un attrait particulier – et une valeur astronomiquement démultipliée sur le marché – dès qu’un indice (une « signature » morphologique) permettait de l’attribuer à un grand maître :
Le reniement de saint Pierre, Hendrick Ter Brugghen, 
Toile. 288 x 190 cm, vendu par Tajan en 2007

  •   Ou encore ce petit dessin aux trois craies, aujourd’hui célèbre parce qu’on y a trouvé une empreinte du pouce de Léonard de Vinci : 
La belle princesse, dessin aux 3 craies attribué à Léonard de Vinci, Collection privée

« Un portrait de jeune fille, vendu il y a quelques années comme une œuvre du début du XIXe siècle à un collectionneur, pourrait être de Léonard de Vinci [….] Le marchand londonien Simon Dickinson estime que, s'il est bien du peintre italien, le portrait de la belle princesse pourrait valoir "100 millions de livres sterling" (107 millions d'euros) » (Le Monde.fr, 14/10/09).

À l’inverse, une œuvre peut être déchue de son nom magique, comme par exemple « le Colosse ou la panique » de Goya, qui a perdu beaucoup de son lustre quand les experts ont déclaré qu’elle n’est pas de la main du maître espagnol, mais de son disciple beaucoup moins glorieux Asensio Julia.

La puissance d’un nom investi d’un minimum de renommée (« renommé » étant alors le véritable contraire d’anonyme) explique la frénésie des experts à attribuer des milliers d’œuvres non signées à des artistes répertoriés (les maisons de vente les sollicitent volontiers et leur forcent un peu la main, dans le but inavoué de faire monter la valeur des toiles). Mais ces experts sont assez souvent contredits quelques années ou décennies plus tard par d’autres experts qui s’appuient sur d’autres critères, tout aussi incertains.

Mais il y a un intense plaisir à rechercher le « nom caché » derrière une œuvre anonyme : indépendamment de toute valeur pécuniaire, attribuer une peinture à un artiste, c’est la relier à un nom véritable, ouvrir une fenêtre sur sa compréhension plus profonde, en accroître la puissance imaginaire.

Le Reniement de Saint Pierre présenté en frontispice de cet article, est un petit tableau non signé ; il a été attribué à tort à Gérard Seghers, peintre anversois de la première moitié du XVIIe siècle, dont on connaît trois grands tableaux sur le même thème, au style tout de même très différent (un au musée de l’Ermitage à St Petersbourg, un autre au Louvre, le troisième au Musée d’art de Caroline du Nord).
En fait ce thème a été traité par de nombreux artistes au début du XVIIe siècle ; l’école caravagesque l’a popularisé, sans doute parce qu’il cristallisait une scène du Nouveau Testament éminemment humaine et propre à émouvoir, et parce que, se situant juste avant l’aube, dans la lumière vacillante des torches, il constituait un cadre rêvé pour appliquer la technique du clair-obscur (encore appelée « ténébrisme », caractéristique du Caravage et magnifiée par Rembrandt et ses disciples). Notre tableau me semble plus proche, si on le rattache aux peintres du nord, des œuvres de Leonaert Bramer, ou même de Gerbrand van den Eeckhout, suiveur et ami de Rembrandt, que de celles de D. Seghers ; mais sans doute n’est-il ni de l’un, ni des autres ! Mon sentiment est qu'il se rapproche davantage du travail de Nicolas Tournier, caravagesque français.
« Nom », « anonyme »,« renommée », « reniement » : Pierre, de peur d’être emprisonné, renie la renommée du Christ, et recherche l’anonymat. Les experts en peinture, dans l’espoir d’apporter du prestige à une œuvre, renient l’anonymat de l’artiste, et recherchent un nom renommé…

Tout cela est à l’image du jeu ténébriste du tableau : le clair et l’obscur, la lumière et l’ombre.

dimanche, janvier 22, 2012

Le monde mystérieux des objets

Objet surréaliste à fonctionnement symbolique : « Un soulier contenant un verre de lait dans lequel plonge un morceau de sucre », Dali, 1931-32.
 « Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle. Le mécanisme consiste à plonger un sucre sur lequel a été peinte l’image d’un soulier afin d’observer la désagrégation du sucre et par conséquent de l’image du soulier dans le lait. Plusieurs accessoires (poils du pubis collés à un sucre, petite photo érotique) complètent l’objet qu’accompagnent une boite de sucre de rechange et une cuiller spéciale qui sert à remuer les grains de plomb à l’intérieur du soulier ». Dali, in N°3 de SASDLR, 1931


Certains se rappellent peut-être de « Téléchat », la série télévisuelle humoristique de marionnettes animées, créée par Roland Topor dans les années 80, et qui s’adressait aux animaux et aux « choses », en particulier par l’entremise d’un gluon (particule qui assure la cohésion entre les quarks, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes). Topor ne faisait que reprendre sur le mode amusant les croyances très anciennes qui attribuaient un pouvoir magique à certains objets, et même parfois une âme aux choses inanimées (ce que le Président de Brosses avait regroupé au XVIIIe s. sous la dénomination de religions fétichistes). Plus près de nous, Lamartine écrivait encore dans un poème nostalgique sur la maison de son enfance, à Milly :

« Chaumière où du foyer étincelait la flamme,

« Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme

« Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?... ».

De nos jours, on néglige de plus en plus la signification mystérieuse des objets pour n’en retenir que le potentiel instrumental ou la valeur marchande. Ordinateurs portables, smartphones, voitures suréquipées, gadgets domotiques, sont les nouveaux objets cultes de notre civilisation, vantés par la publicité. Mais dans la mesure où leur valeur repose principalement sur leur usage, et que celui-ci se périme et disparaît très vite au profit d’autres nouveautés, ces objets-instruments ont une très courte durée de vie.
D’autres objets, que j’appellerai « objets-sens », continuent de remplir les étals des brocanteurs et d’agrémenter la décoration de nos appartements. Ils sont souvent pour nous plus précieux, bien qu’ils ne servent à rien en apparence. Ils sont en quelque sorte la matérialisation de projections issues de notre imaginaire. N’importe quelle chose, naturelle ou fabriquée, à partir du moment où elle est collectionnée, accrochée ou posée ici ou là seulement pour être regardée, est un objet-sens. Donc bien évidemment toute œuvre artistique, qu’elle soit peinture, sculpture, ou composition plastique de toute nature, est avant tout objet-sens, même si sa valeur marchande finit parfois par étouffer le sens premier.
L’art contemporain s’est évertué à recycler les objets-instruments en objet-sens:
  • Soit à la façon de Marcel Duchamp, par simple décret provocateur ; 
  • Soit comme Meret Oppenheim ou Dali, par  création d’objets surréalistes, assemblages ludiques recherchant, à travers les bouffées délirantes, la manifestation fortuite de l’inconscient ; 
  • Soit comme Andy Warhol, par utilisation des objets les plus banals, par exemple les boites de soupe, comme vocabulaire plastique de base de ses compositions ; 
  • Soit encore comme Jean-Pierre Raynaud, par « académisation » de l’art de composer ce qu’il a rebaptisé psycho-objets dans les années 60. 

Depuis, les nombreux émules de Duchamp, fabriquent consciemment, artificiellement (parfois à grand renfort de moyens industriels), sans poésie et sans humour, des objets-concepts qui n’ont plus la fraîcheur et la fantaisie des objets surréalistes à fonctionnement symbolique, et qui surtout n’ont plus de véritable sens mystérieux.

Car les vrais objets-sens sont le témoignage de notre recherche d’un sens caché et profond à l’existence humaine individuelle. Ce sens ne peut venir que d’un dépassement de la compréhension raisonnable de notre environnement ; il se fait traditionnellement dans la religion, mais il peut aussi trouver d’autres voies à travers l’art, la poésie, ou la métaphysique…

Beaucoup de pragmatiques pensent que le sens absolu de l’existence n’est autre que la recherche du bonheur. Mais le bonheur n’existe pas vraiment, ou du moins il peut prendre beaucoup d’aspects différents, et il n’est jamais complet. Le malheur absolu, par contre, est plus facilement cernable : il a le visage de la mort et de ses prémices, et chacun de nous y est inexorablement voué.

D’où ce rêve immémorial de vaincre le malheur en survivant à la mort physique, en continuant d’être, même si notre raison nous rappelle que nul esprit de défunt ne se manifeste  jamais de façon tangible dans la réalité quotidienne. Mais l’intelligence est une chose, et le besoin de donner un sens au monde (qui nous permette d’échapper au malheur de l’annihilation), en est une autre.

Les enfants, dont la raison, l’expérience, et l’esprit critique sont encore embryonnaires, croient facilement au Père Noël, et aux histoires à dormir debout. Et les adultes n’en sont pas si loin non plus, eux qui ne sont que des enfants vieillis, des enfants devenus un peu plus raisonnables à cause du principe de réalité. L’intuition du merveilleux reste cependant en eux : ils imaginent des contes fantastiques et graves pour adultes, et en font les récits fondateurs de leurs croyances religieuses. Mais un terrible constat s'impose : quand l’homme s’invente une religion, sa raison n’en sait pas moins qu’il n'y a là que mystification collective. Qu'importe, sans cette croyance, la vie n’aurait plus de sens véritable.

C’est que la raison, paradoxalement, n’est pas apte à comprendre le monde ; elle n’est qu’un développement, d’ailleurs toujours inachevé, de la centralisation et du traitement des informations que reçoit de son environnement immédiat chaque organisme vivant, et qui lui permet d’apporter une réponse adaptée. Elle n’est pas un outil philosophique, mais un outil pratique pour percevoir ce qui nous entoure dans un cercle d’interactions plus ou moins vaste, et pour réagir de façon appropriée aux stimuli et observations. À nul moment cet outil, et l’organe qui lui correspond - les lobes frontaux du cerveau -, ne peuvent aider à comprendre de façon profonde le sens de l’univers ; ils n’ont jamais été suscités ni façonnés pour ça.
Notre organe de compréhension du monde global n’est pas dans les circonvolutions raffinées de l’encéphale, mais diffus dans tout notre corps, attaché à ce noyau de conscience qui veille au fond de notre imaginaire, au fond de notre animalité, au fond de notre dynamique de vie même.

Le cerveau sait prévoir avec assez de fiabilité la trame de ce qui va se passer demain, à quelques détails imprévus près (la plupart du temps pas très significatifs). Mais les petites distorsions s’accumulant, et de grosses pouvant apparaître quand la période de prévision s’allonge, la fiabilité des prévisions de notre intellect finit par devenir nulle au-delà d’un certain horizon… C’est un peu comme la météo.
De même si nous sommes capables de philosopher sur ce que signifient nos existences à notre échelle, il est beaucoup moins sûr que nous puissions avancer des éléments les concernant à l’échelle de l’univers. Nous ne savons  pas quels rapports notre relatif entretien avec l’absolu, ni même simplement avec des relatifs supérieurs. Or la clef du sens de notre finitude est pourtant dans cette réalité supérieure (en termes d’échelle) qui est inaccessible à nos calculs rationnels et à nos déductions savantes.

Alors si les objets sont des béquilles qui nous aident à vivre et à penser, certains d'entre eux nous permettent de ne pas oublier que la vérité du monde est ailleurs, et définitivement inaccessible aux finasseries de l’intelligence. On ne peut entrevoir cette vérité, ou peut-être même seulement la pressentir, que par la rémanence poétique du monde, cristallisée dans les objets-sens.

dimanche, janvier 01, 2012

La représentation d’Adam et Eve à la Renaissance

L’homme de la Renaissance, en redécouvrant la culture antique, s’ouvre à la philosophie platonicienne, recherche les lois de la nature derrière la science des nombres, et aspire à la vérité de la représentation ; celle du corps humain dont il étudie l’anatomie sur des cadavres, malgré l’interdit de l’église, et celle de la scène architecturale, qu’il recrée avec exactitude grâce à la construction de la perspective mathématique. En quelque sorte, il ne craint plus de prendre du champ par rapport aux vérités dogmatiques enseignées par le clergé, quitte à transgresser certains commandements jugés trop restrictifs et obscurantistes face à la lumière de la connaissance antique.
On a alors le sentiment que l’art de la Renaissance rejoue le mythe du péché originel, lorsque l’homme goutta au fruit défendu de l’arbre de connaissance du bien et du mal, transgressant le commandement divin et enclenchant la marche de l’histoire, avec son cortège de malheurs, de progrès, et d’espoirs.

C’est peut-être pourquoi les représentations de cette scène biblique ont été si populaires et se sont à ce point multipliées, de la fin du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle. 

Adam et Eve, gravure de Cornelius Galle (conservée au Rijksmuseum d'Amsterdam), d'après un tableau - ou un dessin - de Giovanni Battista Paggi, entre 1587 et 1612



Dans la plupart de ces représentations, l’arbre de la connaissance du bien et du mal (qui est un pommier = malus en latin) est au centre, Adam et Eve sont nus à son pied, entourés d’animaux représentant les différents ordres de la création : fauve, cerf, oiseau, lapin, etc… mais la représentation du jardin d’Eden est aussi le moyen de montrer les progrès accomplis dans la connaissance de la nature et des espèces qui la peuplent.
Bien sûr il y a toujours aussi un animal particulier, le serpent, figure du démon qui s’enroule dans l’arbre de la connaissance et convainc Eve de manger les fruits défendus et d’en donner à Adam. À la fois répulsif et mystérieux, il est symbole d’énergie libidinale, et donc de désir et de tentation. On a le sentiment que derrière l’image pieuse d’Adam et Eve cueillant la pomme, il y a aussi une invitation aux plaisirs charnels et une sorte d’apologie de la beauté des corps, que les artistes avaient découverte dans la statuaire antique, et largement représentée depuis la fin du XVe siècle dans les scènes mythologiques comme la naissance de Vénus, Psyché et Cupidon, Diane et ses nymphes à leur toilette, Mars et Venus, le jugement de Pâris (où l’on retrouve aussi la pomme), les bacchanales, et autres festins des dieux… D’ailleurs entre les scènes de la mythologie gréco-romaine et la représentation d’Adam et Eve au jardin d’Eden, les anatomies et leurs chorégraphies se croisent souvent.

Dans la représentation ci-dessus, gravée par Cornélis Galle vers 1600 à partir d’une peinture originale (aujourd’hui perdue) de son ami le peintre génois maniériste Giovanni Battista Paggi, Adam et Eve nous livrent une chorégraphie particulière :

Eve, main gauche levée vers la frondaison, semble mimer la courbure du tronc de l’arbre, et s’identifier à lui, tandis qu’Adam, à demi allongé par terre, s’appuie au sol de sa main droite ; leurs deux autres mains s’unissent autour la pomme (que les feuilles associent clairement au sexe de l’homme, tout en servant de subterfuge pour le masquer). Le couple qu’ils forment ainsi relie le ciel et la terre, un peu comme dans le geste de la parousie, où la main droite du Christ prend les grâces au ciel et de la main gauche baissée, les verse sur la terre. Mais ici les choses sont inversées, indiquant la chute : c’est la main gauche de la femme qui pointe vers le haut (où se love le serpent) et la main droite de l’homme qui est dirigée vers la terre.

On voit aussi au premier plan, une panthère du côté d’Eve, animal au pelage couvert d’ocelles qui symbolise la concupiscence des yeux, et un lapin se désaltérant du côté d’Adam, qui est une claire allusion à l’acte de chair. En arrière plan, d’autres animaux évoquent, comme il se doit, la rédemption à venir : l’aigle d’abord, emblème du Christ conducteur des âmes vers Dieu, à côté duquel paît un mouton (l’agneau de Dieu). Puis une chèvre, incarnant dans la symbolique traditionnelle les fidèles chrétiens ; à sa droite un dromadaire, pouvant symboliser la soumission des infidèles. À côté, un cerf, qui est aussi un symbole du Sauveur (parce que cet animal était réputé pour sa haine du serpent), et enfin une autruche, emblème du retour vers Dieu de l’homme égaré. On voit aussi, en tout petit et à demi caché par l’arbre, un porc-épic, qui était symbole de courage.

Il existe (ci-dessous) une copie simplifiée du tableau disparu, sans doute faite à partir de la gravure, due soit à un peintre flamand, soit à l’atelier de Giovanni Battista Paggi lui-même.

Adam et Eve, huile sur toile, 1er quart du XVIIe s., suiveur de Giovanni Battista Paggi, Collection privée
Mise à jour mars 2017 : il existe aussi à la Galerie Borghese de Rome une peinture attribuée à Rutilio Manetti (1571-1639) et datée de 1612-13, représentant Andromède libérée par Persée, qui semble très inspirée du tableau de Giovanni Battista Paggi :

Attribué à Rutilio Manetti, Andromère libérée par Persée, hst 177x120cm, Galleria Borghese, Rome

La scénographie des personnages du peintre génois est aussi reprise dans un curieux tableau un peu naïf du musée de Flandre de Cassel, dans lequel l’artiste a composé un paradis terrestre en associant une gravure de Nicolas de Bruyn représentant Orphée charmant les animaux, avec notre gravure de Cornelis Galle représentant Adam et Eve.


Le paradis terrestre, anonyme, école flamande XVIIe s., Cassel, musée de Flandre

Orphée charmant les animaux, gravure de Nicolas de Bruyn, XVIIe s.
Un autre petit tableau sur bois qui vient d'être vendu à Amsterdam (nov 2012) reprend aussi la gravure de Cornelius Galle, mais à l'envers.


Une toile de grandes dimensions (134x100cm), vendue à Milan en 2008, attribuée à l'entourage d'Hendrick Goltzius, est une version la plus fidèle à la gravure; de même une autre, plus petite, de 47,5 x 31cm, attribuée à l'entourage de Jan Soens, est visible sur Arnet. Mais il est probable que Paggi n'ait jamais réalisé qu'un simple dessin pour l'édition d'une gravure, gravure ensuite utilisée par plusieurs peintres, italiens ou flamands.