présentation des peintures synchronistiques

mercredi, août 26, 2015

La Vocation des fils de Zébédée ; à propos d’une gravure anonyme du début du XVIIIe siècle



La Vocation des fils de Zébédée, gravure anonyme du début du XVIIIe siècle, sur papier largeur 56,5cm hauteur 40cm (sans le cartouche)
Les évangiles de Marc (I, 19-20) et Matthieu (IV, 21-22), racontent comment Jésus a appelé ses premiers apôtres parmi les pêcheurs du lac de Tibériade (nommé aussi mer de Galilée, ou de Génésareth). Il y eut d’abord Simon-Pierre et André, puis Jean et Jacques, les fils de Zébédée. D’autres séquences des évangiles  mettent aussi en scène Jésus et les pêcheurs du lac de Tibériade : la plus célèbre est la pêche miraculeuse ; mais il y en a en fait deux (Luc V, 1-11, et Jean XXI, 1-14) ; selon Luc, un jour où Jésus est monté dans la barque avec les pêcheurs pour dispenser son enseignement aux foules sur le rivage, il termine la journée en leur ordonnant d’aller au large et de lancer le filet : s’ensuit une pêche miraculeuse. Dans l’évangile de Jean, c’est le Christ ressuscité, qui, sans se faire reconnaître par ses anciens disciples retournés à leur activité de pêcheurs, leur indique, après une journée sans aucune prise, où lancer le filet : ils font alors la pêche miraculeuse et reconnaissent Jésus. Une autre séquence célèbre relate l’incroyable histoire du Christ qui marche sur l’eau, et de Pierre qui, tentant de l’imiter, manque de se noyer, Jésus lui tendant alors la main pour le repêcher (Matth. XIV, 22-33 ; Marc VI, 45-52 ; Jean VI, 16-21). Enfin la dernière séquence, moins connue, est celle dans laquelle Jésus calme une forte tempête qui risquait de faire chavirer la frêle embarcation de ses amis pêcheurs (Matth. VIII, 23-27).

Les peintres ont représenté chacune de ces séquences, le Moyen Âge donnant une nette préférence à la pêche miraculeuse et à la mésaventure de Pierre, qui sont souvent groupées dans une même représentation. La Renaissance et le dix-septième siècle marquent plutôt un regain d’intérêt pour les vocations des apôtres. Cependant la vocation des fils de Zébédée reste un sujet relativement peu traité par les artistes.

La gravure présentée ici prend quelques libertés par rapport au texte des évangiles de Marc et de Matthieu : elle nous montre en effet le Christ, suivi des apôtres Pierre et André, qui ne sont déjà plus habillés en pêcheurs, alors que selon les évangiles ils viennent juste de quitter leur barque. Jean est agenouillé devant Jésus, et Jacques sort de la barque en s’inclinant devant lui. Selon le texte, leur père Zébédée est resté dans la barque à réparer les filets, tandis qu’il est ici sur la berge où il apporte à deux femmes un panier rempli de poissons. On voit aussi, derrière, une seconde barque dans laquelle les pêcheurs ne réparent pas les filets, mais les remontent de l’eau, apparemment chargés de poisson, si l’on en croit l’effort que semble faire l’homme situé à gauche. Il s’agit donc là d’allusions directes à la pêche miraculeuse racontée par Luc (c’est lui qui parle d’une seconde barque venue en renfort pour remonter le poisson). On voit donc que même si l’image ne regroupe plus comme au Moyen Âge plusieurs fois les mêmes personnages dans des épisodes séparés (comme dans la pêche miraculeuse de Konrad Witz - voir ci-dessous, où St Pierre apparaît dans la barque et hors de la barque), il reste le désir de synthétiser en une seule scène des éléments issus de plusieurs récits.

Konrad Witz, La Pêche miraculeuse, panneau restant du retable de St Pierre, 1444, musée d'art et d'histoire de Genève

Ajoutons que la gravure, pour situer la scène, nous montre aussi en fond une sorte de citadelle, perchée sur une côte escarpée dominant le lac – allusion à la ville de Génésareth – avec une petite tour d’où s’élève de la fumée – probablement un phare, et quelques palmiers tout à fait à droite, pour donner la coloration orientale. Cette représentation dérive certainement d’une gravure très connue de Peter Bruegel l’Ancien représentant une vue de Tivoli (voir image ci-dessous). On voit aussi sur les deux gravures de tous petits personnages en contrebas de la ville.

Peter Bruegel l'Ancien, Vue de Tivoli, gravée par Hieronymus Cock, v. 1553-57, 32,2 x 42,8 cm
Avant d’aller plus avant dans les investigations concernant notre gravure anonyme, voici, pour mémoire, quelques-uns des tableaux les plus marquants représentant la vocation des apôtres pêcheurs (Pierre et André, et Jacques et Jean, les fils de Zébédée):

Giusto de Menabuoi, la vocation de Simon-Pierre et d'André, 1376-78, Fresque du baptistère de la cathédrale de Padoue

Domenico Ghirlandaio, La vocation des premiers apôtres, fresque de la chapelle Sixtine, Rome 1481-82
Raphaël, Pêche miraculeuse (avec vocation de St Pierre et St André), carton de tapisserie, 500x350cm, 1515, Victoria and Albert Museum, Londres
Marco Basaiti,  "La Vocation des fils de Zébédée” 1510, Huile sur bois, H. 2,86; L. 2,68, Gallerie dell' Accademia, Venise
Henri Met de Bles, Vocation de St Pierre, hst 77,5x97,5cm, Museo Nacional deBellas Artes, Buenos Aires
Giogio Vasari, La Vocation de St Pierre et St André, panneau central de l'autel de l'église della Badia, Arezzo, 1563
Otto van Veen, Vocation de Pierre et André, et Vocation de Jacques et Jean, peintures v. 1594-99, église Saint André, Anvers
Peter Paul Rubens, triptyque de La Pêche miraculeuse, église N.D. de la Dyle, Malines

Michel Desoubleay, La Vocation de St Jacques, couvent San Giacomo di Monselice, Province de Padoue




Federico Barocci, La vocation de St Pierre et St André, dessin préparatoire (Louvre), et peinture hst 321x240 cm, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
Lodovico Cardi (il Cigoli), La troisième apparition du Christ à St Pierre, deux dessins préparatoires et peinture de la Galleria Palatina, Florence
Ottavio Vannini, Vocation de St André et de St Pierre, V. 1663-64, église des SS. Michele et Gaetano, Florence
Giovan Battista Carlone, Vocation de St Pierre, esquisse pour une fresque de l'église San Siro à Gênes, Galleria Nazionale di Palazzo Spinola
Gaspard de Crayer, La pêche miraculeuse, grande toile provenant de l'église St Pierre d'Ostende, palais des Beaux-Arts de Lille
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Revenons maintenant à la gravure objet de cet article ; elle présente une particularité : elle est associée par collage à une partie inférieure, dont il ne subsiste que le haut (partie avec le cartouche). 
Elle a pu être identifiée, grâce aux indications que m’a aimablement données madame Véronique Meyer (Professeur à l’Université de Poitiers, spécialiste des estampes des XVIIe et XVIIIe siècles) : il s’agit de la partie supérieure d’une « thèse à image ». En effet, durant la fin du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle, les publications de thèses doctorales étaient parfois agrémentées d’un frontispice au format in-folio, composé le plus souvent en partie haute d’une gravure assemblée par collage, n’ayant pas forcément de rapport direct avec le sujet de la thèse, mais rattachée à celui-ci par une devise inscrite dans un petit cartouche sous l’image gravée. Le reste de la page in-folio comprenait un grand cadre architecturé, décoré de motifs baroques, dans lequel étaient inscrits le titre, le sujet, et les renseignements de soutenance de la thèse. Huit de ces pages/frontispices sont conservées à la bibliothèque universitaire de médecine (Paris 5). Elles ont été décrites au XIXe siècle par le Dr Edouard Turner (E. Turner, Etudes Historiques, Paris, 1878, p. 135 sq.) et ont été récemment restaurées et numérisées (accessibles sur le site de la bibliothèque universitaire de médecine) ; les huit sont des thèses de chirurgie. En voici une en exemple:

Thèse à image de chirurgie : Jésus guérissant les malades


Notre gravure, représentant la Vocation des fils de Zébédée, est assortie dans le cartouche, de la devise « AUSPICE CHRISTO » (sous la conduite du Christ), devise très générale qui ne permet pas de connaître le sujet de la thèse.
Véronique Meyer m’a indiqué que le cadre architecturé dont il ne subsiste que la partie haute a « servi au moins pour deux exercices  qui ont été soutenus le premier en 1746  à Nîmes et le seconde en 1759  à Poitiers ( V. Meyer « Les thèses des collèges et des universités à Poitiers aux XVII° et XVIII° siècles. Soutenances-édition- illustration, p7-161 / n°27, p. 72,  Revue historique du Centre-Ouest, t.IV-1° semestre 2005,  Usage de l’Image)La gravure nîmoise est ornée également de la Vocation de Saint Jean et Saint Jacques. Malheureusement (comme pour la gravure examinée ici), aucun nom  d’éditeur, de peintre, ou de graveur ne figure (voir : J.F.  Delmas, « Estampes et textes imprimés sur tissus de soie. Catalogue raisonné de thèses et d’exercices publics, XVIIIe et XIXe siècles », Bulletin du bibliophile, 2005, fasc. 1,  n°45)Il est probable que haut et bas proviennent du fonds de  Jean-François  (1661-1738) et  Laurent Cars (1699-1771), graveurs et  éditeurs d’estampes, qui s’étaient fait une spécialisé de ce type de production. La Vocation de Saint Jean et Saint Jacques est mentionnée  dans le catalogue du fonds de Babuty, leur héritier, publié en 1771 (Catalogue des sujets de thèses formant le fonds général de feu M. Cars, graveur. Acquis par Babuty, libraire…, n°31 p. 8). Haut et bas (de la page In-folio) datent vraisemblablement des années 1730. La composition principale a sans doute été peinte par un artiste français de la  fin du XVIIe - début XVIIIe siècle. »

Suite à ces précieuses indications, j’ai tenté de retrouver quel pourrait être l’artiste « inventeur » de cette Vocation de Jacques et Jean. J’ai recherché les peintres de cette période dont on connaît des œuvres représentant le même sujet ou un sujet proche, où chez lesquels on peut découvrir des compositions de même type, afin de déceler d’éventuelles ressemblances. Quelques œuvres des peintres suivants vont donc être examinées :

Jean-Baptiste Jouvenet

Jean-Baptiste Jouvenet, classé second au prix de Rome en 1668 (derrière François Verdier), a réalisé un certain nombre de toiles illustrant le Nouveau Testament, qui ont été reprises par son neveu Jean II Restout, afin d’en faire faire des tapisseries par la manufacture des Gobelins ; parmi elles, regardons la « pêche miraculeuse » (1706, hst 392x664 cm, Louvre):



Des similitudes peuvent apparaître entre notre gravure anonyme et la Pêche miraculeuse de Jouvenet : groupement horizontal des personnages, avec sur la gauche un sous-groupe de pêcheurs accroupis ou assis, comportant des femmes qui trient le poisson ; embarcation peu visible au second plan, avec mêmes emplacement et inclinaison du mât. Mais relevons aussi des différences notables : alors que sur notre gravure la ligne d’horizon est au niveau des yeux des personnages principaux, chez Jouvenet, elle est située au niveau de leur bassin, donnant un effet de contre-plongée qui accentue le lyrisme de la composition, déjà marqué par l’emphase de la gestuelle du Christ. Autre conséquence de ce choix : le paysage de fond disparaît totalement chez Jouvenet, tandis qu’il garde toute son importance dans la gravure anonyme.
Si nous regardons d’autres compositions de Jouvenet, nous découvrons que l’emphase gestuelle et l’effet de contre-plongée y sont très fréquents (par exemple dans La résurrection de Lazare). Ces différences me paraissent exclure l’attribution de la Vocation des fils de Zébédée à Jouvenet. 

Daniel Sarrabat

Daniel Sarrabat, classé premier au prix de Rome de 1688, élève de Bon Boullogne, après deux années passées à l’Académie de Rome, s’est installé à Lyon ; il a peint beaucoup de tableaux religieux, mais peut-être pas de vocation des apôtres ni de pêche miraculeuse. Il est cependant un possible auteur de notre gravure. En effet si l’on compare par exemple ses Noces de Cana ou sa Résurrection de Lazare (voir ci-dessous) avec la gravure anonyme de la Vocation des fils de Zébédée, on constate, outre le même type de mise en scène linéaire des personnages organisés par groupes se faisant face, des attitudes très proches (points commun entre le Christ et le jeune homme qui lève sont verre dans les Noces de Cana, et le Christ et Saint Jean agenouillé dans la Vocation des fils de Zébédée ; dans la Résurrection de Lazare,  la composition en deux groupes, avec celui de gauche aux attitudes plus mouvementées, n’est pas sans rappeler celle de notre gravure).



Michel II Corneille

Michel II Corneille, s’est rendu aussi quelques années en Italie pour parfaire sa formation ; il fut reçu en 1663 à l’Académie royale grâce à une « Vocation des Apôtres » (hst 74x60cm, voir ci-dessous), aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Rennes :


On note quelques affinités avec notre gravure, bien que les apôtres appelés par Jésus soient ici Pierre et André. Comme sur la gravure, l’index du Christ est pointé vers les apôtres dont l’un est agenouillé et l’autre en train de descendre de la barque, avec une gestuelle des mains qui indique le respect et la déférence (main gauche et main droite sont cependant inversées par rapport à la gravure). Un autre disciple suit Jésus (il y en a deux sur la gravure – André et Pierre, justement). Un rameur se trouve dans la barque et tourne le dos au spectateur ; il est aussi présent sur la gravure, mais de face, et dans une autre barque. Dans les deux cas il y a une colline au fond à droite, mais sur le tableau de Corneille, la ville est en bas, près du rivage. Le décor de premier plan est très différent, occupé à droite par des feuillages dans le tableau de Rennes, au gauche par une voile dans la gravure. Ajoutons que le parti scénographique de Michel II Corneille donne davantage d’importance aux figures de premier plan, dont le nombre est réduit à cinq. Cette focalisation de l’attention sur les personnages principaux est dans la tradition d’autres peintres maniéristes et post-caravagesques qui ont aussi représenté une Vocation des Apôtres, comme Lodovico Cigoli,  Michel Desoubleay, Biagio Manzoni, Ottavio Vannini, Federico Barocci, Otto van Veen, ou Gaspard de Crayer (voir images plus haut) ; dans la querelle des rubénistes et des poussinistes, ils sont été plutôt rubénistes. En cela l’esprit de notre gravure anonyme est plus classique, donc nettement plus poussiniste, ce qui est un sérieux handicap pour une attribution possible à Michel II Corneille.



Antoine Bouzonnet-Stella et Arnould de Vuez


Les critiques attribuent à Antoine Bouzonnet-Stella (neveu de Jacques Stella) une petite Vocation des fils des Zébédée (hst 106x84 cm) qui se trouve dans la cathédrale St Louis de Blois, et qui semble être la copie (ou l’esquisse) d’une grande toile (hst 310 x 252 cm) de la National Gallery de Dublin, attribuée elle à Arnould de Vuez (voir images ci-dessous). Ces deux toiles, dont la grande était autrefois donnée à Bon Boullogne, sont-elles de la même main ? Quoi qu’il en soit elles présentent beaucoup de points communs avec notre gravure : ligne d’horizon au niveau des yeux, ressemblance de la ville lointaine perchée à droite sur une colline escarpée surplombant la mer, deux minuscules personnages visibles sur la colline ; position, gestuelle, et physique comparables des personnages principaux. Cependant le choix scénographique est assez maniériste ; il rejoint celui de Michel II Corneille qui se concentre sur les figures de premier plan, dont le nombre est ici limité aux acteurs principaux (d’un côté, Zébédée assis dans sa barque et ses deux fils, de l’autre Jésus suivi de Pierre et André). Ce n’est pas le cas de la plupart des compositions d’Antoine Bouzonnet-Stella, davantage classiques et proches des compositions équilibrées de Poussin, comme Le Frappement du rocher, du musée de Grenoble (peut-être faut-il alors préférer l’attribution de la composition des deux tableaux à Arnould de Vuez : il est en effet connu pour combiner dans ses œuvres les leçons du classicisme de Le Brun avec l’influence rubénienne).

Antoine Bouzonnet-Stella, Vocation des fils de Zébédée,  hst, cathédrale St Louis, Blois

Attribué à Arnould de Vuez, Vocation des fils de Zébédée,  hst 310 x 252 cm,  National Gallery de Dublin

 

 

Adrien Manglard

Adrien Manglard appartient à la génération qui suit celle des autres peintres examinés ; il est de trente à quarante ans plus jeune qu’eux. Il a peint une Vocation des Apôtres (1735, hst, 60 x 85 cm, voir ci-dessous) qui se trouve à l’Accademia di San Luca, à Rome. Bien qu’il soit encore dans le créneau des dates possibles pour être l’inventeur de notre gravure anonyme, je ne crois pas un instant qu’il le soit. Cependant j’ai souhaité tout de même faire quelques constats instructifs en observant son tableau, et en le comparant à la gravure. 

Adrien Manglard,  Vocation des Apôtres, 1735, hst, 60 x 85 cm, Accademia di San Luca, Rome
Manglard isole le Christ sur la berge, face aux pêcheurs, qui sont quatre dans la première barque et deux dans la seconde. On peut relever une ressemblance de gestes entre les Christ des deux œuvres, ainsi qu’entre les paires d’apôtres qui viennent vers lui ; le rameur et le mât incliné de la barque offrent aussi quelques similarités. Mais exception faite de ces petites ressemblances, la grande nouveauté du tableau de Manglard est son caractère « atmosphérique ». D’abord le ciel occupe une surface importante, et les personnages sont séparés les uns des autres par davantage d’espace que dans les compositions habituelles. On perçoit aussi l’effet du vent sur les vêtements des protagonistes, ainsi que le mouvement des masses nuageuses, dont le dessin est très précis et réaliste. La lumière est changeante : coup de soleil sur le Christ et sur les deux apôtres au premier plan, et ombre portée d’un cumulus, assombrissant les personnages de second plan. Il a intégré les leçons des grands paysagistes néerlandais du XVIIe siècle comme Albert Cuyp, et anticipe le romantisme teinté de néo-classicisme d’un Caspar David Friedrich (par exemple Clair de lune sur la mer, 1822).

François Verdier

François Verdier fut le principal élève et collaborateur de Charles Le Brun ; c’est un dessinateur hors pair, qui a obtenu deux fois le 1er prix de Rome pour ses dessins. Il est aussi graveur, et on lui connaît notamment un dessin de frontispice pour une thèse. Beaucoup de ses crayons et lavis sont conservés au Louvre, d’autres à l’Albertina de Vienne. Une grande partie de ses tableaux sont à Versailles et au Trianon. Je n’ai pour le moment pas trouvé trace dans ses œuvres d’une Vocation des Apôtres ni d’une Pêche miraculeuse. Mais il a produit de nombreux dessins illustrant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, et il est très probable qu’il se soit confronté à un moment ou à un autre au thème des pêcheurs du lac de Tibériade. Ce qui me fait considérer Verdier comme le plus probable inventeur de notre gravure anonyme, c’est le style de ses compositions et les morphologies et attitudes des personnages, en particulier les figures féminines. Je commencerai donc par celles-là, à travers la comparaison des deux femmes de la gravure avec celles des plusieurs tableaux et dessins de Verdier, ci-après :

-    Trois peintures du Trianon représentant « Mercure tuant Argus », « La Naissance d'Adonis », et « Vénus voulant empêcher Adonis d'aller à la chasse » (comparer notamment de détail des deux femmes de droite dans la Naissance d’Adonis avec les deux femmes de la gravure ; et pour les autres tableau voir la récurrence du type de représentation des femmes tournant leur visage vers l’arrière):




-    Dessin d’une scène de sacrifice biblique (14x20 cm passé en vente Piasa 31 mars 2011) ; (comparer la femme de dos avec celle de la gravure, mais aussi l’homme avec le saint Jean agenouillé, et l’ange avec le rameur)



-    Dessin de l’Albertina représentant le Christ prêchant devant la foule (15x26,3cm) (on retrouve la même silhouette pour la femme de dos avec un enfant)


-    Dessin du département des arts graphiques du Louvre, représentant Jésus sur la Croix entouré des saints Madeleine et Jean et la Vierge Marie  (comparer encore la femme agenouillée du dessin de Verdier et celle de notre gravure)



-    Dessin représentant « le Christ guérissant un muet » (passé en vente chez Tajan) ; (voir la femme agenouillée à droite, mais aussi le couple formé par le Christ et le muet qui rappelle le Christ et le Saint Jean de la gravure)


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Passons maintenant à la comparaison des figures masculines dans les œuvres suivantes de François Verdier :

-    Gravure de Poilly sur un dessin de Verdier représentant Hercule (à comparer avec le pêcheur tenant le plateau de poissons sur la gravure anonyme)



-    Peinture de Versailles représentant « La nymphe Io adorée par les Phrygiens sous le nom d'Isis » (comparer le personnage le plus à gauche avec le St Jacques descendant de la barque sur le gravure)


-    La peinture « Mercure tuant Argus » déjà examinée pour les figures féminines – voir plus haut (comparer le Mercure avec le rameur de la gravure)

-    Dessin de l’Albertina représentant « Joseph et ses frères devant le Pharaon » (comparer le quatrième personnage en partant de gauche avec le St Jacques descendant de la barque)



-    Dessin représentant « Le Christ et le centurion de Capharnaüm » (comparer le Christ et le centurion avec le Christ et le St Jean agenouillé de la gravure)


-    Dessin de l’Albertina (14,3x24,5cm) représentant « La croix du Christ apparaissant à une sainte martyre (comparer la sainte avec le saint jean de la gravure)


Enfin on peut aussi comparer la structure générale de la composition de notre gravure avec quelques compositions des dessins de François Verdier :

-    « Le Christ guérissant un muet » dessin déjà examiné (voir plus haut) comporte à gauche une forteresse sur une colline qui rappelle celle de la gravure

-    Dessin du Cummer Museum of Art and Gardens, Jacksonville, Floride, représentant « St Paul prêchant » (l’équilibre de la composition générale du dessin de Verdier  est très proche de celui de notre gravure, notamment pour le rapport entre les groupes de personnages)

-    Dessin d’une série des Travaux et exploits d’Hercule, représentant « Hercule sauvant Hésione d’un monstre marin » (comparer en particulier la ville lointaine et la tour d’où s’échappe une colonne de fumée)


-    Dessin de l’Albertina représentant une « Scène de la vie du Christ » (comparer les citadelles à l’arrière plan)



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Je penche donc pour attribuer la composition de la gravure anonyme de la Vocation des fils de Zébédée à François Verdier. Bien sûr, comme toute attribution, elle peut être démentie (ou confirmée) par de nouveaux éléments. C’est pourquoi, si d’aventure un lecteur de ce blog a connaissance du dessin original – ou de toute autre information concernant la gravure étudiée, je le remercie à l’avance de bien vouloir m’en faire part !

Mise à jour avril 2016 : M. Sylvain K. me signale un tableau attribué à Poussin qui se trouve au musée d'art régional d'Irkoutsk, et qui semble être l'original d'où est tirée notre gravure : il est en effet inversé par rapport à la gravure (il en est souvent ainsi, puisque la gravure inverse le sens du dessin;  ce ne serait pas le cas si le tableau avait été réalisé à partir de la gravure). De plus le cadrage du tableau est légèrement plus vaste dans le ciel, ce qui paraît mieux correspondre à l'expression de la voilure (à droite du tableau).

Nicolas Poussin (attr), L'appel des Apôtres, Musée d'Art Régional d'Irkoutsk

Reste à discuter de l'attribution à Poussin... Ou à Verdier ? 
Le tableau a été offert comme une oeuvre de Poussin, en cadeau de mariage à Platon Petrovitch Sukachev et à son épouse Agrafena Nikanorovna née Trapeznikova (parents du fondateur du musée d'Irkoutsk) vers 1840-50. Mais on n'en sait pas plus... (cf article en Russe de Maria Mozhenkova, chercheur au Museum of Art : http://www.vsp.ru/culture/2010/12/23/507612 ).
Mise à jour décembre 2017: pour plaider en faveur de l'attribution à François Verdier, voir une "entrée à Jerusalem" de ce peintre, conservée au musée des Beaux-Arts, et dont la composition et la palette montrent beaucoup de ressemblances avec le tableau d'Irkoutsk:


François Verdier, L'entrée du Christ à Jérusalem, fin XVIIe s., huile sur toile, 149,5 x 91 cm, musée des Beaux-Arts de Quimper
Mise à jour juin 2019 : ayant obtenu une meilleure photo du tableau d'Irkoutsk aujourd'hui restauré, je pense m'être trop focalisé sur les attitudes particulières de certains personnages : le ciel du tableau est totalement "poussinesque", de même que l'équilibre, la taille, le jeu de couleurs et des éclairages des personnages dans la composition. Il me semble donc que l'attribution à Poussin est non seulement plausible, mais davantage crédible que toutes les autres hypothèses avancées... Jacques Thuillier, qui a établi la liste des œuvres de Nicolas Poussin, n'avait certainement pas connaissance de ce tableau. Sa réalisation pourrait se situer entre 1650 et 1655, par comparaison avec le style et les sujets abordés par le maître dans cette période. Pour ceux qui comprennent le Russe, voici une présentation du tableaux d'Irkoutzk: https://www.youtube.com/watch?v=UBGn87ehMkQ


lundi, août 10, 2015

SORTILÈGE

Gilles Chambon, Sortilège, huile sur toile 50x67cm, 2015
 Les chats sont les vieux compagnons de nos pauvres sorcières, souvent persécutés comme elles pour leur indépendance, leur liberté, et pour le mystère caché au fond de leurs yeux verts. Du temps des pharaons d’Égypte, ils personnifiaient pourtant Bastet, « déesse de la joie du foyer, de la chaleur du soleil et de la maternité », protectrice des femmes et des enfants. La déesse chatte détenait aussi le pouvoir magique qui stimule l’amour et l’« énergie charnelle »… Il n’en fallait sans doute pas plus pour qu’à la fin du Moyen Âge, l’Inquisition catholique y voit la séduction du diable !

Goya est par excellence le peintre des sortilèges. Il aimait les sorcières et leur sabbat, et c’est de sa gravure « Ensayos », de la série de Los Caprichos, que j’ai tiré mes deux minets patibulaires. Le décor mi-figue mi-raisin que j'y ai synchronistiquement associé, dérive lui d’une composition abstraite d’Albert Bitran.

vendredi, juillet 24, 2015

Le festin des dieux


Hendrick van Balen et Jan I Bruegel, Banquet des dieux avec concert de nymphes, huile sur cuivre 47x66cm, 1610-1615,  musée des Beaux-Arts d'Angers

On trouve chez Homère, notamment dans l’Iliade, de nombreuses allusions au banquet des dieux, symbole de la vie heureuse. Les dieux banquettent du lever du soleil à son coucher, et ne quittent le repas qu’occasionnellement, quand ils doivent mener une action précise, notamment liée à leur rôle dans les aventures des humains. Ils viennent aussi volontiers en convives aux festins que leurs offrent les peuples mythiques des Hyperboréens, des Ethiopiens, ou des Phéaciens.
Hésiode rappelle qu’à l'origine, pendant l’âge d’or, les hommes étaient assis au banquet des dieux : «alors, les repas étaient pris en commun, les assemblées étaient communes entre les dieux immortels et les humains.» (Hésiode, fragment LXXXII, in Origène, contre Celse, 4, p. 216)

Le banquet des dieux est un thème mythologique qui prend de l’importance dans la peinture de la Renaissance et en particulier dans le maniérisme nordique. Il symbolise l’abondance et la paix. Mais la représentation d’un banquet de dieux « générique », c’est à dire sans référence à un mythe particulier, reste assez peu fréquent : la plupart du temps, il est associé à un contexte légendaire précis. Ainsi la première représentation picturale renaissante d’un festin des dieux, la célèbre peinture de Giovanni Bellini – terminée par Titien, (1514-1529, Washington, National Gallery, ci-après), est liée à Bacchus et à sa suite, notamment à Priape, dont le tableau relate l’aventure avec la nymphe lotis (les deux personnages à droite) ; il s’inspire explicitement de quelques vers des Fastes d’Ovide (Fastes, I, 393- 440).

Giovanni Bellini, Le festin des dieux, 1514 (terminé par Titien en 1529), huile sur toile, 170x188cm, National Gallery of Art, Washington

Le festin des dieux est donc le plus souvent relié à un épisode tiré de la littérature gréco-latine; les mariages des dieux et des héros semblent les meilleures occasions de représenter le banquet divin ; cela permet au peintre de faire une correspondance métaphorique entre le sujet du tableau et le mariage réel du commanditaire : ainsi sont convoquées les noces de Bacchus et Ariane, de Neptune et Amphitrite, de Pélée et Thétis, de Psyché et Cupidon. 
On trouve aussi une allusion au festin des dieux dans un épisode des Métamorphoses d’Ovide, qui raconte un banquet auquel le Fleuve Achéloüs, en crue, convia Thésée et ses compagnons : il leur proposa de partager sa table en attendant que ses eaux redescendent (Ovide, Métamorphoses, VIII, 547-570). Cette histoire est également très présente dans les banquets représentés par les peintres du Nord.

Peter Paul Rubens, Le banquet d'Acheloüs, huile sur panneau, 108x164cm, vers 1615, Metropolitan Museum of Art, N Y

Mais ce sont les noces de Psyché et Cupidon et celles de Pélée et Thétis qui retiennent le plus souvent les peintres, et qui donnent chacune une connotation iconographique particulière au festin des dieux.

Commençons par Psyché et Cupidon. L’histoire de Psyché est racontée par Apulée (123 – 172 ap. JC ?) dans « L'Ane d'Or » (IV, 28,1 - VI, 24,4) ; il s’agit des tribulations de la princesse Psyché, si belle qu’elle est jalousée par ses deux sœurs, et, plus grave, par Vénus elle-même. Elle ne trouve pas de mari, et l’oracle d’Apollon commande à son père de la livrer à un dragon. Elle en réchappe grâce à Zéphyr, puis découvre l’amour auprès d’un amant mystérieux, qu’elle ne peut voir. Il s’agit de Cupidon, que Vénus avait envoyé pour que la trop belle Psyché s’éprenne du plus méprisable des hommes. Mais le dieu s’est blessé à sa propre flèche, et est tombé fou amoureux de l’exquise mortelle. Les deux amants se retrouvent sans jamais se voir, dans un palais miraculeux. Mais Psyché, qui redoute que son amant ne cache une identité monstrueuse, le contemple dans son sommeil, sur le conseil de ses sœurs, enfreignant ainsi l’interdiction absolue que le dieu d’amour avait faite. Le beau Cupidon se réveille et s’enfuit à tout jamais. La princesse ne se décourage pas pour autant et part à sa recherche, finit par le retrouver, et ils s’aiment à nouveau, et conviennent de se marier. Ces noces donnent lieu à un banquet mémorable réunissant les dieux olympiens (cette histoire, qui a, entre autres, donné naissance au conte de La belle et la bête, vient sans doute à l’origine de vieilles légendes berbères ou orientales qu’Apulée aurait reformatées au goût romain, en les reliant aussi à un contenu symbolique philosophico-religieux – platonisme et culte d’Isis, auquel il était initié).


Raphaël Sanzio et ses élèves, Les noces de Cupidon et Psyché, fresque du plafond de la loggia de Psyché, 1517, villa Farnésine, Rome
C’est Raphaël et ses élèves qui en 1517 donnent ses lettres de noblesse à la légende de Psyché, dans ses célèbres fresques de la loggia qui porte le nom de la princesse, à la Villa Chigi (aujourd’hui appelée Villa Farnésine). Elles relatent « de manière métaphorique l’histoire d’amour du mécène et les obstacles auxquels il dut faire face pour épouser la femme qu’il aimait, Francesca Ordeaschi. Exécutées en vue d’un événement décisif de la vie du banquier, son mariage, ces fresques racontent l’histoire de la jeune mortelle qui osa épouser un dieu – une légende qui se superpose à l’histoire personnelle d’Agostino Chigi et de son épouse » (Cahiers d’études romanes, Agostino Chigi et le mythe de Psyché, Amélie Ferrigno). L’une des deux fresques du plafond représente le banquet des dieux donné pour la noce des époux. On y découvre que Raphaël a suivi de très près le texte d’Apulée :

« Et aussitôt, on sert un magnifique repas de noces. Sur le lit d’honneur était le mari, tenant Psyché embrassée, et, de la même façon, Jupiter avec sa Junon, et, ensuite, par ordre, tous les dieux. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, est présentée à Jupiter par son échanson, le petit paysan, les autres sont servis par Liber ; Vulcain faisait la cuisine. Les Heures mettaient partout l’éclat pourpre des roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre une musique harmonieuse. Apollon chanta en s’accompagnant de la lyre, Vénus, au son d’une belle musique, dansa gracieusement, après s’être constitué un orchestre dans lequel les Muses chantaient en chœur, un Satyre jouait de la double flûte et un Pan du chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa, selon les règles, sous la puissance de l’Amour […] ». Apulée, L’âne d’or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, 2004, p. 151.

Il reprend dans cette fresque une scénographie linéaire en frise, sans paysage d’arrière plan, qui rappelle un peu celle des bas-reliefs des sarcophages romains, mais aussi celle des représentations de la « Dernière Cène » d’Andrea del Castagno (Florence) et de Léonard de Vinci (Milan). Notons qu’à la table, les convives sont par couples : de droite à gauche Cupidon et Psyché, Jupiter et Junon, Neptune et Amphitrite ( ?), Mars et Minerve et tout à gauche, Hercule et sa compagne posthume la déesse Hébé, qui à pour fonction de protéger les jeunes mariés. Debout derrière Hercule, Vulcain, puis Vénus dansant, et enfin Apollon, de dos, jouant de la lyre.

Maître au Dé, Noces de Psyché et Cupidon, gravure, d'après la fresque de Raphaël, vers 1535
Il existe une gravure (ci-dessus) des noces de Psyché et Cupidon due au graveur Italien que l’on nomme le Maître au Dé (1512-1570, fils du célèbre graveur Marcantonio Raimondi) dans laquelle il s’est inspiré librement de la fresque de Raphaël. Il a réinscrit la scène dans le cadre d’un repas de mariage habituel : table dressée avec une nappe, et époux au centre ; pour cela il a transformé le couple Mars-Minerve en couple Cupidon-Psyché ; il n’y a plus alors que huit convives, au lieu de dix sur la fresque. Le décor architectural et la tenture dressée au mur finissent de redonner une dimension plus terrestre à l’événement.
Mais cette estampe mise à part, le Maître au Dé a également gravé toute une série qui reprend l’histoire de Psyché. Elle est issue des dessins du peintre Michiel Coxie (1499-1592), appelé le Raphaël du Nord; celui-ci a également simplifié les dessins des fresques de Raphaël. Pour l’illustration du banquet de noce, il a, lui aussi, supprimé deux convives (et fait disparaître les deux serviteurs), mais il a laissé les époux sur le côté et gardé le décor de nuages. De cette série de gravures, on a tiré aussi des cartons pour les vitraux de Psyché du château d’Écouen, réalisés en 1542-1544, et conservés aujourd’hui au musée Condé, à Chantilly.

Maître au Dé, Mariage de Psyché et Cupidon, gravure sur un dessin de Michiel Coxie d'après Raphaël
Mariage de Psyché et Cupidon, Vitrail du chateau d'Ecouen, sur un carton de Michiel Coxie d'après Raphaël, actuellement au musée de Chantilly

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Giulio Romano, Fresques de la chambre de Psyché, palais du Té, Mantoue, 1526-1528
Entre 1526 et 1528, Giulio Romano, qui fut élève de Raphaël, réalisa au palais du Té à Mantoue une série de fresques pour la chambre dite de Psyché. Il s’agit de la plus fastueuse salle du palais, dédiée aux hôtes les plus distingués pour les banquets et les dîners. C’est là qu’en 1530 un banquet fut offert à Charles Quint lors de sa première visite à Mantoue et au cours de laquelle il éleva Federico Gonzaga au rang de duc. « La salle doit son nom aux aventures de Cupidon et de Psyché, peintes sur la voûte et les lunettes. Les vingt-deux étapes sont tirées des Métamorphoses d’Apulée. C’est donc un immense tribut au plus puissant des dieux, Amour, auquel même Jupiter ne peut échapper. Les murs, quant à eux, abritent de nombreuses scènes amoureuses, contrariées, illégales, tragiques… entre dieux et mortels (Venus et Adonis, Bacchus et Ariane), entre dieux et Déesses (Mars et Venus, Acis et Galatée) ou entre humains et animaux (Pasiphae et le taureau) » [ http://www.natureetvoyages.com/italie-mantoue-a-la-cour-des-gonzague/].
Giulio Romano, Les noces de Psyché et Cupidon, fresques des murs Nord et Est, palais du Té, Mantoue, 1526-1528

Les noces d’Amour et Psyché se développent sur les murs Nord et Est de la salle. Le parti scénographique est très différent de celui de Raphaël : la scène qui se déroule dans un vaste paysage, est totalement diffractée ; le panneau Est est centré sur la nappe blanche du banquet, mais la table, sur laquelle s’appuie le dieu Pan, est entourée de nymphes et de satyres qui commencent seulement à dresser le couvert en attendant les convives, sous le regard de Mercure, à droite. 

Giulio Romano, Les noces de Psyché et Cupidon, fresques du mur Est, palais du Té, Mantoue, 1526-1528
La vaisselle et les cratères se trouvent encore sur un buffet où se font les préparatifs, au centre du panneau du mur Nord, sous le contrôle de Bacchus et de sa suite, dans laquelle on voit le gros Silène et son âne, deux tigres, une chèvre, un satyre, un dromadaire, un éléphant, et, tout au fond, encore un dromadaire et une girafe surmontée d’une panthère. À gauche est assis Apollon qui reçoit une offrande ; plus à gauche encore, Vulcain donne ses ordres à une vieille servante. Les époux, Cupidon et Psyché, sur le lit d’honneur situé au centre entre le buffet et la table (mais en fait dans l’angle de la salle), prennent une collation tandis qu’une Heure ailée leur place des couronnes de fleurs sur la tête.
Giulio Romano, Les noces de Psyché et Cupidon, fresques du mur Nord, palais du Té, Mantoue, 1526-1528

Giovanni Battista Franco a gravé ces scènes à partir des cartons de Giulio Romano, avec quelques écarts par rapport aux fresques, comme par exemple le char solaire tiré par quatre chevaux qui apparaît à l’horizon derrière la girafe, et qui n’existe pas sur la fresque (Giorgio Vasari, qui, dans Les vies des meilleurs peintres, décrit en détail la fresque de Giulio Romano, parle de ce char… Il a donc utilisé la gravure pour sa description !).

Comparaison entre un détail de la gravure de Giovanni B Franco (inversée)  et le même détail de la fresque de Giulio Romano

Une dernière composition sur le thème du mariage de Psyché et Cupidon, hypermaniériste, va marquer le dernier quart du XVIe siècle. C’est une gravure d’Hendrik Goltzius, sur un dessin de Bartolomeus Spranger (1587) peintre à la cour de Rodolphe II (cliquer sur l'image pour la voir en totalité); "parmi les gravures les plus ambitieuses du XVIe siècle"(Sally Metzler).

Hendrick Goltzius, Banquet des dieux au mariage de Psyché et Cupidon, gravure d'après un dessin de Bartolomeus Spranger, 1587
On est à nouveau, comme chez Raphaël, dans un décor de nuages, mais plus du tout dans la frise linéaire : la profondeur est au contraire accentuée par la perspective qui éloigne à l’arrière plan la scène principale du banquet, tandis que des improbables volutes de nuages (inspirées des fresques de  Corrège et de Gatti que Spranger avait vu à Parme), bourgeonnant en une sorte d’intestin céleste, enveloppent et relient plus de quatre-vingts personnages, et laissent percevoir, loin en contrebas, un paysage de montagnes et de lacs. Les morphologies noueuses des figures de premier plan et leurs attitudes contorsionnées (inspirées de Michel-Ange, ce que l’on nommait forma serpentinata) participent également à cette exacerbation théâtrale propre au maniérisme. Spranger, comme Raphaël, cherche tout de même une certaine fidélité au texte d’Apulée : on retrouve ainsi sur la droite le concert d’Apollon qu’accompagnent Pan, un satyre, et les muses, et que regarde Diane, pourvue d’un arc et d’une lance.
Et comme le dit Apulée, tous les dieux sont présents à la noce ; on reconnaît de gauche à droite Minerve, avec son casque et sa lance, Hercule et sa massue, Cérès et sa corne d’abondance, Bacchus-Liber qui verse le vin ; sous lui le dieu Océan ; autour de la table derrière lui, d’abord Vénus, debout, reconnaissable aux deux colombes qui l’accompagnent (symbolisant l’amour et la fidélité) ; puis Pluton (que l’on reconnaît à sa lance à deux dents) et Proserpine, suivis de Mars, Neptune, Mercure, Junon, et Jupiter ; de dos, le demi-dieu Persée, et enfin Cupidon et Psyche. Au premier plan à droite Saturne dévorant son enfant, Vulcain et son enclume, et la chaste Vesta. On voit aussi dans les nuées Fama (la renommée) et ses trompettes, au loin les Dioscures sur leurs chevaux et Cybèle sur son char tiré par des lions. Sur la droite, faisant pendant à Fama, Aurore entourée de son grand voile ; et tout en haut au centre, Iris la messagère assise sur l’arc-en-ciel.

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La seconde histoire principalement associée au banquet des dieux est le mariage de Pélée, roi de Phtie, avec la nymphe Thétis, fille de Nérée et de Doris, petite fille du dieu Océan. Ce mariage fut décidé par Zeus et Poséidon, bien qu’ils fussent tous deux épris de la nymphe. Ils redoutaient l’oracle de Thémis, prédisant que le fils de la Néréide serait plus grand que son père, et donc risquerait de les détrôner si l’un des deux l'épousait.  Les noces de Pélée et Thétis furent magnifiques et se déroulèrent sur le mont Pélion, dans la caverne du centaure Chiron ; tous les dieux y assistèrent, et comblèrent les fiancés de présents, en particulier une armure d’invincibilité et deux chevaux immortels, Balios et Xanthos, qui servirent par la suite à Achille, leur fils, dont l’oracle avait prédit la grandeur. Malheureusement on avait oublié d’inviter au mariage Eris (la Discorde), qui vint troubler la fête en lançant une pomme d’or dédicacée « à la plus belle »… S’ensuivirent la rivalité des trois déesses Junon, Minerve, et Vénus, le jugement de Pâris en faveur de Vénus (qui lui avait promis Hélène en récompense), et la guerre de Troie qui fût la conséquence du choix du fils de Priam.
Les peintres maniéristes du nord ont préféré ce thème à celui de Psyché et Cupidon : peut-être parce qu’il était directement relié à l’épopée homérique, et qu’il précédait et introduisait le jugement de Pâris, morceau de bravoure de la peinture classique, chargé de symboles moraux (toujours très importants dans la peinture du XVIIe siècle).

L’histoire des noces de Thétis et Pélée est évoquée par Ovide dans les Métamorphoses (livre XI), et chez d’autres auteurs anciens comme Pindare, Catulle, Apollodore.
Les sources iconographiques remontent à l’antiquité, mais montrent rarement le banquet des dieux : on connaît notamment un sarcophage du IIe siècle dont le bas-relief représente Thétis et Pélée qui reçoivent des cadeaux d'Héphaistos, d’Athéna, et des Heures (Villa Albani, Rome). Dans les premières peintures italiennes de la Renaissance montrant les noces de Pelée et Thétis, en particulier celles des coffres de mariage dues à Bartolomeo di Giovanni (3eme quart du XVe s., Louvre), on voit une procession, et pas un repas ; c’est le cas aussi pour une fresque de Giulio Romano sur le même sujet (loggia de la grotta, palais du Té). 

Bartolomeo di Giovanni, les noces de Thétis et Pélée avec l'histoire de Priape et Lotis, panneau de coffre, vers 1490, musée du Louvre

Les noces de Pélée et Thétis, dessin d'étude d'après une fresque de Giulio Romano (loggia de la Grotta, palais du Té), musée du Louvre
Il faut peut-être alors rechercher l’engouement pour l’association banquet des dieux/mariage de Thétis et Pélée chez les peintres maniéristes du nord, dans la lecture de  Illustration de Gaule et Singularité de Troie, du poète Jean Lemaire de Belges (1474-1524, précurseur des poètes de la Pléiade) paru en 1511-1512. Il y fait une description très pittoresque et détaillée du repas des noces de Thétis et Pélée, qui eurent lieu sur le mont Pélion ; elle occupe plusieurs pages. En voici quelques extraits :

« … le Roi des Dieux & des hommes Jupiter, […] s’asseoit en son trône déifique & impérial éclaircissant les nuées par la sérénité de sa chaire, environné de gloire & de majesté triomphale : selon la resplendeur de sa claire planète, qui est chaude & humide, modeste, & attemprée (modérée), hautaine, libérale, miséricordieuse & amoureuse. Son noble trône était disposé au plus haut de la montagne, sous un haut chêne glandifère.[…] Auprès de lui était le beau Ganymède troyen, son échanson, tenant sur le point un grand aigle royal, lequel oiseau est consacré à Jupiter, pour ce qu’il vole plus haut que nul des autres : & dénote présage & signification de hautesse impériale & victorieuse. Auprès de lui était son héraut Mercure, & l’archiprêtre Genius, avec les dessus nommés : c’est à savoir Honneur, Grâce, Vertu, Victoire, Amour, Majesté, Fortune, Renommée & Vénération. En sa main il tenait un sceptre fulgurant à trois pointes & rais, pour désigner que la foudre que Dieu envoie en terre, a trois propriétés principales.  […] il se tourna devers ses ministres, en leur commandant que l’appareil fut grand & somptueux, & que chacun fut diligent de s’employer en son office ordinaire. À quoi fait ils furent tous prompts et attentifs.

Car alors Flora la gracieuse Nymphe compagne du doux vent Zéphyr, s’entremit de tapisser la noble montagne de fraîche verdure, & de plantes aromatiques & fleurant violettes diaprées de maintes couleurs, dont son mari le gentil Zéphyr fils d’Astréos et de la belle Aurore lui faisait fourniture. […] Les autres Nymphes aussi mirent la main à la pâte, & s’aidèrent de leur part. Mêmement les Hymnides, lesquelles se prennent à tendre & dresser au long de leurs prairies, les beaux verts buissonnets florissants & les haies toutes couvertes de floriture. Faisant tentes, tresses, treilles, feuillées, frescades & pavillons de rosiers florissants, de flairants églantiers, groseilliers, mûriers, framboisiers, jasmins, féviers, vignettes, & coudriers, pour faire ombrage aux Dieux. Et quand ils furent tous tendus et bien hourdis, Rosée la belle pucelle fille de la Lune & de l’Air, vint pendre autour des branchettes mille perles rondes, & gemmes claires et transparentes qu’elle tira de son épargne, pour enrichir leur florissance, laquelle rendait telle odeur, que toute la région en était toute imbue et embaumée. Aucunes des autres Fées, ci comme les Napées, étudièrent de faire sortir de plusieurs endroits de la montagne, plusieurs fontainnettes et ruisseaux courants à douce noise, dont l’eau était plus claire que béryl, & le regard amène et délectable. S’y produisirent aussi les Hamadryades, & mirent hors de leurs arbrisseaux, plusieurs feuillettes & fruitages de diverses sortes, tellement que ce pouvait sembler un paradis terrestre. Car chacune s’y employa par grande étude, à qui mieux mieux ; même Sylvanus le Dieu des bois et des forêts, amplia ses ombres de plus grande étendue pour rendre le lieu plus plein de délices.

Cependant aussi les Heures filles du Soleil et de Chronos […] établirent les quatre merveilleux chevaux aux freins dorés de leur seigneur, ayant les crins recercellés & rutilants de fin or, & l’ongle des pieds d’un métal nommé aurichalque, en lieu de corne. Lesquels chevaux jettent feu et flamme par la gueule, & sont leurs noms, Pyrois, Eous, Ethon, & Phlegon. Le premier est rouge, le second est blanc, le tiers est jaune et ardent, & le quart est noir & obscur, selon les diverses dispositions du jour. […] Brontes & Pyragmon, Cyclopiens, enfants de Neptune et d’Amphitrite, grands géants & de la famille de Vulcain, parce qu’ils aiment le feu furent contents d’avoir charge de cuisine. Priape le Dieu des jardins & de fertilité, fils de Bacchus et de Vénus, fut verdier ou saucier. S’y fournit la cuisine de toute verdure nécessaire, & broya la sauce.

Vulcain autrement appelé Mulciber, frère des Dieux, fut établi à la garde du buffet, duquel toute la riche vaisselle avait pris tournure, merveilleuse et supernelle, par ses propres mains. Le gentil Persée fils de Jupiter & de la belle Danaé, avec le noble Jason fils du roi Pelias de Thessalie, portant à son col l’ordre divin de la toison d’or, furent enrôlés pour écuyers tranchants. […]La noble Nymphe Hébé, Déesse de jeunesse et fille de la Reine Junon (de nouvel époux épousée, au preux chevalier Hercule lequel était déifié) fut établie à servir le Roi Jupiter, de coupe d’or. Et Ganymède le noble enfant troyen à exercer la charge ordinaire d’échanson envers les autres Dieux : & attrempa les douces potions nectarées pour iceux servir. Cérès la Déesse des blés, eut déjà fourni tous les offices de paneterie. Les gens de Bacchus pareillement eurent fait garnison de toutes sortes de vins, tant pour la bouche que pour le commun. Pomone, l’une des Hamadryades, & Frutesa sa compagne eurent aussi fait finance de toute espèce de fruiterie. Et fut incontinent tout prêt : au moyen de la sollicitude & bonne diligence d’Hymeneus le Dieu des noces, fils de Bacchus & de Vénus, ayant pour ce jour charge de maître d’hôtel, avec le Roi Pélée époux.

Quand les précieuses tables d’ivoire & de cèdre, étoffées d’or et de pierreries, furent couvertes & disposées parmi la prairie, les Tritons qui sont ménestriers et trompettes du Dieu Neptune, cornèrent le lavé, alors après que Jupiter le Roi des hommes & des Dieux eut lavé, il s’assit à table, & auprès de lui la Reine Junon sa sœur & compagne. Et conséquemment au bout de la table, la belle Nymphe Thétis jeune épousée. Les autres Dieux & Déesses Demi-Dieux & Demi-Déesses furent assis aux autres tables chacun selon son degré & vocation. Et les Héros et Princes servirent en lieu de jeunes gentilshommes. Les gentils satyres fort légers & soudains à tous leurs pieds de chèvres coururent à la viande, comme si ce fussent pages. Laquelle Chiron le Centaure leur délivra, parce qu’il servait d’écuyer de cuisine. […]

…Cybèle la grand’mère des Dieux reçut au cœur une joie inestimable, voyant tant de sublimes esprits de sa noble génération tous assemblés en tel triomphe. Et le noble Bacchus appelé  Liberpater, tout libéral, & tout joyeux, les tenait en plus grande liesse, & les invitait à boire ses vins délicieux, & en taster puis de l’un puis de l’autre, tenant en sa main un pesant hanap large & ample, que souvent il faisait remplir, pour pleiger (recommencer) d’autant. Aucun des Demi-Dieux, qui le cuidèrent (souhaitèrent) faire ne le purent pas bien supporter, ainsi en furent pris par le nez.

Après que le métier fut servi, les quatre sirènes fines ouvrières filles du fleuve Acheloüs, & de Calliope la Muse, Compagne de Proserpine fille de Cérès, Déesse de fertilité, se présentèrent sur le beau bout, ayant visages de pucelle, ailes aux bras, pour facilement voler d’un lieu à l’autre, le corps féminin jusqu’au nombril, auquel est situé toute leur libidinosité, les queues de poissons comme bêtes lubriques & légèrement coulants, & les pied de coq, à tous lesquels elles grattent partout pour trouver pâture. Ces quatre meretrices (prostituées) & monstres marins, se prirent à chanter et accorder leurs instruments, auxquels chacun se rendit attentif. […] Elles quatre prononçaient si doux accords & et prolation de diapason, triple, diatessaron & autres figures de musique, que à la mélodie non accoutumée, plusieurs s’oublièrent et s’endormirent à table. Dont le Roi Jupiter se donna garde, & de peur qu’il ne sommeillât, se leva tantôt de table. Si firent tous les autres Dieux et Déesses.

Les tables abattues, & la place délivrée, Pan se mit en avant. […] …ayant le front cornu comme le croissant de la Lune : la face rouge et enflambée, comme le soleil : la barbe longue jusqu’au pis, signifiant la vertu active des quatre Éléments, descendant en terre : les épaules couvertes et ornées d’une peau de diverses couleurs, appelée Nebride, représentant le ciel stellifère & la variété des corps célestes : les cuises & les jambes lourdes et velues, dénotant la superficialité de la terre. Et tenait en sa main une houlette pastorale […] Lors souffla Pan en sa chalemelle de sept buseaux accordés selon l’harmonie des sept planètes, & fit danser Eglé et Galaté les belles Naïades, avec les plaisant satyres, Pans, Egypans, & Titires qui faisaient merveille de saillir, de trepper, et de se démener. […]

Tantôt après survint le clair Dieu Apollon, touchant de sa harpe doré par grande maîtrise : ayant le chef couronné de laurier. Et amena en un branle, les neuf muses filles de Jupiter & de Mémoire, auxquelles il préside toujours, à cause que des neuf sphères des cieux, celle du soleil est la plus parfaite en harmonie. 
»


Les nombreux peintres nordiques qui ont développé ce thème à fin du XVIe et du début du XVIIe siècle - parmi lesquels Hans Rottenhammer, Hendrick de Clerck, Joachim Wtewal, Frans Francken II, Hendrick van Balen, Gillis van Valckenborch, Rubens ou Jordaens -  connaissent tous l’Italie et les œuvres des maîtres de la Renaissance.
Leurs versions du banquet de mariage de Thétis et Pélée, s’inscrivent dans l’évolution des formules picturales qui ont marqué la Renaissance italienne, et notamment celles des banquets de Cupidon et Psyché. C’est flagrant pour la peinture de 1602 de Joachim Wtewael (1566-1638) qui reprend presque à l’identique la scénographie de la gravure de Spranger/Goltzius pour Cupidon et Psyché (voir illustration plus haut), en l’adaptant au sujet, notamment par l’introduction de la méchante Éris (déesse de la discorde), qui trouble la fête en apportant la fameuse pomme d’or ; Wtewael la représente avec deux traînées de fumée noire.

Joachim Wtewael, Les noces de Pélée et Thétis, huile sur cuivre 31,1x41,9cm, 1602 Herzog Anton Ulrich-Museum, Brunswick
Wtewael produira de nombreuses versions du mariage de Thétis et Pélée, allant peu à peu vers un cadrage plus serré, donnant plus de force aux personnages et à leurs expressions ; en voici deux exemples : Le tableau du RISD museum (ci-dessous) est peut-être une reprise d'un dessin de Spranger, son nom étant mentionné sur l'esquisse (le personnage de dos en train de boire, repris aussi dans une peinture de Cornelisz van Haarlem - voir plus bas - est de toute évidence une conception de Spranger).

Joachim Wtewael, Les noces de Thétis et Pélée, huile sur panneau 109,5x166,4cm, 1610, RISD museum, Rhode Island, USA
Dessin à la plume du Rijksmuseum attribué à Wtewael (esquisse du tableau ci-dessus) mais signé en bas de "Spranger F(ecit)"
Joachim Wtewael, Les noces de Pélée et Thétis, dessin à l'encre, 1622,  Collection Teylers Museum, Haarlem


Une dizaine d’années avant le tableau de Wtewael de l’Ulrich-Museum de Brunswick, Cornelisz van Haarlem, qui travaillait avec Goltzius, avait composé un mariage de Pélée et Thétis (musée Frans Hals, Haarlem), qui, bien que réinscrit dans un paysage très terrestre, devait aussi beaucoup à la gravure de Spranger/Goltzius pour Cupidon et Psyché.
Cornelisz van Haarlem, Noces de Thétis et Pélée, huile sur toile, 246x419cm, 1592-93, Frans Hals Museum, Haarlem
Comme dans la gravure de Spranger/Goltzius, le banquet est rejeté à l’arrière, les personnages du premier plan formant un semi de corps puissants aux poses affectées (le buveur de dos est repris d'un dessin de Spranger), reliés entre eux par le lacis tortueux d’ombres et de feuillages, qui jouent le même rôle intégrateur que les tortillons de nuages de la gravure de Spranger/Goltzius. On remarque aussi l’introduction, au fond à droite, d’une petite scène qui illustre le jugement de Pâris.
On peut aussi rattacher un tableau de 1595 d'Abraham Bloemaert (ci-après, Pinacothèque de Munich), à ce groupe d’œuvres dérivant de la gravure de Spranger/Goltzius. Même groupements de corps au premier plan, même type de composition tourbillonnante reliée par des volutes de végétation, de tentures, et de nuages.

Abraham Bloemaert, Le mariage de Pélée et Thétis, vers 1595, huile 101x146,4cm, Alte Pinakothek de Munich

Le thème du mariage de Thétis et Pélée reste aussi chez les peintres du nord associé à l’expression érotique des plaisirs charnels, comme l’avait fait Giulio Romano pour Psyché et Cupidon au palais du Té ; d'où l'abondance de couples dénudés dans la plupart de ces peintures.

À la fin du XVIe siècle, le peintre Gillis van Valckenborch (1570-1622), Anversois mais exilé à Francfort pour raisons religieuses, va faire évoluer la formule de Cornelisz van Haarlem :
Gillis van Valckenborch, Les noces de Thétis et Pélée, huile sur toile, 77x120cm passé en vente en 2013 chez Lempertz
La composition que je montre ci-dessus reste foisonnante et éclatée, et on retrouve aussi le jugement de Pâris en haut à droite. Mais la table du banquet s’est rapprochée, occupe davantage de place dans le tableau, et présente une transition continue avec les personnages du premier plan, dont le caractère maniériste se fait plus discret. A contrario le décorum des plantes et fleurs diverses, ainsi que les éléments de costumes et de vaisselle foisonnent sur la toile jusqu’à saturation, annonçant Hendrick de Clerck et Bruegel de Velours.
Regardons justement maintenant une Noce de Thétis et Pélée de Hendrick de Clerck, datant de 1606-1609: 

Hendrick de Clerck, Les noces de Thétis et Pélée, 1606-1609, huile sur cuivre, 54x76cm, Louvre
Le tableau s’inspire des précédents : il est toujours foisonnant, avec une incroyable préciosité des couleurs, mais la perspective et les jeux de lumière ont pratiquement disparu ; seule subsiste à gauche une petite percée sur un paysage lointain. La volonté de rassembler les personnages en une pyramide ayant pour sommet Apollon et sa lyre, a conduit le peintre à ne pas reprendre la scène du jugement de Pâris ; par contre la méchante Éris avec sa pomme d’or fait irruption en haut à droite, hors de la pyramide.

Les Noces de Thétis et de Pélée avec Apollon et le Concert des Muses ou Le Festin des Dieux. Figures de Hendrick Van Balen, paysages de Jan I Brueghel, vers 1618, Paris, Musée du Louvre.
Le tableau du Louvre (ci-dessus) de Hendrick van Balen (en collaboration avec Jan I Bruegel pour le paysage) réalisé quelques années plus tard (1618), présente une disposition des personnages très proche de celle de Hendrick de Clerck, à cela près que tous les angelots, Heures, et Muses en surplomb au-dessus de la table ont disparu, à l’exception de trois petits angelots qui  répandent des fleurs sur les convives. La démesure maniériste cède le pas à la douceur et à la respiration du paysage dont la perspective paraît plus juste. La préciosité des couleurs et des détails est toujours là, mais plus en finesse. Dix ans avant (?), Hendrick van Balen avait déjà réalisé une noce de Bacchus et Ariane dont la composition était très semblable, avec un paysage toutefois moins présent. La même année il avait aussi fait (seul ?) une noce de Pélée et Thétis avec une mise en scène diagonale (voir les deux images ci-après).
Hendrick van Balen, Les noces de Bacchus et Ariane, 1608-16, huile sur cuivre 36,5x51,5cm, Gemäldegalerie, Dresde


Hendrick van Balen, Les noces de Pélée et Thétis, 1608, huile sur cuivre 44,5x61,5cm, Gemäldegalerie, Dresde

Un autre tableau d’Hendrick van Balen nous montre le développement de la thématique aquatique, que les peintres flamands associent de plus en plus au mariage de Thétis et Pelée. Ce thème prend parfois le pas sur le banquet, qui se réduit dans certains cas à une simple anecdote dans un coin du paysage, à tel point qu’il est parfois difficile de savoir si le repas représenté est celui des noces de Thétis ou celui des noces d’Amphitrite.
Hendrick van Balen, Les noces de Thétis et Pelée, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique
En plus des évolutions du thème du banquet de mariage de Thétis et Pélée qui viennent d’être analysées, une autre se développe dans la première moitié du XVIIe siècle, qui privilégie la mise en situation des personnages et leurs expressions ; c’est celle que suivront Jordaens, Rubens, et les peintre réalistes postcaravagesques. Elle nécessite évidemment une simplification de la scène, un champ resserré, et donc une réduction au minimum du nombre des personnages. Un exemple précurceur de cette tendance est donné par un dessin de Karel van Mander datant de 1589. Sa conception scénographique doit être reliée à un dessin de la même époque de Crispijn van den Broeck gravé la même année (voir ci-après estampe au-dessous du dessin de van Mander). Mais van den Broek est toujours dans la conception d'une foule autour de la table, conception habituelle à cette époque. Van Mander, peintre et théoricien, a compris qu'il fallait simplifier pour mieux passer le message moral. Il avait en effet expliqué la valeur morale contenue dans l'histoire du jugement de Pâris : le choix de Vénus (la séduction, la beauté extérieure et la luxure), au détriment de Minerve (la sagesse, la connaissance, et la vertu), et de Junon (la puissance et la richesse) irait selon van Mander à l'encontre de la morale, et c'est pourquoi il aurait entraîné la chute de Troie.
On voit sur le dessin de van Mander (dont Nikolaes Clock a tiré une gravure) une douzaine de convives autour de la table sur laquelle est posée la pomme d’or que vient de jeter Éris, calée sur une branche de l'arbre en haut de l'image. À droite on reconnaît à leur attribut Pluton, Neptune, et Saturne ; Pélée et Thétis trônent en bout de table. Sur la gauche,  Mercure tient la cruche au premier plan, et derrière lui, Minerve ; les deux femmes qui lui font face sont Vénus et Junon, ses rivales.

Karel van Mander, Le festin des dieux au mariage de Pélée et Thetis, vers 1589, dessin à l'encre 16,8x24,3cm, museum bijmans van beuningen

Gravure de Jacques de Gheyn d'après un dessin de Crispijn van den Broeck, 1589

Un des exemples les plus remarquables de cette tendance « réaliste » est le très beau tableau de Jacob Jordaens de 1637, « La pomme d’or de Discorde » qui se trouve au musée du Prado. Il est tiré d'une esquisse qu'avait faite Rubens pour une des compositions devant décorer le pavillon de chasse de Philippe IV d'Espagne, la Torre de la Parada (seconde image ci-après).

Jacob Jordaens, La pomme d'or de Discorde, huile sur toile 181x288cm, 1633, musée du Prado, Madrid
Peter Paul Rubens, Les noces de Thétis et Pélée, 1636, huile sur toile 27,3x42,9cm, Chicago Art Institut
Abraham Bloemaert, dont on avait vu précédemment une composition très maniériste de 1595, ayant vécu très vieux, a évolué avec son époque, et a donné en 1638 un nouveau « Festin des dieux au mariage de Pélée et Thétis » d’une composition claire et équilibrée, très moderne,  avec une Discorde qui lance la pomme sur la table, et un Pélée qui regarde le spectateur et pourrait être un portrait d’un des contemporains du peintre.

Abraham Bloemaert, Bauquet des dieux aux noces de Thetis et Pélée, huile sur toile 194x164,5, 1638, Mauritshuis, La Haye

Pour être exhaustif, il faudrait continuer à montrer d’autres exemples du festin des dieux, notamment à travers les noces de Bacchus, celles d’Amphitrite et Neptune, ou le banquet d’Acheloos ; parler aussi peut-être de ces natures mortes de coquillages sur lesquelles un banquet des dieux s'immisce dans le paysage d'arrière plan...  Mais pour ne pas lasser le lecteur (si ce n’est déjà fait), ce sera pour une autre fois!