présentation des peintures synchronistiques

mercredi, février 29, 2012

THE ARTIST

Bérénice Béjo dans une scène de "The Artist"

Voilà un film qui, je pense, a mérité sa kyrielle d’Oscars, parce qu’il marque un jalon dans l’histoire de la création artistique au cinéma (le cinéma étant bien sûr l’art figuratif par excellence !). 
On pourrait ne voir dans « The Artist » qu’un habile pastiche des films muets des années 20, avec cette particularité toutefois que son sujet est l’histoire même de ce qu’il pastiche. 

Mais ce n’est pas un pastiche ; c’est beaucoup mieux que cela : c’est une écriture « à la manière de », qui base toute sa poésie sur l’effet du décalage temporel, sur la profondeur et l’acuité nouvelles que produit ce décalage. C’est finalement une façon de libérer l’art des barrières du temps, et aussi, dans le cas présent, de celles de la langue. 
Regarder le passé ne se réduit pas dans « The Artist » à le raconter, comme dans n’importe quel film historique, mais plutôt à le revivre, à le mimer en essayant de comprendre en quoi il résonne avec notre présent, en quoi il peut encore le féconder. 

Il montre entre autres que la technologie numérique sophistiquée d’aujourd’hui, au service de l’image, n’a pas pour seule finalité de permettre toujours plus de couleurs et plus de relief, mais peut aussi servir à perfectionner n’importe quel type d’expressivité, que celle-ci soit née hier ou il y a plus de cent ans, comme par exemple l’image noir et blanc.

L’histoire même que raconte le film est une parabole de cette philosophie de l’art : l’acteur du muet, exclu de la scène à la fin des années 20 pour cause de progrès lié à la prise de son et donc au parlant (son expressivité propre d'acteur muet étant alors considérée comme désuète et périmée), finit par retrouver une place innovante grâce aux claquettes. Et que sont les claquettes, sinon un art qui réconcilie l’utilisation du son et l’expressivité du « sans parole » ? 

Les artistes plasticiens contemporains devraient méditer cela, et par analogie, se demander si l’art du pinceau de nos maîtres anciens n’a pas un autre avenir que celui de remplir les musées, comme témoignage d’une expressivité artistique révolue ? Peut-être les peintres-poètes de demain sauront-ils faire revivre cet art figuratif d’avant la photographie, en reconquérant la maîtrise de sa puissance expressive et en jouant sur la poétique du décalage temporel, à la manière de "The Artist".

mercredi, février 08, 2012

Nom et signature

Le Reniement de Saint Pierre, huile sur bois, XVIIe s.,
attribué à tort à Gérard Seghers, plus proche de Nicolas Tournier (1590-1639), Collection privée

Les peintres, du moyen âge jusqu’à l’aube de la révolution industrielle, se considéraiaient pour la plupart d’entre eux comme des artisans, fiers de leur savoir-faire et de leur réputation locale, mais sans ambition particulière par rapport à la postérité de leur nom ; c’est pourquoi ils ne signaient pas leurs oeuvres.
Albrecht Dürer est parmi les premiers artistes à avoir apposé sa signature sur ses dessins et peintures, sur le conseil, dit-on, de son ami humaniste W. Pirkheimer, pour qu’il fasse « comme Apelle », le célèbre peintre de l’antiquité grecque. En fait, c’est sans doute plutôt parce que Dürer était aussi graveur, et qu’il était d’usage chez les graveurs, à cause de la diffusion multiple, d’inscrire le nom d’auteur au bas des planches. Et c’est certainement aussi grâce à la diffusion large des œuvres engendrée par l’imprimerie que les maîtres peintres ou sculpteurs devinrent dès la Renaissance plus artistes et intellectuels qu’artisans, et que la signature devînt de plus en plus courante. Cependant une grande majorité des peintures, même celles des artistes les plus considérés, restèrent non signées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la puissance du nom véritable restant scellée dans la facture de l’œuvre elle-même, limpide aux seuls initiés.

La signature véritable n’est donc pas réductible au nom manuscrit apposé au bas du tableau, qui peut être apocryphe ; elle réside davantage dans un ensemble de signes qui permettent d’identifier une oeuvre comme étant la manifestation, l’émanation authentique d’un artiste particulier. Dans le même ordre d’idées, on parlait jadis de signature astrologique caractérisant certains traits physionomiques des visages ou des corps, et qui indiquaient l’influence d’une planète, elle-même étant référée à la puissance d’une divinité. Pour les plantes utilisées en médecine, on se basait aussi sur une signature morphologique, permettant de comprendre quelle affection telle ou telle herbe pouvait soigner (par exemple la carotte, d’où sortait un suc jaune, était censée combattre la jaunisse).

Un nom et sa graphie ne représentent donc pas grand chose en eux-mêmes. Ils peuvent être vides ou pleins, selon la connaissance que l’on a de celui qu’ils désignent. Le pseudonyme, si courant aujourd’hui sur Internet, permet ainsi de taire le nom véritable, de protéger en quelque sorte celui qui se cache derrière.

Les hommes ont d’ailleurs souvent considéré que le nom d’usage, connu de tous, n’était en définitive qu’une sorte de pseudonyme pratique. Derrière, chaque être recèlerait un nom véritable, universel, et invariant, qui serait sa signature ontologique. Ce nom mystérieux devait rester secret parce qu’il était investi d’une puissance magique, et permettait à qui le connaissait d’avoir une emprise sur la personne ou l’entité qu’il nommait.
« Dans les temps anciens, une fois découvert le nom secret d’un dieu, les ennemis de son peuple pouvaient  détruire ce peuple à coups de rites magiques. Les Romains utilisaient couramment cette pratique consistant à rechercher les noms secrets des dieux ennemis. Ils enrôlaient ensuite ces derniers dans le camp romain au prix de promesses séduisantes. […] Naturellement les Romains, comme les Juifs, dissimulaient avec d’infinies précautions les noms secrets de leurs divinités tutélaires » (Robert Graves, Les mythes celtes, éd. du Rocher, p. 54).
On connaît aussi le mystérieux commandement de la bible, « Tu n’invoqueras pas le Nom de YHWH ton Dieu en vain » (Ex 20:7), qui interdisait aux Hébreux de prononcer le Tétragramme. C’est que le nom véritable est un condensé de puissance qui peut libérer des forces dangereuses.

Sans croire forcément à la magie et aux mystères des religions anciennes, nous ne pouvons nier la puissance d’un nom véritable et d’une signature.

En matière d’art, on a souvent vu une peinture anonyme prendre un attrait particulier – et une valeur astronomiquement démultipliée sur le marché – dès qu’un indice (une « signature » morphologique) permettait de l’attribuer à un grand maître :
Le reniement de saint Pierre, Hendrick Ter Brugghen, 
Toile. 288 x 190 cm, vendu par Tajan en 2007

  •   Ou encore ce petit dessin aux trois craies, aujourd’hui célèbre parce qu’on y a trouvé une empreinte du pouce de Léonard de Vinci : 
La belle princesse, dessin aux 3 craies attribué à Léonard de Vinci, Collection privée

« Un portrait de jeune fille, vendu il y a quelques années comme une œuvre du début du XIXe siècle à un collectionneur, pourrait être de Léonard de Vinci [….] Le marchand londonien Simon Dickinson estime que, s'il est bien du peintre italien, le portrait de la belle princesse pourrait valoir "100 millions de livres sterling" (107 millions d'euros) » (Le Monde.fr, 14/10/09).

À l’inverse, une œuvre peut être déchue de son nom magique, comme par exemple « le Colosse ou la panique » de Goya, qui a perdu beaucoup de son lustre quand les experts ont déclaré qu’elle n’est pas de la main du maître espagnol, mais de son disciple beaucoup moins glorieux Asensio Julia.

La puissance d’un nom investi d’un minimum de renommée (« renommé » étant alors le véritable contraire d’anonyme) explique la frénésie des experts à attribuer des milliers d’œuvres non signées à des artistes répertoriés (les maisons de vente les sollicitent volontiers et leur forcent un peu la main, dans le but inavoué de faire monter la valeur des toiles). Mais ces experts sont assez souvent contredits quelques années ou décennies plus tard par d’autres experts qui s’appuient sur d’autres critères, tout aussi incertains.

Mais il y a un intense plaisir à rechercher le « nom caché » derrière une œuvre anonyme : indépendamment de toute valeur pécuniaire, attribuer une peinture à un artiste, c’est la relier à un nom véritable, ouvrir une fenêtre sur sa compréhension plus profonde, en accroître la puissance imaginaire.

Le Reniement de Saint Pierre présenté en frontispice de cet article, est un petit tableau non signé ; il a été attribué à tort à Gérard Seghers, peintre anversois de la première moitié du XVIIe siècle, dont on connaît trois grands tableaux sur le même thème, au style tout de même très différent (un au musée de l’Ermitage à St Petersbourg, un autre au Louvre, le troisième au Musée d’art de Caroline du Nord).
En fait ce thème a été traité par de nombreux artistes au début du XVIIe siècle ; l’école caravagesque l’a popularisé, sans doute parce qu’il cristallisait une scène du Nouveau Testament éminemment humaine et propre à émouvoir, et parce que, se situant juste avant l’aube, dans la lumière vacillante des torches, il constituait un cadre rêvé pour appliquer la technique du clair-obscur (encore appelée « ténébrisme », caractéristique du Caravage et magnifiée par Rembrandt et ses disciples). Notre tableau me semble plus proche, si on le rattache aux peintres du nord, des œuvres de Leonaert Bramer, ou même de Gerbrand van den Eeckhout, suiveur et ami de Rembrandt, que de celles de D. Seghers ; mais sans doute n’est-il ni de l’un, ni des autres ! Mon sentiment est qu'il se rapproche davantage du travail de Nicolas Tournier, caravagesque français.
« Nom », « anonyme »,« renommée », « reniement » : Pierre, de peur d’être emprisonné, renie la renommée du Christ, et recherche l’anonymat. Les experts en peinture, dans l’espoir d’apporter du prestige à une œuvre, renient l’anonymat de l’artiste, et recherchent un nom renommé…

Tout cela est à l’image du jeu ténébriste du tableau : le clair et l’obscur, la lumière et l’ombre.

dimanche, janvier 22, 2012

Le monde mystérieux des objets

Objet surréaliste à fonctionnement symbolique : « Un soulier contenant un verre de lait dans lequel plonge un morceau de sucre », Dali, 1931-32.
 « Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle. Le mécanisme consiste à plonger un sucre sur lequel a été peinte l’image d’un soulier afin d’observer la désagrégation du sucre et par conséquent de l’image du soulier dans le lait. Plusieurs accessoires (poils du pubis collés à un sucre, petite photo érotique) complètent l’objet qu’accompagnent une boite de sucre de rechange et une cuiller spéciale qui sert à remuer les grains de plomb à l’intérieur du soulier ». Dali, in N°3 de SASDLR, 1931


Certains se rappellent peut-être de « Téléchat », la série télévisuelle humoristique de marionnettes animées, créée par Roland Topor dans les années 80, et qui s’adressait aux animaux et aux « choses », en particulier par l’entremise d’un gluon (particule qui assure la cohésion entre les quarks, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes). Topor ne faisait que reprendre sur le mode amusant les croyances très anciennes qui attribuaient un pouvoir magique à certains objets, et même parfois une âme aux choses inanimées (ce que le Président de Brosses avait regroupé au XVIIIe s. sous la dénomination de religions fétichistes). Plus près de nous, Lamartine écrivait encore dans un poème nostalgique sur la maison de son enfance, à Milly :

« Chaumière où du foyer étincelait la flamme,

« Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme

« Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?... ».

De nos jours, on néglige de plus en plus la signification mystérieuse des objets pour n’en retenir que le potentiel instrumental ou la valeur marchande. Ordinateurs portables, smartphones, voitures suréquipées, gadgets domotiques, sont les nouveaux objets cultes de notre civilisation, vantés par la publicité. Mais dans la mesure où leur valeur repose principalement sur leur usage, et que celui-ci se périme et disparaît très vite au profit d’autres nouveautés, ces objets-instruments ont une très courte durée de vie.
D’autres objets, que j’appellerai « objets-sens », continuent de remplir les étales des brocanteurs et d’agrémenter la décoration de nos appartements. Ils sont souvent pour nous plus précieux, bien qu’ils ne servent à rien en apparence. Ils sont en quelque sorte la matérialisation de projections issues de notre imaginaire. N’importe quelle chose, naturelle ou fabriquée, à partir du moment où elle est collectionnée, accrochée ou posée ici ou là seulement pour être regardée, est un objet-sens. Donc bien évidemment toute œuvre artistique, qu’elle soit peinture, sculpture, ou composition plastique de toute nature, est avant tout objet-sens, même si sa valeur marchande finit parfois par étouffer le sens premier.
L’art contemporain s’est évertué à recycler les objets-instruments en objet-sens:
  • Soit à la façon de Marcel Duchamp, par simple décret provocateur ; 
  • Soit comme Meret Oppenheim ou Dali, par  création d’objets surréalistes, assemblages ludiques recherchant, à travers les bouffées délirantes, la manifestation fortuite de l’inconscient ; 
  • Soit comme Handy Warhol, par utilisation des objets les plus banals, par exemple les boites de soupe, comme vocabulaire plastique de base de ses compositions ; 
  • Soit encore comme Jean-Pierre Raynaud, par « académisation » de l’art de composer ce qu’il a rebaptisé psycho-objets dans les années 60. 

Depuis, les nombreux émules de Duchamp, fabriquent consciemment, artificiellement (parfois à grand renfort de moyens industriels), sans poésie et sans humour, des objets-concepts qui n’ont plus la fraîcheur et la fantaisie des objets surréalistes à fonctionnement symbolique, et qui surtout n’ont plus de véritable sens mystérieux.

Car les vrais objets-sens sont le témoignage de notre recherche d’un sens caché et profond à l’existence humaine individuelle. Ce sens ne peut venir que d’un dépassement de la compréhension raisonnable de notre environnement ; il se fait traditionnellement dans la religion, mais il peut aussi trouver d’autres voies à travers l’art, la poésie, ou la métaphysique…

Beaucoup de pragmatiques pensent que le sens absolu de l’existence n’est autre que la recherche du bonheur. Mais le bonheur n’existe pas vraiment, ou du moins il peut prendre beaucoup d’aspects différents, et il n’est jamais complet. Le malheur absolu, par contre, est plus facilement cernable : il a le visage de la mort et de ses prémices, et chacun de nous y est inexorablement voué.

D’où ce rêve immémorial de vaincre le malheur en survivant à la mort physique, en continuant d’être, même si notre raison nous rappelle que nul esprit de défunt ne se manifeste  jamais de façon tangible dans la réalité quotidienne. Mais l’intelligence est une chose, et le besoin de donner un sens au monde (qui nous permette d’échapper au malheur de l’annihilation), en est une autre.

Les enfants, dont la raison, l’expérience, et l’esprit critique sont encore embryonnaires, croient facilement au Père Noël, et aux histoires à dormir debout. Et les adultes n’en sont pas si loin non plus, eux qui ne sont que des enfants vieillis, des enfants devenus un peu plus raisonnables à cause du principe de réalité. L’intuition du merveilleux reste cependant en eux : ils imaginent des contes fantastiques et graves pour adultes, et en font les récits fondateurs de leurs croyances religieuses. Mais un terrible constat s'impose : quand l’homme s’invente une religion, sa raison n’en sait pas moins qu’il n'y a là que mystification collective. Qu'importe, sans cette croyance, la vie n’aurait plus de sens véritable.

C’est que la raison, paradoxalement, n’est pas apte à comprendre le monde ; elle n’est qu’un développement, d’ailleurs toujours inachevé, de la centralisation et du traitement des informations que reçoit de son environnement immédiat chaque organisme vivant, et qui lui permet d’apporter une réponse adaptée. Elle n’est pas un outil philosophique, mais un outil pratique pour percevoir ce qui nous entoure dans un cercle d’interactions plus ou moins vaste, et pour réagir de façon appropriée aux stimuli et observations. À nul moment cet outil, et l’organe qui lui correspond - les lobes frontaux du cerveau -, ne peuvent aider à comprendre de façon profonde le sens de l’univers ; ils n’ont jamais été suscités ni façonnés pour ça.
Notre organe de compréhension du monde global n’est pas dans les circonvolutions raffinées de l’encéphale, mais diffus dans tout notre corps, attaché à ce noyau de conscience qui veille au fond de notre imaginaire, au fond de notre animalité, au fond de notre dynamique de vie même.

Le cerveau sait prévoir avec assez de fiabilité la trame de ce qui va se passer demain, à quelques détails imprévus près (la plupart du temps pas très significatifs). Mais les petites distorsions s’accumulant, et de grosses pouvant apparaître quand la période de prévision s’allonge, la fiabilité des prévisions de notre intellect finit par devenir nulle au-delà d’un certain horizon… C’est un peu comme la météo.
De même si nous sommes capables de philosopher sur ce que signifient nos existences à notre échelle, il est beaucoup moins sûr que nous puissions avancer des éléments les concernant à l’échelle de l’univers. Nous ne savons  pas quels rapports notre relatif entretien avec l’absolu, ni même simplement avec des relatifs supérieurs. Or la clef du sens de notre finitude est pourtant dans cette réalité supérieure (en termes d’échelle) qui est inaccessible à nos calculs rationnels et à nos déductions savantes.

Alors si les objets sont des béquilles qui nous aident à vivre et à penser, certains d'entre eux nous permettent de ne pas oublier que la vérité du monde est ailleurs, et définitivement inaccessible aux finasseries de l’intelligence. On ne peut entrevoir cette vérité, ou peut-être même seulement la pressentir, que par la rémanence poétique du monde, cristallisée dans les objets-sens.

dimanche, janvier 01, 2012

La représentation d’Adam et Eve à la Renaissance

L’homme de la Renaissance, en redécouvrant la culture antique, s’ouvre à la philosophie platonicienne, recherche les lois de la nature derrière la science des nombres, et aspire à la vérité de la représentation ; celle du corps humain dont il étudie l’anatomie sur des cadavres, malgré l’interdit de l’église, et celle de la scène architecturale, qu’il recrée avec exactitude grâce à la construction de la perspective mathématique. En quelque sorte, il ne craint plus de prendre du champ par rapport aux vérités dogmatiques enseignées par le clergé, quitte à transgresser certains commandements jugés trop restrictifs et obscurantistes face à la lumière de la connaissance antique.
On a alors le sentiment que l’art de la Renaissance rejoue le mythe du péché originel, lorsque l’homme goutta au fruit défendu de l’arbre de connaissance du bien et du mal, transgressant le commandement divin et enclenchant la marche de l’histoire, avec son cortège de malheurs, de progrès, et d’espoirs.

C’est peut-être pourquoi les représentations de cette scène biblique ont été si populaires et se sont à ce point multipliées, de la fin du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle. 

Adam et Eve, gravure de Cornelius Galle (conservée au Rijksmuseum d'Amsterdam), d'après un tableau - ou un dessin - de Giovanni Battista Paggi, entre 1587 et 1612



Dans la plupart de ces représentations, l’arbre de la connaissance du bien et du mal (qui est un pommier = malus en latin) est au centre, Adam et Eve sont nus à son pied, entourés d’animaux représentant les différents ordres de la création : fauve, cerf, oiseau, lapin, etc… mais la représentation du jardin d’Eden est aussi le moyen de montrer les progrès accomplis dans la connaissance de la nature et des espèces qui la peuplent.
Bien sûr il y a toujours aussi un animal particulier, le serpent, figure du démon qui s’enroule dans l’arbre de la connaissance et convainc Eve de manger les fruits défendus et d’en donner à Adam. À la fois répulsif et mystérieux, il est symbole d’énergie libidinale, et donc de désir et de tentation. On a le sentiment que derrière l’image pieuse d’Adam et Eve cueillant la pomme, il y a aussi une invitation aux plaisirs charnels et une sorte d’apologie de la beauté des corps, que les artistes avaient découverte dans la statuaire antique, et largement représentée depuis la fin du XVe siècle dans les scènes mythologiques comme la naissance de Vénus, Psyché et Cupidon, Diane et ses nymphes à leur toilette, Mars et Venus, le jugement de Pâris (où l’on retrouve aussi la pomme), les bacchanales, et autres festins des dieux… D’ailleurs entre les scènes de la mythologie gréco-romaine et la représentation d’Adam et Eve au jardin d’Eden, les anatomies et leurs chorégraphies se croisent souvent.

Dans la représentation ci-dessus, gravée par Cornélis Galle vers 1600 à partir d’une peinture originale (aujourd’hui perdue) de son ami le peintre génois maniériste Giovanni Battista Paggi, Adam et Eve nous livrent une chorégraphie particulière :

Eve, main gauche levée vers la frondaison, semble mimer la courbure du tronc de l’arbre, et s’identifier à lui, tandis qu’Adam, à demi allongé par terre, s’appuie au sol de sa main droite ; leurs deux autres mains s’unissent autour la pomme (que les feuilles associent clairement au sexe de l’homme, tout en servant de subterfuge pour le masquer). Le couple qu’ils forment ainsi relie le ciel et la terre, un peu comme dans le geste de la parousie, où la main droite du Christ prend les grâces au ciel et de la main gauche baissée, les verse sur la terre. Mais ici les choses sont inversées, indiquant la chute : c’est la main gauche de la femme qui pointe vers le haut (où se love le serpent) et la main droite de l’homme qui est dirigée vers la terre.

On voit aussi au premier plan, une panthère du côté d’Eve, animal au pelage couvert d’ocelles qui symbolise la concupiscence des yeux, et un lapin se désaltérant du côté d’Adam, qui est une claire allusion à l’acte de chair. En arrière plan, d’autres animaux évoquent, comme il se doit, la rédemption à venir : l’aigle d’abord, emblème du Christ conducteur des âmes vers Dieu, à côté duquel paît un mouton (l’agneau de Dieu). Puis une chèvre, incarnant dans la symbolique traditionnelle les fidèles chrétiens ; à sa droite un dromadaire, pouvant symboliser la soumission des infidèles. À côté, un cerf, qui est aussi un symbole du Sauveur (parce que cet animal était réputé pour sa haine du serpent), et enfin une autruche, emblème du retour vers Dieu de l’homme égaré. On voit aussi, en tout petit et à demi caché par l’arbre, un porc-épic, qui était symbole de courage.

Il existe (ci-dessous) une copie simplifiée du tableau disparu, sans doute faite à partir de la gravure, due soit à un peintre flamand, soit à l’atelier de Giovanni Battista Paggi lui-même.

Adam et Eve, huile sur toile, 1er quart du XVIIe s., suiveur de Giovanni Battista Paggi, Collection privée
Mise à jour mars 2017 : il existe aussi à la Galerie Borghese de Rome une peinture attribuée à Rutilio Manetti (1571-1639) et datée de 1612-13, représentant Andromède libérée par Persée, qui semble très inspirée du tableau de Giovanni Battista Paggi :

Attribué à Rutilio Manetti, Andromère libérée par Persée, hst 177x120cm, Galleria Borghese, Rome

La scénographie des personnages du peintre génois est aussi reprise dans un curieux tableau un peu naïf du musée de Flandre de Cassel, dans lequel l’artiste a composé un paradis terrestre en associant une gravure de Nicolas de Bruyn représentant Orphée charmant les animaux, avec notre gravure de Cornelis Galle représentant Adam et Eve.


Le paradis terrestre, anonyme, école flamande XVIIe s., Cassel, musée de Flandre

Orphée charmant les animaux, gravure de Nicolas de Bruyn, XVIIe s.
Un autre petit tableau sur bois qui vient d'être vendu à Amsterdam (nov 2012) reprend aussi la gravure de Cornelius Galle, mais à l'envers.


Une toile de grandes dimensions (134x100cm), vendue à Milan en 2008, attribuée à l'entourage d'Hendrick Goltzius, est une version la plus fidèle à la gravure; de même une autre, plus petite, de 47,5 x 31cm, attribuée à l'entourage de Jan Soens, est visible sur Arnet. Mais il est probable que Paggi n'ait jamais réalisé qu'un simple dessin pour l'édition d'une gravure, gravure ensuite utilisée par plusieurs peintres, italiens ou flamands.


mercredi, décembre 28, 2011

Palmeraie de Marrakech

Golf dans la palmeraie de Marrakech, pastel, G. Chambon, 2011 


La grande palmeraie de Marrakech, qui s’étend sur 130 000 ha entre l’oued Tensift au nord, les murs de la Médina à l’ouest, et les terres arides du Haouz à l’est et au sud, subit depuis un siècle un lent processus de dégradation, qui va maintenant en s’accélérant, notamment en raison de la spéculation immobilière.

Les princes Almoades avaient organisé au XIIe siècle la palmeraie en vaste jardin cultivé, notamment grâce au système de canalisations souterraines appelées khettarra, qui apportaient aussi l’eau aux fontaines de la ville intra muros. Faute d’entretien, l’irrigation traditionnelle a disparu au fil des siècles ; le pompage des nappes phréatiques, lié à l’urbanisation récente (et notamment à la création de nombreux terrains de golf), participe à la salinisation des terres et à la régression de l’agriculture maraîchère. Si l’on ajoute à cela la prolifération des résidences de luxes et des hôtels haut de gamme, on comprend que ce qui était autrefois un vaste poumon vert collectif et agricole, est devenu aujourd’hui un patchwork de quartiers fermés pour riches résidences ou équipements touristiques de luxe, entre lesquels dépérissent les lambeaux subsistant de la palmeraie historique ; quelques touaregs miteux y attendent encore les groupes de touristes pour une dérisoire promenade à dos de chameau. Et d’anachroniques calèches sillonnent les axes résidentiels pour montrer aux badauds les villas des grandes stars internationales.

Affligeante, donc cette impression qu’un des plus beaux paysages du monde, dominé à l’horizon par la majestueuse silhouette de l’Atlas, est aujourd’hui dépecé par les rapaces de la riche bourgeoisie, marocaine et internationale, dont chacun arrache un fragment de paradis, n’ayant cure de l’enfer qui prolifère à l’extérieur. Formons le vœu que 2012 conduira les responsables Marrakchis à davantage d’équité et de bon sens dans la gestion de cet immense patrimoine collectif, qui peut peut-être encore être sauvé. 
Bonne année à tous.

samedi, novembre 26, 2011

Erotique et esthétique

Gilles, Chambon, "Trois baigneuses", huile sur toile 2011

Les fresques des lupanars de Pompéi ou les estampes japonaises shunga nous rappellent que l’érotisme et l’art pictural ont souvent eu partie liée au cours de l’histoire. En occident, de la Renaissance au post-impressionnisme, représenter le corps dénudé des femmes est un exercice quasi incontournable pour les peintres.

C’est d’abord la mythologie qui sert de prétexte : Vénus, Diane, Psyché, les trois grâces… Mais on a aussi à la Renaissance des exemples d’une manière plus directe de vanter la beauté féminine, tels le portrait de Diane de Poitiers dans sa baignoire par Clouet, ou ceux, dus à des peintres de l’école de Fontainebleau, de Gabrielle d’Estrées et sa sœur la duchesse de Villars, ou des nombreuses femmes au bain ou à leur toilette découvrant les charmes de leur poitrine, et parfois davantage.
Les représentations mythologiques perdureront dans la peinture aux XIXe et XXe siècles, ainsi que les femmes à leur toilette, mais de nouvelles façons de glorifier le corps féminin apparaîtront aussi : simples anatomies d’étude, odalisques, danseuses de cabarets, baigneuses, prostituées.

Davantage que la diversité des thèmes à travers lesquels sont représentées des femmes plus ou moins dénudées, c’est la rupture du rapport entre érotique et esthétique qui est particulièrement intéressante dans la peinture moderne, et cela dès la fin du XIXe siècle. Auparavant, de la « naissance de Vénus »  de Botticelli (1495) aux « Grandes baigneuses » de Renoir (1887), beauté sensuelle et esthétique picturale restaient intimement mêlées : les peintres faisaient preuve de suffisamment de réalisme pour suggérer directement au spectateur la volupté des corps, et de suffisamment de recul pour que l’écriture plastique élève et distancie la représentation, et conduise l’esprit vers la sphère supérieure de l’émotion artistique.

Au cours des 150 dernières années, cet équilibre sensualité féminine / esthétique picturale a été triplement rompu :

-    Par Courbet d’abord qui, avec « L’origine du monde » (1866), ouvre le champ de l’hyperréalisme fétichiste qui s’épanouira un siècle plus tard, surtout en Amérique (John Kacere, Betty Tompkins, Omar Ortiz, Alyssa Monks, Monica Cook) et dans lequel toute la plastique de l’œuvre se met au service de la simple suggestion érotique.
Gustave Courbet, "L'origine du monde", musée d'Orsay


-    Par Cézanne ensuite, avec « Trois baigneuses » (1879-82), parce qu’il est le premier à évacuer totalement la charge sensuelle des corps féminins qu’il représente pour les inféoder à cette esthétique quasi musicale, où les formes figurées ne sont plus en réalité que des cordes vibrantes dans une orchestration de couleurs.
Paul Cézanne, "Trois baigneuses", Petit-Palais, Paris


-    Par Schiele enfin, avec « Jeune fille assise » (1910), dessin dans lequel il détourne l’équilibre sensualité du corps / esthétique picturale vers un nouvel équilibre laideur du corps / esthétique picturale ; après lui Lucien Freud, Francis Bacon, ou Jean Rustin, développeront cette mise en scène picturale des anatomies imparfaites, et travailleront l’expressionnisme des corps disloqués, déformés, vieillis, avilis et souillés ; ils mettront l’expression plastique (pâteuse ou grumeleuse, grise ou congestionnée) au diapason des chairs adipeuses ou fanées.
Egon Schiele, "Jeune fille assise", aquarelle et gouache, 1910



Fétichisation, défiguration, et déliquescence ne sont-elles pas d’ailleurs les trois muses de l’art contemporain ? Ce dernier ne cesse en effet de dénoncer / parodier les travers du monde actuel : société de consommation (fétichisation), accumulation des déchets et gaspillage (déliquescence), déshumanisation par la machine et règne de l’artificiel (défiguration).

Mais en marge de ces ruptures assumées avec la poétique picturale et, pourrait-on dire, ancestrale de la sensualité féminine, mais peut-être s’en nourrissant aussi, des artistes comme Bonnard, Suzanne Valadon, Grace Crowley, Tamara de Lempika, Modigliani, Aristide Maillol, André Lhote, Charles Kvapil, Mavro Mania, etc… continuèrent tout au long du XXe siècle à marier amoureusement les mille aspects de la beauté féminine avec les mille facettes de l’expression plastique. C’est encore le chemin qu’humblement j’essaie d’emprunter.

samedi, novembre 12, 2011

Les charmes de l'hiver

"Paysage idéalisé du château de Queyras en Dauphiné", anonyme, entre 1790 et 1794, dans la mouvance de Francesco Foschi et de Johann Christian Vollerdt,  collection privée

Les XVIIe et XVIIIe siècles ont vu s'épanouir et se propager dans l'Europe entière la sensibilité à la nature, à ses paysages, à ses saisons.
En peinture, les Flamands et les Hollandais sont passés maîtres dans l'art de restituer (et d'imaginer) toutes sortes de contrées, depuis le plat pays aux lumières changeantes, magnifié par Ruysdael et Hobbema, jusqu'aux antiques paysages d'Italie restitués par Paul Bril,  Hans Bol, van Nieulandt, et tous les peintres de l'Europe du nord qui faisaient le grand tour à Rome, en passant par les paysages de montagne, reconstitués d'après les Alpes ou totalement imaginés, par Roelandt Savery, Joos de Momper, Tobias van Haecht, Frederick van Valckenborch, Lambert Doomer, et bien d'autres encore.

"Paysage montagneux, avec une Fuite en Egypte", Tobias van Haecht, Louvre département des Arts graphiques


Au milieu du XVIIIe siècle, alors que le pré-romantisme des paysages de ruines triomphe avec Hubert Robert, et que les Canaletto et Guardi règnent sur la veduta vénitienne, un peintre italien d'Ancôme, Francesco Foschi, continue de faire écho aux grands maîtres paysagistes Flamands du siècle précédent, et se spécialise curieusement dans les paysages hivernaux, et particulièrement les paysages rocheux et montagneux (son contemporain Johann Christian Vollerdt, peintre allemand, produit aussi de petits paysages de montagne hivernaux ; et à Nüremberg, une famille de peintres, les von Bemmel, descendant de peintres d'Utrecht, réalisent aussi des vues de paysages enneigés)
"Paysage d'hiver avec voyageur devant un pont, et une ville perchée à l'arrière plan"  
Francesco Foschi, collection privée
Johann Christian Vollerdt, Paysage hivernal de montagne avec personnages sur une rivière gelée, huile sur toile 42.2 x 55 cm

"Paysage d'hiver avec des bâtiments fortifiés", Francesco Foschi, Glasgow Museum


La peinture de Foschi, un peu oubliée, a été mieux étudiée et documentée depuis le début des années 2000 par Marietta Vinci-Corsini; les tableaux qui nous sont parvenus ne manquent pas de charme et expriment une tendresse insolite pour cette froide saison, que cent ans plus tard Monet observera amoureusement sur le motif, avec une acuité inconnue avant l'impressionnisme.

"La pie", Claude Monet, Musée d'Orsay



Un autre Italien, chantre des saisons et de leur harmonie, connut la célébrité au XVIIIe siècle dans toute l'Europe; il s'agit d'Antonio Vivaldi; il composa "Les quatre saisons" (Opus 8, no 1-4, qui ouvrent le recueil Il cimento dell'armonia e dell'invenzione — « La confrontation entre l'harmonie et l'invention ») dans le premier quart du XVIIIe siècle.

Voici, extrait du texte dont il accompagna sa partition, les vers qui décrivent « L'inverno »
(Concerto n° 4 en fa mineur, op. 8, RV 297)
L'hiver

Allegro non molto

"Trembler violemment dans la neige étincelante,

"Au souffle rude d'un vent terrible,

"Courir, taper des pieds à tout moment

"Et, dans l'excessive froidure, claquer des dents;



Largo

"Passer auprès du feu des jours calmes et contents,

"Alors que la pluie, dehors, verse à torrents;



Allegro
"Marcher sur la glace, à pas lents,

"De peur de tomber, contourner,



"Marcher bravement, tomber à terre,
"Se relever sur la glace et courir vite

"Avant que la glace se rompe et se disloque.

"Sentir passer, à travers la porte ferrée,

"Sirocco et Borée, et tous les Vents en guerre.

"Ainsi est l'hiver, mais, tel qu'il est, il apporte ses joies.
 
(mise à jour nov 2021) : Mais revenons au tableau en tête d'article. Voici un montage qui le compare aux gravures du XIXe siècle représentant le fort Queyras, le village de Château Queyras (avec sa croix), et la gorge du Guil :
 
Le paysage réel est un peu différent de celui des gravures, qui accentuent les contrastes de formes; et la peinture s'en éloigne encore davantage ; mais plusieurs éléments (corps de bâtiments, pont en bois, profil des montagnes et des roches, présence d'une grande croix à proximité) sont reconnaissables et ne laissent aucun doute sur le lieu qui a inspiré ce paysage idéalisé. De plus le tableau est datable par deux éléments : la représentation en haut du château d'un donjon crénelé, qui a été supprimé vers 1793 et ne figure donc plus sur les gravures du XIXe siècle; et la présence d'un drapeau tricolore, apparu seulement à la Révolution, sous différentes formes; la bannière à bandes horizontales qui figure dans le tableau est celle qui avait été retenue pour la fête de l'Être Suprême en juin 1794, au Champ de Mars.
 

samedi, octobre 29, 2011

Dynamique de la création artistique

"En fait, tous les bons et les vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans le cerveau, et non d’après la nature (…) Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G., accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte, leur faculté principale troublée et comme paralysée".  Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

Rachid Aït Kaci, dessin extrait de l'album "Bas les voiles!"1984
René Magritte, La Clairvoyance (autoportrait), 1936, Galerie Isy Brachot, Bruxelles

Dans une société où les artistes seraient bien intégrés aux circuits généraux de l’économie (ce qui est n’est plus le cas dans la nôtre) la dynamique de la création artistique serait cadrée, comme celle du peintre devant son modèle. Elle reposerait soit sur une connaissance des types d’oeuvres et de sujets allant à la rencontre des goûts d’une clientelle identifiée, soit sur la commande directe et explicite d’un client, public ou privé.
C’était généralement ce qui se passait jusqu’au XVIIIe siècle. Mais au XIXe siècle, qui fut marqué par la montée de l’industrialisation et de la production en série, et alors que la théorie romantique du génie prenait parallèlement de l’importance, le statut de l’artiste est devenu de plus en plus flou, et le modèle de l’artiste d’avant-garde a fini par émerger ; en 1845, le critique d’art G-D Laverdant écrivait : « L’Art, expression de la Société, exprime, dans son essor le plus élevé, les tendances sociales les plus avancées ; il est le précurseur et le révélateur. Or, pour savoir si l’art remplit dignement son rôle d’initiateur, si l’artiste est bien à avant-garde, il est nécessaire de savoir où va l’Humanité, quelle est la destinée de l’Espèce ». 

Le terme avant-garde s’est définitivement imposé au XXe siècle, désignant l’artiste comme un intellectuel totalement libéré de la contingence des commandes et même du public, une sorte de prédicateur artistique capable de révéler et d’exprimer, sans cadre prédéterminé, les grands questionnements politiques, sociaux, ou métaphysiques traversant son époque. Maudit ou révolté, il se devait de ne faire aucune concession, ni au goût du public, ni aux attentes du marché.

Il n’empêche que le marché avait toujours besoin de créateurs, et de fait, deux catégories d’artistes ont divergé : d’un côté les « artisans créateurs appliqués », intégrés au système de production dominant, fonctionnant sur des commandes, qui dans le domaine du design, qui dans celui de la publicité, qui encore dans celui de « l’entertainment ». De l’autre côté les artistes « purs », voués aux musées, aux collectionneurs, aux mécènes, aux galeries, aux critiques d’art, et surtout aux médias. Leur travail « libre » était au départ indépendant des marchés : comme cela se passe pour beaucoup de romanciers, leurs revenus provenaient - et proviennent encore souvent - d’une autre activité (généralement l’enseignement) permettant de dégager du temps personnel affecté la création pure.  Mais dès le moment qu’elle fut médiatisée, l’attitude avant-gardiste qui affirmait sa totale liberté, n’a pas manqué de générer un business, un marché, et donc une attente spécifique des milieux concernés, à laquelle l’artiste devait se plier pour briller.  D’où un formatage de plus en plus évident des œuvres d’art contemporain, assez paradoxal d’ailleurs, dans la mesure ou la norme appréciée est d’adopter une posture se défiant de toute norme. On connaît les inepties qui ont pu sortir de ce système schizophrène, et je n’y insisterai pas, renvoyant le lecteur aux écrits récents de Jean Clair ou de Christine Sourgins.

Mais pour les artistes véritablement libres, ceux qui par conviction n’ont pas voulu tenter leur chance dans le business de l’art contemporain, et qui continuent d’avoir une pratique artistique  sans relation avec le marché, ceux-là, dont je fais partie, doivent créer à partir de leur imaginaire personnel, de leurs préoccupations théoriques, et de leur désir d’accomplissement artistique.

La dynamique de la machine poétique humaine est assez difficile à saisir. Ses ressorts ne sont pas forcément visibles ou compréhensibles de premier abord. Pour créer, il faut d'abord concentrer l’énergie: souffler sur la braise du désir pour le faire croître. Mais un souffle dispersé ou tournant éparpille la braise et éteint le feu au lieu de le ranimer. Des éléments extérieurs (tâches professionnelles insipides, sollicitations diverses) peuvent aussi empêcher l’énergie de se concentrer autour du désir de créer. Une autre difficulté est l’absence de prise, d’angle d’attaque, pour aborder un sujet; elle peut empêcher l’enclenchement du processus de création. Alors il faut parfois, pour que s’amorce la spirale créative, un catalyseur, un élément impromptu et sans rapport avec le thème à l’étude, mais un élément qui engendre une attitude nouvelle, ou un renouvellement du désir et de la sollicitation imaginaire.

Tout se passe comme s’il existait des méridiens secrets, une carte invisible des convergences d’énergies imaginales, dont il serait nécessaire de suivre les reliefs naturels, les courants, pour avancer de façon efficace, à l’instar des navigateurs qui doivent s’appuyer sur les vents, ou des sondes spatiales qui ont besoin de profiter de l’attraction des planètes pour s’élancer vers des espaces cosmiques plus vastes. J’ai déjà remarqué le côté souvent irrationnel (du moins pour moi) de la création picturale : je pars souvent sur une idée qui a germé petit à petit, je commence à la travailler sans vraiment trouver quelque chose de convainquant, et brusquement, se présente à moi sans que je sache bien pourquoi, une configuration sortie de nulle part, mais qui s’impose très vite comme juste et définitive, même si elle n’a aucun rapport avec ma recherche première.  Beaucoup de choses qui régissent nos comportements et notre capacité à créer ne passent pas par un processus conscient. La force du créateur est peut-être simplement son habileté à saisir, sélectionner et agencer selon son art, les images (ou autres signaux) que le hasard pousse à côtoyer ses sens en éveil.

dimanche, octobre 09, 2011

La France pittoresque

Eugène Bléry, vue de Pont-en-Royans, 1844, dessin à la mine de plomb, collection privée
La France des terroirs, celle qui plaît aux touristes du monde entier, avec ses monuments de pierre rousse ou blonde, ses rue anciennes, ses maisons échelonnées aux pentes des collines ou accrochées aux escarpements rocheux, cette France pittoresque, avant d’être facilement accessible par les autoroutes et frénétiquement photographiée par les citadins, fut découverte au XIXe s. par une poignée de jeunes dessinateurs, graveurs et lithographes. Ils prenaient les diligences et parcouraient le territoire avec leur carnet de croquis, s’asseyant ici au bord d’un chemin creux et là à l’ombre d’un arbre, pour contempler ces paysages dont personne alors n’avait pris conscience de l’intérêt et de la beauté. Il travaillaient pour les éditeurs de « voyages pittoresques », qui furent les ancêtres de nos guides verts ou bleus.

Eugène Bléry, graveur émérite qui fut le professeur de Charles Meryon, a participé à ce mouvement d’exploration des provinces françaises, et a donné quelques recueils d’estampes sur l’Auvergne et le Dauphiné. Le dessin de Pont-en-Royans montré ici fut réalisé par lui sur le terrain le 26 juillet 1844. Il n’a à ma connaissance jamais été repris en gravure. La scénographie en est pourtant typique de ce « pittoresque » que recherchaient alors les artistes romantiques.

J’avais travaillé (il y a maintenant un quart de siècle !) sur la genèse de cette esthétique de nos villes et villages traditionnels, et écrit une étude universitaire sur ce sujet, abondamment illustrée de lithographies et photographies anciennes, sous le contrôle bienveillant de Françoise Choay. Je la livre aujourd’hui en format pdf, pour tous ceux que le sujet intéresse.


dimanche, septembre 18, 2011

Les baigneuses au chien

Baigneuses au chien, Gilles Chambon, Huile sur toile, 2011

Les baigneuses au chien sont un lointain souvenir de Diane et Actéon, maintes fois représentés par les peintres… 
Pour avoir surpris nues la déesse et ses servantes, Actéon le chasseur fût transformé en cerf et dévoré par sa meute. Heureusement les déesses d’aujourd’hui sont moins farouches ; elles ignorent le chasseur qui les observe et préfèrent cajoler son chien.

dimanche, septembre 11, 2011

Exploration

Les citadines, pastel, G. Chambon 2011

Ce week-end, j'ai continué à explorer le monde doux et ensoleillé du pastel à l'huile.

dimanche, septembre 04, 2011

Quatre pastels

Baigneuse 1, pastel, G. Chambon
Baigneuse 2, pastel, G. Chambon


Nu allongé, pastel, G. Chambon

Nu assis, pastel, G. Chambon

C’est aujourd’hui la première fois que j’utilise le pastel gras.

Les bâtons de pastel, plus encore que les crayons de couleurs, avec leur nuancier raffiné de tonalités douces ou éclatantes, ressemblent à une grande palette de maquillage.

Il m’a donc semblé tout naturel d’en associer l’emploi à la représentation de corps féminins. Leur pâte généreuse et élastique colle à la plasticité des formes sensuelles, elle capte les rondeurs et les finesses, l’ivoire et le rosé du teint, le noir luisant des longues chevelures, et restitue par petites touches la musique feutrée des lumières et des ombres.

lundi, août 29, 2011

Créatures de dieu ou avatars des hommes?

L'homme, fasciné par l'étrangeté du monde animal comme par sa propre figure, n'a cessé d'inventer des êtres surnaturels équivoques, oscillant entre humains parfaits et créatures chimériques.
 
Jérôme Bosch,  Saint Jacques et le magicien Hermogène, détail
Musée des Beaux-Arts, Valenciennes

Mère femme-chien, étude pour projet de film de David Cronenberg

Sirène, bestiaire d'Ashmole, XIIIe s.
L'enfer, Très riches heures du Duc de Berry, détail, frères Limbourg, XVe s.

Naissance de Vénus, Botticelli, détail, Galerie des Offices, Florence

Le songe de Joseph, Philippe de Champaigne, détail, National Gallery, Londres

Dieu créant le soleil, Michel-Ange, plafond de la chapelle Sixtine

Extra-terrestre, photo d'un mannequin exposé à l'International UFO Museum and Research Center

Boddhisattva Avalokitesvara, Guanyin, aux mille bras et mille yeux, Chine,musée Guimet, Paris
Les sciences de la nature ont depuis le XVIIe siècle observé, analysé, et classé les différentes entités, vivantes ou non, qui peuplent notre planète ainsi que l'orbe céleste accessible aux appareils d'observation et de mesure, comme d'ailleurs avait déjà tenté de le faire Aristote il y a vingt-quatre siècles, avec des moyens beaucoup plus réduits mais une méthode déjà très élaborée. Elles ont finalement mis en évidence une loi du devenir et de l'organisation croissante de la matière, agissant à tous les niveaux, et créant des entités de structure pérenne de plus en plus sophistiquées, de l'inerte au vivant, et que l'on peut résumer grossièrement selon la chaîne suivante : l'atome, le cristal, la molécule, le virus, l'organisme unicellulaire, l'organisme végétal, l'organisme animal, et en bout de chaîne l'organisme intelligent  (doué de langage) qu'est l'homme ; mais aussi les entités géantes que sont les étoiles, les planètes, les galaxies, les trous noirs, etc.

    Les hommes de science ont pris l'habitude de penser que parmi les formes vivantes, l'homme est le nec plus ultra de l'organisation de la matière, parce qu'ils n'ont rien observé de supérieur. N'oublions pourtant pas que, s'il est relativement aisé d'observer les entités d'organisation inférieure ou égale en complexité à la nôtre, il est sans doute beaucoup plus difficile de déceler - voire même d'imaginer (bien que les mathématiciens nous aient éblouis par leur faculté de raisonner sur des objets à N dimensions) - les entités plus complexes, qui ne manquent certainement pas de peupler le cosmos, sans doute à notre insu.
    Je ne sais si c'est ce pressentiment spontané - mais somme toute logique - de l'existence d'entités supérieures à l'homme qui est à l'origine des religions, mais en tout cas celles-ci ont imaginé des êtres - dieux, anges, génies, esprits, diables, etc. - créatures invisibles (inobservables) développées par toutes les cultures humaines, sans qu'il existe à ma connaissance aucune exception. Les vertigineux progrès des découvertes scientifiques au cours des trois derniers siècles écoulés ont bien sûr mis en évidence la naïveté de ces créatures imaginées pour la plupart il y a plusieurs millénaires, et l'invraisemblance des mythes qui y étaient associés.
    L'homme moderne, en réponse à cette fracture entre croyances traditionnelles et connaissance scientifique, a développé deux attitudes :

- l'une, de rupture, consiste à rejeter en bloc les mythes religieux et les divinités associées, pour ne les prendre que comme la manifestation d'un stade particulier - prélogique - de la pensée humaine, dont il est aujourd'hui temps de se libérer, comme l'enfant en grandissant se libère des contes qui ont bercés ses jeunes années ;

- l'autre attitude, liée en général à l'acceptation philosophique d'une transcendance que la science ne peut remettre en question, tend à interpréter les mythes religieux comme des métaphores polysémiques, et accepte l'idée d'une finalité universelle incompréhensible mais pénétrant et transcendant toute créature, qu'elle assimile à une divinité unique.

    Je tiens pour ma part qu'il existe une troisième voie, évidemment aussi invérifiable que les deux précédentes, mais à mon sens plus satisfaisante parce qu'elle permet de gérer dans une conception logique unique, la quasi évidence (du simple point de vue des probabilités à l'échelle de l'univers) de l'existence d'entités d'organisation supérieures à l'homme, et dans une certaine mesure, comme j'essaierai de le montrer, la convergence entre les propriétés que devraient posséder ces entités plus évoluées - selon des hypothèses logiquement établies - et certaines des propriétés transcendantales qui sont attribuées aux divinités dans la plupart des religions.

    Il est logique, à partir des connaissances scientifiques acquises dans les domaines de la biologie et de l'évolution, d'inférer l'existence sur d'autres planètes de formes de vies analogues, bien qu'évidemment assez différentes (étant donnée la diversité de formules inventées par la nature rien qu'à l'échelle de notre terre). Mon hypothèse est donc que sur toutes planètes où la vie a pu se développer, on trouve des formes de type végétal et animal, des formes de type humanoïde, et des formes supérieures, dont il sera question dans la suite de mon propos.
    Je voudrais dans un premier temps envisager avec un certain recul les formes humanoïdes, dont les seuls représentants que nous connaissions sont les hommes actuels (homo sapiens sapiens) et leurs ancêtres hominiens disparus. Nous savons que cette catégorie dans la chaîne d'évolution des entités naturelles est apparue il y a à peu près trois millions d'années, ce qui est fort peu à l'échelle de l'histoire de la planète. On peut tout à fait supposer que nous sommes encore parmi les formes les moins évoluées de la catégorie humanoïde ; les fameux petits hommes verts et leurs soucoupes volantes, réels ou imaginaires, symbolisent une forme humanoïde extraterrestre plus évoluée que l'homme terrestre. Et à l'heure du génie génétique, de la bionique, et du développement des greffes d'appareils technologiques à l'intérieur même du corps humain pour remplacer ou accompagner certains organes défaillants, il n'est pas interdit d'envisager une évolution rapide des hommes vers des formes génétiquement  plus perfectionnées, et intégrant peut-être un appareillage bio-informatique décuplant leurs performances. Ainsi les formes les plus évoluées de type humanoïdes réalisent-elles peut-être un mélange, au sein de leur organisme, d'éléments naturels et d'éléments artificiels, permettant un contrôle plus sophistiqué des fonctions biologiques, un allongement important de la durée de vie, et surtout un décuplement des formes de perception et de communication : la radio transmission d'un cerveau à l'autre est très envisageable, ainsi que la captation directe des informations transmises par toutes les catégories d'ondes lumineuses et électromagnétiques. On imagine alors à quel point les facultés cognitives et la pensée pourraient s'élargir.
    Il reste à mon sens que ce qui caractérise la catégorie humanoïde est ce lien de dépendance total entre un organisme matériel unique et une pensée consciente individuelle, impliquant en particulier le caractère mortel. Cependant, dans ses formes les plus évoluées, l'humanoïde peut tendre vers une catégorie supérieure nouvelle, où la conscience individuelle pourrait trouver des moyens de se dissocier d'un organisme unique : j'appellerai ce nouveau stade de développement des entités vivantes, le stade angélique, par analogie avec les êtres supérieurs imaginés par les religions. Ainsi la catégorie des êtres angéliques serait caractérisée par cette dissociation entre corps et esprit, engendrant certaines conséquences comme la faculté de gérer une incarnation sous différentes formes, les facultés de déplacement instantané et d'ubiquité, et enfin bien sûr l'immortalité. Le corollaire de l'immortalité est évidemment la fin de la reproduction, sexuée ou non (le débat sur le sexe des ange était donc un faux débat!).
    De tels êtres angéliques, issus de la chaîne naturelle de l'évolution, ont évidemment la possibilité de se déplacer de façon fulgurante dans l'espace cosmique, et on peut supposer que s'ils sont apparus sur une ou plusieurs planètes lointaines, ils peuvent très bien depuis longtemps être en contact direct avec notre terre, et agir sur l'imaginaire des formes moins évoluées que sont les humains ; ainsi ont peut sans invraisemblance penser qu'il existe un lien entre ces êtres et nos croyances religieuses ancestrales.
    Les anges ne sont sans doute pas l'ultime catégorie de l'évolution ; il est évidemment difficile pour nos esprits encore primitifs d'imaginer ce que peut être cette ultime catégorie, de la même façon qu'il nous est difficile d'imaginer ce que peut être Dieu : c'est pourquoi j'appellerai dieu(x) l'ultime catégorie d'entités issues de l'évolution. Je ne choisis pas entre le singulier et le pluriel, parce que le(s) dieu(x) a/ont sans doute dépassé le stade de l'individuation. On peut imaginer qu'en plus du don d'ubiquité des anges, le dieu a le don de multi-temporalité ; c'est-à-dire qu'en un certains sens il(s) coexiste(nt) depuis toujours en chacune des entités naturelles : il(s) est (sont) l'alpha et l'oméga.

    Cette façon de relier religion et vision scientifique du monde paraîtra sans doute à beaucoup comme une fantaisie inacceptable, parce qu'elle bouscule trop d'idées reçues. J'y vois pour ma part une hypothèse plausible qui à l'avantage de réconcilier naturel et surnaturel, vision scientifique de type matérialiste et vision religieuse. Il reste que selon le schéma d'interprétation globale que je viens de proposer, l'esprit de l'homme, comme celui de toutes les entités humanoïdes, indissolublement lié au corps, est détruit par la mort et perd donc le bénéfice des promesses de vies éternelles formulées par les religions. Que penser alors ? Je laisse le soin aux optimistes de trouver un complément à mes hypothèses qui permette d'imaginer un sauvetage post mortem possible de l'esprit humain, et aux autres le courage de se préparer à affronter le néant.

lundi, août 08, 2011

Apprendre à se défier de l’Art Contemporain

Chevaux, Grotte de Pech Merle, 25000 ans av. J-C

Le cavalier, la mort, et le diable, Dürer, 1513, musée de Nuremberg

Deux drôles de zèbres : Damien Hirst devant "Incroyable voyage" (Zèbre "ready-madisé" dans le formol)

Les pratiques artistiques identifiées par l’histoire de l’art renvoient grosso modo à une trilogie, dont les moments historiques successifs semblent se suivre sans espoir de retour :

la première période de cette trilogie englobe les arts anonymes et vernaculaires, dits primitifs, premiers, ou traditionnels (selon l'époque et le pays dans lequel ils ont été produits). Pour eux, aucune figure charismatique d'artiste ne vient infléchir l'appréciation esthétique ou l'interprétation que l'on en a. Ils nous plaisent par leur force expressive et leur différence, par la simplicité et l'authenticité de leur fonction au sein d’une société traditionnelle, et par l'habileté et le savoir-faire dont ils témoignent.
Etat de nature, pourrait-on dire.

La deuxième période contient l'ensemble de la production artistique appelée libérale depuis la Renaissance en Occident, c'est-à-dire l'œuvre d'individus, documentés ou non, mus par la recherche continuelle du perfectionnement de leur art, expérimentant dans ce but, et dont la production s'inscrit dans une histoire consciente en évolution (et non plus dans une simple transmission des modèles et des savoir-faire). On les juge habituellement sur la qualité esthétique de leur œuvre, qui est associée à leur savoir-faire et à leur génie personnel. On s'intéresse également à leur rôle novateur et au rayonnement qu'ils ont eu.

La troisième et dernière période comprend le travail des artistes dits contemporains, et dont la figure princeps est Marcel Duchamp. Ils se distinguent essentiellement des précédents par leur préoccupation, qui n'est plus la recherche artisanale et mentale du perfectionnement de l'œuvre ; cette recherche s'est muée chez eux en une nécessité impérieuse de transgression et de questionnement perpétuel, interdisant l'achèvement de l'œuvre, et substituant la déviation et l'insolite au perfectionnement. On connaît bien la théorie des avant-gardes, et la glorieuse épopée intellectuelle de la modernité.

Les catégories esthétiques traditionnelles du beau et du sublime, avec toutes leurs nuances élaborées au plus près de la sensibilité occidentale, n'ont plus cours face à des œuvres qui curieusement s'adressent à la fois à l'inconscient et à la raison — ou plutôt à une sorte de mystique (mystification ?) de la rationalité ou de la logique formelle.

Les catégories esthétiques sont donc impuissantes pour appréhender et juger la contribution à l'art des performances de ce type d’artistes qui défraient la chronique depuis la seconde moitié du XXe siècle. Leur travail trouve l’essentiel de son public, assidu et admiratif, dans le monde branché des intellectuels : ce milieu est toujours réceptif aux projets dérangeants, aux démarches qui se donnent comme point de départ une réflexion critique sur la société. C’est ainsi que l’on voit, paradoxalement, un véritable establishment se créer contre l’ordre établi des valeurs artistiques. Ce nouvel art est donc, de facto, un art de classe (pour ne pas dire de caste), même quand il prétend s’ouvrir en direction des forces jeunes d’une culture populaire en cours de recréation.

Cet art n’est à vrai dire rien sans les critiques qui l’analysent, les médias qui le portent... Et les quelques milliardaires qui l'achètent. Il existe par le fait social, par la signification symbolique qu’il véhicule. Il s’agit donc plus d’un rituel que d’un art. Et ce statut de véritable rituel que revêt la pratique artistique dominante actuelle, me pousse à rapprocher la période de l’art contemporain de celle des arts premiers. Pour les uns comme pour l’autre, l’art semble avant tout être la mise en scène d’une série de signes invocatoires ; les uns, toujours totémiques ou religieux, appellent la puissance surnaturelle à rétablir l’ordre naturel toujours menacé dans les sociétés de chasseurs, pasteurs et agriculteurs, tandis que l’autre appelle les hommes modernes à rompre un ordre établi toujours corrompu, à porter un regard critique nouveau sur la société.

Dans un cas comme dans l’autre, la pratique artistique peut être comprise comme une sorte de désir d’action  magique, surtout si l’on prend conscience que la force réelle de toute action magique réside dans l’effet psychologique qu’elle produit sur ceux à qui elle s’adresse.

On pourrait donc résumer les choses en disant que les arts premiers et le recent art sont de type invocatoire, tandis que les art libéraux de la civilisation occidentale classique et moderne (et de quelques autres) sont avant tout évocateurs. (Pour être juste, il faut aussi remarquer que notre monde industrialisé consomme aujourd’hui les arts premiers sur le mode de l’évocation).

Quelle différence y a-t-il entre invocation et évocation ?

Renvoyons d’abord le lecteur aux textes classiques très éclairants de Cassirer (Philosophie des formes symboliques) et de Vernant  (Mythe & pensée chez les Grecs), qui montrent bien la détermination magique de l’invocation, dont le but est une présentification de la puissance, tandis que l’évocation se donne pour enjeu la représentation, c’est-à-dire le rappel poétique de la chose représentée (qui engendre le désir), et la nostalgie de son absence (qui engendre la mélancolie). L’invocation et l’évocation mettent à contribution les puissants ressorts de l’imaginaire, mais d’une façon diamétralement opposée. L’évocation ouvre l’esprit à la rêverie, aux résonances poétiques et sentimentales, de façon individuelle, contemplative, hédoniste ; l’invocation interpelle le sujet dans ses angoisses et ses refoulements, viole son système de repères sensibles, le fragilise et le plonge dans une catharsis collective, en jouant sur la fascination des symboles de l’imaginaire collectif.

Pourquoi l’art contemporain se plonge-t-il à corps perdu depuis plus d’un demi siècle dans cette pratique invocatoire violente, et délaisse-t-il la douceur des arts de l’évocation, qui par ailleurs plaisent toujours davantage au grand public ? Détermination à montrer l’immonde qui affleure et sous-tend le mondain, à révéler la barbarie contenue par la civilisation — ou masquée par elle.
Volonté de transparence, contre désir de sauver les apparences.

Mais est-ce vraiment ainsi que le problème doit se poser ? Il faut être manichéen et simpliste pour penser que les forces qui sont en nous préexistent et que nous avons simplement à ouvrir ou fermer des vannes, selon que l’on veut ou non sauver des apparences. En réalité nous transformons à chaque instant les forces qui nous habitent, en agissant, ou mieux, en interagissant. Notre sexualité, pas plus que notre sens artistique, ne sont faits de simples pulsions refoulées qu’il faudrait libérer. Les fantasmes sont un moteur et non un but. Ils contribuent à modeler notre relation à l’autre, qui est un jeu subtile d’abandon et de retenue, d’expression personnelle et d’attention au partenaire. La libération sexuelle sans la conscience de ces choses risque toujours de conduire à la misère sexuelle. Un peu comme la libération d’un pouvoir oppressif risque d’entraîner les pays qui n’ont pas suffisamment de tradition de dialogue politique dans un chaos destructeur pire que le joug de la dictature (c’est ce que l’on peut craindre aujourd’hui pour le nord-est de l’Afrique).
Chaque clan ou parti doit apprendre à contrôler son utopie politique, comme chaque individu doit savoir contrôler ses fantasmes.
L’utopie est en effet aussi indispensable à la vie politique que les fantasmes le sont à la vie amoureuse. Mais il faut absolument se garder de la considérer comme un objectif à atteindre : c’est un simple moteur, destiné à libérer dans l’action quotidienne toute l’énergie des désirs qu’elle a fait naître.

Il n’en va pas autrement pour l’art : il y a danger à prendre pour objet et finalité de la pratique artistique ce qui devrait rester plus simplement son moteur. Ainsi l’expression tous azimuts des desseins artistiques les plus cérébraux ou les plus schizophrènes, libérés des contrôles traditionnels de la sensibilité esthétique collective (refus de toute concession au goût du public) a fini par produire un chaos pire pour l’esprit et les sens que le plus indigeste des académismes pompiers.

Bien sûr il y a des moments historiques où certains changements brusques sont  inéluctables : il faut parfois jeter à bas un système perverti ou à bout de souffle, incapable de s’amodier, pour aller vers un système meilleur. Mais toute solution révolutionnaire est aussi porteuse de terribles dangers, comme l’histoire moderne nous l’a enseigné. Et il est de toute façon aberrant d’ériger la révolution en système, ce qui est pourtant le cas dans la philosophie avant-gardiste de l’art contemporain.

Ainsi on prétend encore, dans beaucoup d’écoles d’art, éduquer le sens artistique des jeunes en demandant aux étudiants novices, qui quittent à peine leur milieu familial, d’abandonner tous leurs anciens repères, d’oublier leurs préjugés esthétiques pour se confronter aux formes pures, pour s’ouvrir à des phénomènes si neufs pour eux qu’ils ne possèdent aucune arme, sensible ou conceptuelle, pour en faire la critique. Cela s’apparente plus au lavage de cerveau et à l’endoctrinement qu’à l’enseignement. Au contraire, un enseignement artistique digne de ce nom devrait faire évoluer le goût et le jugement critique par étapes progressives, en s’appuyant sur le terreau qui a fait naître et qui a structuré la sensibilité de chaque personnalité ; en procédant  ainsi on ne couperait pas le jugement esthétique de ses racines imaginaires, de son humus socioculturel.
L’art contemporain est comme une culture hors sol : faute de pouvoir plonger ses radicelles dans le riche substrat de l’imaginaire collectif, il les laisse flotter au gré des ondes de la mode, se raccrochant ici où là, pour mieux se nourrir, aux concepts évanescents qui flottent dans l’air du temps.
On peut bien sûr aimer et défendre cet art à la dérive, ce que font encore aujourd’hui la plupart des médias spécialisés ; mais on a aussi le droit de s’en défier et d’espérer un réenracinement, une re-naturalisation de l’art, une sorte de réenchantement poétique de la création contemporaine.


L'art dit "contemporain" : Laurent Danchin (... par Salon_Automne