présentation des peintures synchronistiques

vendredi, octobre 09, 2020

La mort d’Orphée, une œuvre de jeunesse d’Henri Fantin-Latour ?

Henri Fantin-Latour (?), La mort d'Orphée, huile sur toile 54 x 61 cm, rentoilée

La toile ci-dessus, de format 54 x 61 cm (peut-être légèrement recoupée sur le côté droit lors d’un rentoilage ancien) est une esquisse à l’huile représentant la mise à mort d’Orphée par les Bacchantes. Elle est signée Fantin, dans une graphie très proche des signatures habituelles de Henri Fantin-Latour (1836-1904), mais avec cependant deux petites différences : le point du i est sous la barre du t et non au-dessus, et le jambage du n en fin du nom se relève au lieu de s’abaisser :

 

À gauche, signature de "La mort d'Orphée", à droite, signature de "Fleurs d'été" tableau exécuté en 1880

Est-ce pour autant une signature apocryphe, comme le suggérait la notice du tableau ? En tout état de cause, l’observation aux ultraviolets révèle que la signature est sous le vernis d’origine, donc contemporaine de la réalisation du tableau.

 

Le sujet mythologique peut déconcerter pour l’attribution à un peintre surtout connu pour ses bouquets de fleurs et ses portraits de groupes… mais l’œuvre de Fantin-Latour présente cette particularité d’être scindée en trois genres étanches, pratiqués simultanément pendant toute sa carrière : les portraits, les natures mortes de fleurs et de fruits, et ce qu’il appelait les « œuvres d’imagination », sortes de compositions allégoriques avec nymphes ou anges, en général en illustration ou à la gloire d’œuvres musicales (il aimait particulièrement Schumann, Wagner, et Berlioz). Curieusement les styles utilisés par Fantin pour ces trois registres sont totalement différents : les bouquets sont réalistes avec une finition minutieuse et une palette riche en couleurs chaudes, les portraits, plus vigoureux, sont d’une facture qui reste classico-romantique, tandis que les peintures d’imagination (dont la plupart ont aussi été gravées en noir et blanc par le peintre) sont d’un style vaporeux, avec des formes imprécises, laissant apparaître, sur des fonds en sfumato brumeux, les trainées lumineuses du pinceau chargé de matière plus épaisse, comme frottée sur la toile. Voici quelques exemples de ces trois styles :

 

Fantin-Latour, Tannhäuser sur le Venusberg, 1864, huile sur toile 97,6 x 130,3 cm, Los Angeles County Museum of Art


 

Fantin-Latour, Danse, le ballet des Troyens (opéra de Berlioz), dessin 45,5 x 54 cm, musée du Louvre

Fantin-Latour, La tentation de Saint Antoine, huile sur toile 63,5 x 83,5 cm, National Museum of Western Art, Tokyo

Fantin-Latour, Diane et ses suivantes, huile sur toile 32,2 x 41,2 cm, localisation inconnue  


Fantin-Latour, Le coin de table, huile sur toile 160 x 225 cm, 1872 (portrait d'Elzéar Bonnier, Emile Blémont, Jean Aicard (debout). Assis : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Léon Valade, Ernest d'Hervilly et Camille Pelletan.), musée d'Orsay, Paris

Fantin-Latour, Autoportrait, 1861, 35,5 x 31,4 cm, National Gallery of Art, Washington

Fantin-Latour, La lecture, huile sur toile 97 x 130,5 cm, 1877, musée des Beaux-Arts de Lyon

Fantin-Latour, Fleurs d'été, 1880, huile sur toile 50,8 x 61,9 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Mais revenons à la toile qui nous occupe, la mort d’Orphée. Si l’on observe la composition, la palette, ainsi que le sfumato du paysage d’arrière-plan, on retrouve bien les caractéristiques des œuvres d’imagination de Fantin ; simplement au niveau du style et de la précision anatomique des personnages, l’œuvre présente des faiblesses que n’ont pas les compositions connues de Fantin-Latour (on sait notamment que pour les nus féminins, il utilisait des photographies érotiques, dont il possédait une collection de plusieurs centaines de clichés). Doit-on déduire de tout cela que la peinture examinée ici n’est qu’un vulgaire faux ?

 

Cette hypothèse me paraît peu probable. En effet ni le thème mythologique de la mort d’Orphée, ni le style, n’imitent l’œuvre connue de Fantin-Latour, même s’ils n’en sont pas très éloignés ; et un faussaire aurait logiquement fait un choix plus conforme à l’ensemble des caractéristiques de l’œuvre du peintre. Il pourrait alors plutôt s’agir d’un collectionneur ou d’un marchand possédant ce tableau anonyme et qui, y ayant vu une vague ressemblance de composition avec « le songe » (1854), ou le « Tannhaüser sur le Venusberg » (1864), aurait de son propre chef rajouté la signature apocryphe, dans l’espoir de valoriser son bien, au temps où Fantin était devenu un artiste coté, vers la fin du XIXe siècle ; mais alors pourquoi, dans la signature, aurait-il placé le point du i sous la barre du t ? Et de toute façon, la signature apocryphe serait par-dessus le vernis d’origine, et non au-dessous, comme j’ai pu le constater sur le tableau.

Mon hypothèse est donc qu’il s’agit bien d’une œuvre d’Henri Fantin-Latour, mais d’une œuvre de jeunesse, d’avant ses 18 ans. Donc d’avant 1854, année de son entrée à l’École des Beaux-Arts, et de sa première œuvre d’imagination connue, « Le songe » (juillet 1854). 

 

Fantin-Latour, Le songe, 1854, huile sur toile 45 x 55 cm, musée de Grenoble

Auparavant il avait appris le dessin et la peinture auprès de son père, puis était entré en 1852 à la petite école de dessin de Paris (ancêtre de l’École des Arts Décoratifs). On sait que dès cette époque, il vouait une grande admiration à Delacroix (il fit plus tard, en 1875, une très belle copie des « Femmes d’Alger dans leur intérieur »). 

 

Fantin-Latour, Copie du tableau de Delacroix "Femmes d'Alger dans leur intérieur", 1875-76, musée du Louvre

  

Pendant l’année 1853, il a 17 ans et copie au Louvre Titien, Véronèse, Andréa Del Sarto, Van Dyck, Poussin. Il fait aussi son premier autoportrait (ci-après), et un petit paysage de Montmartre. 

 

Fantin-Latour, Autoportrait, 1853, huile sur toile 41 x 30,5, Palais des Beaux-Arts, Lille

 

Le catalogue complet de ses œuvres, rédigé par sa femme après sa mort, ne mentionne rien pour l’année 1852, qui est pourtant son année d’entrée à la petite école de dessin de Paris, chez HoraceLecoq de Boisbaudran et Louis-Alexandre Péron. La « mort d’Orphée » pourrait alors être un travail d’élève influencé par les esquisses de Delacroix, peut-être en vue d’intégrer plus tard l’école des Beaux-Arts, où les esquisses peintes sur des thèmes religieux ou mythologiques se pratiquaient couramment ; en voici quelques exemples :

 

Michel-Marie-Léo Sabatier, Romulus et Remus exposés sur le Tibre, huile sur toile 38 x 46 cm, 1850, collection école des Beaux-Arts de Paris


Jules-Élie Delaunay, Abraham lavant les pieds aux trois anges, huile sur toile 24,5 x 32,5 cm, 1854, collection école des Beaux-Arts de Paris

Eugène-Adolphe Levasseur, Aristomène délivré par une jeune fille, huile sur toile 32,5 x 40,5 cm, 1856, collection école des Beaux-Arts de Paris

Malheureusement la toile a subi quelques avaries (il y a des repeints sur le sol en bas à droite, à côté de la signature), et les manques et l’usure ne permettent plus de lire la date qui était apposée au-dessous de la signature. Voir dans cette peinture une œuvre de jeunesse de Fantin-Latour restera donc une hypothèse invérifiable, sauf apport d’éléments nouveaux.

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