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Gilles Chambon, "Arrivée à Cythère, avant la fête" huile sur toile 65 x 92 cm, 2022
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La topographie imaginaire, symbolisant
la succession des péripéties liées aux aventures sentimentales, est née en 1650 avec Tristan Lhermite et sa « Carte du royaume d'Amour »:
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« le Royaume d’amour en l’Isle de Cythère », carte décrite par le Sieur Tristan lhermitte, 1650 |
Il sera suivi en 1654 par « Clélie, histoire romaine » de Madeleine de Scudéry. On
y trouve la célèbre « Carte du Tendre »:
Quelques années
après, sur le même thème, paraît en 1663
« Le Voyage de l’Isle d’Amour, ou la clef des cœurs » de Paul
Tallemant, qui sera réédité en 1712:
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Illustration en frontispice de l'édition de 1712 du "Voyage de l'Isle d'Amour..." de Paul Tallemant
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En cette année 1712, Antoine Watteau, agréé par
l’Académie Royale de Peinture, démarre son « Pèlerinage à l’île de Cythère »,
qu’il terminera cinq ans plus tard, et qui lui permettra de devenir membre à
part entière de l’Académie le 28 août 1717, sous le genre « Fêtes
galantes » créé pour lui à cette occasion.
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Antoine Watteau, Pèlerinage à l'île de Cythère, huile sur toile 129 x 194, 1712-1717, musée du Louvre
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En 1709, Watteau avait déjà fait
un petit tableau sur ce thème (musée Städel, Francfort-sur-le Main).
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Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère, 1709, huile sur toile 44,3 x 54,4 cm, musée Städel, Francfort
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On a dit
que Watteau avait eu l’idée de traiter ce sujet par analogie avec une comédie
très à la mode dans la première décennie du XVIIIe siècle, Les Trois
Cousines, de Dancourt, écrite en 1702, qui se termine par la chanson
suivante : « Venez à l’île de Cythère / En pèlerinage avec nous / Jeune
fille n’en revient guère / Ou sans amant ou sans époux ».
Cythère, île
grecque près de laquelle Aphrodite était née de l’écume des vagues, était
devenue l’emblème de l’île d’Amour des géographies sentimentales.
Mais en reliant la géographie
sentimentale littéraire à un contexte mythologique (Cythère, avec sur la toile
la statue de Vénus et de petits cupidons ailés), Watteau voulait certainement aussi
donner des lettres de noblesse aux sujets galants qu’il aimait traiter, en les
incorporant au genre de la peinture d’histoire (qui comprenait les sujets
mythologiques), genre le plus élevé dans la hiérarchie des thématiques
picturales. Visiblement il n’y réussit pas puisqu’on créa le genre « fêtes
galantes », et que le titre de son tableau fut biffé par l’Académie pour
être renommé « Une feste galante ».
D’ailleurs le thème de
l’embarquement où du pèlerinage à Cythère, s’il a été repris dans une autre
composition par Watteau (Schloss Charlottenburg, Berlin), et si ces tableaux
sont devenus universellement célèbres et loués, est cependant un thème qui n’a
pas attiré beaucoup de peintres.
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Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère, ca 1719, huile sur toile 120 x190 cm, Schloss Charlottenburg, Berlin
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Avant Watteau, il n’y a guère
qu’un tableau d’Eustache Le Sueur, illustrant « le Songe de Poliphile »
de Francesco Colonna, qui montre Poliphile amoureux transit de Polia, entourée
de nymphes sur l’île de Cythère.
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Eustache Le Sueur, Poliphile et Polia parmi les nymphes sur l'île de Cythère, huile sur toile 94 x 98 cm
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Le roman de Francesco Colonna peut se lire comme parcours d’une
initiation du héros à des “mystères d’Amour” (libre reconstitution du
cérémonial éleusinien), initiation qui s’achève par le dévoilement de Vénus
(conçue comme idée platonicienne) dans les jardins de Cythère.
Au XVIIIe siècle, le thème de
l’embarquement pour Cythère peut être rapproché de ce que l’on appelait « la
barque de plaisir » (un tableau de Pater porte ce titre):
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Jean-Baptiste Pater (1695-1736), La barque de Plaisir, huile sur toile 74,6 x 93,7 cm
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Cette
dénomination fait référence à une pratique courante : à Paris, les
promeneurs s’embarquaient en foule sur des bachots publics pour aller
jusqu’au parc de Saint-Cloud, lieu de rendez-vous réputé. C'est ce voyage de
Paris à Saint-Cloud, que Watteau allégorise comme un voyage à Cythère. Il est
prétexte à mettre ses sens en fête. La barque classique reste le véhicule des
débordements sensuels par l’embarquement... De même le président de Brosses,
lors de son séjour à Venise dans les années 1739-1740, rapproche la gondole de
la barque de plaisir en déclarant qu’il n’y a pas de meilleur « carrosse » et
qu’il ne faut pas « songer à deviner qui peut être dans une gondole fermée.
On est là comme dans sa chambre, à lire, écrire, converser, caresser sa
maîtresse, manger, boire, etc. »
Parmi les artistes du XVIIIe s.
qui ont traité le thème des amoureux à Cythère, citons Pierre-Antoine Quillard
(il avait travaillé dans l’entourage de Watteau), Petrus Johannes van
Reysschoot, peintre gantois, une gravure de
Jérôme-François Chantereau et une de Bernard Picart, une tapisserie de Beauvais
sur un dessin de Jacques Duplessis, très mythologique (Beauvais ca. 1725, laine
et soie, 420 x 483 cm), et enfin quelques anonymes livrant des compositions peu
originales.
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Pierre-Antoine Quillard (c. 1700-1733), L'arrivée à Cythère, huile sur toile 57 x 69 cm, Budapest Museum of Fine Arts
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Petrus Johannes van Reysschoot (1702-1772), L'embarquement pour l'île de Cythère, huile sur toile, c. 1720, huile sur toile 138 x 153 cm, Lawrence Steigrad Fine Arts, New York City |
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À gauche, Jérôme-François Chantereau, l'île de Cythère, gravure 17.4 × 24.4 cm - à droite, Claude Duflos, L’Isle de Cithère, gravure d'après un dessin de Bernard Picart, c.1708, BNF |
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Tapisserie de Beauvais, L'arrivée des amoureux sur l'île de Cythère, sur un dessin de Jacques Duplessis ca. 1725, laine et soie, 420 x 483 cm |
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Ecole française du XVIIIe siècle, L'embarquement pour Cythère, huile sur toile
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Entourage de Jean-Baptiste Leprince (1734-1781), Couple galant prêt à s'embarquer pouir Cythère, huile sur toile 47 x 58,4 cm
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Au XIXe siècle, le sujet de la
barque vers Cythère est repris très ponctuellement par quelques romantiques,
parmi les peintres de second plan ; je citerai « L’île de Cythère »,
d’Ernest-Augustin Gendron (musée d'art et d'histoire de Saint-Brieuc, 1848), et
« Eros transportant les amoureux vers Cythère », du peintre
allemand Wilhelm Kray.
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Ernest Augustin Gendron, L’Île de Cythère, 1848, huile sur toile 87 x 145 cm, musée d'Art et d'Histoire de Saint-Brieuc
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Wilhelm Kray, Eros transportant les amoureux vers Cythère, huile sur toile 45 x 109,3cm |
Le thème sera repris autour de
1900, avec un style « art nouveau » :
Ainsi Maurice Chabas, « Le
retour à Cythère », c. 1896, Paul Gervais, avec « Amour source
heureuse de vie – Cythère », grande toile décorant l’ancienne salle de
mariage du Capitole de Toulouse, et une petite toile d’Emile-Louis Foubert,
« Le concert à Cythère ».
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Maurice Chabas (1862-1947), Le retour à Cythère, vers 1896, Huile sur toile 65,50 x 120,50 cm |
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Paul Gervais, Amour source heureuse de vie – Cythère, toile décorant l’ancienne salle de mariage du Capitole de Toulouse
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Emile Louis Foubert (1848-1911), Le concert à Cythère, 1899, huile sur toile 38 x 46 cm |
Au XXe siècle, très peu
d’occurrences de ce sujet : citons toutefois « Un embarquement
pour Cythère » 1981, du peintre de figuration narrative Charles
Lapicque, et le « Retour de Cythère » (1985-86), du néoromantique
anglais George Warner Allen.
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Charles Lapicque (1898-1988), Embarquement pour Cythère, 1981, huile sur toile 79 x 106 cm
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George Warner Allen (1916–1988), Le retour de Cythère, 1985-86, huile sur toile 116,5 x 127 cm, collection Tate, U K
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Gageons que le XXIe siècle ne verra pas non plus beaucoup de toiles sur
ce thème. J’y aurai pourtant apporté ma contribution synchronistique, avec le
tableau en tête d’article, intitulé « Arrivée à Cythère, avant la fête ». J'y ai réinterprété des jeunes femmes issues d'un pastel de Fantin-Latour, inscrites dans une scène semi-abstraite imaginée à partir d'un tableau basculé de Gianni Dova (1925-1991), intitulé "Personnage vert" (1961).