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Matthias Grünewald, Crucifixion, retable d'Issenheim, entre 1512 et 1516, tempera et huile sur bois de tilleul, musée Unterlinden, Colmar |
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Andréa Serrano « Piss Christ », représentant un crucifix plongé dans un fluide orangé composé d'urine et du sang de l'artiste, 1987 |
Le sacré, nous a dit Jean Clair (La beauté et le sacré, communication
mai 2011), c’est la façon de ressentir et de traiter le numineux, les
forces et les choses qui signifient et semblent agir sur nous en dehors des
banales explications rationnelles ou matérialistes. La religion est une des
façons de traiter le sacré. Notre monde contemporain l'a de plus en plus remplacé
par une sacralisation collective et obsessionnelle du ludique, c’est-à-dire de
l’inverse du numineux. Toutes les formes de star system, de footballomanie,
sont significatives de ce phénomène mondial qui marque notre temps : le
désir de foi partagée et de rituel collectif s’est cristallisé non plus sur le
divin (le transcendantal des religions), mais sur le surhumain ordinaire,
mondain, sur la magie que représentent pour les foules, les humains au charisme
ou aux dons exceptionnels. Foi et adulation se confondent ; non pas
idolâtrie comme dans les temps anciens où certains croyants confondaient le
divin avec sa représentation matérielle, mais véritable dévotion envers des
humains semblables à nous. Le sacré n’est plus un monde à part, transcendant,
mais une contrée particulière du monde profane. Ce n’est plus un sommet élevé
d’où l’on communique avec le ciel, au risque d’être anéanti par le feu divin,
mais une simple colline d’où l’on contemple avec délectation, comme au-dessus
de la mêlée, la populeuse plaine humaine et ses marécages.
Évidemment, les médias et leur
exceptionnelle expansion depuis un siècle, sont à l’origine de ce renversement :
chaque soir, la comédie humaine est maintenant présentée et mise en scène en
temps réel sur le petit écran, et l’espace virtuel de la télévision, qui
pénètre chaque foyer, devient cette sorte d’espace sacramentel, pseudo divin,
où sont élus les demi-dieux humains dans lesquels chacun rêve de se
reconnaître. Le paradis qui, dans les religions, était promis après la mort –
c’est à dire hors de la matérialité humaine et du monde géographique, fait son
retour sur terre et devient accessible à chacun, pourvu qu’il sache manœuvrer
et se propulser en haut de la scène médiatique.
Et une autre vérité nouvelle se fait jour : la réussite médiatique
attire l’argent, et l’argent attire la fascination médiatique ; César et
Dieu se confondent. On n'essaie plus désespérément d’acheter, comme au moyen
âge, l’indulgence divine à un intercesseur clérical, mais on compte sur le
pouvoir magique de la fortune pour attirer le divin, pour le susciter, le
produire. Le sacré contemporain a donc ceci de nouveau qu’il se gagne avec de
l’argent, et qu’il produit de l’argent.
Et l’Art, là-dedans, me direz-vous ? Et bien voilà : il fut
jadis un acte de ferveur, dirigé vers dieu ou vers la beauté; Jean Clair
rappelle cette phrase des Confessions de Saint Augustin : « Pour les
interroger [les créations divines qui assaillent nos sens], je n’avais qu’à les
contempler et leur réponse, c’était la beauté. » ; aujourd’hui, l’art
est devenu acte de ferveur à soi-même, ou démonstration d’une capacité, d’une
prétention de chaque artiste impétrant à être starisé, et donc divinisé selon
le rituel de la sacralité médiatique. On admirait autrefois les œuvres d’art
parce qu’elles renvoyaient à une transcendance, on admire aujourd’hui les
objets d’art contemporain parce qu’ils renvoient à la personnalité divinisée –
ou simplement héroïsée – d’un artiste.