présentation des peintures synchronistiques

jeudi, juillet 27, 2017

Louis XIV et l’apprentissage de la mythologie par le jeu


Jean Nocret, Louis XIV et sa famille travestis en dieux de l'Olympe, 1670, (Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon)

Pendant le XVIe siècle et au XVIIe, la mythologie gréco-romaine s’était imposé de plus en plus comme référence allégorique pour les souverains et la noblesse européenne. Alors que François Ier se faisait encore peindre en saint Jean-Baptiste, Henri IV fut représenté en hercule tuant l’hydre de Lerne, et Louis XIV multiplia ses portraits en Apollon. 


À gauche, Jean Clouet, François premier en saint Jean-Baptiste, Louvre - à droite, anonyme, Henri IV en Hercule terrassant l'hydre, v. 1600, hst 91x74cm, Louvre
Joseph Werner le jeune, Louis XIV sous la figure d'Apollon, vainqueur du serpent Python, Château de Versailles
La connaissance et le goût pour la mythologie avait été inculquée au roi soleil dès son plus jeune âge, de la même façon que celle de l’histoire et de la géographie, comme en témoigne une série de jeux de cartes conçues pour lui.

Sur la commande de Mazarin, le poète Jean Desmarets de Saint-Sorlin et le peintre graveur Stefano Della Bella inventèrent et gravèrent en 1644 quatre jeux pédagogiques pour l'éducation du jeune Louis XIV, âgé alors de six ans : le jeu des rois de France, le jeu des reines renommées, le jeu de la géographie, et le jeu des fables (on trouve une partie en ligne sur Gallica, une autre partie dans les collections du British Museum).

Le jeu des rois de France comporte 64 cartes, dont la soixante-quatrième est celle de Louis XIV lui-même. 

Si les plus glorieux rois ont une carte dédiée, les autres sont regroupés sur une ou deux cartes par qualités. On trouve ainsi : les « régents comptés pour rois », les « ni bons, ni mauvais », les « mêlés de bons et de mauvais », les « sans foi », les « malheureux », les « simples », les « cruels », et les « fainéants ».

Le jeu des reines renommées (qui regroupe les reines légendaires et les reines réelles), comprends 52 cartes et se présente comme un jeu de treize familles, chaque famille regroupant quatre reines (familles heureuse, malheureuse, capricieuse, habile, galante, impudique, bonne femme, cruelle, sage, sainte,  célèbre, pieuse, vaillante).


Le jeu de la géographie comprend également 52 cartes, regroupées en quatre parties du monde (reliées aux quatre couleurs cœurs, trèfles, carreaux, piques), chaque partie chapeautant douze royaumes. Les images ne sont pas des cartes géographiques mais des allégories de chacun des royaumes.

Le jeu des fables, dont je vais maintenant présenter la totalité des cartes, est un jeu destiné à enseigner au jeune souverain les grandes lignes de la mythologie gréco-romaine. Il se présente comme un jeu normal de cinquante deux cartes divisées en cœurs, trèfles, carreaux, et piques. Mais chaque carte montre un personnage ou une scène de la mythologie, et un court texte en rappelle les éléments essentiels.

Les douze figures reprennent dix des douze dieux olympiens auxquels sont ajoutés Saturne (roi de carreaux) et Pluton (roi de piques). Il manque donc Cérès et Vulcain, qui seront intégrés dans les cartes ordinaires, respectivement Cérès – 4 de trèfle, et Vulcain et Thétis – 5 de pique.
Les quatre rois sont Jupiter (roi de cœurs), Neptune (roi de trèfles), Saturne (roi de carreaux), et Pluton (roi de piques) ; les autres dieux olympiens sont réduits de fait au rang de valets : Mars, valet de cœurs, Apollon, valet de carreaux, Mercure, valet de trèfles, et Bacchus, valet de piques. 


Les déesses sont reines chacune d’une couleur : Junon, reine de cœurs, Pallas, reine de trèfles, Vénus, reine de carreaux, et  Diane, reine de piques.


Enfin les quarante cartes numérales évoquent chacune un épisode important de la mythologie. Les voici, classées par couleur :

Les cœurs


Les trèfles


Les carreaux


Les piques

Son imaginaire, formé ainsi dès le plus jeune âge aux "fables" mythologiques, explique sans doute cette prédilection qu'il eut toute sa vie pour l'analogie entre son histoire et les mythes antiques.

vendredi, juillet 21, 2017

Monstres marins enlevant une baigneuse

Gilles Chambon, Monstres marins enlevant une baigneuse, huile sur toile, 50 x 61 cm, 2017
La peur des monstres marins court dans l’imaginaire des hommes depuis l’antiquité :

-    Dans la mythologie grecque, Poséidon, le dieu des océans, suscite des monstres à divers occasions, pour se venger  de ceux qui l'ont courroucé. Par exemple pour tuer Laocoon et ses fils, pour dévorer Andromède, ou encore pour provoquer la perte d’Hippolyte, fils de Thésée.
-    Il y a aussi bien sûr les Sirènes, ces femmes-oiseaux, puis femmes-poissons, qui tuent les matelots après les avoir envoûtés par leurs chants irrésistibles.
-    Ou encore Charybde et Scylla, deux divinités changées en d'affreuses créatures qui gardent un passage marin et engouffrent les bateaux qui s’y aventurent, avec leur équipage.
-     Dans la Bible, tout le monde connaît aussi le Léviathan, cette sorte de serpent de mer géant, qui symbolise toutes les forces du mal.

La cartographie et les gravures des XVIe et XVIIe siècles regorgent aussi d’images de monstres marins plus terrifiants les uns que les autres, prouvant l’importance persistante de ces créatures dans l'imaginaire, sans doute parce qu'elles cristallisent les angoisses des navigateurs, exposés aux dangers des voyages au long cours, et dont les disparitions fréquentes étaient toujours enveloppées de mystère.

Enfin la littérature des XIXe et XXe siècle comporte aussi des récits mettant en jeux des monstres marins ; les plus célèbres sont :

-    Le roi des Auxcriniers de Victor Hugo (Les travailleurs de la mer)
-    Le calmar géant de Jules Vernes (Vingt mille lieues sous les mers)
-    Le cachalot blanc d'Herman Melville (Moby Dick)
-    Le requin géant de Peter Benchley (Les dents de la mer, adapté au cinéma par Spielberg)

Aujourd’hui, les monstres marins font un peu moins peur… Mais les poètes continuent de croire qu’ils sont là, chaque fois que la mort emporte un navigateur trop téméraire ou une baigneuse trop imprudente.

Mon tableau synchronistique montre deux créatures hybrides (comme le sont la plupart du temps les monstres marins de l’imaginaire), emportant la dépouille d’une baigneuse. Pour ce faire, j’ai détourné les deux personnages centraux d’un dessin de Picasso « Minotaure dans une barque sauvant une femme » (1937, collection particulière), j’ai remplacé la tête du minotaure par une tête de griffon du même auteur, et j’ai situé le tout dans une composition de Geer Van Velde (gouache sur papier, vente Versailles, avril 2017) dont j’ai modifié l’orientation:

vendredi, juillet 14, 2017

Vision infernale à Port Lligat


Gilles Chambon, Vision infernale à Port Lligat, huile sur toile 110 x 145 cm, 2017
Les Grecs anciens pensaient que l’accès aux enfers se situait quelque part au-delà de l’Achéron, donnant accès au Styx; cette rivière formait la limite avec le monde des ombres, et les âmes défuntes la traversaient dans la barque du passeur Charon. Mais la localisation géographique des entrées du séjour des morts bougeait selon les légendes ; personne, et pour cause, n’en connaissait l’endroit précis. 
Y a-t-il d’ailleurs un endroit précis pour accéder aux enfers ? Après tout, si l’on croit à l’éternité de l’âme, celle-ci n’est-elle pas de toute façon transportée dans l’Au-delà depuis le lieu du trépas, qui peut advenir n’importe où ?

En fin de compte, tout point de la surface du globe est potentiellement un accès vers le monde infernal.
Un peu comme si tout paysage était une sorte de miroir magique capable, dans certaines circonstances, de ne plus refléter la simple réalité, mais de s’ouvrir à un autre monde latent, visible seulement par les mourants... Et par les poètes. Cocteau dans son Orphée, faisait accéder les morts à ce monde caché en traversant un miroir. Et plus récemment, dans Matrix, les frères Wachowski ont eu recours à un processus similaire pour faire sortir leurs héros de la réalité virtuelle de la Matrice par des points aléatoires ouverts dans l'espace-temps matriciel.

Mais je crois que certains paysages sont plus propices que d’autres à réfléchir la part mythologique du monde. D’eux, s’exsude une profonde altérité ; à chaque regard sur de ces paysages mystérieux, on a l’impression de voir bouger des formes étranges au creux des ombres, passer des fantômes sur les aspérités des rochers, remuer des monstres dans le clapot des vagues,  ou se battre des titans dans le cache-cache du soleil et des nuages.

Dali a démontré, par ses peintures, que Port Lligat, qu'il peuplait volontiers d'anges, possédait ce caractère magique. Comme une sorte d’intermonde, une balise immobile posée entre le paradis et l’enfer. La beauté des éléments y est d'ailleurs parfois si hallucinante, que de vraies hallucinations ont tendance s’y produire.

Victime de l'une d'entre elles, j’ai donc imaginé que, la brume du réel se dissipant peu à peu sur Port Lligat, la petite crique des pêcheurs finissait par laisser entrevoir les longs rivages infernaux de l’antique Styx. 

Charon passe une âme dans sa barque, tandis qu’un curieux équipage, navigant sur l’homme-arbre de Jérôme Bosch, fait une escale avant de retourner au cœur de la fournaise infernale. Au premier plan, un cortège de damnés vient adorer la terrible statue de Perséphone, mi-morte mi-vivante, qui règne six mois de l’année avec Hadès sur les contrées obscures, pour revenir à chaque printemps refleurir les rivages terrestres. 

Il s’agit bien sûr, dans cette peinture, d’une composition synchronistique :

-    Le fond de paysage est repris de Dali, (« Paysage de Port Lligat », 1950, 58,5 x 79 cm, The Salvador Dali Museum,  St Petersbourg)

-    Charon et sa barque, de Joachim Patinir (détail de « Charon traversant le Styx », 1520-24, 64 x103 cm, Prado, Madrid),

-    L’homme-arbre, de Jérôme Bosch (détail de «L'enfer», panneau droit du Triptyque du Jardin des délices, 1494-1505, 220 x 97 cm, Prado, Madrid),

-    Le grand bouc et le cortège, est interprété de Francisco Goya (« Le Sabbat des sorcières », et « La procession de Saint Isidore», 140 x 438 cm chacun, 1820-23, Prado, Madrid),

-    Enfin la statue de Perséphone est dessinée d’après une toile de Picasso («Baigneuse», 1908-09, 130 x 97 cm, MoMA, New-York).

samedi, juillet 01, 2017

Waldemar Todé, un peintre suédois en Algérie à la fin du XIXe siècle

Waldemar Todé, scène de village en Kabylie, huile sur toile 65x81cm, collection privée
Pratiquement contemporain du Français Etienne Dinet et de l’Américain Frederick Arthur Bridgman, tous deux grands peintres orientalistes, le Suédois Waldemar Todé, né à Kalmar en 1859, venu se former en France dans la proximité de l’école de Barbizon en 1885-86, se rend en Algérie vers 1887. Il souffrait de tuberculose et recherchait un climat doux. 
Photographie de Waldemar Knut Gustaf Todé

Demeurant à Alger et à Fort-National (Kabylie), il ne survivra que treize années à sa maladie. Mais de 1888 à sa mort en 1900, il ne quitta pas l’Algérie et observa les paysages et les habitants d'Alger et de Kabylie, laissant quelques peintures d’intérêt ethnographique, dans la mesure où, contrairement à Dinet et Bridgman, qui réalisaient des compositions d’atelier à partir de leurs croquis et objets collectés, Waldemar, attaché à l’idéal de ses maîtres de l’école de Barbizon, s’en tint la plupart du temps à restituer fidèlement ses observations.

Je connais de lui trois peintures d’Alger qui montrent pour deux d'entre elles la rue de la Mer-Rouge, dans la Casbah, et la troisième une terrasse où s’activent les femmes de la maison. Une photo ancienne colorisée de la rue de la Mer-Rouge, prise à peu près sous le même angle que ses deux peintures, prouve la volonté réaliste de ses toiles.
À gauche, Waldemar Todé, une rue de la Casbah d'Alger, huile sur toile 65x43cm ; à droite, photo colorisée de 1880, vue de la rue de la Mer Rouge, Alger
Waldemar Todé, une rue de la Casbah d'Alger, huile sur toile, format inconnu

Waldemar Todé, jeunes femmes sur une terrasse à Alger, huile sur toile 91x132 cm
Mais je voudrais surtout commenter deux scènes (collections privées) qui représentent un village kabyle. L’une est une vue de l’entrée du village, l’autre montre le devant d’une maison, le long d’un chemin secondaire du bourg (image en tête de l'article). On retrouve sur chacun des tableaux les deux mêmes jeunes femmes, portant des récipients sur leur tête, ou cuisinant près de l’entrée de leur maison. 

Waldemar Todé, deux jeunes femmes en Kabylie, huile sur toile 42x62 cm, collection privée U K)
J’ai recherché s’il était possible d’identifier le village. Je me suis cantonné aux  vingt-cinq villages qui composent la commune de Larbaâ Nath Irathen (anciennement Fort-National, où avait résidé Waldemar Todé), au nord des Beni Yenni. Et j’ai pu retrouver une ancienne photo des années 1900 qui montre l’entrée du village d’Aït-Atelli, et qui désigne sans ambiguïté ce village comme le lieu représenté sur les deux toiles de Todé.


Aït-Atelli est un village qui a sa petite célébrité en raison de quelques personnages publics contemporains qui y sont nés.

- Le chanteur et poète Mokrane Agawa (1926-2009) enterré au cimetière Takoravte d’Aït-Atelli (que l’on aperçoit à gauche de la vue de l’entrée du village, sur la toile de Todé).
- Le footballeur Salah Assad,
- Les chanteurs Rami Mouloud et Dalil Omar

J’ai recherché une vue actuelle prise du même endroit ; j’en ai trouvé une prise d’un peu plus haut (mur FaceBook du compte Ait Atelli) mais sur laquelle on peut encore reconnaître, juste à gauche du haut du poteau électrique) le petit bâtiment peint maintenant en blanc et sa murette, qui occupent aussi le centre du tableau de Waldemar ; c’est miracle qu’il ait été préservé. 

Aït Atelli aujourd'hui (à gauche du poteau électrique, on voit la petite maison qui existe déjà sur le tableau de Waldemar Todé

Aït-Atelli s’est beaucoup transformé aujourd’hui. Sur la photo aérienne, on peut identifier l’endroit correspondant à l’ancienne entrée du village, près du cimetière, mais il est par contre impossible de découvrir la maison qui a servi à la seconde toile ; elle a sans doute disparu. 
Ait Atelli; la flèche indique l'endroit d'où Waldemar Todé a fait sa peinture de l'entrée du village (le cimetière est à droite de la flèche)


samedi, juin 24, 2017

La cène synchronistique au Louvre ?

Si un jour Venise demande au Louvre la restitution des Noces de Cana de Véronèse, il pourrait être envisagé de remplacer le grand tableau du maître vénitien par ma Cène synchronistique (si le Louvre me le demande, je veux bien la mettre au format !!)... 

En attendant, on peut toujours la découvrir jusqu'au 30 juin 2017 à St Emilion, à la Cour des Art (Little Gallery)... Profitez-en!


dimanche, juin 04, 2017

Sur les chemins de l'imaginaire à St Émilion

À Saint Émilion, du 16 au 30 juin 2017, Elena Cantero présente dans sa « Little Gallery » de la Cour des Arts, une sélection de mes peintures qui montrent les chemins picturaux que j’emprunte pour revisiter l’histoire de la peinture et son imaginaire.

Le beau village de Saint Émilion, que j’ai peint de nombreuses fois, est un écrin propice à l’ivresse des sens et de l’imagination. S’il est l’un des plus grands sanctuaires de la viticulture bordelaise, il est aussi l’expression d’un certain art de vivre français, enraciné dans le terroir et ouvert sur le monde entier. Un peu comme ma peinture qui rêve de concilier l’esprit de liberté contemporain et la déférence envers les maîtres anciens.

Je serai au vernissage vendredi 16 au soir, ainsi que tout le week-end « portes ouvertes », les 17 et 18.

Les visiteurs et amateurs, que j’espère nombreux, pourront débattre avec moi de la démarche « synchronistique » en peinture, et découvrir, s’ils le souhaitent, quelques-uns des petits secrets qui se cachent dans chacune de mes œuvres.
Gilles Chambon, St Emilion vu depuis la tour du Roi, huile sur toile 37x50cm, 2017

vendredi, mai 12, 2017

La pensée synchronistique

Max Ernst, Collage, in "Une semaine de Bonté" roman-collage, 1934
« J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, II, Alchimie du verbe

Dans chaque esprit humain, il y a un attracteur étrange qui sommeille.
Pour les non initiés aux théories du chaos, rappelons qu’un attracteur étrange est la figure géométrique stable qui apparaît lorsque l’on modélise l’ensemble des trajectoires possibles d’un système complexe à comportement chaotique, comme par exemple les phénomènes météorologiques.

J’appelle donc attracteur étrange, dans l’esprit humain, cette capacité mystérieuse, enfouie au plus profond de notre constitution psychique, qui nous permet de  découvrir et de révéler les relations cachées entre certaines choses qui n’ont a priori rien à voir entre elles, dispersées qu’elles sont aux quatre coins de l’espace-temps.

L’attracteur étrange est particulièrement développé chez les artistes et les poètes. Ils s’en servent pour débusquer les liens transcendantaux unissant des choses sans rapport objectif entre elles. Jung avait parlé de synchronicité pour qualifier les coïncidences signifiantes, moment où prennent un sens des combinaisons arbitraires de faits, qui ne devraient pas en avoir selon la logique du monde ordinaire. Ces coïncidences troublantes, expression d’une réalité acausale du monde, sont comparables aux mots de la poésie, assemblés selon un ordre caché.

Et qu’on ne se méprenne pas : l’attracteur étrange et son activité synchronistique ne sont en aucun cas une simple résurgence de la pensée analogique. Celle-ci, qui certes tente de voir entre les phénomènes d’autres liens que ceux de la causalité matérielle, relie les choses selon leur ressemblance formelle, et postule que cette ressemblance recouvre forcément une parenté d’essence, entraînant elle-même une similarité dans les interactions. C’est le B-A BA de la magie opérative.

Mais il ne s’agit pas de cela ; la pensée synchronistique va bien au-delà de la recherche d’analogies. C’est une pensée non systémique, capable de détecter les nouveautés absolues qui émergent, beaucoup plus fréquemment qu’on ne le croit, dans le continuum des enchaînements causes/effets. Si on croit que ces nouveautés sont simplement la marque du hasard, de l’indétermination de certains processus chaotiques, on ne peut alors expliquer l’existence, pourtant avérée en physique, des attracteurs étranges.

Quand il y a apparition de nouveauté absolue, c’est peut-être qu’il y a distorsion de l’espace-temps. 
Je m’explique : les dimensions de notre univers sont multiples (les astrophysiciens en imaginent jusqu’à une douzaine), mais la plupart ne sont pas déployées. Elles existent néanmoins, repliées dans l’espace et le temps de notre perception courante. Certaines situations leur permettent cependant de s’exprimer et de donner une impulsion particulière aux transformations qui rythment l’évolution de l'univers visible.
Il en va pareillement de la poésie, qui a le pouvoir de manifester ponctuellement ces dimensions cachées, donnant ainsi une profondeur inédite au petit théâtre qui agite les êtres matériels dans l’espace-temps, tels que nos sens et notre intellect les perçoivent habituellement. Elle les fait chanter comme les harmoniques d’un accord musical, les met en résonance avec le passé et le futur.

N’étant pas systémique, cette manifestation d’une réalité cachée ne produit pas à proprement parler de connaissance nouvelle, cumulable ou capitalisable par la science. On ne comprend pas mieux le réel quand on en restitue la poésie, mais on le ressent mieux, on entre en sympathie profonde avec lui. La pensée moderne, scientifique, nous fait connaître un univers extraordinairement vaste et structuré selon des lois remarquablement constantes. Mais si cet univers est bien réel, il n’est vraisemblablement qu’un tout petit fragment du Réel ; sa surface lisse ; la petite partie qui en émerge, perceptible par notre regard et par notre intellect, à la surface d’un océan de matière noire. Et cet océan de matière noire n’est autre que l’océan de notre ignorance.

Grâce à la pensée synchronistique, poètes et artistes plongent allègrement leurs antennes dans cette masse impénétrable aux lumières de la raison, et pêchent, au hasard de leur errance, des poissons mystérieux qui entrent dans la nasse de leurs rêves, et les aident à ciseler des œuvres sibyllines, parfois difficiles à comprendre, mais, lorsqu’elles sont authentiques, plus vraies que toutes les dissertations scientifiques sur le réel étriqué.

La pensée synchronistique est une transcendance, une mystique, une religion sans Dieu, sans dogme, et sans système d’exégèse. Elle est fusionnelle et inexplicable, mais elle sert néanmoins à ensemencer notre intellection, et aide la raison à ouvrir de nouveaux sentiers à travers la jungle du Réel, à jamais foisonnante et inextricable…

samedi, mai 06, 2017

Dédale

Gilles Chambon, Dédale, huile sur toile 70 x 50 cm, 2017
Dédale, selon la légende, était le plus grand des architectes de la Grèce antique. Il construisit le labyrinthe pour le roi Minos, s’échappa de Crète par les airs en fabriquant des ailes pour lui et son fils Icare, réalisa de nombreuses statues dans toute la Grèce, construisit de grands monuments en Sicile, puis en Sardaigne où, selon Salluste, il termina ses jours. On lui attribue parfois les mystérieux "nuraghes", ces tours mégalithiques en forme de cônes tronqués, qui parsèment le sol sarde.

Étant architecte moi-même, je me devais de lui rendre un hommage pictural.

Dans ce tableau synchronistique, j’ai donc recomposé des nuraghes imaginaires qui forment une sorte de labyrinthe géométrique. Pour cela,  j’ai détourné un fragment d’une nature morte de Picasso de 1912, et réinterprété une peinture de Massimo Scolari (lui aussi peintre et architecte), de 1973, qui représente justement un paysage du nord-est de la Sardaigne. Et j’ai enfin eu recours, pour évoquer la figure de Dédale, à l’homme ailé que Francisco Goya dessina pour la gravure n° 13 de sa série des Disparates, « Modo de volar ».

dimanche, avril 30, 2017

Leçon de choses

Gilles Chambon, Leçon de choses, huile sur toile 55 x 55cm, 2017
Une leçon de choses repose sur le principe éducatif consistant, à partir d'un objet concret, à faire acquérir une idée abstraite.

Ma peinture est en l’occurrence l’objet concret qui renvoie non pas à une seule idée abstraite, mais à la multiplicité des idées que suggère toute expression de la réalité. C’est comme un carré magique qui, quel que soit le sens que l’on donne à la lecture de ses composants, renvoie toujours au même résultat.

Lacan disait : « le réel, c’est quand on se cogne ».

Sur ma toile synchronistique,

-    Se cognent les deux lutteurs, sortis d'une gravure
de José de Ribera ;
   
-    Le soleil cogne sur la statue alanguie d’une ville métaphysique de Giorgio de Chirico.

-   Se cognent aussi le paysage Chiriquesque et la géométrie abstraite que j’ai réinterprétée d’une composition de Geer van Velde.

samedi, avril 22, 2017

Le retour des korrigans

Gilles Chambon, Le retour des korrigans, huile sur toile 50x65 cm, 2017
Les petits personnages légendaires que sont les korrigans ont été relégués dans le folklore, conséquence de l’emprise toute puissante qu’a pris le matérialisme rationnel sur nos esprits. Ceux qui jadis donnaient mystère et âme aux choses du quotidien, ont perdu tout leur pouvoir, et nous ont laissé un monde peuplé de coquilles vides, livrées aux chiffres des statistiques, aux dynamiques abstraites de la société productiviste, ou aux bilans carboniques de l’écologie militante.

Plus personne ne pose la question soulevée jadis par Lamartine :
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?... »

Seuls les artisans de l’imaginaire, et notamment les peintres, peuvent aujourd’hui encore faire revenir lutins et farfadets pour réenchanter notre monde. 
C’est ce que fait mon tableau synchronistique, en invoquant trois empêcheurs du réel à tourner en rond : Cornelis Schut, un peintre baroque  anversois, élève de Rubens ; Paul Gauguin, le plus grand interprète de l’âme du monde ; et Juan Gris, le plus analytique des cubistes synthétiques. Tous trois, à leur façon, ont su regarder le réel au-delà des apparences.

-    Mon couple de korrigans, ainsi que le petit amour qui les survole, dérivent d’un dessin de Cornelis Schut pour Apollon et Daphné (« L’assemblée des dieux olympiens avec Apollon et Daphné », crayon, pinceau, et encre sur papier, 22 x 28,4 cm, galerie Lowet de Wotrenge, Anvers).

-    La partie gauche du tableau est réinterprétée d’une estampe de Juan Gris titrée « Le paquet de tabac » (1933, Gravure rehaussée à la gouache, 21 x 26 cm, Jeanne Bucher, Paris).

-    Le paysage de la partie droite vient d’une toile de Gauguin, « Pêcheurs et baigneurs sur l’Aven » (1888, huile sur toile 73x60cm, collection privée).

vendredi, avril 21, 2017

Exposition à Lyon au Palais Bondy


Du 18 au 28 mai 2017, je présenterai une dizaine de mes peintures récentes au Palais de Bondy, Lyon 69005, dans le cadre du Salon de Printemps de la Société Lyonnaise des Beaux-Arts.

vendredi, avril 14, 2017

La puberté d'Andromède

Gilles Chambon, La puberté d'Andromède, huile sur toile 68x50cm, 2017
Le mythe de Persée délivrant Andromède d’un monstre carnivore est l’une des nombreuses variantes légendaires qui s’articulent autour d’un même schéma : un monstre maléfique sorti des flots ravage un royaume, et pour l’éloigner, il est nécessaire de lui livrer la fille du roi. Un héros chevaleresque surgit alors, vainc le dragon, et, la plupart du temps, épouse la princesse. L’histoire de Saint Georges en est une célèbre transposition.

Les chercheurs ont répertorié un grand nombre d’occurrences de ce mythe, appelé « tueur de dragon » (classification des contes-types Aarne-Thompson-Uther). Son origine remonterait probablement au paléolithique, et il est attesté sur les cinq continents. C’est que sa puissance dans l’imaginaire humain est grande, parce qu’il touche à certains aspects les plus secrets de notre inconscient.

La peinture synchronistique que je livre ici n’a pas la prétention de dévoiler ces secrets. Mais peut-être en fera-t-elle percevoir quelques reflets. Comme à l’accoutumé dans mes compositions synchronistiques, celle-ci fait converger plusieurs sources éloignées :

-    Il y a d’abord dans le ciel un vrai Persée, repris d’un dessin du peintre génois Bartolomeo Gagliardo (1555-1626)

-    Également un vrai dragon, mais celui du Saint Georges de Raphaël (peinture conservée au Louvre), à travers la réinterprétation d’un dessin de son atelier (vendu chez Maître Prunier le 13 novembre 2016)

-    Par contre mon Andromède dérive d’un collage retouché à la peinture, de Max Ernst, intitulé « La puberté proche… Ou Les Pléiades » (1921), qui n’a rien à voir avec la fille de Cassiopée. Sous le collage est écrit de la main de l’artiste le texte suivant : « La puberté proche n’a pas encore enlevé la grâce ténue de nos pléiades \  Le regard de nos yeux pleins d’ombre est dirigé vers le pavé qui va tomber \  La gravitation des ondulations n’existe pas encore. »

-    Enfin le rocher et son paysage maritime sont extraits d’un tableau d’Henri Manguin de 1906, titré Le Rocher (ou encore « La Naïade, Cavalière » - collection privée).

Le titre de ma composition « La puberté d’Andomède » est évidemment inspiré du titre surréaliste du collage de Max Ernst, et en dit long sur les rapports entre la puberté, le dragon dont le bout de la queue s’est couvert de sang menstruel, et le héros Persée qui dé-visage Andromède, après avoir décapité Méduse la Gorgone, changeant en pierre (soumise à la gravité/gravidité) la pluie spermatique céleste. Comprend qui peut !

vendredi, mars 24, 2017

Job et les démons

Scènes de la vie de Job ; Maître flamand inconnu ; 1480-90, volet droit d'un autel commandé par le prieur Claudio Villa ; Wallraf-Richartz Museum, Cologne
L’histoire de Job est singulière : voilà un homme exemplaire et pieu, respecté de tous, et que la vie a comblé de richesses et d’une descendance nombreuse. Tout le monde pense que son bonheur est la récompense de sa probité et de sa dévotion. Mais Satan va s’en mêler, et faire basculer son destin. Dieu donne en effet au prince des Enfers la permission de mettre Job à l’épreuve, pourvu toutefois qu’il lui garde la vie sauve. 

Dès cet instant les démons vont s’en donner à cœur joie, et lui faire vivre l’enfer sur terre ; ils vont s’en prendre à tout ce qu’il possède, ruiner tous ses biens, tuer ses enfants, et le torturer jusque dans sa chair en lui infligeant une maladie purulente qui lui ravage toute la surface du corps. Mais la foi de Job restera malgré tout inébranlable, et Satan, au bout du compte, devra s’avouer vaincu. Dieu rendra alors à Job santé, richesses, et nouvelle descendance, deux fois plus qu'avant, en proportion de la foi indéfectible dont il a fait preuve pendant tout le temps où le mauvais sort s’est acharné sur lui.

Erhard Altdorfer, Histoire Lazare et de Job, détail, panneau droit montrant l'histoire de Job, circa 1520, tempera et huile sur bois 114.5 × 150 cm,  National Museum, Wroclaw, Pologne

Cette histoire, rapportée dans l’Ancien Testament, semble trouver des origines lointaines en Mésopotamie. C’est avant tout un conte moral destiné à montrer qu’en toutes circonstances il faut garder la foi et remercier Dieu, même quand tout porte à croire qu’il nous a abandonnés. Mais au-delà de la morale, cette parabole pointe d’importantes questions philosophiques : l’injustice réelle ou apparente de la nature et des destinées individuelles, l’existence du mal irrationnel et l’attitude à adopter quand il nous frappe ; comment est-il compatible avec la toute-puissance, l'omniscience, et l'infinie bonté envers les hommes que l’on attribue à Dieu ? Comment résoudre le hiatus entre la raison et la foi ?

Le philosophe allemand Leibniz, dont les thèses sont reprises ensuite par Pope dans son « Essai sur l’Homme » pensait que oui, ce monde est bien « le meilleur des mondes possibles » ; il avait créé le terme de théodicée (1710) pour désigner l’existence d’un « plan d’ensemble qui conduit l’humanité » (définition donnée par Finkielkraut), plan qui n'empêcherait pas l'existence du mal. Un tel plan (les voies impénétrables de Dieu, en quelque sorte) conduit les hommes au fatalisme, et ce fatalisme fut débattu par les philosophes du siècle des lumières. Une querelle éclata notamment après le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, qui, rappelant les catastrophes qui s’abattirent sur Job, fit en quelques minutes plus de vingt-cinq mille morts et détruisit dix-huit mille édifices, sans qu’on puisse en imputer la responsabilité à qui que ce soit, sinon à Dieu lui-même. Emmanuel Kant, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, et Voltaire s’en prirent à la thèse de Leibniz. Mais même s’il railla dans Candide la naïveté du meilleur des mondes, Voltaire relativisa aussi l’opinion rationaliste dans un très beau poème sur le désastre de Lisbonne, dans lequel il pointe la faiblesse physique et intellectuelle inhérente aux hommes, leur incapacité à surmonter et à comprendre la souffrance, si ce n’est par l’espérance, que seule peut leur donner la foi.

Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, gravure ancienne
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Mais revenons à Job et aux maux que lui inflige le diable. Ils sont à l’opposé des tentations auxquelles il soumet le Christ, ou Saint Antoine (bien que celui-ci soit aussi parfois maltraité par ses démons), ou encore Faust ; avec Job, Satan n’est pas le tentateur, mais le tortionnaire. Les représentations picturales de Job tourmenté par les démons se rapprochent donc beaucoup des scènes montrant les damnés en enfer, très nombreuses dans l’iconographie médiévale. En voici quelques exemples, mis en parallèle avec les représentations de Job (colonne de gauche, Job, colonne de droite, damnés) :

de gauche à droite et de haut en bas :
- Diable tourmentant Job (in St Grégoire le Grand, Moralia in Job, manuscrit latin 15675 f.5v, 3eme quart du XIIe s., BNF)
-Giotto : Le Jugement dernier, détail. 1306. Fresque de la chapelle Scrovegni, Padoue -
Job tourmenté par 4 démons, Office des morts, Livre d'heures, Rouen, autour de 1500, fol. 55r MS. Buchanan e.3, Bodleian Library, Oxford  - Taddeo di Bartolo, Jugement dernier (détail), 1393, Panneau, Collégiale, San Gimignano, Sienne - Job et les demons, Bibliothèque de l’Arsenal (BNF), Ms-651 réserve, détail  f. 89r. 1er quart du XVIe s. - Le jugement dernier, détail du f. 108v. Le Livre du Regime des princes, translaté de latin en françoiz par messire Gilles de Romme, archevesque de Bourges, XVe s., BNF


de gauche à droite et de haut en bas : - Job couvert d'ulcères s'enfuit devant Satan, gravure in Légende dorée de William Caxton, 1483-1484 - l'Enfer, détail du f . 53 r., Dante Alighieri, Divine Commédie, premier chant, XVe s. enluminé par Bartolomeo di Fruosino, BNF - Job sur son fumier tourmenté par sa femme et par le diable, détail Folio 308r., Histoire de la Bible, Utrecht, ca. 1467, Maître de Vederwolken , La Haye, Koninklijke Bibliotheek - l'Enfer, détail du f. 64v. Dante Alighieri, Divine Commédie, premier chant, XVe s. enluminé par Bartolomeo di Fruosino, BNF - Job fouetté par le diable tandis que sa femme le regarde, in "Le Miroir de l'humaine Salvation", Chapitre XX, Ms. fr. 139
Musée Condé, Chantilly - Jan van der Straet ( Stradanus), illustration de la Divine Comédie de Dante, L'Enfer, Chant 17, 1587, conservé à la Bibliothèque Medicea-Laurenziana, Florence
de haut en bas et de gauche à droite : - Satan parle à Dieu puis tourmente Job, in Bible historiale, Guiard des Moulins,  France, Paris, début XVe siècle, BNF, Manuscrits, Français 3 - Diables mordant et griffant les damnés, MS. Douce 134, f. 100r. Livre de la Vigne nostre Seigneur. France, c. 1450-1470, Bodleian Library, Oxford - Job frappé par Satan et moqué par sa femme, manuscrit allemand du XVe s. (non identifié) - au-dessous : Job entre sa femme et deux démons, manuscrit bible historiale,  Utrecht C. 1430Bibliothèque Royale, La Haye - Diables torturant les damnés, MS. Douce 134 fol. 095v. Livre de la Vigne nostre Seigneur. France, c. 1450-1470, Bodleian Library, Oxford - Job frappé par le diable et moqué par se femme, gravure allemande du XVIe s. (non identifiée) - Luca Signorelli, Les damnés en enfer, détail, 1499, Chapelle San Brizio, Orvieto.

À gauche, Job sur son tas de fumier fouetté par le diable, gravure, Monogrammiste AI, 1557 - à droite, illustration de l'Office des Morts (détail), Horae ad usum romanum (Heures dites de Henri IV) XVe s. , f. 56 r, BNF


 A la fin du XVe et au XVIe siècle, les premiers livres imprimés illustrant les épisodes bibliques, ainsi que les premiers recueils de gravures, même s’ils évoluent vers davantage de réalisme, garderont l’image d’un ou de plusieurs démons tourmentant Job. Si certains artistes, comme Maarten van Heemskerck, à la suite de Michel-Ange, donnent au diable une apparence très humaine, à laquelle sont simplement ajoutées une paire de cornes, des griffes, des ailes de chauve-souris, et une queue, d’autres prolongeront les monstres médiévaux en laissant libre cours à leur imagination.

Gravure de Ph. Galle sur un dessin de Maarten van Heemskerck de 1562, Satan infligeant à Job des ulcères (l'une des huit illustrations de l'histoire de Job par Heemskerck)
Job sur son tas de fumier, gravure 15,7x11,7 cm, école d'Albrecht Dürer, 1509

Dans toutes ces représentations, les démons frappent ou griffent le corps de Job pour lui infliger les ulcères qui caractériseront son état de déchéance physique. Ils lui écorchent la peau avec leurs griffes ou avec un sarcloir, ils le couvrent d’ecchymoses en le battant avec leurs poings, avec un fouet, avec des branchages brûlants, des cordes, des chaînes, et même des serpents.

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Lorsqu’à la fin du XVIe siècle arrive le réalisme caravagesque, l’accent va être mis principalement sur l’épisode où Job, pareil à un clochard, est assis sur son tas de fumier, en but à la colère de sa femme et à l’affliction de ses trois amis Eliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama.
Hendrick Bloemaert (1601-1672), Job raillé par sa femme, hst 160x134cm, église Sint-Waldetrudis, Herentals, Belgique

À gauche, Rutilio Manetti (Sienne 1571-1639), Job et sa Femme, hst 142x99,5cm, vente Dorotheum 2013 - à droite, Jan Lievens (1607-1674), Job sur son fumier, 1631, hst 172x149cm, National Gallery of Canada, Ottawa

Beaucoup de ces représentations ont été faites dans le cadre d’une dévotion particulière à Job, dans des chapelles qui lui étaient dédiées. En effet Job était invoqué pour guérir les maladies de peau (notamment le mal de Naples), et on connaît une statue "miraculeuse" du XIVe ou XVe s. dans l’église St Martin de Wezemaal (Brabant), qui attirait jadis un important pèlerinage. Par ailleurs, Saint Job est devenu aussi le patron des musiciens (en concurrence avec Sainte Cécile). Cela peut paraître étrange, mais deux origines de ce saint patronage sont possibles : d’abord une référence à un passage du  « Testament de Job » (texte apocryphe du 1er siècle), où l’on voit Job jouer de la musique à la louange de Dieu et de ses servants. Ensuite une légende selon laquelle Job retirait ses croûtes, qui se transformaient en pièces d’or, pour les distribuer aux musiciens qui jouaient devant lui en vue de soulager un peu ses souffrances. Cette légende est évoquée par une gravure du Monogrammiste BOS (Michiel van Gemert ?), et par un tableau de Jan Mandyn (on en voit aussi une illustration en bas à droite du tableau Flamand en tête de l'article) :

Monogrammiste BOS, Job avec deux musiciens, 1er quart du XVIe s., gravure 9,4x7,8 cm, Ashmolean Museum
Jan Mandyn, Les épreuves de Job, c. 1540-1550, huile sur panneau de chêne, 67x141cm, Musée de la Chartreuse, Douai

Les scènes à connotation médiévale présentant des démons infligeant ses tourments à Job, auraient peut-être disparues du registre des peintres, si Rubens ne les avait pas magistralement développées dans le volet gauche d’un triptyque bruxellois de 1613 (triptyque de Job dans la détresse, église St Nicolas à Bruxelles) resté célèbre malgré sa disparition en 1695 suite à un incendie provoqué par les bombardements de la ville pendant la guerre menée par Louis XIV. Grâce aux copies qui en ont été faites, on connaît assez fidèlement, de ce triptyque, le panneau central, représentant Job entre sa femme et ses trois amis, et le volet de gauche, représentant justement Job tourmenté par les démons.

Lucas Vorsterman (d'après), Job tourmenté par les démons, gravure 38,8x26,1 cm, remise dans le bon sens (la 1ere gravure de Vorsterman est inversée par rapport au tableau de Rubens) ; d'après le panneau de gauche du triptyque de la détresse de Job, de Rubens
Atelier de Rubens, Job sur son tas de fumier, dessin 44,5x36,5 cm (inspiré du panneau central du triptyque de la détresse de Job, de Rubens), vente Christie's Londres juin 2010
Par contre le volet de droite, qui montrait le messager apportant la nouvelle des catastrophes ayant frappé sa famille et ses biens, et la scène volets fermés, représentant Job rétabli dans sa nouvelle prospérité, ne sont connus que par une mention écrite très sommaire de François Jean Joseph Mols (seconde moitié du XVIIIe s.) qui l’avait lui-même recopié d’un certain Smeyers, à partir d’un catalogue de 1640, année de la mort du peintre.

Mols écrit: « 1613 - Le fameux tableau de St Job sur le fumier dans l’église de St Nicolas de la même ville. Ce tableau, qui était compté pour un des chefs d’œuvre de Rubens, vengea celui-ci des critiques de sa Ste Anne. Il estoit en volets, le grand tableau représentoit ce St patriarche assi sur le fumier élevant une main vers le ciel, & s’ôtant de l’autre le pus qui sortoit de ses plaies avec un morceau de pot cassé, d’un côté sa femme le provoquoit & de l’autre ses amis qui tachoient de le consoler. Sur l’un des volets on voioit un mesager qui en grande hâte (wiping the sweat from his brow) vennoit anoncer à Job la destruction de ses biens, & sur l’autre on voioit Job livré à Satan qui le tourmentoit d’une étrange façon. Quand ces volets étoient fermés, on voioit Job rétabli dans ses biens. Il étoit comme sur un perron, au bas duquel, d’un côté, on lui présentoit des fruits, et de l’autre, on lui amenoit plusieurs enfants. Ce tableau seul suffissoit non seulement pour faire taire les critiques de la ville, mais tous ceux qui ailleurs tachoient a déprimer les valeurs suppérieurs de ce grand homme. Il étoit d’une telle force de coloris, d’une si grande expression de caractère que les descendant en parlent encore avec admiration. Il fut fait pour la confrérie des musiciens qui ont ce saint pour leur patron. » (in Corpus Rubenianum, Ludwig Burchard – Part III, The Old Testament, by R-A D’Hulst & M. Vandenven, 1989, Harvey Miller Publihers, p. 173).
Essai de restitution partielle du triptyque détruit de la détresse de Job, par Rubens (église St Nicolas, Bruxelles, détruit en 1695)
La scénographie générale du panneau de gauche est inspirée du martyre de St Laurent de Titien (1567), dont il s’est servi aussi pour son propre tableau représentant le supplice de St Laurent.

Dans son Job tourmenté par les démons, le visage et le corps de Job sont issus d’un dessin d’étude de personnage fait d’après nature (aujourd’hui conservé au National museum de Stockholm) :
Rubens, Homme nu penché en arrière, étude pour Job, craie noire, craie blanche, gouache, 57x44cm, Nationalmuseum, Stockholm
Les attitudes de deux des démons sont, selon R-A D’Hulst & M. Vandenven, également inspirées de dessins de personnages fait par Rubens d’après nature. Par contre les visages des diables sont imaginés dans l’esprit médiéval et rappellent les faces grimaçants des gargouilles. Ce que l’on aperçoit des membres postérieurs des deux principaux démons, qui agrippent Job, fait penser à un mixte entre des pattes de lion et des pattes de chèvre …

Ce panneau de Rubens a visiblement marqué les esprits, et on retrouvera des compositions qui s’en inspirent durant tout le XVIIe siècle. En voici quelques exemples, pris tant dans les peintures que dans les gravures illustrant l’histoire de Job.

Le prophète Saint-Job, gravure anonyme de 1641, Musée de Louvain
-    1/ Gravure anonyme (vers 1640) reproduisant un tableau disparu qui se situait dans une église de Wezemaal (Belgique) ; nettement inspirée du triptyque de Rubens de Bruxelles pour les démons et Job, à cela près qu’apparaît au premier plan un démon à pattes de satyre. Par ailleurs, la femme de Job est issue directement d’un dessin de Rubens (anciennement dans la collection C. Fairfax Murray), lui-même réinterprété d’une gravure de Tobias Stimmer de 1576 illustrant une bible (voir images ci-après).
À gauche dessin de Rubens (détail) pour la femme de Job (ancienmt collection Fairfax Murray), à droite gravure de la bible de Stimmer, qui a inspiré Rubens
Un tableau analogue à la gravure anonyme se trouvait au musée de Louvain (illustration ci-après), tous deux copiant certainement le tableau disparu de Wezemaal, qui était peut-être de la main de Rubens.
Anonyme seconde moitié du XVIIe s., Job tourmenté par les démons et moqué par sa femme, hst 118x205cm, Musée de Louvain


Michel Lasne, illustration du "livre de Job paraphrasé", 1641, gravure
-    2/ Illustration du graveur français Michel Lasne (ancien élève de Rubens), faite pour « Le livre de Job paraphrasé », par l’abbé Nicolas Guillebert (1641). La mise en scène générale rappelle celle de Rubens ; le démon du premier plan a des pattes de satyre (on sait que beaucoup de représentations chrétiennes ont donné au diable l’image antique du dieu Pan) ; il est directement inspiré de la gravure anonyme précédente. Lasne ajoute un peu de pittoresque en dessinant un diable volant pourvu de seins et d’un arrière-train de serpent, probablement inspiré d’une illustration de la lèpre reprenant l’image d’un Job tourmenté, dans un livre de médecine de la première moitié du XVIe s. (Le "Feldtbuch der Wundartzney" de Hans von Gersdorff, 1517).
Job tourmenté par le démon et moqué par sa femme, gravure anonyme, 1517, in Feldtbuch der Wundartzney, Hans von Gersdorff


Anonyme, Job tourmenté par le diable, panneau de polyptyque, 152x63cm, abbaye d'Averbode, XVIIe s.
-    3/ Panneau d’un polyptyque de l’abbaye d’Averbode, montrant Job tenu d’une main par un démon qui brandit un serpent dans son autre main ; ce démon est directement inspiré de celui qui tient la tête de Job dans triptyque perdu de Rubens (voir plus haut la gravure de Lucas Vorsterman).


Anonyme, Job tourmenté par les démons, nommé à tort "Satyres poursuivant le temps", huile sur bois, 50x30cm, vente Tajan mars 2017
-    4/ Petit panneau d’esquisse, anonyme XVIIe s., montrant Job harcelé par deux démons. Celui du premier plan à gauche rappelle les diables aux pieds de satyres des gravures 1/ et 2/… Mais il a perdu ses ailes, et ressemble tellement à un satyre que l’expert de vente, sans doute distrait ce jour-là, a nommé la peinture « Satyres poursuivant le temps » (sic) ! Le second démon, ainsi que le personnage de Job, rappellent fortement ceux du panneau de l’abbaye d’Averbode (3/ ).


Andrea Sacchi, Job tourmenté par le diable, collection Coldiretti, Palazzo Palavicini-Rospigliosi, Rome
-    5/ Tableau d’Andrea Sacchi, peintre romain, dans les collections du Palais Pallavicini Rospigliosi (Rome), montrant Job tourmenté par un démon. La composition rappelle  celle du panneau d’Averbode (3/) ; toutefois l’attitude de Job est plutôt proche de celle d’un tableau d’Antoon van den Heuvel (1600-1677) représentant Job entre sa femme et ses amis (ci-après, très inspiré du panneau central du triptyque perdu de Rubens). Van den Heuvel, peintre de Gand, a travaillé à Rome où il a pu rencontrer Sacchi, son exact contemporain.
Anton van den Heuvel, Job sur son tas de fumier invectivé par sa femme, 275x200cm, église Saint-Job, Belsele, Belgique


Francesco Rosa, Job moqué par sa femme, hst 214,5 x 146cm, vente Dorotheum octobre 2012
-    6/ Tableau de Francesco Rosa (peintre génois ayant aussi travaillé à Venise, 1635 ?- 1710 ?) représentant Job raillé par sa femme ; Satan apparaît dans l’ombre derrière lui, mais davantage comme l’orchestrateur de sa déchéance que comme son tortionnaire. La composition générale reste inspirée de celle de Rubens.

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Pour finir, laissons Rubens et son influence, et tournons nous vers une étrange figure du romantisme du début du XIXe siècle, qui renouvelle totalement l’iconographie de Job ; il s’agit du peintre et poète William Blake. Son « Job » est un poème illustré de vingt-deux planches, publié en 1826, soit un an avant sa mort. Son style est si personnel qu’il ne peut être rapproché d’aucun antécédent, même si lui se réclamait de Giulio Romano, Raphaël, et Miche-Ange. On pourra trouver sur Internet l’intégralité des illustrations du poème. Pour ma part, je m’en tiens à l’image qui montre Job tourmenté par Satan :
William Blake, Satan déversant des boutons sur tout le corps de Job, gouache 1826-27, illustration de Job - 2, 7.

Chez Blake, c’est clairement Satan qui est le personnage principal ; un Satan rayonnant, nu, jeune et beau, libéré de tous les attributs maléfiques et monstrueux hérités du Moyen-âge. Même les ailes de chauve-souris, indispensables pour le reconnaître, sont ici converties en une sorte de cape théâtrale. Blake, qui toute sa vie a été pauvre et non reconnu, identifiait, semble-t-il, son destin à celui de Job… C’est peut-être le lot de tous ceux qui tirent le diable par la queue, et ne récoltent au bout du compte que des plaies, à l’image de Job l'infortuné !