Ambrosius Benson, détail du panneau central du triptyque de la bataille de Clavijo, circa 1520, musée Mayer van den Bergh, Anvers |
Aux onzième et douzième siècles, sur fond de razzias normandes sur les côtes et le long des fleuves, de croisades au Moyen-Orient, et de reconquête en Espagne, se créent à travers l’Europe chrétienne différents ordres de moines chevaliers, ou moines-soldats. Bernard de Clairvaux disait d'eux : « Il est aussi singulier qu'étonnant de voir comment ils savent se montrer en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu'on ne sait s'il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu'on ne trouve pas d'autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là, puisqu'ils savent allier ensemble la douceur des uns à la valeur des autres » (De Laude novae militiae).
Les premiers sont les chevaliers de Saint Pierre, créés en 1053 par Léon IX pour lutter contre les Normands en Italie. Puis viennent les chevaliers du Saint Sépulcre de Jérusalem (1099), les chevaliers dits Hospitaliers (ordre de St Jean de Jérusalem, 1113), les chevaliers du Temple (1120), les chevaliers teutoniques (1197), et enfin les chevaliers espagnols de Saint Jacques-de-l’Épée (ordre de Santiago, ainsi dénommé en 1161, et confirmé par Innocent III en 1200).
C’est ce dernier ordre qui nous intéressera ici, dans la mesure où il est à l’origine de l'iconographie nouvelle liée à la figure de Saint Jacques le Majeur, choisi comme patron de cet ordre guerrier, et qui sera volontiers qualifié de Saint Jacques Matamore (c’est-à-dire « tueur de Maures »).
Dans la mythologie chrétienne, les deux figures belliqueuses traditionnelles sont l’archange Saint Michel, qui tient l’épée et terrasse Lucifer, chef des anges rebelles, et Saint Georges (Georges de lydda, IVe siècle), qui vainquit de sa lance le terrible dragon qui ravageait la région de Lydda (Judée) et devait dévorer la fille du roi… Saint Georges est d’ailleurs devenu naturellement le patron de l’ordre du Temple et de l’ordre Teutonique, comme de la plupart des ordres guerriers non religieux qui ont pu être créés par la suite.
L’originalité des chevaliers de Saint-Jacques-de-l’Épée est d’avoir choisi comme figure princeps non l'archange où le héros militaire, mais un apôtre du Christ, fils de pêcheur, et prêcheur pacifique.
Ce choix a bien sûr été dicté par l’importance que Saint Jacques le Majeur revêtait alors pour l’Espagne : ses ossements étaient censés avoir été transportés à l’endroit où se trouve St-Jacques-de-Compostelle, et redécouverts miraculeusement au IXe siècle par l’ermite Pelayo. Mais dès la fin du VIIIe siècle, le moine Beatus Liebana désignait déjà le saint apôtre comme « chef resplendissant de l'Espagne, notre protecteur et patron de notre pays ».
Notons que quelques traits spécifiques de la légende de Jacques le Majeur ont facilité le glissement vers une icône militaire.
- D’abord il se rapproche de Saint Georges : premièrement par le supplice qui lui est appliqué, car tous deux furent décapités par l’épée ; deuxièmement par une analogie de leur épopée mythique: Saint Georges, monté sur un cheval blanc, avait tué le dragon pour sauver la fille du roi, et pareillement, Saint Jacques, en apparition miraculeuse montée sur un cheval blanc, avait permis à Ramire Ier de remporter sur les Sarrasins la bataille de Clavijo (844), et de libérer ainsi cent jeunes filles vierges promises comme tribut au harem de l’émir de Cordoue Abd al-Rahman II.
- Ensuite, les évangiles rapportent que Jésus appelait les deux fils de Zébédée (Jacques et Jean) les « fils du tonnerre », parce qu’ils étaient prompts à s’emporter et avaient le verbe haut ; on découvre cette "agressivité" notamment dans Luc, 9, 51 à 56 : « Lorsque le temps où il devait être enlevé du monde approcha, Jésus prit la résolution de se rendre à Jérusalem. Il envoya devant lui des messagers, qui se mirent en route et entrèrent dans un bourg des Samaritains, pour lui préparer un logement. Mais on ne le reçut pas, parce qu'il se dirigeait sur Jérusalem. Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent : Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume? Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant: Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l'homme est venu, non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver. Et ils allèrent dans un autre bourg. »
Comme « Saint Georges terrassant le dragon », « Saint Jacques Matamore à la bataille de Clavijo » est devenu un thème courant de la peinture occidentale, et pas uniquement en Espagne : L’une des premières représentations connues est une fresque de l’église bolognaise San Giacomo ; attribuée au pseudo Jacopino, elle date des années 1315-1320, et est conservée à la Pinacothèque de Bologne. L’image du saint sur son destrier n’est pas encore connotée des signes guerriers : il est en toge, auréolé, et dépourvu de toute arme.
Les premiers sont les chevaliers de Saint Pierre, créés en 1053 par Léon IX pour lutter contre les Normands en Italie. Puis viennent les chevaliers du Saint Sépulcre de Jérusalem (1099), les chevaliers dits Hospitaliers (ordre de St Jean de Jérusalem, 1113), les chevaliers du Temple (1120), les chevaliers teutoniques (1197), et enfin les chevaliers espagnols de Saint Jacques-de-l’Épée (ordre de Santiago, ainsi dénommé en 1161, et confirmé par Innocent III en 1200).
C’est ce dernier ordre qui nous intéressera ici, dans la mesure où il est à l’origine de l'iconographie nouvelle liée à la figure de Saint Jacques le Majeur, choisi comme patron de cet ordre guerrier, et qui sera volontiers qualifié de Saint Jacques Matamore (c’est-à-dire « tueur de Maures »).
Dans la mythologie chrétienne, les deux figures belliqueuses traditionnelles sont l’archange Saint Michel, qui tient l’épée et terrasse Lucifer, chef des anges rebelles, et Saint Georges (Georges de lydda, IVe siècle), qui vainquit de sa lance le terrible dragon qui ravageait la région de Lydda (Judée) et devait dévorer la fille du roi… Saint Georges est d’ailleurs devenu naturellement le patron de l’ordre du Temple et de l’ordre Teutonique, comme de la plupart des ordres guerriers non religieux qui ont pu être créés par la suite.
L’originalité des chevaliers de Saint-Jacques-de-l’Épée est d’avoir choisi comme figure princeps non l'archange où le héros militaire, mais un apôtre du Christ, fils de pêcheur, et prêcheur pacifique.
Ce choix a bien sûr été dicté par l’importance que Saint Jacques le Majeur revêtait alors pour l’Espagne : ses ossements étaient censés avoir été transportés à l’endroit où se trouve St-Jacques-de-Compostelle, et redécouverts miraculeusement au IXe siècle par l’ermite Pelayo. Mais dès la fin du VIIIe siècle, le moine Beatus Liebana désignait déjà le saint apôtre comme « chef resplendissant de l'Espagne, notre protecteur et patron de notre pays ».
Notons que quelques traits spécifiques de la légende de Jacques le Majeur ont facilité le glissement vers une icône militaire.
- D’abord il se rapproche de Saint Georges : premièrement par le supplice qui lui est appliqué, car tous deux furent décapités par l’épée ; deuxièmement par une analogie de leur épopée mythique: Saint Georges, monté sur un cheval blanc, avait tué le dragon pour sauver la fille du roi, et pareillement, Saint Jacques, en apparition miraculeuse montée sur un cheval blanc, avait permis à Ramire Ier de remporter sur les Sarrasins la bataille de Clavijo (844), et de libérer ainsi cent jeunes filles vierges promises comme tribut au harem de l’émir de Cordoue Abd al-Rahman II.
- Ensuite, les évangiles rapportent que Jésus appelait les deux fils de Zébédée (Jacques et Jean) les « fils du tonnerre », parce qu’ils étaient prompts à s’emporter et avaient le verbe haut ; on découvre cette "agressivité" notamment dans Luc, 9, 51 à 56 : « Lorsque le temps où il devait être enlevé du monde approcha, Jésus prit la résolution de se rendre à Jérusalem. Il envoya devant lui des messagers, qui se mirent en route et entrèrent dans un bourg des Samaritains, pour lui préparer un logement. Mais on ne le reçut pas, parce qu'il se dirigeait sur Jérusalem. Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent : Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume? Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant: Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l'homme est venu, non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver. Et ils allèrent dans un autre bourg. »
Comme « Saint Georges terrassant le dragon », « Saint Jacques Matamore à la bataille de Clavijo » est devenu un thème courant de la peinture occidentale, et pas uniquement en Espagne : L’une des premières représentations connues est une fresque de l’église bolognaise San Giacomo ; attribuée au pseudo Jacopino, elle date des années 1315-1320, et est conservée à la Pinacothèque de Bologne. L’image du saint sur son destrier n’est pas encore connotée des signes guerriers : il est en toge, auréolé, et dépourvu de toute arme.
Attribué au pseudo Jacopino, St Jacques à la bataille de Clavijo, vers 1315-1320, Pinacothèque de Bologne |
Les représentations picturales de Saint Jacques Matamore vont se multiplier dès la fin du XVe siècle, et la caractérisation militaire va devenir la règle. L’image la plus célèbre, qui a sans doute diffusé cette nouvelle scénographie, est une gravure de Martin Schongauer, exécutée vers 1475-1480 ; la violence du combat est affirmée, avec plusieurs cadavres en bas au premier plan ; Saint Jacques est toujours en toge, mais il a troqué son auréole pour le célèbre chapeau de pèlerin où figure la coquille, et surtout il brandit une épée.
Martin Schongauer, Saint Jacques à la bataille de Clavijo, gravure vers 1470-80 |
Sur un retable datant de la fin du XVe siècle d’une chapelle du château de l’Alcazar à Ségovie, Saint Jacques figure avec la même gestuelle, mais est représenté d’une façon simplifiée : on est dans un registre où le contexte de la bataille n’est plus l’essentiel de la composition comme chez Schongauer, mais simplement évoqué de façon allusive ; ici par quatre têtes de sarrasins coupées sur le sol. Autre différence : la toge de l’apôtre a maintenant été remplacée par une armure arborant la croix rouge en forme de glaive, symbole des chevaliers de l’ordre de Santiago.
Anonyme fin XVe siècle, St Jacques tueur de Maures, château de l'Alcazar, Ségovie |
On peut citer trois autres tableaux, du début du XVI siècle, qui présentent les mêmes caractéristiques, mais avec un traitement pictural beaucoup plus élaboré. Le premier est au Portugal et attribué au maître de Lourinha; le deuxième, attribué à Sodoma, est une fresque de l’église San Spirito de Sienne, dans la chapelle des Espagnols; et le troisième est d'un maître valencien (entourage de Hernando de los Llanos):
Attribué au Maître de Lourinha, Saint Jacques combattant les infidèles, vers 1510-1530, Museu Nacional de Arte Antigua, Portugal |
Giovanni Antonio Bazzi, dit Il Sodoma, Saint Jacque Matamore, chapelle des Espagnols, église San Spirito, Sienne |
Examinons maintenant quelques tableaux qui, comme la gravure de Schongauer, mettent en scène Saint Jacques au milieu d’une bataille.
D’abord un tableau de l’Italien Paolo da San Leocadio, vers 1515, dans l’église San Giacomo de Villa Real près de Valencia ; haut en couleurs, il s’inspire très librement de la gravure de Schongauer ; Saint Jacques n’a pas d’armure et est coiffé de son traditionnel chapeau de pèlerin à coquille, le reliant symboliquement au pèlerinage de St-Jacques-de-Compostelle. L’artiste se rappelle sans doute aussi les représentations de Saint Georges sur son cheval blanc affrontant le dragon avec une lance, car plutôt qu’une épée, il place dans la main de Saint Jacques ce qui fait penser à une lance, mais qui est en réalité un bourdon de pèlerin.
Paolo da San Leocadio, Saint Jacques à la bataille de Clavijo, vers 1515, eglise San Giacomo, Villa Real |
Un élément nouveau est introduit sur un très beau triptyque datant des années 1520, dû à Ambrosius Benson (élève de Gérard David), actuellement au musée Mayer van den Bergh d’Anvers (voir détail en tête d'article) : Saint Jacques lève une épée de la main droite et porte dans la main gauche un étendard rouge montrant un blason. Son cheval est revêtu d’un caparaçon également rouge, orné des mêmes blasons faits de croix ancrées cantonnées de quatre coquilles, inspirés certainement des armoiries du Royaume de Jérusalem (croix potencée d'or, cantonnée de quatre croisettes du même).
Ambrosius Benson, triptyque de la bataille de Clavijo, circa 1520, musée Mayer van den Bergh, Anvers |
On retrouve dans plusieurs tableaux flamands de la première moitié du XVIe siècle cette croix sur le caparaçon du cheval ou sur l’étendard, choisie pour caractériser Saint Jacques de préférence à la croix des chevaliers de l’ordre de Santiago, qui semble plutôt associée aux représentations dans lesquelles le saint porte une armure de chevalier. Pour exemple ce tableau, attribué à l’entourage de Juan de Flandres, certainement inspiré du triptyque de Benson :
Vers les années 1570-1580, une gravure exécutée par Pieter Balten (mais dont le dessin n'est pas de lui; peut-être de Stradanus ou du jeune Antonio Tempesta ? - j'invite d'ailleurs le lecteur spécialisé à me communiquer toute information permettant d'attribuer cette composition), va diffuser un modèle de scénographie de la bataille de Clavijo qui sera repris par beaucoup de peintres flamands.
Pieter Baltens (graveur), Saint Jacques patron de l'Espagne ( bataille de Clavijo, exemplaire du British Museum |
Cette gravure, dont je ne connais qu’un exemplaire dans les collections
du British Museum, est un peu oubliée aujourd’hui, mais a certainement
beaucoup circulé en Flandre. Voici pour preuve trois tableaux flamands anonymes sur cuivre du début du XVIIe siècle qui reprennent plus ou moins fidèlement tout ou partie de la gravure :
Les deux premiers ont été attribués, à tort, à l’anversois Pauwel Casteels, parce que, spécialiste des grands affrontements guerriers, il a lui aussi donné une bataille de Clavijo (vente Tajan, 2012) qui s’inspire visiblement de la gravure de P. Balten; mais elle s’en distingue cependant par un trait spécifique à ses compositions : l’envergure donnée au paysage, accentuant le grouillement des combattants et rendant plus discrète l’expression des acteurs principaux des scènes représentées.
Pauwel Casteels, la bataille de Clavijo, huile sur toile, 60x98cm |