présentation des peintures synchronistiques

vendredi, mai 21, 2021

Magie noire

 

Gilles Chambon, Magie noire, huile sur toile 65 x 50 cm, 2021

Ce tableau montre la pythonisse d’Endor et le fantôme du roi Samuel qu’elle a fait apparaître à la demande du roi Saül (Bible, 1er Livre de Samuel, chapitre 28:3–25) ; les figures sont empruntées à une toile de Salvatore Rosa représentant cette scène : L'ombre de Samuel apparaissant à Saül chez la pythonisse d'Endor - 1668, 2,23 cm x 1,93 cm, Louvre. Les protagonistes sont ici mêlées synchronistiquement avec un tableau abstrait d’Albert Bitran (1928-2018) : Composition sur fond beige - gouache sur carton 61 x 47 cm.

 

La nécromancie est, au moins depuis trois mille ans, une spécialité des sorcières. Sous le patronage de la déesse Hécate, elles transgressent l’ordre naturel pour faire communiquer les morts avec le monde des vivants.

 

Mettre en relation des mondes irrémédiablement séparés est aussi ce que fait la peinture synchronistique : elle transgresse les codes de la création picturale pour mettre en synergie des personnalités et des imaginaires séparés par le temps.

mardi, mai 04, 2021

Le pouvoir ne se partage pas

 

Gilles Chambon, "Le pouvoir ne se partage pas", huile sur toile 45 x 60 cm, 2021

« Le pouvoir ne se partage pas ». C’est le précepte qu’aurait suivi Romulus en tuant son jumeau Rémus, lors de la fondation de Rome. 

 

Cela évoque tous les meurtres accomplis depuis, et dans tous les continents, pour écarter ceux qui menacent celui qui prétend au pouvoir, ou qui le détient déjà. 

 

Mais on peut aussi y voir la réminiscence de l’ancien rituel des rois sacrés, décrit par James G. Frazer et par Robert Graves. Trace d'un matriarcat originaire, prédominant en Europe et en Asie à époque préhistorique, ce rituel aurait été lié au culte d'une déesse-mère chtonienne, avec élection d'un éphémère roi sacré, sacrifié au moment de l’année déclinante et remplacé chaque saison par son alter-ego.

 

C’est peut-être la raison qui fait que le thème de l’affrontement gémellaire se rencontre dans beaucoup de mythologies et cosmogonies indo-européennes et moyen-orientales :

 

-       Chez les Celtes, la lutte de Gwyn et Gwythur pour la main de Creiddylad (mythe que reprend Shakespeare dans Le roi Lear).

-       En Inde la lutte de Sundas et Upasundas pour la belle Tilottomâ.

-       En Islande celle de Cormac et de Corc Ouibne.

-       En Iran celle de Ohrmazd et Ahriman et celle de Aexsaert qui est tué par Aexaertaeg.

-       Chez les Egyptiens, le meurtre d’Osiris par son frère jumeau Set.

-       Dans le récit biblique : Caïn et Abel, Esaü et Jacob, mais aussi la querelle sur la préséance de Pérèc (la brèche) ou de Zérah (le fil écarlate) [neveu de Joseph, fils de Juda].

-       La même problématique est exprimée sur un mode métaphorique dans le Nouveau Testament avec la parabole de l’enfant prodigue.

 

De nombreux autres exemples pourraient aussi être trouvés dans les mythologies ou cosmogonies africaines et sud-américaines.

 

Ce tableau symbolise donc l’acte de violence initiale, envers soi-même ou son double, qui préside à toute fondation et à tout renouvellement. Il associe synchronistiquement un tableau de Vuillard (La boîte à ouvrage) que j’ai fortement détourné, avec des personnages de Georges Moreau de Tours (1848-1901) et d’un dessinateur anonyme du XVIIIe s.

jeudi, avril 15, 2021

Pietà synchronistique

 

Gilles Chambon, Pietà synchronistique, huile sur toile 60 x 60 cm, 2021

Chaque année les fêtes religieuses nous donnent envie de revisiter les nombreuses et merveilleuses peintures créées au cours de l’histoire occidentale pour illustrer les épisodes de la « mythologie » chrétienne. La période de Pâques nous rappelle évidemment la Passion du Christ, et j’ai voulu m’essayer à une pietà synchronistique.

 

J’ai donc réinterprété une des plus petites descentes de croix du monde, due à Jean-Baptiste Carpeaux (collection privée), que j’ai agrandie six fois, et que j’ai associée à une composition d’un peintre grec contemporain, Charis Voyatzis (1924-1981).

 

Se trouvent ainsi réunies l’unité volumétrique triangulaire centripète, typique de la sensibilité plastique du sculpteur, et la diffraction atmosphérique centrifuge, caractéristique d’un peintre paysagiste semi-abstrait post-cézannien. La nervosité des touches colorées et la sensibilité dramatique des deux artistes m’ont sans doute incité à ce rapprochement. 

 


 

mardi, mars 30, 2021

L'aporie

Gilles Chambon, L'aporie, huile sur toile 55 x 50 cm, 2021

Ces trois personnages empruntés à trois tableaux du Greco (Saint Thomas, Saint Jacques le Majeur, et Marie Madeleine) dissertent, tels des philosophes, à propos d’un crâne tout droit sorti de la « Vanitas » de Philippe de Champaigne…

 

La vie, la mort, l’hypothèse hasardeuse de la résurrection… Faut-il choisir entre l’art de vivre et l’art de mourir ? Faut-il se réjouir ou s’angoisser ? Le raisonnement bute sur une aporie… Alors laissons le dernier mot au poète : « comme cela nous semblerait flou, inconsistant et inquiétant une tête de vivant s'il n'y avait pas une tête de mort dedans » ! (Jacques Prévert).

 

La scène se déroule synchronistiquement dans un paysage où les nuages qui passent filtrent la lumière, et semblent effacer peu à peu les montagnes… Il s’agit d’un des derniers tableaux de Gustave Courbet, représentant le lac Léman ; il date de 1876, juste avant que la mort ne le prenne, sans pour autant l’effacer.

mardi, mars 23, 2021

Tropiques

 

Gilles Chambon, « Tropiques », huile sur toile 40 x 60cm, 2017

L’imagination de l’exotisme tropical, qui a notamment donné naissance à l’orientalisme, a trouvé à s’exprimer, se diversifier, et se complexifier, à travers les voyages que de nombreux artistes effectuèrent dans les empires coloniaux entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle. André Maire, le gendre d’Émile Bernard, fut l’un de ces artistes globe-trotters, observateurs assidus, et un peu ethnologues. Il voyagea en Indochine, en Afrique noire, en Egypte, à Madagascar, en Martinique… C’est à ses peintures et carnets de croquis que j’ai emprunté les personnages de mon tableau. 

 

Ils trouvent place dans une composition abstraire d’un Russe contemporain d’André Maire, mais qui n’a strictement rien à voir avec lui : Serge Charchoune:

 


Ce peintre dadaïste qui évolua vers le cubisme et l’abstraction, est même l’exact inverse de Maire. Il dessine mal et pense que le dessin est l’ennemi de la peinture, il cherche à exprimer non la richesse du monde extérieur, mais celle des sensations intérieures. Cubisme ornemental et purisme alimentent ses recherches picturales. C’est peut-être grâce à cette quête instinctive du pouvoir expressif des formes et des couleurs qu’il peut rejoindre momentanément l’esprit des civilisations tropicales… C’est en tout cas le pari de ce tableau !


vendredi, mars 19, 2021

La nourriture du poète

 

Gilles Chambon, La nourriture du poète, huile sur toile 60 x 60 cm, 2021

On dit que la bouillabaisse (accommodation des restes de poissons invendus) fut inventée par les pêcheurs phocéens au VIIe siècle avant J-C… La poésie culinaire marseillaise se relie donc à la mythologie antique. Selon certains, Vénus aurait même servi une bouillabaisse à son mari Vulcain pour l’endormir pendant qu’elle le trompait avec Mars.

 

Dans cette toile synchronistique, qui mêle l’Estaque de Georges Braque (L'Estaque, octobre 1906'', Georges Braque, Centre Pompidou, Paris) avec une nature morte au homard de Giorgio de Chirico ("Nature morte au homard et moulage", 1922, huile sur toile, 77 x 99 cm), j’ai ajouté une bouche divine et pimentée, qui révèle au pêcheur la dimension poétique intense et intemporelle des plats marseillais à base de poissons et crustacés !

vendredi, mars 05, 2021

La tête coupée, ou l’oracle d’Orphée

 

Gilles Chambon, "La tête coupée, ou l'oracle d'Orphée", huile sur toile 60 x 80 cm, 2021

Couper la tête d’un homme est une action barbare et hautement symbolique, et cela depuis la nuit des temps, si l’on en croit les nombreux mythes et légendes qui courent à travers le monde sur ce sujet. S’emparer d’une tête coupée, la brandir au bout d’une pique ou au contraire la recueillir et la sacraliser, c’est s’emparer du pouvoir effrayant de la mort.

 

C’est pourquoi souvent les têtes coupées recueillies se mettent à parler : ce sont les têtes oraculaires. Elles constituent une sorte d’interface entre le monde des vivants et le monde des morts, entre l’ici-maintenant et l’au-delà de l’espace et du temps.

 

Dans la légende d’Orphée, dont l’épisode le plus connu est sa descente aux Enfers pour tenter vainement de ressusciter sa bien-aimée Eurydice, il y a aussi sa fin tragique : ne pouvant se remettre de la perte de son amour, il se retira dans la solitude, dédaignant la compagnie des humains, de leurs passions, et de leurs fêtes. C’est alors qu’il fut pris à partie par des Ménades en furie : elles le déchiquetèrent, coupèrent sa tête, et la jetèrent dans l’Hèbre (fleuve de Thessalie) ; de là elle dériva jusqu’à l’île de Lesbos, où elle fut recueillie dans une grotte, et se mit à délivrer des oracles (jusqu’à ce qu’Apollon y mette fin).

 

Mon tableau est une sorte de synthèse symbolique entre la grotte oraculaire d’Orphée et les Enfers, où trônent Hadès et Perséphone, accompagnés de Minos, juge suprême des âmes défuntes. J’ai emprunté synchronistiquement l’ambiance et la tête oraculaire à l’un des « rois » d’Antoni Clavé, et pour les trois personnages de droite, je me suis inspiré d’un dessin préparatoire de Jacob Jordaens pour « le jugement de Midas ».

jeudi, février 25, 2021

Concours de beauté, ou le jugement de Pâris

 

Gilles Chambon, « Concours de beauté, ou le jugement de Pâris », huile sur toile 110 x 82 cm, 2021

Le premier concours de beauté fût sans doute celui qui opposa Aphrodite, Athéna, et Héra (Vénus, Minerve, et Junon), et à l’issue duquel se déclencha l’engrenage de la guerre de Troie.

 

En effet Pâris, prince de Troie, gardant ses troupeaux sur le mont Ida, avait été choisi pour juge du concours de beauté des déesses. Mais il fut soudoyé par Aphrodite qui lui avait promis Hélène (réputée la plus belle fille du monde, mais aussi l’épouse du roi grec Ménélas) s’il la désignait victorieuse, en lui donnant la pomme de discorde. Pâris s’exécuta, et, fort du soutien d’Aphrodite, enleva Hélène au nez et à la barbe de Ménélas, et l’emmena à Troie, déclenchant ainsi la guerre funeste avec les Grecs. 

 

Mais revenons à la peinture. Curieusement, Cicéron et Pline l’Ancien rapportent qu’au Ve s. avant J.C., les prêtresses du temple athénien de Crotone en Calabre, dédié à Héra (Héra et Athéna, étant les deux rivales malheureuses du concours) avaient commandé à Zeuxis, le meilleur peintre de l’époque, un portrait d’Hélène, la plus belle des mortelles… L’idée de sélectionner comme modèle la plus jolie femme de Crotone lui traversa peut-être la tête, mais ne voulant pas commettre comme Pâris l’erreur de choisir l’une plutôt que l’autre, il décida de prendre cinq filles parmi les plus belles, et d’en tirer une beauté idéale, recomposée en retenant les atouts de chacune. 

 

À la Renaissance, Alberti s’empara de l’anecdote pour vanter chez Zeuxis l’accord entre la « mimesis » (imitation de la nature), et la recherche d’une idéalité. Plusieurs peintres du XVIe s., dont le Siennois Domenico Beccafumi, représentèrent donc Zeuxis élaborant la beauté idéale à partir de l’observation de cinq jeunes filles. 

 

Domenico Beccafumi, "Zeuxis et les jeunes filles de Crotone", vers 1525-1530, fresque, Sienne, palais Casini Casuccini

Voyant dans la démarche de Zeuxis les prémisses de la peinture synchronistique (qui recompose un tableau idéal en empruntant des éléments à plusieurs œuvres différentes prises dans l’histoire de l’art), j’ai, pour composer mon jugement de Pâris, réinterprété les personnages de la fresque de Beccafumi représentant Zeuxis à Crotone, et les ai mélangés à une œuvre abstraite du peintre belge Jacques Zimmermann (né en 1929).

mercredi, février 17, 2021

La Vierge Marie représentée les bras en croix

Eugène Delacroix, Pietà, 1844, toile environ 2 m x 3 m, église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris (3e arrondissement)

« Bras écartés, je subis et je vous accueille et je vous aime. » (François Boespflug, Cruxifixion - la crucifixion dans l'art, un sujet planétaire, avec Emanuela Fogliadini, Montrouge, Bayard, 2019).

 

 Le symbolisme chrétien des bras écartés est la plupart du temps une référence à la crucifixion, surtout lorsqu’il s’agit de personnages liés au Christ, mais c’est aussi, comme cela va être examiné à travers les représentations de la Vierge, un geste d’ouverture, de protection, et d’émotion (déploration, déréliction).

Les peintres occidentaux ont toujours recherché dans leurs représentations, à exprimer des symboles, directs ou indirects. Chacun connaît, dans les "Vierge à l’enfant", tous les signes picturaux annonçant la passion du Christ ou la rédemption du péché originel : la pomme tenue par Marie ou par le petit Jésus est ainsi une référence à la pomme d’Adam et Eve. Les autres symboles souvent présents sur les "Vierge à l'enfant" sont :

-       Des œillets (le fruit de l’œillet ressemble à un clou et évoque la crucifixion),

-       Un morceau de pain (symbole de l’eucharistie et donc du sacrifice),

-       Du raisin ou des cerises (le jus du raisin, comme la couleur des cerises, évoquent le sang du Christ),

-       Une grenade (symbole de résurrection et de rassemblement des peuples chrétiens),

-       Une poire (fruit symbolisant la douceur, la bonté, et la vertu, attribut de Marie),

-       Des ancolies (plante symbolisant la douleur, que Marie éprouvera à la mort de son fils),

-       Un perroquet (son cri rappelant, paraît-il, « ave », et donc l’annonciation),

-       Un chardonneret (par allusion au chardon, piquant comme la couronne d’épines),

-       Un lapin blanc (symbole de pureté et de virginité, car la légende attribuait aux lapins la possibilité de se reproduire sans accouplement)

 

Mais il y a aussi chez certains peintres une allusion plus directe, l’enfant Jésus, tenu par sa mère, écartant les bras en préfiguration de sa crucifixion:

 

Jan Gossaert (1478-1532), Vierge à l'enfant, 1527, huile sur panneau de chêne 30.7 x 24.3 cm, National Gallery, Londres

William-Adolphe Bouguereau, La Vierge, L'Enfant Jesus et Saint Jean Baptiste c. 1881, huile sur toile 190.5 x 111 cm, Herbert F. Johnson Museum of Art Cornell University

Dans les représentations de la Vierge, nous la voyons les bras écartés dans différentes configurations, avec des significations aussi sensiblement différentes. Dans certains tableaux représentant son Assomption, cette gestuelle lui est appliquée, les bras écartés vers les cieux formant une sorte d’accolade ouverte sur l’éternité, mais aussi indiquant un rappel de la Crucifixion de son fils: 

 

Guido Reni, Assomption de la Vierge, 1637, h s t 2,42 x 1,61 m, Musée des beaux-Arts de Lyon

 

El Greco, Assomption de la Vierge, 1577-79, h s t 4,03 x 2,10 m, Art Institute of Chicago

Une autre configuration apparaît dans ce que l’on nomme les « Vierge de Miséricorde ». C’est la protection qui est alors symbolisée par l’écartement des bras. Marie, montée au ciel lors de l’assomption, est devenue reine des cieux et son manteau bleu devient une métaphore de la voûte étoilée ; on la voit ainsi, dans plusieurs peintures du XVe siècle, ouvrant les bras pour écarter les pans de son vêtement, protégeant ainsi les humains sous son manteau céleste.

 

Diego della Cruz, Vierge de Miséricorde avec les rois catholiques et leur famille, c. 1486, Monastere de Santa Maria la Real de las Huelgas, Burgos

Jean Bellegambe, Vierge des Cisterciens, 1507-08, Musée de la Chartreuse, Douai

Domenico Ghirlandaio (1448–1494), Madone de Miséricorde, c. 1472,  fresque de l'église Ognissanti, Florence

Dans la tradition byzantine, on trouve également la Vierge Marie les bras à demi écartés et les mains tournée vers le haut ; cette représentation est dite « Vierge orante », la position des mains et des bras faisant alors référence à l’invocation de Dieu dans la prière.

 

Vierge orante, fragment de mosaïque du XIe siècle provenant de la basilique Ursiana, conservé au musée de Ravenne

Vierge orante, fresque, église de de Perivlepta, vers 1295,  Ohrid, République de Macédoine

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Mais attardons-nous sur les représentations de la Vierge en lamentation sur le corps du Christ. Les titres des tableaux représentant cet épisode de la Passion du Christ (treizième station des chemins de croix) sont variables : « descente de croix », « déposition », « déploration du Christ », « pietà », « lamentation sur le Christ mort », « mise au tombeau »… Comme nous allons le voir certains de ces tableaux représentent Marie pleurant son fils, dans une position où ses bras sont écartés ; mais cette scénographie n’apparaît qu’à partir de la Renaissance. Dans les images médiévales, la Vierge à les mains jointes, ou croisées sur sa poitrine, ou plus souvent soutenant le corps de Jésus déposé au pied de la croix. Cependant on voit dans beaucoup de ces tableaux une femme écartant les bras ou les levant vers le ciel, mais ce n’est pas la Vierge ; c’est une sorte de figurante, placée là pour renforcer l’émotion de la scène ; d’ailleurs, comme le montrent les illustrations ci-après, cette tradition se prolongea au moins jusqu’au XVIIe siècle.

 

Ambrogio Lorenzetti, Mise au tombeau, première moitié du XIVe siècle, Pinacothèque de Sienne (la Vierge embrasse Jésus, Marthe lui baise la main , et Marie-Madeleine les pieds; la femme qui lève les bras est non identifiée)

Hans Baldung Grien 1485–1545,Lamentation sur le corps du Christ, gravure sur bois 22.7 x 15.7 cm

Hugo van der Goes, La lamentation du Christ (après 1479), Musée de Vienne

Andrea Solario, La Déploration sur le Christ mort pour la chapelle haute du château de Gaillon C. 1509 huile sur bois 178 x 163cm, musée du  Louvre
Le Tintoret, Lamentation sur le Christ mort, 1560, huile sur toile 227 x 294 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise

Lorenzo Lotto, Lamentation sur le Christ mort, 1522, H S T 184 x 184 cm, Bergame

 

Gérard Seghers (1591-1651), La lamentation sur le corps du Christ, huile sur toile, église N. D. de la Couture, Le Man

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Entre 1530 et 1540, Rosso Fiorentino en France et Michel-Ange en Italie, sont les premiers à avoir pressenti la force d’une image où ce serait la Vierge qui écarterait les bras au-dessus du corps sans vie de son fils, s'appropriant ainsi mimétiquement la douleur de Jésus crucifié. Commençons par Michel-Ange : dans un dessin de 1540 (Isabella Stewart Gardner Museum, Boston) il représente Marie en symétrie symbolique du corps descendu de la croix. On y voit, selon un axe vertical marqué par le pied de la croix, le cadavre du Christ soutenu aux coudes par deux angelots, ses bras formant un « π », et alignée au-dessus de lui, Marie les bras écartés et levés vers le ciel, formant symétriquement un « U »:

 

Michel-Ange, Pietà, dessin à la craie noire 28.9 x 18.9 cm, 1540, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
 

Cette idée sera reprise presque à l’identique quelques décennies plus tard par Giovanni Battista Zelotti dans l’église de Venise St Jean-et-St Paul (fresque de la chapelle de N.D. du Rosaire):

 

Giovanni Battista Zelotti (1526-1578), lamentation sur le Christ mort, fresque, intérieur de l'église Saint Jean et Saint Paul, Venise

Alessandro Allori s’en inspira aussi, mais sans reprendre la symétrie avec le corps du Christ. On verra par la suite à travers l’Europe, plusieurs œuvres suivant cette filiation iconographique. En voici quelques-unes :

 

Attribué à Alessandro Allori (1535-1607) Lamentation sur le Christ mort, huile sur alliage de plomb)  23x20 cm, Samuel Courtauld Trust, Londres

 

Gerrit van Battem, Lamentation sur le corps du Christ,c 1660,  dessin 18x22cm probablement reprise d'une peinture italiennef c. 1600

 

john Vanderbank, Pietà, 1726, dessin au pinceau en grisaille et craie rouge, 36 x 40 cm, British Museum, Londres
 

Passons maintenant à Rosso Fiorentino. L’effet dramatique de la gestuelle de la Vierge au pied du calvaire (et sa résonance symbolique avec le Christ en croix) est bien dans l’esprit du maniérisme de Rosso. Son « Christ mort », ou « Pietà », commandé par Anne de Montmorency pour le château d’Ecouen, est l’un des plus beaux tableaux utilisant cette scénographie. Il est antérieur de quelques années au dessin de Michel-Ange, (Rosso est mort en 1540) :

 

Rosso Fiorentino,  (1494-1540), Pietà, c. 1536, bois transposé sur toile 1,27 x 1,63 m, Louvre

La peinture de Rosso inspira plusieurs peintres maniéristes et baroques, dont Anton van Dyck: 

 

Anton Van Dyck, Lamentation sur le Christ mort, circa 1635,  huile sur toile 115 x 208 cm, Royal Museum of Fine Arts Anvers

 

Mais c’est Eugène Delacroix qui en retrouvera l’intensité dramatique, en s’en inspirant pour sa « Pietà » de 1840, église Saint-Denys du Saint Sacrement (voir image au début de l'article). Il réalisa par la suite (jusqu’en 1857), à la demande des marchands, plusieurs petits tableaux reprenant à peu près la même composition:

 

Eugène Delacroix, Lamentation sur le corps du Christ » (1857)  – Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

Eugène Delacroix, Pieta, huile sur-papier marouflé sur toile, vers 1842-1843, Louvre

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Pour terminer, j’évoquerai deux petites « déploration du Christ » dans lesquelles la Vierge, bras écartés, a quitté la proximité du Christ pour se placer à l’arrière-plan, au plus près de la croix, rappelant les figurantes pleureuses des compositions médiévales. 

L’une est un petit émail peint en 1557 par Léonard Limosin (1505-1575), conservé au musée d’Ecouen ; c’est un médaillon de 34 x26 cm:

 

Léonard Limosin (1505-1575), Descente de croix, médaillon d'émail peint, 34 x26 cm, conservé au musée d’Ecouen
 

Le corps de Jésus est porté par trois personnages (de gauche à droite Joseph d’Arimathie, Nicodème, et Saint Jean). Un quatrième apparaît aussi sur la droite. Au second plan Marie auréolée et les bras déployés, se tient à l’aplomb de la croix, entourée de Marie-Madeleine et de Marie (sa sœur, femme de Clopas). Notons que la croix avec les deux échelles disposées symétriquement forment un triangle qui peut symboliser Dieu le père. 

 

L’autre descente de croix est insolite. C’est une peinture sur carton datable entre 1860 et 1870, signée du sculpteur (et peintre) Jean-Baptiste Carpeaux. C’est à ma connaissance la plus petite descente de croix jamais réalisée par un peintre, puisqu’elle ne mesure que 10 x 11,5 cm.

 

Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), Descente de croix, vers 1860-70, huile sur carton collé sur panneau de bois 10 x 11,5 cm, collection privée

Carpeaux peignait pour lui-même, et n’exposait pas ses peintures : « la révélation de l’activité de peintre de Carpeaux, fut franchement posthume, près de vingt ans après la mort de l’artiste, en 1894, lors de la première des grandes ventes publiques. […] c’est dans l’intimité que Carpeaux a traité les grands thèmes religieux tragiques, au moyen d’esquisses, de dessins, de peintures, en général de petit format, alors que chez les artistes classiques, sculpteurs ou peintres, les sujets religieux destinés au grand décor faisaient l’objet d’importantes commandes […] Les sujets sacrés qu’il a traités sont donc le fruit de sa dévotion intime et de sa méditation personnelle » (Patrick Ramade, Carpeaux, un peintre libre, in Carpeaux peintre, réunion des musées nationaux, 1999).

Malgré la petite taille de sa « descente de croix », Carpeaux y a inscrit huit personnages : d’abord le Christ mort soutenu à gauche par Joseph d'Arimathie et à droite par l’autre Marie (femme de Clopas) ? tandis que Marie-Madeleine est agenouillée à droite près du corps ; dans l’ombre, sur les côtés, trois silhouettes en prière (deux femmes et peut-être St Jean au fond à gauche), et derrière le groupe, au centre, près de la croix dont on aperçoit la base, une Vierge Marie debout, éplorée, écartant ses bras en croix et regardant vers le ciel. 

 

Il se peut que Carpeaux se soit inspiré d’une descente de croix vue dans une église (il avant en effet l’habitude, durant toute sa vie, de dessiner puis reprendre en petites peintures les œuvres qui lui parlaient – particulièrement celles de Michel-Ange, Vinci, Raphaël, Rubens, Rembrandt, Van Dyck, Watteau, Géricault…) ; mais en dépit de mes recherches, je n’ai pas découvert l’existence d’une peinture dont il aurait pu ici donner son interprétation personnelle.