Gilles Chambon, le signe du Cancer, huile sur papier 1999 |
Quelle attitude adopter face aux drames de nos vies précaires, face à un réel parfois si désespérant ?
Les esprits rationnels et matérialistes choisissent une forme moderne d’épicurisme: ils consacrent leur vie à construire l’ici et maintenant, abandonnent la métaphysique et la transcendance, rejettent l’idée d’un réel supérieur et s’enferment de bonne grâce dans l’univers décrit par les scientifiques, qui leur paraît somme toute assez vaste pour y vivre et y rêver.
D’autres, plus crédules, choisissent de régresser vers les explications métaphysiques et mythologiques de l’une des quatre ou cinq grandes religions qui ont survécu au cataclysme de la modernité. Ils gagnent leur billet pour le paradis ou au pire, le purgatoire, soit à petits pas (en ménageant au mieux leur bonheur terrestre), soit en sautant à pieds joints dans la mort (et en entraînant avec eux le plus de monde possible). Ils ont l’optimisme naïf des enfants, et font une confiance aveugle au Dieu qu’ils s’inventent, comme les petits qui ne doutent pas de l’omnipotence et de l’amour infini de leurs parents.
Est-ce là les seuls choix offerts à la conscience humaine contemporaine ?
Non, car aucun des deux n’est à la hauteur du drame humain, aucun des deux n’en porte toute la noblesse et toute l’absurdité. Seul le choix du poète assume pleinement ce drame, et je vais essayer de montrer comment.
Le poète en effet, confronté à l’aporie fondamentale de l’être qui n’a d’autre destin que de mourir en cherchant à vivre, est seul en mesure d’en accepter la grandiose absurdité. Parce qu’il sent que cette absurdité même engendre la beauté fascinante et ambivalente du monde. Le poète peut se lancer à la recherche de l’éternité tout en sachant qu’il ne l’atteindra pas ; il le fait non pour garantir sa résurrection, mais pour vibrer dans le fol éclat de cette quête aussi vaine que nécessaire. Il sait rire de sa folie, et révéler l’indicible beauté que font naître les êtres en narguant le néant. Beauté sans espoir des fleurs qui périssent quand arrive le soir, des papillons de nuit qui volent vers le feu des étoiles et se brûlent les ailes sur de vulgaires lampions, beauté terrible des formes inventées pour séduire et tuer, beauté amusante des formes mimétiques imaginées pour tenter d’échapper à la loi universelle de la prédation… Folie déconcertante des millions d’êtres aux formes improbables et aux comportements si étranges qui peuplent le fond des fosses océaniques où la canopée des forêts tropicales… et dont l’apparition, si elle est bien soumise à l’implacable loi rationnelle de la sélection, reste due essentiellement à cette sorte d’inventivité désespérée qui surgit face à l’adversité.
Si la vérité du petit monde étroit qui nous entoure est bien celle de la science, la vérité du grand large, celle de l’univers imprévisible qui créé à chaque instant l’incommensurable étrangeté de la vie, cette vérité supérieure est bien du côté de la folie, du côté des poètes.
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