présentation des peintures synchronistiques

jeudi, avril 15, 2021

Pietà synchronistique

 

Gilles Chambon, Pietà synchronistique, huile sur toile 60 x 60 cm, 2021

Chaque année les fêtes religieuses nous donnent envie de revisiter les nombreuses et merveilleuses peintures créées au cours de l’histoire occidentale pour illustrer les épisodes de la « mythologie » chrétienne. La période de Pâques nous rappelle évidemment la Passion du Christ, et j’ai voulu m’essayer à une pietà synchronistique.

 

J’ai donc réinterprété une des plus petites descentes de croix du monde, due à Jean-Baptiste Carpeaux (collection privée), que j’ai agrandie six fois, et que j’ai associée à une composition d’un peintre grec contemporain, Charis Voyatzis (1924-1981).

 

Se trouvent ainsi réunies l’unité volumétrique triangulaire centripète, typique de la sensibilité plastique du sculpteur, et la diffraction atmosphérique centrifuge, caractéristique d’un peintre paysagiste semi-abstrait post-cézannien. La nervosité des touches colorées et la sensibilité dramatique des deux artistes m’ont sans doute incité à ce rapprochement. 

 


 

mardi, mars 30, 2021

L'aporie

Gilles Chambon, L'aporie, huile sur toile 55 x 50 cm, 2021

Ces trois personnages empruntés à trois tableaux du Greco (Saint Thomas, Saint Jacques le Majeur, et Marie Madeleine) dissertent, tels des philosophes, à propos d’un crâne tout droit sorti de la « Vanitas » de Philippe de Champaigne…

 

La vie, la mort, l’hypothèse hasardeuse de la résurrection… Faut-il choisir entre l’art de vivre et l’art de mourir ? Faut-il se réjouir ou s’angoisser ? Le raisonnement bute sur une aporie… Alors laissons le dernier mot au poète : « comme cela nous semblerait flou, inconsistant et inquiétant une tête de vivant s'il n'y avait pas une tête de mort dedans » ! (Jacques Prévert).

 

La scène se déroule synchronistiquement dans un paysage où les nuages qui passent filtrent la lumière, et semblent effacer peu à peu les montagnes… Il s’agit d’un des derniers tableaux de Gustave Courbet, représentant le lac Léman ; il date de 1876, juste avant que la mort ne le prenne, sans pour autant l’effacer.

mardi, mars 23, 2021

Tropiques

 

Gilles Chambon, « Tropiques », huile sur toile 40 x 60cm, 2017

L’imagination de l’exotisme tropical, qui a notamment donné naissance à l’orientalisme, a trouvé à s’exprimer, se diversifier, et se complexifier, à travers les voyages que de nombreux artistes effectuèrent dans les empires coloniaux entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle. André Maire, le gendre d’Émile Bernard, fut l’un de ces artistes globe-trotters, observateurs assidus, et un peu ethnologues. Il voyagea en Indochine, en Afrique noire, en Egypte, à Madagascar, en Martinique… C’est à ses peintures et carnets de croquis que j’ai emprunté les personnages de mon tableau. 

 

Ils trouvent place dans une composition abstraire d’un Russe contemporain d’André Maire, mais qui n’a strictement rien à voir avec lui : Serge Charchoune:

 


Ce peintre dadaïste qui évolua vers le cubisme et l’abstraction, est même l’exact inverse de Maire. Il dessine mal et pense que le dessin est l’ennemi de la peinture, il cherche à exprimer non la richesse du monde extérieur, mais celle des sensations intérieures. Cubisme ornemental et purisme alimentent ses recherches picturales. C’est peut-être grâce à cette quête instinctive du pouvoir expressif des formes et des couleurs qu’il peut rejoindre momentanément l’esprit des civilisations tropicales… C’est en tout cas le pari de ce tableau !


vendredi, mars 19, 2021

La nourriture du poète

 

Gilles Chambon, La nourriture du poète, huile sur toile 60 x 60 cm, 2021

On dit que la bouillabaisse (accommodation des restes de poissons invendus) fut inventée par les pêcheurs phocéens au VIIe siècle avant J-C… La poésie culinaire marseillaise se relie donc à la mythologie antique. Selon certains, Vénus aurait même servi une bouillabaisse à son mari Vulcain pour l’endormir pendant qu’elle le trompait avec Mars.

 

Dans cette toile synchronistique, qui mêle l’Estaque de Georges Braque (L'Estaque, octobre 1906'', Georges Braque, Centre Pompidou, Paris) avec une nature morte au homard de Giorgio de Chirico ("Nature morte au homard et moulage", 1922, huile sur toile, 77 x 99 cm), j’ai ajouté une bouche divine et pimentée, qui révèle au pêcheur la dimension poétique intense et intemporelle des plats marseillais à base de poissons et crustacés !

vendredi, mars 05, 2021

La tête coupée, ou l’oracle d’Orphée

 

Gilles Chambon, "La tête coupée, ou l'oracle d'Orphée", huile sur toile 60 x 80 cm, 2021

Couper la tête d’un homme est une action barbare et hautement symbolique, et cela depuis la nuit des temps, si l’on en croit les nombreux mythes et légendes qui courent à travers le monde sur ce sujet. S’emparer d’une tête coupée, la brandir au bout d’une pique ou au contraire la recueillir et la sacraliser, c’est s’emparer du pouvoir effrayant de la mort.

 

C’est pourquoi souvent les têtes coupées recueillies se mettent à parler : ce sont les têtes oraculaires. Elles constituent une sorte d’interface entre le monde des vivants et le monde des morts, entre l’ici-maintenant et l’au-delà de l’espace et du temps.

 

Dans la légende d’Orphée, dont l’épisode le plus connu est sa descente aux Enfers pour tenter vainement de ressusciter sa bien-aimée Eurydice, il y a aussi sa fin tragique : ne pouvant se remettre de la perte de son amour, il se retira dans la solitude, dédaignant la compagnie des humains, de leurs passions, et de leurs fêtes. C’est alors qu’il fut pris à partie par des Ménades en furie : elles le déchiquetèrent, coupèrent sa tête, et la jetèrent dans l’Hèbre (fleuve de Thessalie) ; de là elle dériva jusqu’à l’île de Lesbos, où elle fut recueillie dans une grotte, et se mit à délivrer des oracles (jusqu’à ce qu’Apollon y mette fin).

 

Mon tableau est une sorte de synthèse symbolique entre la grotte oraculaire d’Orphée et les Enfers, où trônent Hadès et Perséphone, accompagnés de Minos, juge suprême des âmes défuntes. J’ai emprunté synchronistiquement l’ambiance et la tête oraculaire à l’un des « rois » d’Antoni Clavé, et pour les trois personnages de droite, je me suis inspiré d’un dessin préparatoire de Jacob Jordaens pour « le jugement de Midas ».

jeudi, février 25, 2021

Concours de beauté, ou le jugement de Pâris

 

Gilles Chambon, « Concours de beauté, ou le jugement de Pâris », huile sur toile 110 x 82 cm, 2021

Le premier concours de beauté fût sans doute celui qui opposa Aphrodite, Athéna, et Héra (Vénus, Minerve, et Junon), et à l’issue duquel se déclencha l’engrenage de la guerre de Troie.

 

En effet Pâris, prince de Troie, gardant ses troupeaux sur le mont Ida, avait été choisi pour juge du concours de beauté des déesses. Mais il fut soudoyé par Aphrodite qui lui avait promis Hélène (réputée la plus belle fille du monde, mais aussi l’épouse du roi grec Ménélas) s’il la désignait victorieuse, en lui donnant la pomme de discorde. Pâris s’exécuta, et, fort du soutien d’Aphrodite, enleva Hélène au nez et à la barbe de Ménélas, et l’emmena à Troie, déclenchant ainsi la guerre funeste avec les Grecs. 

 

Mais revenons à la peinture. Curieusement, Cicéron et Pline l’Ancien rapportent qu’au Ve s. avant J.C., les prêtresses du temple athénien de Crotone en Calabre, dédié à Héra (Héra et Athéna, étant les deux rivales malheureuses du concours) avaient commandé à Zeuxis, le meilleur peintre de l’époque, un portrait d’Hélène, la plus belle des mortelles… L’idée de sélectionner comme modèle la plus jolie femme de Crotone lui traversa peut-être la tête, mais ne voulant pas commettre comme Pâris l’erreur de choisir l’une plutôt que l’autre, il décida de prendre cinq filles parmi les plus belles, et d’en tirer une beauté idéale, recomposée en retenant les atouts de chacune. 

 

À la Renaissance, Alberti s’empara de l’anecdote pour vanter chez Zeuxis l’accord entre la « mimesis » (imitation de la nature), et la recherche d’une idéalité. Plusieurs peintres du XVIe s., dont le Siennois Domenico Beccafumi, représentèrent donc Zeuxis élaborant la beauté idéale à partir de l’observation de cinq jeunes filles. 

 

Domenico Beccafumi, "Zeuxis et les jeunes filles de Crotone", vers 1525-1530, fresque, Sienne, palais Casini Casuccini

Voyant dans la démarche de Zeuxis les prémisses de la peinture synchronistique (qui recompose un tableau idéal en empruntant des éléments à plusieurs œuvres différentes prises dans l’histoire de l’art), j’ai, pour composer mon jugement de Pâris, réinterprété les personnages de la fresque de Beccafumi représentant Zeuxis à Crotone, et les ai mélangés à une œuvre abstraite du peintre belge Jacques Zimmermann (né en 1929).

mercredi, février 17, 2021

La Vierge Marie représentée les bras en croix

Eugène Delacroix, Pietà, 1844, toile environ 2 m x 3 m, église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris (3e arrondissement)

« Bras écartés, je subis et je vous accueille et je vous aime. » (François Boespflug, Cruxifixion - la crucifixion dans l'art, un sujet planétaire, avec Emanuela Fogliadini, Montrouge, Bayard, 2019).

 

 Le symbolisme chrétien des bras écartés est la plupart du temps une référence à la crucifixion, surtout lorsqu’il s’agit de personnages liés au Christ, mais c’est aussi, comme cela va être examiné à travers les représentations de la Vierge, un geste d’ouverture, de protection, et d’émotion (déploration, déréliction).

Les peintres occidentaux ont toujours recherché dans leurs représentations, à exprimer des symboles, directs ou indirects. Chacun connaît, dans les "Vierge à l’enfant", tous les signes picturaux annonçant la passion du Christ ou la rédemption du péché originel : la pomme tenue par Marie ou par le petit Jésus est ainsi une référence à la pomme d’Adam et Eve. Les autres symboles souvent présents sur les "Vierge à l'enfant" sont :

-       Des œillets (le fruit de l’œillet ressemble à un clou et évoque la crucifixion),

-       Un morceau de pain (symbole de l’eucharistie et donc du sacrifice),

-       Du raisin ou des cerises (le jus du raisin, comme la couleur des cerises, évoquent le sang du Christ),

-       Une grenade (symbole de résurrection et de rassemblement des peuples chrétiens),

-       Une poire (fruit symbolisant la douceur, la bonté, et la vertu, attribut de Marie),

-       Des ancolies (plante symbolisant la douleur, que Marie éprouvera à la mort de son fils),

-       Un perroquet (son cri rappelant, paraît-il, « ave », et donc l’annonciation),

-       Un chardonneret (par allusion au chardon, piquant comme la couronne d’épines),

-       Un lapin blanc (symbole de pureté et de virginité, car la légende attribuait aux lapins la possibilité de se reproduire sans accouplement)

 

Mais il y a aussi chez certains peintres une allusion plus directe, l’enfant Jésus, tenu par sa mère, écartant les bras en préfiguration de sa crucifixion:

 

Jan Gossaert (1478-1532), Vierge à l'enfant, 1527, huile sur panneau de chêne 30.7 x 24.3 cm, National Gallery, Londres

William-Adolphe Bouguereau, La Vierge, L'Enfant Jesus et Saint Jean Baptiste c. 1881, huile sur toile 190.5 x 111 cm, Herbert F. Johnson Museum of Art Cornell University

Dans les représentations de la Vierge, nous la voyons les bras écartés dans différentes configurations, avec des significations aussi sensiblement différentes. Dans certains tableaux représentant son Assomption, cette gestuelle lui est appliquée, les bras écartés vers les cieux formant une sorte d’accolade ouverte sur l’éternité, mais aussi indiquant un rappel de la Crucifixion de son fils: 

 

Guido Reni, Assomption de la Vierge, 1637, h s t 2,42 x 1,61 m, Musée des beaux-Arts de Lyon

 

El Greco, Assomption de la Vierge, 1577-79, h s t 4,03 x 2,10 m, Art Institute of Chicago

Une autre configuration apparaît dans ce que l’on nomme les « Vierge de Miséricorde ». C’est la protection qui est alors symbolisée par l’écartement des bras. Marie, montée au ciel lors de l’assomption, est devenue reine des cieux et son manteau bleu devient une métaphore de la voûte étoilée ; on la voit ainsi, dans plusieurs peintures du XVe siècle, ouvrant les bras pour écarter les pans de son vêtement, protégeant ainsi les humains sous son manteau céleste.

 

Diego della Cruz, Vierge de Miséricorde avec les rois catholiques et leur famille, c. 1486, Monastere de Santa Maria la Real de las Huelgas, Burgos

Jean Bellegambe, Vierge des Cisterciens, 1507-08, Musée de la Chartreuse, Douai

Domenico Ghirlandaio (1448–1494), Madone de Miséricorde, c. 1472,  fresque de l'église Ognissanti, Florence

Dans la tradition byzantine, on trouve également la Vierge Marie les bras à demi écartés et les mains tournée vers le haut ; cette représentation est dite « Vierge orante », la position des mains et des bras faisant alors référence à l’invocation de Dieu dans la prière.

 

Vierge orante, fragment de mosaïque du XIe siècle provenant de la basilique Ursiana, conservé au musée de Ravenne

Vierge orante, fresque, église de de Perivlepta, vers 1295,  Ohrid, République de Macédoine

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Mais attardons-nous sur les représentations de la Vierge en lamentation sur le corps du Christ. Les titres des tableaux représentant cet épisode de la Passion du Christ (treizième station des chemins de croix) sont variables : « descente de croix », « déposition », « déploration du Christ », « pietà », « lamentation sur le Christ mort », « mise au tombeau »… Comme nous allons le voir certains de ces tableaux représentent Marie pleurant son fils, dans une position où ses bras sont écartés ; mais cette scénographie n’apparaît qu’à partir de la Renaissance. Dans les images médiévales, la Vierge à les mains jointes, ou croisées sur sa poitrine, ou plus souvent soutenant le corps de Jésus déposé au pied de la croix. Cependant on voit dans beaucoup de ces tableaux une femme écartant les bras ou les levant vers le ciel, mais ce n’est pas la Vierge ; c’est une sorte de figurante, placée là pour renforcer l’émotion de la scène ; d’ailleurs, comme le montrent les illustrations ci-après, cette tradition se prolongea au moins jusqu’au XVIIe siècle.

 

Ambrogio Lorenzetti, Mise au tombeau, première moitié du XIVe siècle, Pinacothèque de Sienne (la Vierge embrasse Jésus, Marthe lui baise la main , et Marie-Madeleine les pieds; la femme qui lève les bras est non identifiée)

Hans Baldung Grien 1485–1545,Lamentation sur le corps du Christ, gravure sur bois 22.7 x 15.7 cm

Hugo van der Goes, La lamentation du Christ (après 1479), Musée de Vienne

Andrea Solario, La Déploration sur le Christ mort pour la chapelle haute du château de Gaillon C. 1509 huile sur bois 178 x 163cm, musée du  Louvre
Le Tintoret, Lamentation sur le Christ mort, 1560, huile sur toile 227 x 294 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise

Lorenzo Lotto, Lamentation sur le Christ mort, 1522, H S T 184 x 184 cm, Bergame

 

Gérard Seghers (1591-1651), La lamentation sur le corps du Christ, huile sur toile, église N. D. de la Couture, Le Man

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Entre 1530 et 1540, Rosso Fiorentino en France et Michel-Ange en Italie, sont les premiers à avoir pressenti la force d’une image où ce serait la Vierge qui écarterait les bras au-dessus du corps sans vie de son fils, s'appropriant ainsi mimétiquement la douleur de Jésus crucifié. Commençons par Michel-Ange : dans un dessin de 1540 (Isabella Stewart Gardner Museum, Boston) il représente Marie en symétrie symbolique du corps descendu de la croix. On y voit, selon un axe vertical marqué par le pied de la croix, le cadavre du Christ soutenu aux coudes par deux angelots, ses bras formant un « π », et alignée au-dessus de lui, Marie les bras écartés et levés vers le ciel, formant symétriquement un « U »:

 

Michel-Ange, Pietà, dessin à la craie noire 28.9 x 18.9 cm, 1540, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
 

Cette idée sera reprise presque à l’identique quelques décennies plus tard par Giovanni Battista Zelotti dans l’église de Venise St Jean-et-St Paul (fresque de la chapelle de N.D. du Rosaire):

 

Giovanni Battista Zelotti (1526-1578), lamentation sur le Christ mort, fresque, intérieur de l'église Saint Jean et Saint Paul, Venise

Alessandro Allori s’en inspira aussi, mais sans reprendre la symétrie avec le corps du Christ. On verra par la suite à travers l’Europe, plusieurs œuvres suivant cette filiation iconographique. En voici quelques-unes :

 

Attribué à Alessandro Allori (1535-1607) Lamentation sur le Christ mort, huile sur alliage de plomb)  23x20 cm, Samuel Courtauld Trust, Londres

 

Gerrit van Battem, Lamentation sur le corps du Christ,c 1660,  dessin 18x22cm probablement reprise d'une peinture italiennef c. 1600

 

john Vanderbank, Pietà, 1726, dessin au pinceau en grisaille et craie rouge, 36 x 40 cm, British Museum, Londres
 

Passons maintenant à Rosso Fiorentino. L’effet dramatique de la gestuelle de la Vierge au pied du calvaire (et sa résonance symbolique avec le Christ en croix) est bien dans l’esprit du maniérisme de Rosso. Son « Christ mort », ou « Pietà », commandé par Anne de Montmorency pour le château d’Ecouen, est l’un des plus beaux tableaux utilisant cette scénographie. Il est antérieur de quelques années au dessin de Michel-Ange, (Rosso est mort en 1540) :

 

Rosso Fiorentino,  (1494-1540), Pietà, c. 1536, bois transposé sur toile 1,27 x 1,63 m, Louvre

La peinture de Rosso inspira plusieurs peintres maniéristes et baroques, dont Anton van Dyck: 

 

Anton Van Dyck, Lamentation sur le Christ mort, circa 1635,  huile sur toile 115 x 208 cm, Royal Museum of Fine Arts Anvers

 

Mais c’est Eugène Delacroix qui en retrouvera l’intensité dramatique, en s’en inspirant pour sa « Pietà » de 1840, église Saint-Denys du Saint Sacrement (voir image au début de l'article). Il réalisa par la suite (jusqu’en 1857), à la demande des marchands, plusieurs petits tableaux reprenant à peu près la même composition:

 

Eugène Delacroix, Lamentation sur le corps du Christ » (1857)  – Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

Eugène Delacroix, Pieta, huile sur-papier marouflé sur toile, vers 1842-1843, Louvre

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Pour terminer, j’évoquerai deux petites « déploration du Christ » dans lesquelles la Vierge, bras écartés, a quitté la proximité du Christ pour se placer à l’arrière-plan, au plus près de la croix, rappelant les figurantes pleureuses des compositions médiévales. 

L’une est un petit émail peint en 1557 par Léonard Limosin (1505-1575), conservé au musée d’Ecouen ; c’est un médaillon de 34 x26 cm:

 

Léonard Limosin (1505-1575), Descente de croix, médaillon d'émail peint, 34 x26 cm, conservé au musée d’Ecouen
 

Le corps de Jésus est porté par trois personnages (de gauche à droite Joseph d’Arimathie, Nicodème, et Saint Jean). Un quatrième apparaît aussi sur la droite. Au second plan Marie auréolée et les bras déployés, se tient à l’aplomb de la croix, entourée de Marie-Madeleine et de Marie (sa sœur, femme de Clopas). Notons que la croix avec les deux échelles disposées symétriquement forment un triangle qui peut symboliser Dieu le père. 

 

L’autre descente de croix est insolite. C’est une peinture sur carton datable entre 1860 et 1870, signée du sculpteur (et peintre) Jean-Baptiste Carpeaux. C’est à ma connaissance la plus petite descente de croix jamais réalisée par un peintre, puisqu’elle ne mesure que 10 x 11,5 cm.

 

Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), Descente de croix, vers 1860-70, huile sur carton collé sur panneau de bois 10 x 11,5 cm, collection privée

Carpeaux peignait pour lui-même, et n’exposait pas ses peintures : « la révélation de l’activité de peintre de Carpeaux, fut franchement posthume, près de vingt ans après la mort de l’artiste, en 1894, lors de la première des grandes ventes publiques. […] c’est dans l’intimité que Carpeaux a traité les grands thèmes religieux tragiques, au moyen d’esquisses, de dessins, de peintures, en général de petit format, alors que chez les artistes classiques, sculpteurs ou peintres, les sujets religieux destinés au grand décor faisaient l’objet d’importantes commandes […] Les sujets sacrés qu’il a traités sont donc le fruit de sa dévotion intime et de sa méditation personnelle » (Patrick Ramade, Carpeaux, un peintre libre, in Carpeaux peintre, réunion des musées nationaux, 1999).

Malgré la petite taille de sa « descente de croix », Carpeaux y a inscrit huit personnages : d’abord le Christ mort soutenu à gauche par Joseph d'Arimathie et à droite par l’autre Marie (femme de Clopas) ? tandis que Marie-Madeleine est agenouillée à droite près du corps ; dans l’ombre, sur les côtés, trois silhouettes en prière (deux femmes et peut-être St Jean au fond à gauche), et derrière le groupe, au centre, près de la croix dont on aperçoit la base, une Vierge Marie debout, éplorée, écartant ses bras en croix et regardant vers le ciel. 

 

Il se peut que Carpeaux se soit inspiré d’une descente de croix vue dans une église (il avant en effet l’habitude, durant toute sa vie, de dessiner puis reprendre en petites peintures les œuvres qui lui parlaient – particulièrement celles de Michel-Ange, Vinci, Raphaël, Rubens, Rembrandt, Van Dyck, Watteau, Géricault…) ; mais en dépit de mes recherches, je n’ai pas découvert l’existence d’une peinture dont il aurait pu ici donner son interprétation personnelle.






jeudi, février 11, 2021

La conversation d’Œdipe

 

Gilles Chambon, "La conversation d'Œdipe", huile sur toile 45 x 80 cm, 2021

Grâce - ou à cause - de Freud, Œdipe est devenu le symbole de l’inconscient contemporain ; s’il donne les clefs des énigmes, les portes qu’il ouvre ne permettent pas d’échapper au destin, toujours tragique. Mais heureusement, la conversation apaise les forces obscures, et donne à ceux qui s’écoutent joie et sérénité.

 

Ce tableau synchronistique est construit à partir de deux toiles de Hopper, et de deux personnages empruntés à Giorgio de Chirico.


mardi, février 02, 2021

Bacchus et les plaisirs de la vigne

 

Gilles Chambon, Bacchus et les plaisirs de la vigne, huile sur toile 110 x 89 cm, 2021

Dans cette bacchanale synchronistique, Bacchus, entouré de quatre jeunes gens, fête la vigne et le vin, dans une ambiance harmonique aux notes agrestes et intemporelles.

 

Le dieu et le personnage qui tient le verre sont empruntés à Velasquez (Le triomphe de Bacchus, Prado). Les trois autres sont détournés de différents tableaux du Caravage (Saint Jean Baptiste au bélier – musée du Capitole, Rome ; Le joueur de luth – musée de l’Ermitage ; David et Goliath – musée du Prado). Et pour compléter cette convergence picturale synchronistique improbable, le décor est  adapté d’un tableau abstrait de Giuseppe Ajmone (1923-2005), un élève de Carlo Carrà.

dimanche, janvier 03, 2021

La peinture de cardinaux, une peinture de mœurs (anti)cléricale sous la troisième république

 

Victor Marais-Milton, Le dernier atout, huile sur toile 51 x 61,5 cm (vente Anvers 2020)

La peinture de mœurs est née au XVIIe s. Rappelons-en rapidement le développement.

 

À la Renaissance l’offre picturale jusque-là limitée à la peinture religieuse, mythologique, d'évènements historiques, ou au portrait, va peu à peu se diversifier : une demande nouvelle se manifeste dans les couches supérieures de la bourgeoisie, notamment en Flandre et aux Pays-Bas, mais aussi dans la classe aristocratique, prompte à décorer ses nouveaux palais et à collectionner les peintures.

 

Chez les nobles apparaissent les scènes de chasses, de combats, de banquets et de fêtes (leurs occupations favorites), dans lesquelles le plaisir esthétique de mettre en images son mode de vie, finit quelquefois par se passer de tout prétexte historique ou mythologique : le peintre montre juste une scène qui rappelle les joies de l’activité représentée. De fait le décor (paysage, architecture) devient aussi un thème autonome.

 

Dans la bourgeoisie, la commande, restée au XVIe siècle principalement axée sur les petits tableaux de dévotion, voit naître une peinture de scènes de cuisine et de scènes de marchés, généralement allégorique. Au siècle XVIIe s., la classe urbaine aisée finit par se mettre elle-même en scène sur les tableaux qu’elle commande. Un nouveau rôle échoit donc aux peintres : décrire et faire l’éloge d’une activité, d’un lieu, d’un décor. Avec une volonté de montrer les nuances esthétiques du réel (visages, lumières, attitudes, costumes, etc).

 

Représenter les nuances du réel conduit les peintres, en particulier ceux du Nord, à s’intéresser aux scènes et aux choses les plus ordinaires : des vaches dans un pré, une bergère gardant ses montons, un bateau sur un canal, les étals d’un marché. Intérêt aussi pour les scènes vulgaires ou violentes : les rixes, les fêtes de villages, les scènes de tavernes et de débauche, en les traitant soit sur le registre de la dérision, soit avec l’ambivalence de la présentation d’un plaisir des sens, associé à sa condamnation morale.

 

La peinture de mœurs est née, décrivant la vie quotidienne avec ses permanences réconfortantes, ses écarts et ses petits travers, ses plaisirs et ses peines, ses joies simples, souvent traitées d’ailleurs comme une observation instantanée prise sur le vif.

Cette représentation synthétise les éléments positifs exprimant la quotidienneté ou le statut social - tels en tout cas que les commanditaires les rêvent ou les espèrent. Mais elle en montre aussi les travers, qui sont caricaturés et moqués, avec un goût pour le cocasse.

 

Jan STEEN (1626-1679), Comme les Vieux chantent, les enfants piaillent, vers 1662, Huile sur toile, Musée Fabre, Montpellier

 

Ce que l’on a regroupé par la suite sous l’étiquette de peinture de genre, correspondait à ce foisonnement de thèmes nouveaux au XVIIe siècle : peinture de société, scènes de bordel, d’auberges, de caserne, de bals, de banquets, de tabagies, de conversations, de déjeuners familiaux ; joyeuses compagnies, élégantes compagnies, rendez-vous galants, joueurs de cartes, groupes de musiciens. Scènes pastorales, fêtes villageoises, beuveries. Jeunes femmes de bonne société jouant d’un instrument, écrivant, lisant, recevant une lettre, une visite ; brodant, s’occupant d’enfants, de livrant aux tâches domestiques… Tout un petit théâtre de figures familières sur lesquels chacun portait un regard parfois tendre, parfois fier, souvent moqueur, tantôt moral et tantôt licencieux. Plaisir des cinq sens, aiguillon de la chair et de la fortune, art du paraître, tempéré par la morale religieuse, et par le « memento mori » toujours sous-jacent.

Ce type de peintures, d’un formant généralement assez modeste, s’est surtout développé en Hollande, pays protestant dont les prédicateurs dédaignent l’imagerie religieuse des catholiques, et du même coup orientent le marché de la peinture davantage sur la commande profane.

 

Depuis le XVIIe siècle, la peinture de mœurs s’est perpétuée et modifiée en fonction de l’évolution des modèles sociétaux et du regard critique porté sur tel ou tel aspect de la réalité sociale. Si l’académisme et le romantisme de la première moitié du XIXe siècle, centrés sur des thèmes allégoriques, glorifiant des idéaux (ce que l’on nommait « le grand style »), ont un peu relégué la peinture de mœurs, elle réapparait en pleine lumière dans la seconde moitié du siècle, avec deux courants opposés :

 

-       L’un progressiste et novateur caractérisé par l’intérêt des impressionnistes porté sur le monde ouvrier, le monde paysan, les scènes populaires, liées aux lieux de plaisir, et parallèlement, le réalisme militant porté par Gustave Courbet, qui fait passer dans la peinture l’anticléricalisme jusque-là circonscrit à la caricature journalistique. Son tableau « retour de conférence » est une charge violente contre la dépravation du clergé (à tel point qu’il sera acheté par un catholique pour pouvoir le détruire).

 

Pierre-Auguste Renoir, Le déjeuner des canotiers, 1880-1881, huile sur toile 130 x 175,6 cm, The Phillips Collection, Washington, E-U

 

 

Gustave Courbet, Le retour de conférence, aquarelle de juin 1862, réalisée avant le tableau détruit du même titre, dont Courbet déclara dans une lettre à Isabey: « Ce tableau fait rire tout le pays et moi-même en particulier. C’est le tableau plus grotesque qu’on aura jamais vu en peinture. Je n’ose pas vous le dépeindre, seulement c’est un tableau de curés »

 

-       L’autre, davantage académique, recomposant en atelier, avec une extrême minutie dans l’exécution, des scènes pittoresques fantasmées, médiévalistes, orientalistes, ou « dix-huitiémistes ». Dans ces dernières, le sujet principal est généralement la vie quotidienne du clergé, thème clivant mais omniprésent entre 1870 et 1925, en particulier en France où le clergé est critiqué (nombreuses publications anticléricales comme les Corbeaux, la Calotte, la Baïonnette, le Grelot, le Charivari, l'Assiette au beurre, la Caricature). 

 

Une couverture du journal satirique "Les Corbeaux"

 

    À partir du second empire, la question religieuse oppose les positivistes, héritiers des Lumières, aux artisans de la reconquête religieuse. Et on constate d’ailleurs l’omniprésence du thème de la religion dans la littérature romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle. La loi de 1905 mettra un terme aux prérogatives de l’église, mais les débats, notamment autour de l’inventaire des biens religieux, continueront de diviser la société.

Durant cette période, donc, se développe un courant de peinture qui se centre sur le clergé, avec toutes les caractéristiques de la peinture de mœurs du XVIIe siècle, à savoir le réalisme du rendu, la richesse des matières et des décors, l’ambivalence d’un regard à la fois tendre et moqueur, et les piques d’une réprobation morale s’en prenant au plaisir des sens, masquée par la jovialité et le caractère anodin des scènes représentées. L'impact de ces peintures a été immédiat. Les peintres suggérant que les hommes de Dieu s’adonnaient, avec les mêmes envies et les mêmes faiblesses que tout un chacun, aux activités vénielles indépendantes de la religion. J'ai dénombré en Europe (France, Italie, Allemagne, Espagne) une trentaine de peintres dont certains tableaux relèvent de ce courant. En France, ce sont particulièrement les dignitaires du haut clergé qui sont dépeints comme étant plus soucieux de leurs plaisirs et de leur confort de vie luxueux que de leur mission évangélique. 

Bernard Louis Borione (1865-1919), Une chanson à l'heure du thé, huile sur toile 61 x 50 cm

Il semble que les nombreux amateurs de ce genre pictural (appelé les « peintures de cardinaux ») soient en particulier la bourgeoisie protestante de l’Europe du nord et du Nouveau Monde (il y avait une tradition d’anti-catholicisme parmi les classes supérieures protestantes), mais aussi peut-être les nombreux bourgeois issus du catholicisme, devenus libres-penseurs et épicuriens, comme Alphonse Daudet. Il n’est pas non plus exclu que quelques bons catholiques, et même certains membres du haut clergé, aient également collectionné ces œuvres, qui mettaient en scène à la fois leur prestance et leurs petits travers. Il faudrait pour le savoir faire une étude approfondie des ventes et des commandes qui eurent lieu pendant cette période (voir Eric Zafran, « Cavaliers and Cardinals : Nineteenth Century French Anecdotal Painting », 1992 ; et M.S. Rau « When Comedy Went to Church: 19th-Century Cardinal Paintings », Fine Art Connoisseur, March/April, 2011).

Les figures de proue de cette école de peinture sont le Français Jehan-Georges Vibert (1840-1902) et le Belge Georges Croegaert (1848-1923). Tous deux travaillaient à Paris, l’un formé à l’École des Beaux-Arts et l’autre à Anvers. Ils ont d’abord acquis leur renommée comme peintres de scènes de genre conventionnelles, montrant des saynètes pittoresques liées à certaines périodes historiques (de la Renaissance au XVIIIe s.), ou à des spécificités locales (par exemple celles de l’Espagne). En se tournant vers les représentations du clergé, leur message était simple : si les clercs suscitaient traditionnellement respect et prestige, ils étaient néanmoins victimes des mêmes faiblesses que tout le monde. Le but de ces peintures n’était  pas tellement d'offenser le clergé et ses partisans, comme le faisaient alors les nombreuses caricatures publiées dans les journaux, mais d'offrir un regard léger et moqueur — boulevardier, pourrait-on dire — sur les épreuves quotidiennes et les faiblesses auxquelles les gens d’église n’échappaient pas.

Les peintures de Jehan-Georges Vibert sont particulièrement éclairantes : cet artiste était en effet aussi écrivain, acteur, et homme de théâtre, et il publia à la fin de sa vie une « Comédie de la peinture » (1902), dans laquelle il réintègre la plupart de ses tableaux dans des historiettes ad hoc, qui les font apparaître comme de petits contes moraux. En voici deux exemples :

 

Jean-Georges Vibert, L’abolition de l’esclavage, huile sur toile 63,5 x 48,3 cm

« L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

Son Éminence Monseigneur X*** est un homme du Nord, et don Kacatoès est né sous les chaudes latitudes du Sud.

Pourtant, ce dernier est un des plus ardents partisans de l'abolition de l'esclavage ; tandis que Monseigneur est d'un avis tout différent.

Il ne pense pas que l'on doive accorder la liberté (au moins à tout le monde) mais, comme il est au fond très bon, il cherche à adoucir les rigueurs de l'esclavage à ceux qui sont sous sa domination. Il n'est pas de soins et de prévenances dont il ne comble son kacatoès favori.

Kacatoès accepte caresses et friandises ; mais, au fond de sa cervelle empanachée, une haine terrible est enracinée, et il pense comme le bon La Fontaine : « Notre ennemi, c'est notre maître. » Aussi, étant parvenu à briser la chaîne qui l'attachait au perchoir, il s'est précipité, ivre de liberté, à travers les salons et les serres, renversant dans son vol furibond tout ce qui se trouvait sur son passage. Les vases de prix tombaient éventrés, comme des soldats sous la mitraille, et les fleurs s'allongeaient sur les dalles, comme les épis sous la faux du moissonneur. Don Kacatoès, au milieu du champ de bataille, l'œil en feu et les plumes hérissées, trônait, huppe levée, sur un monceau de débris, quand apparut soudain, comme un grand spectre rouge... Monseigneur !

Lui aussi avait les cheveux hérissés et les yeux hagards ; mais ce n'était pas de la colère. Il avait une canne ; il aurait pu frapper, et la canne lui tombait de la main.

Le pauvre homme était atterré :

« Malheureux ! qu'as-tu fait ? dit-il tristement. C'était bien la peine de te choyer comme je l'ai fait !  Je t'avais donné un perchoir neuf, en bois de fer immangeable, avec des gobelets d'argent massif et un plateau de marbre. Je t'avais placé dans la serre, à une douce température, au milieu des fleurs ; tu avais de l'eau fraîche, des graines cuites au lait d'amandes, des noix, des grenades savoureuses, des oranges odorantes !...

« Et c'est comme cela que tu me récompenses de mes bontés?... Va ! tu n'es qu'un ingrat !...

« Quand je pense que je m'apitoyais quelquefois de te voir attaché et que j'avais eu l'idée de te laisser en liberté !... Ah ! tu en fais un joli usage, de la liberté, misérable bandit !...

« Tu y gagneras une chaîne plus forte, et, relégué à l'office avec la valetaille, que tu méprises et qui te déteste, tu ne verras finir ton esclavage que lorsque ta bonne conduite aura racheté ta faute ; car ma foi chrétienne m'ordonne de laisser aux plus grands coupables l'espoir du pardon. »

Pendant ce discours, don Kacatoès braillait à outrance. Sa langue noire claquait comme des castagnettes dans son bec d'ardoise, et il disait :

« Que sont toutes les faveurs sans la liberté ? Je veux boire l'eau fraîche dans les sources des bois, et les oranges sont amères dans vos gobelets d'argent. Vos fleurs s'étiolent, enfermées dans ces tombeaux de porcelaine, et j'en connais de plus belles au pays où mes frères se perchent sur la cime des grands arbres. Si encore vous m'aviez laissé libre auprès de vous, j'y serais resté peut-être, et, reconnaissant de vos bienfaits, je vous aurais aimé. Essayez, il en est temps encore ; ne me rattachez pas à ce perchoir, ne rivez pas à ma patte cette chaîne qui me met la haine au cœur.

« Monseigneur, par pitié, ne me faites pas esclave ! »

Don Kacatoès est-il sincère en parlant ainsi ? Peut-être.

Mais, hélas ! Monseigneur ne comprend pas le langage perroquet, et Kacatoès n'entend pas un mot de la langue humaine.

Il en est souvent ainsi, malheureusement pour le bien de ce pauvre monde : le maître et l'esclave ne parlent jamais la même langue ! »

(texte de présentation du tableau, in « La comédie de la peinture », Jehan-Georges Vibert, tome 1, Paris 1902, pp. 171-172)

 

Jehan-Georges Vibert La Vue (Une martyre inconnue) Gouache sur papier, 35 x 27,7 cm Dahesh Museum of Art, New York

«UNE MARTYRE INCONNUE

« Pour me conformer au goût des amateurs, en général, je n'aurais pas dû faire cette aquarelle, parce que le sujet ne permettait pas de présenter le personnage autrement que de dos. En effet, il est impossible de montrer à la fois, de face, un tableau et le spectateur qui le regarde. Puisqu'ils sont vis-à-vis l'un de l'autre, quand l'un est vu par devant, l'autre l'est forcément par derrière. Or, le tableau ne pouvant être vu à l'envers, ni même de profil, c'est le spectateur qui doit être sacrifié.

Il est vrai qu'en combinant un jeu de miroirs, et en plaçant le tableau sur un chevalet, dans une certaine incidence, on pourrait résoudre le problème ; mais pas dans le cas actuel, où la peinture que l'on admire est fixée sur un mur. Alors, dira-t-on, pourquoi un artiste traite- t- il un sujet dans ces conditions si défavorables, que, l'unique visage humain s'y trouvant dissimulé nécessairement, il se prive ainsi du principal moyen qu'il aurait d'intéresser son public ?

Je répondrai à ceci que la caractéristique d'un individu n'est pas seulement dans sa tête, attendu que l'expression de ses sentiments ne se traduit pas que sur les traits de son visage. Ses mains, ses pieds, ses membres ont des gestes, son corps des attitudes qui trahissent souvent ses plus secrètes pensées. Ses cheveux, sa barbe, ses vêtements, même les objets familiers qu'il porte, lunettes, canne, parapluie, ombrelle, ont une physionomie révélatrice pour l'œil exercé d'un observateur. Donc, les conditions exceptionnelles du sujet en question m'offraient une occasion, montrant un homme sans figure, de faire néanmoins comprendre ce qu'il pensait, et je n'ai pas résisté au désir de l'essayer.

Voici, sur la muraille d'un salon, une peinture signée Boucher, représentant une baigneuse surprise par un berger qui cherche à lui attacher les bras avec une corde, fantaisie galante comme on en trouve dans tous les musées. Mais ce salon n'est pas un musée, on le voit tout de suite. Un bouquet artistement disposé dans un vase, un chapeau de jardin, quelques fleurs fraîchement cueillies, un voile de gaze, négligemment jetés sur un canapé, nous indiquent qu'on est à la campagne, qu'il y a au moins une femme dans la maison et qu'elle y est familière. Le mobilier de style Empire, la cheminée de style Louis XVI, le tableau plus ancien encore nous prouvent que plusieurs générations ont vécu là, respectueuses des choses que leurs ancêtres y ont laissées. Il est donc présumable que nous sommes dans un de ces vieux châteaux, demeures familiales, à l'hospitalité d'autant plus facile que les hôtes en sont riches, car on n'a pas des œuvres d'art de cette valeur dans de modestes intérieurs. On ne voit pas non plus d'œuvres d'art d'une telle galanterie chez des prélats ; celui qui se promène dans ce salon n'y est donc pas chez lui. Il n'y est pas en touriste ni même en visite, puisqu'il n'a pas de chapeau ; c'est donc un invité, et un invité qui vient pour la première fois, car il n'avait jamais encore vu le tableau de Boucher.  S'il l'avait vu, il en aurait compris le sujet et ne l'aurait plus regardé ; s'il n'en avait pas compris le sujet, il aurait demandé qu'on le lui expliquât. On lui aurait tout au moins répondu que c'était une bergerie, et il ne s'intéresserait pas à ces fadeurs, à moins cependant qu'il ne fût grand amateur d'art. Mais il ne l'est pas.

Qu'en savez-vous? dira-t-on. Et c'est ici que l'observateur fait son petit travail. Un amateur ne regarde pas un tableau comme le fait tout le monde. L'amateur, devant l'œuvre art, s'installe ; il se campe sur une ou sur les deux jambes, et, s'il bouge, c'est pour s'avancer, afin de voir les détails, ou se reculer, pour mieux saisir l'ensemble d'un seul coup d'œil. Or, considérez ici le mouvement de notre spectateur. Le pied un peu de profil, l'inclinaison du corps, la position des bras indiquent qu'il marchait, non pas au-devant du tableau, comme s'il eût été attiré par le charme artistique ; il marchait à côté, il passait ! Mais voilà que, tout à coup, ses yeux myopes ou distraits, qui de loin n'avaient rien distingué, aperçoivent une femme que l'on semble violenter ? que l'on garrotte ? que l'on martyrise ? Il s'arrête, intéressé ; il croyait cependant connaître l'histoire de toutes les victimes chrétiennes célèbres, et il reste intrigué devant une martyre inconnue.

Vous objecterez qu'il semble impossible qu'à son âge, même un cardinal n'ait jamais vu dans les musées des sujets analogues. Et qui vous dit qu'il ait jamais regardé des tableaux ailleurs que dans les couvents et les cathédrales ? Je connais des gens, qui ne sont pas d'Église, et qui cependant n'ont jamais mis les pieds dans une galerie de peinture. Maintenant, étudiez ce crâne. Toutes les bosses que Lavater consacre aux passions, aux arts, à la fantaisie, y sont remplacées par des creux. Les cheveux, si peu qu'il en reste, ont encore l'aspect rébarbatif et broussailleux de ces chevelures qu'une main de savant fouillasse et tourmente pendant les pénibles gestations du cerveau. Les mains rudes, aux doigts spatulés, aux articulations noueuses, disent à qui sait voir : « Cet homme est actif, studieux, pratique ; il a toutes les qualités qu'il faut pour faire un missionnaire, un érudit, un mathématicien, un soldat, un financier ; mais tout ce qui est art lui est totalement étranger. »

Voilà tout ce que j'ai la folle pensée d'avoir mis dans le dos de mon bonhomme. Si vous le regardez longtemps, vous finirez peut-être, avec beaucoup de bonne volonté, par l'y voir vous-même. »

(texte de présentation du tableau, in « La comédie de la peinture », Jehan-Georges Vibert, tome 2, Paris 1902, pp. 191-173)

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Les sujets abordés par les peintres de cardinaux sont récurrents, et concernent en général les excès ou les manquements des « éminences » dans leur vie quotidienne, leur propension au luxe et à l’oisiveté. Mais le message moral, ironique, procède le plus souvent par allusions et peut se prêter à des interprétations diverses, voire contradictoires. Mais on retrouve toujours dans ses peinture un soucis absolu de soigner la mise en scène, la physionomie et les expressions des personnages, la beauté des décors et des costumes (en particulier les robes des cardinaux – Vibert avait d’ailleurs inventé un rouge spécial à appliquer en glacis pour les rendre plus lumineuses).

En voici quelques exemples, pris chez les principaux représentant de ce courant pictural : Jehan-Gorges Vibert, Georges Croegaert, Victor Marais-Milton, Henri Adolphe Laissement, Andrea Landini, François BruneryLéo Herrmann :

1/ la gourmandise (repas, collations, cardinaux en cuisine, etc)

Jehan-Georges_Vibert, La sauce merveilleuse, ca.1890, huile sur panneau 63,98 x 81,12 cm, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York

 
Andrea Landini, Le melon, ou la tentation, peinture à l'huile

 

Jehan-Georges Vibert, Les deux robes rouges, huile sur panneau 54,9 x 37,1 cm

Andrea Landini, Appartements de Louis XIV à Versailles, l'anniversaire du chef, huile sur toile



2/ l’oisiveté (sieste, jeu avec les animaux - chiens, chats, perroquets, jeux de cartes ou d'échecs)

Léo Herrmann, La sieste du cardinal, huile sur toile

 

Henri Adolphe Laissement, La partie d'échecs, peinture à l'huile

 
Victor Marais-Milton, Les petits compagnons, Huile sur toile 71 x 38 cm


Georges Croegaert, Le cardinal et ses chats, huile sur panneau 35,3 x 26,8 cm


3/ le dilettantisme (cardinaux peignant, jouant de la musique, dressant des animaux, jardinant, se piquant de sciences)

Victor Marais-Milton, Le Cardinal peint, huile sur toile

 
Georges Croegaert, L'artiste au travail, huile sur panneau 35 x 27 cm

François Brunery, Les critiques d'art, huile sur panneau 49.5 x 61 cm

Victor Marais-Milton, L'éducation, Huile sur toile 71 x 38 cm

 
Georges Croegaert, Le réglage du violon, huile sur panneau 27 x 21,9 cm

Jehan Georges Vibert, Autour du monde, huile sur panneau, 76,5 x 52 cm,  Haggin Museum, Stockton, Californie

4/ les préoccupations terrestres (relation avec les servantes et la domesticité, lecture et écriture de lettres, conciliabules entre gens d’église)

 

Victor Marais-Milton, Le café refusé, huile sur toile 61 x 49,8 cm

Jehan-Georges Vibert, La réprimande

Jehan-Georges Vibert, Eureka, huile sur panneau, 46.3 x 37.4 cm


Jehan-Georges Vibert, La conversation amicale des cardinaux, circa 1880,  New Orleans Museum of Art

5/ le confort et la vie luxueuse (réceptions, promenades au jardin, repos près du feu)

Francois Brunery, Vénérable cuvée de lacryma christi, Collection privée

 

Jehan Georges Vibert, Le paon fait la roue,

 
Jehan Georges Vibert, Le plat de gâteaux,

Victor Marais-Milton, Le cardinal au régime