Richard Maguet, L'Atelier de la villa Abd-el-Tif, 1934, collection privée |
Parmi les artistes de ce qu’Elisabeth Cazenave a appelé l’Ecole d’Alger, et dont le noyau est formé par les « Abd-el-Tif », c’est-à-dire les peintres qui, entre 1907 et 1961, avaient obtenu une bourse de deux ans de résidence à la villa Abd-el-Tif (au-dessus du jardin d’Essai d’Alger), parmi ces artistes, donc, essentiellement peintres de paysages et de scènes de genre, travaillant sur le motif et se tenant à distance de l’agitation médiatique autour des grands mouvements d’avant-garde qui marquaient la première moitié du XXe siècle, Richard Maguet est sans conteste l’un des plus intéressants. Tué au cours d’un bombardement en juin 1940, sa carrière fut malheureusement trop courte. D’ailleurs la plupart des expositions qui lui ont été consacrées le furent à titre posthume. Il reçut alors les éloges de nombreuses personnalités, parmi lesquelles Albert Camus, qui l’avait croisé à Alger en 1932 ou 1933, lors de son séjour comme pensionnaire de la villa Abd-el-Tif, Jean Grenier, et Jean Alazard (Conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger entre 1930 et 1960).
Camus a commenté ainsi sa peinture :
« Il y a de l’austérité dans son cas. À peine un ton chante-t-il qu’il l’éteint progressivement. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains, pour être ivres, ont besoin d’alcool. D’autres se suffisent de l’eau, si elle est assez pure. Où sont les sensuels ? À la fin, on ne peut confondre toujours littérature et cafés, amour et coucheries, vitalité et excitation. La sensualité d’un art est dans son épaisseur, non dans son éclat. De ce point de vue, rien de moins austère que la peinture de Maguet. Elle invite sans cesse à savourer ; la forme y est tiède, et les tons gagnent en chaleur ce qu’ils perdent en clinquant. […] C’est justement cette permanence des objets et des êtres que Maguet a visée, sans répit, avec l’obstination un peu butée du vrai créateur. Il est allé jusqu’à répéter plusieurs fois le même corps dans un même tableau, comme dans ses trois nus à la fenêtre. Il savait que le bonheur a parfois cette splendide monotonie et qu’il arrive que la beauté d’un être suffise à peupler la terre entière. Un artiste se rend maître de deux ou trois secrets dans sa vie. Rien de plus, probablement. Ces découvertes laissent après elles d’infinis ravissements. […] C’est assez dire que la peinture de Maguet est une peinture d’acquiescement. Non qu’elle soit tout entière abandonnée à la jubilation. On y soupçonne parfois l’effort et le drame solitaire. Mais il s’agit d’une tragédie tranquille. Et depuis ses premières toiles aux tons sourds jusqu’aux scènes en plein air, on sent une respiration cheminer, s’élargir et s’affirmer enfin avec toute la gloire de la vie. La sensualité d’abord tourmentée, se libère et s’affirme. C'est alors l’instant du “oui”, cette heure où les saisons éclatent, où des bouquets de lumière foisonnent autour des visages tranquilles de la sagesse. Une quête se termine ici, dans une Ithaque de lumière. » (extraits du texte d’Albert Camus rédigé à l’occasion de l’exposition Richard Maguet à la galerie Maurice en 1949).
Il faut en effet lui reconnaître la simplicité des sujets (nul exotisme dans son regard sur l’Algérie et le Maroc), une force tranquille de la palette et de la composition, un remarquable mélange de solidité et de douceur.
Le tableau présenté dans cet article nous montre trois femmes devant la grande verrière de l’un des ateliers d’Abd-el-Tif, construits juste au-dessus du « Ryad » de la villa (sur la peinture, on en devine le toit terrasse, et à droite, le toit en tuiles ; cf. plans ci-dessous qui montrent l’angle de vue). La peinture est faite depuis la mezzanine, qui existait dans chacun des cinq ateliers.
Camus a commenté ainsi sa peinture :
« Il y a de l’austérité dans son cas. À peine un ton chante-t-il qu’il l’éteint progressivement. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains, pour être ivres, ont besoin d’alcool. D’autres se suffisent de l’eau, si elle est assez pure. Où sont les sensuels ? À la fin, on ne peut confondre toujours littérature et cafés, amour et coucheries, vitalité et excitation. La sensualité d’un art est dans son épaisseur, non dans son éclat. De ce point de vue, rien de moins austère que la peinture de Maguet. Elle invite sans cesse à savourer ; la forme y est tiède, et les tons gagnent en chaleur ce qu’ils perdent en clinquant. […] C’est justement cette permanence des objets et des êtres que Maguet a visée, sans répit, avec l’obstination un peu butée du vrai créateur. Il est allé jusqu’à répéter plusieurs fois le même corps dans un même tableau, comme dans ses trois nus à la fenêtre. Il savait que le bonheur a parfois cette splendide monotonie et qu’il arrive que la beauté d’un être suffise à peupler la terre entière. Un artiste se rend maître de deux ou trois secrets dans sa vie. Rien de plus, probablement. Ces découvertes laissent après elles d’infinis ravissements. […] C’est assez dire que la peinture de Maguet est une peinture d’acquiescement. Non qu’elle soit tout entière abandonnée à la jubilation. On y soupçonne parfois l’effort et le drame solitaire. Mais il s’agit d’une tragédie tranquille. Et depuis ses premières toiles aux tons sourds jusqu’aux scènes en plein air, on sent une respiration cheminer, s’élargir et s’affirmer enfin avec toute la gloire de la vie. La sensualité d’abord tourmentée, se libère et s’affirme. C'est alors l’instant du “oui”, cette heure où les saisons éclatent, où des bouquets de lumière foisonnent autour des visages tranquilles de la sagesse. Une quête se termine ici, dans une Ithaque de lumière. » (extraits du texte d’Albert Camus rédigé à l’occasion de l’exposition Richard Maguet à la galerie Maurice en 1949).
Il faut en effet lui reconnaître la simplicité des sujets (nul exotisme dans son regard sur l’Algérie et le Maroc), une force tranquille de la palette et de la composition, un remarquable mélange de solidité et de douceur.
Le tableau présenté dans cet article nous montre trois femmes devant la grande verrière de l’un des ateliers d’Abd-el-Tif, construits juste au-dessus du « Ryad » de la villa (sur la peinture, on en devine le toit terrasse, et à droite, le toit en tuiles ; cf. plans ci-dessous qui montrent l’angle de vue). La peinture est faite depuis la mezzanine, qui existait dans chacun des cinq ateliers.
Le Ryad de la villa Abd-el-Tif, aujourd'hui restaurée, avec en second plan les verrières des ateliers d'artistes |
Vue ancienne du quartier du Ruisseau montrant l'emplacement de la villa Abd-el-Tif |
Richard Maguet ne montre donc là rien d’exotique, mais juste un fragment de paysage cru. Le peintre nous dit en quelques taches de lumière et d’ombre la vérité de ce faubourg populaire et industrieux d’Alger, que la lumière de fin de matinée commence à écraser. À l’intérieur de la pièce, les trois personnages féminins sont dans l’attente, pendant que le peintre travaille. La femme de gauche s’occupe à des travaux d’aiguille, celle du centre contemple le paysage, ou regarde qui passe sur le chemin d’entrée, en contrebas ; celle de droite est assise sur une chaise, probablement devant la table de l’atelier ; elle tient un petit tambour à broder. Mais il semble que Maguet ait représenté deux fois la même personne, tantôt brodant, tantôt allant regarder à la fenêtre. Comme si le tableau, en plus d’être une condensation de l’espace, était aussi une sorte de synthèse du temps écoulé à peindre. Il se dégage un certain calme de cette scénographie de l’attente ; mais aussi une impatience contenue, une forme d’irritation, d’exaspération du temps qui tourne à vide. D’où cette densité métaphysique du tableau, qui s’offre comme l’exact contraire d’un instantané photographique.
Maguet, paraît-il, se réclamait de Corot, de Courbet, de Cézanne, mais aussi de Masaccio. Il est possible de retrouver une influence de ces artistes dans son œuvre, mais cela ne saute pas toujours aux yeux : Maguet n’a jamais été dans l’imitation.
Je voudrais pour ma part relever un cousinage artistique insolite - du moins pour la toile ici étudiée - avec son contemporain américain Edward Hopper, qu’il ne connaissait probablement pas.
Hopper, qui était lui aussi un grand admirateur de Courbet, utilisait « quelques principes que l’on pourra retrouver dans toute son œuvre : une composition basée sur quelques formes géométriques simples, de larges aplats de couleur, et l’utilisation d’éléments architecturaux dont les verticales, horizontales et diagonales fortes vont structurer le tableau » (extrait article « Edward Hopper » de Wikipedia). Ces principes s’appliquent évidemment au tableau de Maguet. Mais au-delà des principes de composition, le sujet, cette attente silencieuse près d’une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage immobile à la lumière crue, cette ambiance à la fois réaliste et métaphysique, sont très fréquents dans l’œuvre de Hopper ; en voici quelques exemples qu’il est intéressant de confronter à « l’Atelier de la villa Abd-el-Tif» de Richard Maguet.
Edward Hopper, Bureau dans une petite ville, 1953, Metropolitan Museum of Arts, New York |
Edward Hopper, Hôtel devant une voie ferrée |
Edward Hopper, Rayon de soleil dans une Cafeteria, 1958 |
Edward Hopper, Chambre à Broocklyn, 1932 |
Edward Hopper, Fenêtres la nuit, 1928 |
Edward Hopper, Compartiment C |
Mais comparaison n’est pas raison : Maguet reste infiniment plus doux et plus modeste que son collègue d’outre-Atlantique… Il s’applique à caresser de son pinceau les formes et les lumières, il se fond discrètement en elles, quand Hopper, lui, semble vouloir les découper au scalpel, pour en extraire le message et le présenter à la face du monde dans l'éclat d'un soleil théâtral.
Richard Maguet, Autoportrait Edward Hopper, Autoportrait, 1925-30, Whitney Museum of American Art, New York |
Mise à jour octobre 2014 :
Le catalogue de l'exposition "Albert Camus, ses amis peintres" (Lyon, janvier 2014) vient d'être édité par l'association COUP DE SOLEIL RHÔNE-ALPES; "L'atelier de la villa Abd-el-Tif" de Richard Maguet fait la couverture du catalogue. On peut se le procurer par commande à l'adresse suivante: DIWAN en Lorraine pour Coup de Soleil RA 14 rue du cheval blanc 54000 Nancy