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Objet surréaliste à fonctionnement symbolique : « Un soulier contenant un verre de lait dans lequel plonge un morceau de sucre », Dali, 1931-32. | | | |
« Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle. Le mécanisme consiste à plonger un sucre sur lequel a été peinte l’image d’un soulier afin d’observer la désagrégation du sucre et par conséquent de l’image du soulier dans le lait. Plusieurs accessoires (poils du pubis collés à un sucre, petite photo érotique) complètent l’objet qu’accompagnent une boite de sucre de rechange et une cuiller spéciale qui sert à remuer les grains de plomb à l’intérieur du soulier ». Dali, in N°3 de SASDLR, 1931
Certains se rappellent peut-être de «
Téléchat », la série télévisuelle humoristique de marionnettes animées, créée par Roland Topor dans les années 80, et qui s’adressait aux animaux et aux « choses », en particulier par l’entremise d’un gluon (particule qui assure la cohésion entre les quarks, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes). Topor ne faisait que reprendre sur le mode amusant les croyances très anciennes qui attribuaient un pouvoir magique à certains objets, et même parfois une âme aux choses inanimées (ce que le Président de Brosses avait regroupé au XVIIIe s. sous la dénomination de religions fétichistes). Plus près de nous, Lamartine écrivait encore dans un poème nostalgique sur la maison de son enfance, à Milly :
« Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
« Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
« Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?... ».
De nos jours, on néglige de plus en plus la signification mystérieuse des objets pour n’en retenir que le potentiel instrumental ou la valeur marchande. Ordinateurs portables, smartphones, voitures suréquipées, gadgets domotiques, sont les nouveaux objets cultes de notre civilisation, vantés par la publicité. Mais dans la mesure où leur valeur repose principalement sur leur usage, et que celui-ci se périme et disparaît très vite au profit d’autres nouveautés, ces objets-instruments ont une très courte durée de vie.
D’autres objets, que j’appellerai « objets-sens », continuent de remplir les étals des brocanteurs et d’agrémenter la décoration de nos appartements. Ils sont souvent pour nous plus précieux, bien qu’ils ne servent à rien en apparence. Ils sont en quelque sorte la matérialisation de projections issues de notre imaginaire. N’importe quelle chose, naturelle ou fabriquée, à partir du moment où elle est collectionnée, accrochée ou posée ici ou là seulement pour être regardée, est un objet-sens. Donc bien évidemment toute œuvre artistique, qu’elle soit peinture, sculpture, ou composition plastique de toute nature, est avant tout objet-sens, même si sa valeur marchande finit parfois par étouffer le sens premier.
L’art contemporain s’est évertué à recycler les objets-instruments en objet-sens:
- Soit à la façon de Marcel Duchamp, par simple décret provocateur ;
- Soit comme Meret Oppenheim ou Dali, par création d’objets surréalistes, assemblages ludiques recherchant, à travers les bouffées délirantes, la manifestation fortuite de l’inconscient ;
- Soit comme Andy Warhol, par utilisation des objets les plus banals, par exemple les boites de soupe, comme vocabulaire plastique de base de ses compositions ;
- Soit encore comme Jean-Pierre Raynaud, par « académisation » de l’art de composer ce qu’il a rebaptisé psycho-objets dans les années 60.
Depuis, les nombreux émules de Duchamp, fabriquent consciemment, artificiellement (parfois à grand renfort de moyens industriels), sans poésie et sans humour, des objets-concepts qui n’ont plus la fraîcheur et la fantaisie des objets surréalistes à fonctionnement symbolique, et qui surtout n’ont plus de véritable sens mystérieux.
Car les vrais objets-sens sont le témoignage de notre recherche d’un sens caché et profond à l’existence humaine individuelle. Ce sens ne peut venir que d’un dépassement de la compréhension raisonnable de notre environnement ; il se fait traditionnellement dans la religion, mais il peut aussi trouver d’autres voies à travers l’art, la poésie, ou la métaphysique…
Beaucoup de pragmatiques pensent que le sens absolu de l’existence n’est autre que la recherche du bonheur. Mais le bonheur n’existe pas vraiment, ou du moins il peut prendre beaucoup d’aspects différents, et il n’est jamais complet. Le malheur absolu, par contre, est plus facilement cernable : il a le visage de la mort et de ses prémices, et chacun de nous y est inexorablement voué.
D’où ce rêve immémorial de vaincre le malheur en survivant à la mort physique, en continuant d’être, même si notre raison nous rappelle que nul esprit de défunt ne se manifeste jamais de façon tangible dans la réalité quotidienne. Mais l’intelligence est une chose, et le besoin de donner un sens au monde (qui nous permette d’échapper au malheur de l’annihilation), en est une autre.
Les enfants, dont la raison, l’expérience, et l’esprit critique sont encore embryonnaires, croient facilement au Père Noël, et aux histoires à dormir debout. Et les adultes n’en sont pas si loin non plus, eux qui ne sont que des enfants vieillis, des enfants devenus un peu plus raisonnables à cause du principe de réalité. L’intuition du merveilleux reste cependant en eux : ils imaginent des contes fantastiques et graves pour adultes, et en font les récits fondateurs de leurs croyances religieuses. Mais un terrible constat s'impose : quand l’homme s’invente une religion, sa raison n’en sait pas moins qu’il n'y a là que mystification collective. Qu'importe, sans cette croyance, la vie n’aurait plus de sens véritable.
C’est que la raison, paradoxalement, n’est pas apte à comprendre le monde ; elle n’est qu’un développement, d’ailleurs toujours inachevé, de la centralisation et du traitement des informations que reçoit de son environnement immédiat chaque organisme vivant, et qui lui permet d’apporter une réponse adaptée. Elle n’est pas un outil philosophique, mais un outil pratique pour percevoir ce qui nous entoure dans un cercle d’interactions plus ou moins vaste, et pour réagir de façon appropriée aux stimuli et observations. À nul moment cet outil, et l’organe qui lui correspond - les lobes frontaux du cerveau -, ne peuvent aider à comprendre de façon profonde le sens de l’univers ; ils n’ont jamais été suscités ni façonnés pour ça.
Notre organe de compréhension du monde global n’est pas dans les circonvolutions raffinées de l’encéphale, mais diffus dans tout notre corps, attaché à ce noyau de conscience qui veille au fond de notre imaginaire, au fond de notre animalité, au fond de notre dynamique de vie même.
Le cerveau sait prévoir avec assez de fiabilité la trame de ce qui va se passer demain, à quelques détails imprévus près (la plupart du temps pas très significatifs). Mais les petites distorsions s’accumulant, et de grosses pouvant apparaître quand la période de prévision s’allonge, la fiabilité des prévisions de notre intellect finit par devenir nulle au-delà d’un certain horizon… C’est un peu comme la météo.
De même si nous sommes capables de philosopher sur ce que signifient nos existences à notre échelle, il est beaucoup moins sûr que nous puissions avancer des éléments les concernant à l’échelle de l’univers. Nous ne savons pas quels rapports notre relatif entretien avec l’absolu, ni même simplement avec des relatifs supérieurs. Or la clef du sens de notre finitude est pourtant dans cette réalité supérieure (en termes d’échelle) qui est inaccessible à nos calculs rationnels et à nos déductions savantes.
Alors si les objets sont des béquilles qui nous aident à vivre et à penser, certains d'entre eux nous permettent de ne pas oublier que la vérité du monde est ailleurs, et définitivement inaccessible aux finasseries de l’intelligence. On ne peut entrevoir cette vérité, ou peut-être même seulement la pressentir, que par la rémanence poétique du monde, cristallisée dans les objets-sens.