présentation des peintures synchronistiques

dimanche, février 06, 2011

L'Enlèvement des Sabines, ambivalence et double jeu

L'Enlèvement des Sabines, Enlèvement d'Hélène, XVIIe s. , Collection privée, reprise du plafond de la Galerie Mazarine de la Bibliothèque Nationale 1646-47 (Fresque de Giovanni Francesco Romanelli) - légende mise à jour juin 2015
 
Mise à jour été 2015 : Illustration bien mal choisie, puisqu'il s'agit en fait d'un enlèvement d'Hélène, réarrangé d'une fresque de Romanelli (ci-dessous) qui orne le plafond de la Galerie Mazarine à la Bibliothèque Nationale (Palais Mazarin)

Fresque de Giovanni Francesco Romanelli, plafond de la Galerie Mazarine de la Bibliothèque Nationale 1646-47
J'ai découvert qu'il existe aussi au Plymouth City Council-Museum and Art Gallery, un tableau identique (ci-après) titré "L'enlèvement d'Hélène par Thésée" (? on penserait pourtant plutôt à son enlèvement par Pâris) attribué à Romanelli :

Giovanni Francesco Romanelli, Hélène enlevée par Thésée,  HST 48.1 x 65.5 cm, Collection- Plymouth City Council- Museum and Art Gallery

Voici donc, avant de parler de l'enlèvement des Sabines, la fresque de Romanelli (Louvre), inspirée de son maître Pierre de Cortone, qui représente effectivement l'enlèvement des Sabines :
Fresque de Giovanni Francesco Romanelli, L'enlèvement des Sabines, Louvre, rez-de-chaussée aile Denon
Le tableau du XVIIe siècle, d’école romaine, donne une amusante version de l’enlèvement des Sabines, faite de juxtapositions ambivalentes :
  •     On y voit deux scènes de combats, où des soldats romains en armure affrontent des Sabins « en civil », qui ne s’attendaient évidemment pas à l’offensive, même si celui du fond a trouvé une hache (on est dans le registre viril de la guerre).
  •     Un couple principal qui traduit plutôt un rapt consenti mutuellement qu’un enlèvement violent : en effet les protagonistes, sans armes, forment un couple gracieux d’amoureux, malgré la gestuelle de protestation d’ailleurs sans grande conviction (reprise à Pierre de Cortone), de la jeune fille. Cette défiance est contredite  par l’expression à peine inquiète de son visage ; on la comprend, le jeune éphèbe élégant qui l’emmène a les joues roses et n’a pas l’air bien belliqueux.
  •     Enfin à droite, un groupe de deux femmes : l’une court affolée, tandis que l’autre semble l’inviter à rejoindre leur amie enlevée, et à monter dans la barque, dont le nocher débonnaire n’est certes pas celui des enfers.
Drôle d’histoire que cet épisode du mythe de la fondation de Rome :

Les premiers Romains conduits par Romulus (qui a déjà massacré son jumeau Remus) et Hostius Hostilius (littéralement « l’hôte hostile »), ne trouvent rien de mieux pour fonder des familles que de voler les femmes de leurs hôtes Sabins qu’ils ont attirés dans un traquenard : des jeux organisés en l’honneur du dieu Neptune Equestre, pendant lesquels les Sabins seront circonscrits et leurs filles enlevées.

Et ces mêmes jeunes femmes, épousées de force, finiront malgré tout par jouer les conciliatrices pour faire stopper les combats entre leurs kidnappeurs et leurs parents.

Michel Serres (Cf. Rome, le livre des fondations) y voit un écho au rapt d’Hélène et à la guerre de Troie qui s’en était suivi, et dont les rescapés troyens fonderont d’ailleurs Padoue (Antenor), et Rome (Romulus est descendant d’Enée). Dialectique des lois de la guerre, viriles et toujours dans la violence sans recul du présent, qui transgressent, par une ruse perfide, les lois de l’hospitalité, plutôt féminines et renvoyant à la longue histoire des traditions (c’est d’abord le cheval de bois, fausse offrande à Poséidon laissé par les Grecs aux Troyens ; c’est ensuite les faux jeux de Neptune Equestre offerts par les Romains aux Sabins).

Mais on peut surtout y voir, en suivant James Frazer (Le rameau d’or) et Robert Graves (La Déesse blanche, Les mythes grecs), une réminiscence, travestie par le mythe, des anciennes coutumes liées au culte de la Grande Déesse, comme le meurtre rituel du roi sacré par son successeur et jumeau, dont le meurtre de Remus est un écho. On peut y voir aussi un souvenir des pratiques propres aux conquérants indoeuropéens, comme le mariage par rapt rituel, appelé gandharva en Inde, mariage per usum par les anciens Romains, et qui existe encore aujourd’hui couramment au Kirghizistan. À moins que le rapt de l’épouse ne renvoie également à d’anciennes cérémonies liées au culte de la déesse mère.

Un tableau de Guiseppe Salviati, du Bowes Museum, est curieusement titré : « L'Enlèvement des Sabines / Castor & Pollux enlevant les filles de Leucippe » indiquant l’ambivalence de la scène représentée ; cela nous montre, s’il en était besoin, à travers l’analogie Castor-Pollux / Remus-Romulus, que les mêmes éléments de la religion ancestrale se retrouvent encore dans ces deux mythes, mais dans des ordres différents : il y a bien les deux jumeaux guerriers, dont l’un est tué, et il y a aussi le rapt des jeunes filles, toujours emprunt d’ambiguïté.

Guiseppe Salviati, "L'Enlèvement des Sabines/ Castor et Pollux enlevant les filles de Leucippe"

dimanche, janvier 16, 2011

Poétique de la représentation figurative


26 madones à l’enfant (ou dérivées) ; de gauche à droite et de haut en bas : mosaïque de Sainte Sophie IXe s., icône XIIe s., Cimabue, Giotto, peinture murale XIVe s., Filippo Lippi, Jean Fouquet, Léonard de Vinci, Dürer, Raphaël, Raphaël, Salviati, Rubens, Tiepolo, Jacques Stella, Laurent de la Hyre, Murillo, Georges de La Tour, Renoir, Klimt, Picasso, Matisse, Max Ernst, Dali, Warhol, Botero
Toute représentation du réel en peinture – que celui-ci concerne le quotidien, l’histoire, ou les mythes – est soumise, depuis l’origine, à des codes de transcription des figures réelles dans l’espace de la fresque, de la miniature ou du tableau. Ils peuvent être conscients ou non dans l’esprit du peintre (ainsi les représentations byzantines, qui nous semblent aujourd’hui très stylisées, étaient perçues par les artistes de l’époque comme très naturalistes, dans la tradition de Zeuxis et Apelle).

La façon de travailler ces codes, voire de les transgresser, est à la base des langages plastiques. Il est important de comprendre que, comme ceux qui régissent les langues, les codes plastiques ne peuvent être de simples constructions conceptuelles ad hoc. Pas plus que l’esperanto n’aurait pu servir de substrat à une littérature ou à une poésie, des codes de représentation construits sans lien avec l’essence profonde d’une culture, et même d’une certaine façon avec la détermination anthropologique, biologique des formes, ne seraient pas capables d’introduire une expression poético-artistique dans la représentation.

Pour mieux comprendre tout cela, il est utile de faire un détour par les belles analyses du mathématicien René Thom sur la morphogenèse, se référant lui-même à la Gestalt-théorie, mais aussi à Ernst Cassirer, Charles Peirce, Konrad Lorenz, et même Aristote.  Sa réflexion – et j’invite les lecteurs à s’y reporter, même si elle est parfois ardue – se situe aux confins de la topologie mathématique, de la linguistique, de la sémiologie, de l’éthologie, et de la philosophie (voir R. Thom, Esquisse d’une sémiophysique, 1988, Apologie du logos, 1990, Modèles mathématiques de la morphogenèse, 1980). Je ne prétends pas ici résumer la profondeur de sa pensée, mais je retiendrai, en simplifiant beaucoup, quelques idées directrices développées par René Thom :

-    Les formes peuvent se définir par leur saillance, c’est-à-dire la façon dont elles tranchent sur un fond indifférencié.
-    Toute saillance formelle est un puits de potentiel apte à capter ou diffuser une prégnance (émotionnelle ou conceptuelle).
-    Une trop forte prégnance émotionnelle exerce une sorte de fascination sur l’esprit, empêchant toute distanciation par rapport à la forme qui en est investie, et lui interdisant, de fait, de participer à un langage figuratif (le langage, comme l’esthétique, nécessitant toujours forcément une distanciation par rapport au réel immédiat).
-    À l’opposé, une absence totale de prégnance émotionnelle conduit la forme vers l’abstraction du signe, donc vers une grande instabilité, voire une dilution dans l’ « anonymat » du fond ; sauf bien sûr si elle est investie d’une prégnance conceptuelle : c’est ce qui se passe pour les lettres et les mots dans  toute écriture. Et il est d’ailleurs nécessaire que les signes scripturaux, pour être rendus disponibles dans la combinatoire du langage, se libèrent de la prégnance émotionnelle ; leur évolution depuis les schémas figuratifs des premières écritures hiéroglyphiques ou idéogrammiques, nous montre bien cette libération progressive. 


Exemple d’évolution d’un hiéroglyphe égyptien vers une lettre, in « Naissance de l’écriture » catalogue Grand Palais 1982

À l’inverse, une prégnance émotionnelle peut réinvestir le signe abstrait, par exemple si l’esprit y reconnaît une signature magique.

L’histoire de la peinture nous montre, outre l’effort des artistes pour maîtriser avec les meilleurs outils la représentation du réel dans un espace à deux dimensions (observation, perspective géométrique, anatomie, etc…), un travail constant de réinterprétation des formes pour accentuer ou diminuer certains aspect saillants, et pour se servir au mieux de la  dynamique des prégnances émotionnelles et conceptuelles.

En simplifiant au maximum, on pourrait dire que le travail de représentation picturale évolue sur deux axes sémantiques, et que la spécificité poétique/esthétique de chaque œuvre dépend de la position de ses éléments sur ces deux axes :

-    le premier axe correspond à la double polarité expressivité/schématisation des formes-figures. L’expressivité est une accentuation des caractères investis de prégnances émotionnelles (cette accentuation peut se faire par l’augmentation de dimensions – effet monumental – par le contraste et l’intensité chromatique – dramatisation – , par la dynamique suggérée – théâtralité – , mais aussi par la distorsion ou le gommage de certains caractères – idéalisation/démonisation/sublimation). À son apex, l’expressivité picturale peut rendre la peinture fascinante ou effrayante (c’est le cas par exemple des peintures noires de Goya) ;

Goya, Pèlerinage de San Isidro, détail, Prado

l’expressivité accentue la singularité des figures, c’est l’intention particulière qui y domine, et non plus la qualité nominale.
À l’opposé, la schématisation facilite la reconnaissance nominale des figures et la déprise de l’émotion (intégration dans un système scriptural de signes/pictogrammes). L’échelle réduite, la simplification des formes, la limitation des moyens du « rendu » (le plus souvent de simples contours au trait), sont des caractéristiques de la schématisation. Mais on voit, par exemple dans les dessins de Reiser, extrêmement schématiques, qu’une expressivité forte peut venir se greffer sur la schématisation : l’effet prégnant de l’expressivité n’est plus alors émotionnel au sens direct, mais correspond à un effet distancié par le concept ; dans le cas présent une prégnance humoristique décapante s’installe dans la saillance particulière des dessins.

Reiser, Le gros dégueulasse, 1977


La « stylisation » introduit aussi un rythme et une « écriture » dans certaine peintures (je pense aux fresques égyptiennes), propres à capter des prégnances harmoniques de type musical.

Combat contre des Syriens, trésor de Toutânkhamon, musée du Caire

-    Le second axe correspond à la plus ou moins grande précision des formes-figures. Je l’appellerai axe de fractalité.
Selon la définition de Benoît Mandelbrot, est fractale une forme « soit extrêmement irrégulière, soit extrêmement interrompue ou fragmentée, et [qui] le reste quelle que soit l'échelle d'examen. Qui contient des éléments distinctifs dont les échelles sont très variées et couvrent une très large gamme [...] la nature regorge d'objets dont les meilleures représentations mathématiques sont des ensembles fractals » (Mandelbrot, LES OBJETS FRACTALS, Flammarion, Paris, 1984, p 154).
Dans la nature, les nuages et les rochers sont par exemple des formes fractales ; et le propre de ces formes est la dilution/fragmentation des contours, et donc l’imprécision de leurs caractéristiques individuantes (dans la même falaise, un rocher ressemble à un autre rocher) ; et cela leur confère un véritable pouvoir évocateur, parce que justement la multiplicité et l’ « indécision » des contours se prête au jeu d’une rêverie figurative. Les miniaturistes persans se plaisaient ainsi à inscrire des démons à peine visibles dans le dessin des rochers,

Châh-Nâmeb Houghton, La fête de Sadeh, détail


Victor Hugo, Tache, BNF

et Victor Hugo s’amusait à transformer des taches d’encres aléatoires en châteaux hantés ou vaisseaux fantômes. En peinture, le travail de « fractalisation », c’est-à-dire de dilution ou d’interpénétration des figures (la brume lumineuse qui dilue les formes dans les ultimes peintures de Turner et de Monet, mais aussi les effets graphiques des vêtements patchwork dans certains tableaux de Klimt), permet de faire entrer dans la représentation un potentiel de rêverie (on pourrait dire une circulation libre des prégnances) très supérieure à celui d’un travail de type hyperréaliste.
À l’opposé les merveilles de précision de peintres comme van Eyck, Holbein ou van Dyck, fascinent le regard et donnent aux scènes ou aux personnages représentés une prégnance quasi-magique,

Jan van Eyck, Homme au turban rouge, National Gallery, Londres

la représentation tendant alors vers une sorte de « présentification » (différente cependant de celle opérée par les moulages-sculptures hyperréalistes d’œuvres de type musée Grévin – par exemple celles de Ron Mueck, parce qu’elle reste malgré tout une image distanciée, construite dans le champ du tableau, hors de l’espace réel à trois dimensions).

Toute les peintures anciennes et contemporaines, tous les courants picturaux, peuvent être regardés au prisme de cette double axialité, et j’invite les lecteurs à s’y essayer. Elle aide à comprendre la nature de certains effets esthético-poétiques, mais parfois aussi à constater des manques flagrants, décelables même quand la technique picturale est au rendez-vous.

Restons néanmoins conscients qu’en dernier ressort, la valeur poétique et esthétique d’une peinture dépasse les constats rationnels faits sur la structure du langage plastique. Elle s’appuie aussi sur les contenus de la représentation, et leurs rapports avec le code pictural utilisé ; sur les transgressions, qui ébranlent les repères du spectateur ; ou encore sur des utilisations à front renversé des types de transcription du réel dans l’espace du tableau :
-    par exemple lorsque que des éléments de schématisation (normalement sans beaucoup de prégnance émotionnelle) sont utilisés comme facteurs d’expressivité dans une scénographie dramatique grandiose (c’est le cas du Guernica, de Picasso).
-    ou quand des éléments d’expressivité violente sont adoucis par leur emphase même, par une systématisation ou une théâtralisation excessive. Ils perdent alors leur prégnance émotionnelle directe pour s’inscrire dans une rhétorique plastique plus distanciée (c’est le cas des peintures maniéristes, notamment celles de Pontormo).


Jacopo Pontormo, Déposition, Santa Felicita, Florence

Si donc l’analyse « sémioplastique » peut nous aider à mieux comprendre certains aspects des œuvres peintes, admettons, et c’est heureux, que leur qualité artistique dernière, comme celle de toute poésie, reste par essence une alchimie transcendante et mystérieuse ; elle demande toujours à l’artiste une forme particulière de génie créatif, et aux spectateurs une sensibilité tout aussi particulière, de type médiumnique, pourrait-on dire.
La relation à l’œuvre d’art se vit comme une histoire d’amour envoûtante, plutôt qu’elle ne s’explique comme un vulgaire fait divers.

mercredi, janvier 05, 2011

6e SALON DE L'ART FANTASTIQUE EUROPÉEN (SAFE)

Bonne année à tous. 

2011 verra ma première participation au Salon de l'Art Fantastique Européen (SAFE), organisé par le mouvement "Les héritiers de Dali".
Venez nombreux au Mont-Dore, du 12 Février au 12 mars, découvrir les toiles des 12 artistes européens présentés.

dimanche, décembre 19, 2010

L'INVENTION DU PAYSAGE SURRÉALISTE - CHIRICO / DALI

Chirico et Dali ont inventé le paysage surréaliste. 
Chronologiquement, c’est d’abord Giorgio de Chirico, de 1911 à 1919, qui a magistralement campé le décor « métaphysique » (le mot surréaliste n’existait pas encore), dans sa série des toiles évoquant de façon extatique les villes d’Italie du Nord, peintes à Paris durant cette période riche d’échanges avec son frère cadet Alberto Savinio, et avec Apollinaire et Picasso. C’est ensuite Dali, d’ailleurs ouvertement influencé par le maître ultramontain, qui, à partir de 1930, fixa définitivement dans l’imaginaire moderne l’inquiétante étrangeté et la beauté insolite de ce qu’on peut désormais appeler le paysage surréaliste.

Le caractère onirique de leurs œuvres a conduit, à tort, à étendre l’appellation "surréaliste" à toutes sortes de paysages visionnaires, inspirés par les rêveries psychédéliques, la littérature de science-fiction ou les contes fantastiques, et qui se sont multipliés, souvent avec une opulence et une profusion de détails, dans la seconde moitié du XXe siècle, se réclamant d’ailleurs la plupart du temps de Dali (par exemple ceux de l’école du réalisme fantastique de Ernst Fuschs, Mati Klarwein, Robert Venosa, Zdzislaw Beksinski, ou de De Es Schwertberger). Mais ce glissement vers la fantaisie, la S-F, ou l’horreur, a fait perdre de vue ce qui constitue l’originalité et la puissance des authentiques paysages surréalistes.

Pour illustrer de façon emblématique ce qu’est, selon moi, un vrai paysage surréaliste, je prendrai un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, « Les joies et les énigmes d’une heure étrange » (antérieur d’une dizaine d’années à la naissance officielle du Mouvement Surréalisme), et un tableau de Dali, « Paysage avec éléments énigmatiques » de 1934, c’est-à-dire à la fin de sa collaboration au Mouvement, juste avant qu’il en soit exclu par Breton. 

Paysage avec éléments énigmatiques, Dali, 1934, collection particulière
 
 
Les joies et les énigmes d'une heure étrange, G. de Chirico, 1913, collection particulière
 


Pour caractériser ces deux œuvres, les mots qui me viennent d’abord à l’esprit sont :

Apparition et disparition
Contraste et exacerbation
Attente et silence
Décomposition et tension
Anachronisme et rémanence des souvenirs
Enigme et dépaysement
Aridité et lumière
Surprise et fatalité

Ce qu’a expliqué Dali en exposant sa méthode de création paranoïaque-critique (basée sur l’exploitation minutieuse des délires et hallucinations provoqués par la convergence entre une impression fugitive et les fantasmes obsessionnels récurrents de l’artiste « méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes » selon sa propre formule), avait été pressenti et énoncé autrement dix ans plus tôt par Chirico.

Il déclarait, en parlant de ses paysages métaphysiques, qu’il recourrait aux « signes hermétiques d’une nouvelle mélancolie » puisés dans son environnement quotidien : « Le crâne chauve en carton-pâte dans la vitrine du barbier, taillé dans l’héroïsme strident de la préhistoire ténébreuse, me brûlait le cœur et le cerveau comme un refrain obsédant. Les démons de la ville m’ouvraient la route. Quand je rentrais le soir, d’autres apparitions annonciatrices venaient à ma rencontre. Sur le plafond, lorsque j’en contemplais la fuite désespérée allant mourir au fond de la chambre, dans le rectangle ouvert sur le mystère de la rue, je découvrais de nouveaux signes zodiacaux. La porte entrouverte sur la nuit de l’antichambre avait la solennité sépulcrale de la pierre déplacée sur le tombeau vide du ressuscité. Et les œuvres annonciatrices nouvelles apparurent. »

Chirico et Savinio, tous deux influencés par les écrits de Nietzsche  et de Schopenhauer, pensaient que la réalité recouvrait un sens beaucoup plus profond que celui apporté par la simple compréhension rationnelle, ou par les idées que cette compréhension engendrait. Selon eux, seule la puissance de l’artiste pouvait « faire jaillir de toute chose un sens métaphysique ». Savinio disait que « l’artiste métaphysique, au lieu de subir l’influence métaphysique provenant d’ailleurs (celle des idées théoriques) et qui lui est étrangère, doit lui-même faire subir à la matière élaborée par son art sa propre influence métaphysique personnelle ». L’époque lui paraissait « mûre pour une libération spirituelle complète, adaptée à l’explosion d’une force cérébrale neuve et puissante, préparée de longue date par une savante sensualité. En réalité, on pourrait, de nos jours, parvenir à penser non seulement à la suite d’un effort mental, mais aussi par un besoin du corps ; on pourrait sentir sa propre pensée. […] Le romantisme avait tenté, à travers l’art, d’atteindre l’absolu, la chose en soi, le sens caché du monde, mais en le cherchant dans l’idéal, au-delà de la matière, tandis que dans la conception métaphysique moderne, celui-ci s’identifie à cette force obscure, interne à la matière même, qui apparaît sous les traits, inexplicables et dépourvus de sens logique, de la fatalité.» (in Paolo Baldacci « Chirico, la métaphysique 1888-1919 » Flammarion, 1997, pp221 sqq.).

La méthode paranoïaque-critique était donc déjà en germe chez Giorgio de Chirico, et à l’œuvre cette mélancolie, qu'il qualifiait de « tragédie de la sérénité ».

Mais revenons à nos deux œuvres, et à ce qui les caractérise.

Les deux tableaux ouvrent une perspective très large, avec des lointains aussi détaillés que microscopiques. L’espace aride et dénudé qui se développe du premier plan vers l’horizon est zébré d’ombres longues et d’une lumière très pure rappelant celle qui précède les orages crépusculaires. Le ciel, dégradé d’un horizon lumineux à un firmament obscur, est troublé localement de petits nuages : fumée du train chez Chirico ; évaporation spectrale s’élevant au-dessus du village chez Dali. Des pans de murs vides viennent cadrer les perspectives, ici percés d’arcades italiennes, là mangés par la ruine. Dans ce monde flottant entre lumière et ombre, entre jour et nuit, entre scène de théâtre et espace infini, entre éternité et instant fugitif, viennent s’inscrire, telles les cartes d’un jeu divinatoire, objets et personnages énigmatiques associés aux réminiscences obsédantes de chacun des peintres.

Chez Chirico, il y a la tour rouge d’un palais de Turin ; la statue d’Ariane endormie (« Les statues endormies qui rêvent toutes blanches, Dont la soif de mourir jamais ne s’étanche » Apollinaire) ; le train qui n’arrive jamais ; et deux petites silhouettes humaines aux longues ombres portées (Chirico disait qu’«  Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures  »).

Chez Dali, on voit une tour rouge aussi ; les cyprès de l’île des morts de Böcklin ; le clocher de Cadaquès ; devant, un spectre calciné ; dans le lointain, une forme molle « atmosphérique », puis une vision du petit enfant Salvador Dali, accompagné de sa nourrice, et au premier plan un homme de dos, en costume historique, en train de peindre la scène, et qui n’est autre que Vermeer de Delft.

Pour chacun des deux peintres, les mêmes éléments, et quelques autres encore, se retrouvent dans tous leurs paysages surréalistes, distribués différemment ; non par pauvreté d’imagination, mais parce que ces signes, toujours les mêmes, sont les arcanes signifiants de leur monde invisible, les obsessions de leur inconscient mélancolique ou paranoïaque, et en définitive, à travers les œuvres qu’ils alimentent, les condensateurs, les révélateurs de la fatalité du monde. 
C’est en ce sens qu’ils sont surréalistes ; leur lumière crue, qu’elle soit arrachée à l’automne turinois ou aux étés de Port Lligat, ronge la réalité comme un acide, et laisse transparaître, au travers de cette diaphane peau atmosphérique, le miroir magique inscrit à l’intérieur.

mercredi, décembre 08, 2010

MECHTA TINE

Mechta Tine, huile sur toile, Gilles chambon, 2010


Les hautes plaines de l’est algérien. Entre Sétif et Constantine, quelques dizaines de kilomètres au sud de Tadjenanet, se trouve la mechta Tine, hameau rural qui est en fait un des nombreux camps de regroupement construits par les Français pendant la guerre d’indépendance : habitat sommaire en parpaings, répétition militaire des maisons, avec des rues en terre battue, tirées au cordeau, venant de nulle part et se perdant dans le lointain de la plaine. 



Mais quand les conflits s’apaisent, la vie rurale reprend ses droits. Depuis les années soixante, les familles ont pris leurs aises : elles ont réuni deux, voire quatre cellules d’origine, et, par le jeu de quelques redistributions d’ouvertures, ont reconstitué sinon l’aspect, du moins le fonctionnement approximatif des maisons traditionnelles.

Documents extraits de "L'habitat rural dans les hautes plaines de l'est algérien" , G. Chambon et A. van der Elst, 1975


Et comme dans tous ces villages écrasés de soleil, soudain, des enfants sortent de l’ombre, se plantent devant vous, et vous jettent, avec leur grand sourire, un regard curieux et moqueur. C’était il y a plus de trente ans.

samedi, novembre 20, 2010

Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman

 Dévotion à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, Gilles Chambon, huile sur toile, 2010

Il est d’usage dans le culte chrétien d’allumer des bougies à l’occasion de prières ; les statues de la vierge en sont particulièrement pourvues dans nos églises. Rien de cela dans le culte musulman, plus dépouillé : on ne se recueille pas devant une image ou une figure sculptée, et il n’est pas coutume de brûler des cierges pour accompagner les prières.

Mais néanmoins – et peut-être faudrait-il s’interroger sur le caractère universel de l’imaginaire lié à la pâle lueur des chandelles, on trouve tout de même des bougies allumées dans certains lieux de pèlerinage en terre d’Islam, généralement des lieux votifs dédiés à un saint. Par exemple la koubba de Sidi Abd-Er-Rahman, saint patron d’Alger, située en frange de la Casbah historique.

Sidi Abderrahmane ben Mohamed ben Makhlouf At-Thaalibi, de la tribu des Thaâlba, né en 1384 en Kabylie, était un intellectuel, qui côtoya les plus grands docteurs de son temps. On lui doit de nombreux ouvrages, notamment « Les jardins des Saints », et « Des vérités sur le soufisme ».

La zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, à flan de colline, comprend une petite mosquée pourvue d’un minaret carré, une medersa, aujourd’hui de style néo-mauresque, divers locaux à l'usage de l'oukil (gardien), et une salle sépulcrale (koubba), « dont on a pu dire qu'elle était plus un boudoir qu'une mosquée, les jours où les femmes viennent y demander la protection du Saint. »(Wikipedia).

Lors de ma visite, le fond d’un corridor qui menait vers la salle du tombeau baignait dans la douce magie lumineuse d’une forêt de petites bougies. Là, se tenaient un homme dans le recueillement et deux femmes accroupies en train de bavarder.
Dans la tradition musulmane, l’usage de la bougie est clairement associé  au culte des morts : au moment du décès, on laisse une bougie allumée auprès du défunt jusqu'au matin suivant ; on met ensuite une bougie ou une lampe à l'endroit où a été lavé le mort, cela durant trois nuits, du coucher du soleil à son levé, et chez certains durant sept nuits, voire plus. Il est donc normal de retrouver l’usage des bougies dans un lieu qui regroupe les sépultures du saint patron, de sa petite-fille Lala Aïcha, et de nombreux autres grands personnages de l’histoire locale, comme :
-    Ouali Dada qui, d'après la légende, déchaîna la tempête qui anéantit la flotte de Charles-Quint ;
-    le marabout Sidi-Mansour ben Mohamed ben Salim, mort en 1644, très populaire ;
-    Ahmed, le dernier bey de Constantine ;
-    Sidi Abd-Allah Youcef Pacha (pacha d'Alger de 1634 à 1637) ;
-    le dey El-Hadj-Ahmed, dit Ahmed le Pélerin ;
-    Hassan Pacha (pacha d'Alger de 1791 à 1798) et sa fille, la princesse Rosa ;
-    Enfin Sidi Ouada, le dernier architecte de la mosquée (1730).
Alphonse REY (1865-1938) Mosquée Sidi-Abd-er-Rahman. Aquarelle sur papier

Beaucoup de peintres orientalistes du XIXe siècle se sont rendus à la zaouia de Sidi Abd-Er-Rahman, parmi lesquels Felix Ziem, Eugène Fromentin et Auguste Renoir  (ci-dessus une aquarelle datable autour de 1900, due à A. Rey, qui fut élève de Ziem) ; mais ils n’ont pas donné de représentation de l’intérieur des lieux. J'en ai donc fait une, qui, très modestement, cherche à rendre le caractère ambivalent d’un lieu à la fois hiératique et très proche de l’ambiance domestique (ce vestibule évoque celui d’une maison traditionnelle), d'un lieu où se mêlent, grâce aux petites flammes qui repoussent la pénombre, la quotidienneté débonnaire des vivants et la mémoire sacrée des morts.

vendredi, novembre 12, 2010

Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé

Gilles Chambon, Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé, Huile sur toile 200 x 104cm, 2010

Parmi les topiques mythologiques qui structurent notre imaginaire, le paradis terrestre occupe une place de choix.
Les peintres l’ont généralement représenté comme un coin de nature primordiale et luxuriante, où les lois de la jungle n’ont pas encore cours, puisque les fauves y côtoient en paix les herbivores, grands et petits. On y voit souvent Adam et Eve dans le plus simple appareil, avec leur créateur – qui, lui, est habillé. Parfois le tableau réunit dans le même paysage les trois séquences bien connues de la Genèse : Dieu occupé à sortir Eve de la côte d’Adam, Eve influencée par le serpent sous l’arbre de la connaissance et offrant la pomme à Adam, enfin le couple désobéissant violemment chassé d’Eden. 

Lucas Cranach, Le paradis terrestre, Kunsthistorisches Museum de Vienne


Les résonances symboliques nous assaillent alors de toutes parts : douceur, insouciance, innocence de l’état originel supposé (âge d’or mais aussi jeunesse/genèse, enfance) ; puis éveil de l’Eros et de l’esprit critique (connaissance du bien et du mal, civilisation), conduisant inéluctablement à l’expulsion vers la vraie vie avec son cortège de violences, de tourments, de hontes, de perversités, mais aussi de joies, de raffinements, et de passions…

J’ai eu envie de réactualiser ce mythe. D’abord peut-être pour faire un clin d’œil aux artistes qui s’y sont jadis confrontés ; mais surtout pour ironiser à travers ce thème sur quelques aspects de notre idéologie contemporaine :

-    La société du « care », l’écologie, le souci vertueux des générations futures, sont de belles idées qui s’affichent en trompe l’œil dans un monde restant plus que jamais dominé par la consommation, l’individualisme, et le plaisir immédiat. On est en face d’un nouveau grand retour aux promesses utopiques de paradis terrestre. Reconstruit par les hommes, le nouveau jardin d’Eden aurait pour cadre une nature idyllique purgée des pollutions humaines, et à jamais préservée ; il offrirait à chacun le bonheur tranquille familial, et à tous la solidarité fraternelle de la société du « care ». Pour réaliser ce rêve, les masses n’auront sans doute qu’à se placer docilement sous la houlette de gouvernants irréprochables.
-    Quelques maîtres du passé avaient déjà un peu écorné l’orthodoxie du mythe d’Eden pour se l'approprier : 
 Jérôme Bosch, Triptyque du jardin des délices, musée du Prado, Madrid

Je pense notamment au Jardin des Délices de Jérôme Bosch, qui nous offre, entre l’innocence du paradis initial et l’horreur de l’enfer terminal, un paradis terrestre chimérique totalement déjanté.

 Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Musée des Beaux-Arts de Boston

Je pense aussi au D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de Gauguin, qui synthétise une forme de paradis terrestre (à la fois réel et utopique) que le peintre, fuyant la civilisation, était allé chercher en Polynésie. Ce grand tableau, testament avoué de l’artiste – la composition est faite d’un assemblage d’éléments repris à des œuvres précédentes, présente une sorte de vision réconciliée de l’aventure ordinaire de la vie humaine, à travers une nature mystérieuse et divinisée, dont l’emblème pourrait être cette bizarre idole bleue, debout à gauche de la toile.

Dans ma peinture, j’ai remixé les divers ingrédients du paradis terrestre :

La nature luxuriante est bien là, traitée comme un îlot intemporel à l'écart des duretés du monde d’aujourd’hui. Les animaux, girafes, éléphant, lion, tigre, renards, singe, corbeau, vivent paisiblement (le corbeau et le renard se partagent même le fromage !) ; Adam et Eve ont pris un peu d’avance sur l’histoire biblique, puisqu’ils ont déjà fondé une famille au sein du paradis. Ils se sont ouverts à la connaissance et à la volupté en goûtant à une nouvelle pomme, celle du Macintosh. Cette pomme là symbolise à la fois l’ouverture du champ des possibles, l’accès au savoir universel pour tous par l’Internet, et l’érotisme angélique de la machine parfaite. Le computer imaginé par Steve Jobs leur a certainement été apportée par ce facétieux petit singe qui domine la scène à droite, et qui représente le diabolique capitalisme mondialisé. Que va faire alors l'idole bleue,  grande divinité primordiale qui régente le jardin du « care » , et dont l'allure générale est calquée sur celle du tableau de Gauguin ? On peut craindre qu'elle enjoigne au couple modèle d’abandonner la pernicieuse machine impérialiste… Mais parions que l’histoire mythologique contemporaine répètera encore une fois l’histoire biblique, et que nos deux amoureux préféreront être virés !

samedi, octobre 30, 2010

Gauguin, peintre totémique

Parahi te Marae (Là se trouve le temple), Gauguin, 1892, Philadelphia Museum of Art  

Upa’Upa, Gauguin, 1891, Israel Museum, Jérusalem 
(Upa'Upa désigne une danse traditionnelle tahitienne à symbolisme sexuel prononcé, 
interdite sous la pression des missionnaires – code de Pomare 1819 – 
mais continuant à être pratiquée plus ou moins secrètement pendant tout le XIXe siècle)

« Parahi te Marae, Upa’upa ; paysages tour à tour écrasés par la lumière et par l’obscurité. Ici lueur rougeoyante d’un feu de bois dans la nuit, suggérant la chaleur sensuelle de rapprochements intimes ; là éblouissement d’un champ vide sous le soleil, assénant les harmonies du paysage comme autant de vérités éternelles. Ici ondulation de la flamme et trémulation trouble du bassin des femmes, là géométrie pure de l’enceinte sacrée, et fixité radieuse des couleurs et du dieu. 
 
Comment mieux dire l’essence du jour et celle de la nuit ? Gauguin est un peintre totémique ; sa sauvagerie capte la chaleur des êtres surnaturels qui hantent le réel. Dans la pensée totémique primitive, toute forme est avant tout figure expressive. Elle entre en résonance avec l’entité ou la puissance dont elle possède la marque. Toute la peinture de Gauguin : formes stylisées, symphonie des couleurs, corps empâtés encore gours, à peine sortis de leur matrice d’argile, toute cette peinture résonne d’un bout à l’autre du galop des esprits. Ses toiles mal dégrossies attirent et captent les forces invisibles mieux que ne le feraient des dessins plus raffinés, des couleurs plus policées. 
 
Mais est-ce vraiment lui qui a capté les puissances magiques d’un âge d’or révolu ? Ou bien n’est-ce pas plutôt elles qui l’ont trouvé en Bretagne, et attiré vers leur dernier refuge, dans cet improbable paradis pacifique ? » (in Itinerrances, 2004, G. Chambon, pp.137-139)

dimanche, octobre 17, 2010

Peinture et architecture : le rêve géométrique de la Renaissance et du classicisme

Personnages dans un décor d’architecture et de jardins imaginaires, école hollandaise du XVIIe s., huile sur panneau de chêne, 55x95cm, collection privée


Filippo Brunelleschi, architecte du dôme de Santa Maria del Fiore à Florence (commencé en 1420), inventeur de la perspective géométrique et découvreur de l’architecture romaine antique, est la figure princeps de l’artiste rationnel. C’est lui qui le premier repensa la scène urbaine comme une harmonie géométrique : en témoigne le projet de l’Hôpital  des Innocents, avec son arcade urbaine à colonnes corinthiennes sur la place Santissima Annunziata, qui a été complétée sur deux autres côtés dans les décennies suivantes par ses émules Michelozzo, A. Sangallo le Vieux, et B. d’Agnolo.
Veduta de la place Santissima Annunziata, estampe de Giuseppe Zocchi, XVIIe s.


Mais pour que l’espace urbain géométrique idéal conçu à Florence au quattrocento arrive à conquérir l’imaginaire européen, à une époque où relativement peu de monde était en mesure d’aller admirer de visu en Toscane, à Rome, ou en Vénétie, les réalisations de Brunelleschi, d'Alberti, et de leurs successeurs, il faudra le remarquable travail des peintres et graveurs, qui formeront et répandront le goût urbain classique, de l’Espagne à la Suède. C’est eux qui illustrent les traités d’architecture vitruvienne et les traités de géométrie, eux qui rapportent de leurs voyages en Italie des vues des palais renaissants et des ruines romaines, eux qui font de la vue de ville idéale un thème de choix pour décorer les murs des salons et les panneaux des cabinets de travail.

Dans l’Europe centrale et l’Europe du nord, les plus influents parmi ces artistes "diffuseurs" furent un peintre-architecte frison et son fils : Hans et Paul Vredeman de Vries. On doit à l’un et à l’autre de nombreux tableaux représentant des décors urbains imaginaires, composés de somptueux palais idéaux; on leur doit aussi un traité sur l’art des jardins (Hortorum viridariorvmque elegantes et multiplices formae... 1583), et surtout deux traités d’architecture vitruvienne (1577-1582), dont le premier, publié à La Haye en  1606 sous le titre Les cinq rangs de l’Architecture a scavoir Tuscane, Dorique, Ionique, Corinthiaque, et Composée, sans texte explicatif, met les cinq ordres architecturaux théorisés par Vitruve en relation avec les cinq sens. En plus des dessins techniques représentant les colonnes et leur entablement, les Vredeman livrent dans cet ouvrage des paysages géométriques idéaux, faits pour marquer l’imagination. Ces gravures, très diffusées, servent de modèles à toute une génération d’artistes hollandais qui, durant la première moitié du XVIIe siècle, délaissent le contenu architectural rigoureux du traité et  composent des caprices architecturaux propres à séduire aristocrates et bourgeois, et à préparer leur imaginaire à l’accueil d’une architecture classique, adaptée des modèles italiens.

Voici par exemple un dessin de Paul Vredeman, illustrant l’ordre ionique associé à l’odorat ; au-dessous, la gravure qu’il en a tiré pour son traité d’architecture. A comparer à une peinture anonyme hollandaise (en frontispice de cet article), sans doute réalisée entre 1620 et 1630, qui reprend la scénographie de la gravure, mais se libère du message architectural et allégorique : l’ordre est devenu toscan, l’escalier à balustres a disparu, ainsi que la femme avec son bouquet, qui , sur la gravure, symbolisait l’odorat. Elle fut sans doute jugée par le peintre trop encombrante, et de nature à porter ombrage à la pure rêverie architecturale.
Paul Vredeman de Vries, Perspective d’une rue avec l’escalier d’un palais sur la gauche, 
Plume, encre de Chine et d’indigo, 22x35cm, conservé à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris

Exemplaire gravé pour le traité d’architecture, avec une figure féminine symbolisant l’odorat.

vendredi, octobre 01, 2010

Alger, choses vues…(suite)

 Alger, rue de banlieue - huile sur toile, G. Chambon, 2010


Quelque part en hiver, dans une petite rue anonyme entre Bab-Ezzouar et Borj-el-Kiffan ; c’est le nouveau visage banal de l’agglomération algéroise. Quartier en voie de densification si l’on se fie aux fers à béton en attente… Et au loin un grand ensemble, comme il en existe des milliers partout dans le monde. Rien de très original, ni rien de très pittoresque, mais j’ai tout de même eu envie de le peindre. Peut-être parce que c’est une histoire urbaine en train de se faire, et parce que c’est aussi la beauté vivante, rugueuse et simple, d’un quartier populaire sans histoire.

samedi, septembre 18, 2010

ART CONTEMPORAIN ET PATRIMOINE

Exposition Murakami au château de Versailles


Les mises en scène d’une confrontation entre patrimoine et Art Actuel sont devenues depuis quelques années une sorte d’étendard  du petit monde qui détient les commandes du marché de l’art contemporain et de sa promotion. Les collections de Pinault au Palazzo Grassi et à la Pointe de la Douane à Venise, et bien sûr surtout les grandes expositions/confrontations françaises au Louvre (exposition Jan Fabre,  exposition Contrepoint), et à Versailles : Koons, Veilhan, et actuellement Takashi Murakami.
Ces confrontations choquent une partie de la population, suscitent le débat, et par là même assurent une bonne médiatisation à l'événement. Pourtant, loin d’être irrévérencieuses à l’égard de la culture historique comme pouvaient l’être l’art des avant-gardes au XXe siècle, ses grandes manifestations ont au contraire une volonté pacificatrice, prenant soin de ne pas dégrader les lieux qu’elles investissent, et cherchant, partout où c’est possible, une sorte de clin d’œil, sinon une continuité avec l’art ancien.

Mais alors, pourquoi tant de remous ?

Pour tenter d’y voir plus clair, on peut se poser deux questions simples :

1/ Que recherchent ceux qui organisent ces événements ?

2/ Que critiquent ceux qui s’y opposent ?

À la première question, il y a une réponse convenue :
  • Ces expositions permettraient de redonner un dynamisme nouveau aux monuments historiques assoupis dans leur imagerie traditionnelle, et en même temps sensibiliseraient le grand public aux figures de proue de l’art contemporain international.
Il y en a une autre, un peu moins avouable :
  • Ce serait un bon moyen de faire monter la cote des artistes exposés, et de leur conférer, par une sorte d’osmose, d'imprégnation du lieu, la sacralité qui leur fait généralement défaut.

À la seconde question, il y a aussi une réponse apparente et une réponse cachée :
  • La première attribue l’indignation provoquée par les confrontations à la pollution esthétique que les œuvres contemporaines feraient subir au patrimoine historique, et au détournement des visiteurs qui, au lieu de s’intéresser aux monuments, aux oeuvres classiques, et à leur signification, finiraient par ne plus voir en eux qu’un « dispositif » disponible pour toutes sortes de spectacles et divertissements : une forme de « disneylandisation »  de notre patrimoine artistique.
  • La réponse cachée tient à la sacralité, consciente ou inconsciente, qui émane de l’art traditionnel, et à l’outrage, ou plutôt au déni, que lui fait dès lors subir la promiscuité avec un art de toute évidence dépourvu de transcendance.

Et à mon sens, le problème est bien là : dans cette absence de transcendance de l’art contemporain, absence qui dérange finalement tout le monde, tant ses promoteurs que ses détracteurs. Si ces derniers en effet l’accusent ouvertement de n’être qu’un « Financial Art », les premiers veulent aussi, par la confrontation recherchée avec l’ancien, et même s’ils s’en défendent, réinvestir l’art contemporain d’un sens sacré, lui redorer le blason, lui communiquer magiquement la transcendance qu’il n’a pas. Car nul besoin d’être expert ou critique d’art pour affirmer qu’il n’y a aucune transcendance dans les kitscheries de Jeff Koons, et pas plus dans les figurines mangaesques de Murakami.
C’est que l’art contemporain ne croit plus en la transcendance, et donc ne la recherche plus. Les grands artistes d’aujourd’hui s’ingénient plutôt à parodier, disséquer, exhiber, tous les miasmes, toutes les écumes, tous les borborygmes de la société moderne occidentale. Ils se veulent révélateurs et dénonciateurs, et leur ultime credo est la capacité à déranger.

Cela s’explique très bien historiquement : Dada, Duchamp, le Surréalisme, l’Art Brut, l’Abstraction, l’Art Conceptuel; tous ces mouvements alimentant au XXe siècle la mythologie grandissante des avant-gardes artistiques… Mais peut-être faut-il, parmi leurs représentants, séparer le bon grain de l’ivraie : ainsi par exemple chez les surréalistes, où le sens de la poésie et du mystère, la recherche de l’expression subconsciente, confèrent à beaucoup de leurs œuvres une profondeur et une véritable transcendance, absente la plupart du temps dans les autres courants.

Mais qu’est au juste cette transcendance prétendue de l’art ? Et pourquoi les arts traditionnels auraient-ils une transcendance que n’auraient pas les œuvres contemporaines ? Faut-il, pour le comprendre, appeler la philosophie à la rescousse de la critique d’art ?
Non, car les choses sont finalement assez simples, et peuvent se résumer en trois mots : mystère, poésie, et beauté.
  • Le mystère, parce qu’il y a dans la transcendance de l’art quelque chose qui résistera toujours la compréhension rationnelle ; et les artistes contemporains ont cru pouvoir réduire le mystère à une sorte de rébus conceptuel.
  • La poésie, parce que la transcendance est liée à ce qui, dans la représentation du monde, révèle la part rêvée du monde ; celle qui met un peu d’ailleurs dans l’ici et maintenant ; mais les artistes contemporains ne rêvent plus aujourd’hui que d’ici et de maintenant.
  • La beauté, parce qu’elle est le pivot central de tous les arts, et qu’elle naît de l’humilité et de la ferveur artisanale des créateurs ; mais les artistes contemporains la relèguent au rayon des vieilleries, et préfèrent à la ferveur artisanale le bidouillage technico-industriel des installations.

Mais ne soyons pas pessimistes et regardons le bon côté des choses : de ces grandes expositions, il restera simplement des photos, parfois assez belles, et dont le caractère insolite – et, pourquoi pas, poétique –  pourra faire naître la rêverie et le mystère au cœur des générations futures.

Le Split-Rocker de Jeff Koons à Versailles


dimanche, septembre 05, 2010

Peintures d’Alger, suite...

 Alger, Darse de l’Amirauté, G. Chambon, huile sur toile, 2010



 Alger, un jardin à l'aube, G. Chambon, huile sur toile, 2010

Ma mission pour l’aménagement des espaces publics liés au tramway d’Alger est pratiquement terminée. Mais je reviendrai probablement dans la ville blanche où ma rêverie décidément s’attarde.

Peut-être (qui sait ?) un jour pour exposer ces peintures qui prolongent pour moi les festins esthétiques que la baie a, durant chaque séjour, généreusement offert à mes yeux gourmands.

samedi, août 28, 2010

La Grande Poste d’Alger

Alger, la Grande Poste, huile sur toile, G. Chambon, 2010

Si un monument devait symboliser la ville d’Alger, ce serait certainement encore sa Grande Poste, située à la rencontre des rues Didouche Mourad et Larbi Ben Mehidi, les axes les plus commerçantes du centre ville.

C’est bien sûr un édifice qui date de la période coloniale, et cela peut paraître incongru et déplacé de qualifier une œuvre des anciens occupants de symbole de la capitale d’un pays indépendant. Mais l’imaginaire se construit souvent en dépit ou à l’encontre des valeurs politiques et morales : le Sacré Coeur à Paris, monument expiatoire stigmatisant les communards, ou même le Colisée à Rome, où se livraient des combats mortels et où l’on se repaissait du spectacle des martyrs, n’en sont pas moins devenus des monuments incontournables, des signes de reconnaissance universels, emblèmes des capitales qui les ont bâtis.

C’est que les grands édifices participent à construire un site, un paysage urbain, et, dans ce sens, l’attention que leurs architectes ont portée à l’esprit du lieu dépasse de loin la simple contingence de la fonction des bâtiment, ou les circonstances politiques de leur édification. Il ne s’agit pas d’éluder l’histoire et la connaissance des faits, mais de reconnaître qu’il peut y avoir dans une œuvre architecturale autre chose que la conséquence mécanique des circonstances de son édification. 

Et pour la grande poste d’Alger, construite en 1910-13 en style néo-mauresque, par un architecte pied-noir algérois peu connu, Jules Voinot, et un architecte toulonnais plus renommé, Marius Toudoire (auteur notamment des gares de Lyon à Paris, Saint-Jean à Bordeaux, Matabiau à Toulouse), nul doute que la portée urbaine de la réalisation dépasse de loin le symbole colonial.
D’ailleurs il s’agit à l’époque, pourrait-on dire, d’un colonialisme à visage humain, puisque l’instigateur du style néo-mauresque, le Gouverneur Général Jonnart, souhaitait rapprocher les cultures française et autochtone, en faisant de cette dernière une source d’inspiration obligatoire pour les édifices publics. On pourra évidemment arguer que le néo-mauresque plaque un décor factice sur des bâtiments dont la structure spatiale découle directement de la culture occidentale du XIXe siècle. Mais ce serait caricaturer la réalité : il n’est en effet pas si simple de dissocier le décor de la structure. Et si l’organisation des espaces et les techniques de construction dans ces édifices, utilisant le fer pour tenir les coupoles, n’ont effectivement rien avoir avec la culture mauresque, certains aspects de leurs volumétrie extérieure et intérieure, la répartition des masses décoratives, la façon dont la lumière pénètre dans les espaces principaux, tous ces points, et d’autres encore, qui font partie intégrante de l’architecture, s’inspirent directement de la culture ottomane qui prévalait à Alger à l’arrivée des Français.

Le rêve de Jonnart d’une cohabitation coloniale heureuse était bien sûr une chimère, comme l’a montré l’histoire du XXe siècle, jusqu’au massacre de la rue d’Isly (rue Larbi Ben Mehidi) en mars 1962. Mais le privilège de l’architecture sur la politique est de pouvoir réaliser et pérenniser des chimères, de faire des bâtiments qui harmonisent dans leur forme le rêve et la réalité de cultures différentes, comme la chimère antique, qui avait une tête de lion, un corps de chèvre, et une queue de serpent.

mercredi, août 11, 2010

Le territoire des vacances

La maison de Louis, Foncervines, gouache de G. Chambon

Il est certains endroits de France que l’agriculture a peu à peu abandonnés, parce que trop escarpés, trop isolés, trop boisés et trop pierreux, et dont les maigres hameaux, vides onze mois par ans, retrouvent pourtant au mois d’août une vie et une convivialité qui leur rappelle le temps où les va et viens pour les travaux des champs et le pacage des bêtes, la cuisson du pain au four banal, ou encore le puisage de l’eau des sources, animaient l’unique rue du village.

C’est le cas à Foncervines, commune de Cardaillac, qui rassemble derrière une crête séparant le Ségala du Limargue, à l’abri des vents du nord, une petite douzaine de vieilles maisons de pierre remises en état par les nouveaux occupants, pour la plupart citadins descendant d’authentiques Foncervins. Certains racontent les souvenirs de leur enfance, l’histoire trouble d’une aïeule, on visite la chambre où est née la grand-mère de celui-ci, on devise sur la maison d’un autre, décédé depuis plusieurs années, et qui reste désespérément vide. À l’apéritif, on évoque la plus vieille bâtisse du hameau, dont la construction remonte au moins au XIVe ou XVe siècle, et qui malheureusement se ruine peu à peu. On parle aussi de ces Témoins de Jéhovah installés là depuis quelques décennies, et qui finalement vivent comme tout le monde.

Les vacanciers jardinent beaucoup et les fleurs n’étaient sans doute pas si belles du temps des paysans qui n’avaient cure du décor. Mais c’est là un des paradoxes de la beauté du monde aménagé par les hommes : elle ne s’épanouit parfois pleinement qu’une fois disparus les usages qui avaient créé les formes, lorsque celles-ci se sont détachées de leur valeur pratique première, pour être investies du mystérieux pouvoir rémanent des choses disparues.

samedi, juillet 31, 2010

DESCENTE DE CROIX, REMBRANDT

Descente de croix - Rembrandt, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage
 

Il y a du mystère et de la magie dans beaucoup de tableaux de Rembrandt.

Mais la Descente de croix du musée de l’Ermitage est pour moi le sommet de cet art de l’émotion contenue, qui arrive à transmettre, sur un banal rectangle de toile ou de bois, et à plusieurs siècles de distance, toutes les profondeurs de la vie, toutes les notes de l’âme humaine, grandes joies ou petits bonheurs, souffrances taciturnes ou désespoir absolu.
Non seulement les visages, mais les corps patauds, les mouvements lents, les pâleurs livides dispensées par une lumière nocturne de source mystérieuse, les matières noircies, griffées, et décomposées, tout dans ce tableau nous bouleverse. Quelque chose de terrible se loge là, dans les clairs obscurs, dans cette admirable maîtrise des tremblements du pinceau, et dans cette délicatesse parcimonieuse de la couleur.
C’est une peinture sombre qui contient déjà en elle toute la sinistre puissance expressive des peintures noires de Goya, mais il s’y ajoute encore de la douceur, de la commisération, une sorte de générosité infinie.
Je dois d’ailleurs avouer que malgré les conditions effroyables de ma visite au musée de l’Ermitage, sous une chaleur suffocante, lorsque des centaines de groupes de touristes hagards et en sueur montaient à l’assaut des œuvres phares, exhortés par leur guide vociférant, malgré cette démonstration tapageuse d’une négation absolue de l’émotion artistique, j’ai tout de même été happé par la Descente de croix, et ému jusqu’aux larmes.
Je ne sais si l’on peut analyser à quoi cela tient, sinon à l’immense talent, au génie inégalé de Rembrandt.

Disons d’abord que la composition générale, le corps flasque et avachi du Christ, le clair obscur irradiant de lumière Jésus et son linceul, avaient déjà été mis au point l’année précédente, en 1633, dans la Descente de croix de plus petite dimension et peinte sur bois, qui se trouve à la Alte Pinakothek de Munich. Elle sont d’ailleurs toutes deux largement inspirées par le panneau central du triptyque de Rubens, peint en 1612 pour la cathédrale d’Anvers. 
Descente de croix, Rembrandt, Munich, Alte Pinakothek
Descente de croix (Triptyque de la cathédrale d’Anvers) - Rubens

Mais là où le maître flamand est dans la théâtralité baroque, avec une chorégraphie de corps d’athlètes qui occupent tout le devant de la scène, des draperies généreuses et colorées magnifiant le mouvement des personnages, un lointain servant essentiellement à marquer la ligne d’horizon, et apparaissant comme une toile de fond dissociée du premier plan, Rembrandt nous montre tout autre chose : des personnages au physique ordinaire, campées dans des attitudes tordant leur anatomie fruste ; à la fois plus d’espace entre protagonistes, donnant de la profondeur à la scène, et une proximité troublante entre la chair du Christ et ceux qui le soutiennent. Et surtout cet éclairage si particulier où la lumière semble se répandre dans l’obscurité comme un nuage de brume, perlant des gouttes d’or sur les franges des vêtements, et faisant surgir de la grisaille quelques lambeaux de couleur pure.

On pourrait parler d’une sorte de paradoxe permanent dans cette peinture : violence des contrastes mais infinie douceur des transitions ; expression parfois juste ébauchée des personnages, mais formidable subtilité du rendu des âmes ;  composition par opposition de grandes masses claires et sombres, mais démultiplication infinie des lisières ; statisme et pesanteur des attitudes, mais dynamisme puissant insufflé par la lumière.

Dans le tableau de Saint-Pétersbourg, tout y est : la lueur extatique émanant des linceuls, qui attise la désolation silencieuse des visages ; le groupe central agrippant le Christ, qui nous fait ressentir ardemment la lourdeur d’un corps sans vie, et la douleur affectueuse de ceux qui s’attèlent à cette difficile besogne. L’absence de ciel, remplacé par un fond noir, qui referme la scène et donne l’impression d’un lieu ténébreux, comme si le monde entier s’était transformé en caveau.

Et pourtant Rembrandt a peint cette toile juste après son mariage, dans une période très heureuse de sa vie. Il n’y a donc pas de corrélation, comme on l’a suggéré parfois, entre cette capacité à exprimer la douleur, et les blessures personnelles à l’âme de l’artiste ; ou alors, cette relation est terriblement prémonitoire.

samedi, juillet 10, 2010

À propos d’une Adoration des Mages

Adoration des Mages, école vénitienne du début du XVIIe s. (Maffeo da Verona ?), collection privée
 
L’adoration des mages, qui se fête chez nous une quinzaine de jours après le solstice d’hiver, est en quelque sorte l’apothéose du conte de Noël. Les Finlandais pensent d’ailleurs que le Père Noël est un quatrième roi mage, qui, venu du nord, n’a pas pu suivre l’étoile et n’est jamais parvenu à Bethléem ; c’est pourquoi depuis, il distribue à tous les enfants des cadeaux pour compenser l’offrande que l’enfant-dieu n’a pas pu recevoir de sa part.

L’histoire des rois mages vient au départ de l’évangile de Matthieu, qui indique que des mages d’orient, ayant suivi une étoile, vinrent adorer à Bethléem le roi des Juifs nouveau-né, et lui offrirent or, myrrhe, et encens, sans autre précision.

Mais la tradition chrétienne, par rapprochement avec certaines prophéties de l’ancien testament, leur adjoignit vite le titre de roi.  En occident, le nombre des rois mages, après avoir beaucoup varié, fut fixé à trois (depuis Origène). Assez vite aussi, on associa des symboles aux rois mages :  censés d’abord venir d’Inde, d’Arabie, et de Perse, ils finirent au XVe siècle par représenter les trois continents connus au moyen âge (Asie, Afrique, Europe, associés aux trois races descendant de Noé - Sem, Cham et Japhet). On leur avait fait aussi symboliser, à partir du XIIe siècle, les trois âges de la vie. Dans les peintures de la Renaissance, on eut donc généralement un Melchior de type européen avec une barbe blanche, qui apporte de l’or, un Gaspard, de type plus ou moins oriental, en pleine force de l’âge, qui tient une cassolette d’encens, et un Balthazar, basané ou carrément noir, représenté comme un jeune homme, et qui offre au nouveau-né la myrrhe (alors qu’au moyen âge, l’éphèbe et homme de couleur était plutôt Gaspard – dont la peau était rouge).

Dans les offrandes des mages, s’exprime un symbolisme multiple : l’or est associé au pouvoir terrestre et donc à la royauté (sur le tableau présenté ici, Melchior a déposé son sceptre et sa couronne d’or près de Jésus) ; l’encens est lié au rituel religieux, et donc à la sacralité, à la divinité de l’enfant ; enfin la myrrhe, utilisée depuis des temps immémoriaux pour l’embaumement des corps, est associée à la mort, et donc ici à la passion et à la résurrection du Christ.

La scène de l’adoration des mages étant une des plus représentées dans la peinture occidentale jusqu’au XVIIe siècle, c’est à travers ces oeuvres que s’est fixé la forme imaginaire définitive du mythe, ainsi que ses variations.

Depuis Giotto, mais surtout à partir de la fin du XVe siècle, les peintres ont en effet varié de façon très mesurée, en fonction des préoccupations de leur époque et de leur commanditaire, les différents paramètres de la scène. Dans de nombreuses représentations du quattrocento, marqué par le gothique international, un long ruban des cavaliers qui viennent déposer leurs offrandes aux pieds du nouveau-né, se déroule jusqu’au fond du tableau. Ces oeuvres condensent en une seule image la scène de l’offrande et le voyage des rois mages : ainsi ce tableau de Gentile da Fabriano conservé au musée des Offices, et qui nous plonge dans la féerie du conte.


Le premier peintre à avoir représenté un Balthazar de type africain semble être le Gandois Hugo van der Goes, dans son retable dit de Monforte, daté de 1468-70,

suivi quelques années après par Hans Memling, puis au début du XVIe siècle par Bosch, Dürer, David, Altdorfer, etc. ; les Italiens reprirent un peu plus tardivement cette figure du roi mage noir : c’est sans doute à Venise, et Padoue influencées par la peinture flamande, qu’on vit apparaître à la fin du XVe siècle, les premiers Balthazar africains (par exemple dans l’Adoration des mages de Mantegna, du Paul Getty museum de Los Angeles, ou celle de Bernardo Parentino qui date de 1475, ou enfin celle de Titien, conservée à la pinacothèque Ambrosiana, à Milan). Il faut cependant remarquer que la présence d’un personnage noir dans la suite des rois mages est apparue dans des œuvres bien antérieures, par exemple  « La rencontre des trois rois mages », Très riches heures du Duc de Berry, des Frères Limbourg, en 1416, et

L’Adoration des mages de Lorenzo Monaco, 1422, musée des Offices.
Chaque peintre intervient aussi dans le choix des costumes, des positions et attitudes d’allégeance des trois rois mages, des serviteurs et animaux de leur équipage ; le maintien et les gestes de la vierge et de l’enfant, la position, généralement en retrait, de Joseph, varient également d’une peinture à l’autre. Le bœuf et l’âne peuvent ou non être représentés  ; le décor de l’étable est plus ou moins rustique, et l’ambiance du paysage lointain plus ou moins réaliste.






Sur la toile que je présente en exergue, due à un peintre de l’école vénitienne du début du XVIIe siècle (probablement entourage de Paolo Farinati), la scénographie est classique (la composition reprend beaucoup d’éléments de l’Adoration des mages de Farinati

conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam) :
  • Au centre le vieux Melchior agenouillé baise le pied de l’enfant qui le béni de la main droite dont les doigts sont placés de manière à former les quatre lettres grecques ICXC : l'index est droit pour le I, le majeur es courbé pour le C, l'annulaire se croise avec le pouce pour le X, et l'auriculaire est courbé pour le C (tradition de représentation d’origine byzantine).
  • Gaspard et Balthazar portent des turbans par-dessus leur couronne, indiquant leur origine orientale, tandis que leurs serviteurs sont coiffés de bizarres chapeaux à plume.
  • En haut à gauche, on aperçoit un cheval et un chameau qui rappellent la provenance lointaine des acolytes.
Aux trois rois mages tournés vers la droite, dans le tableau anonyme, répondent les trois personnages de la Sainte Famille, tournés vers la gauche. Curieusement les auréoles de Jésus et de Marie, formant un léger halo, diffèrent de celle de Joseph qui se limite à un mince anneau à peine perceptible. C’est que Joseph n’est évidemment pas la vedette de l’histoire et malgré son nimbe, doit rester dans l’ombre.