Francisco Goya, « L’ermitage de San Isidoro », détail, musée du Prado |
Peut-être un tel génie n’aurait pas éclos, vers la fin de sa vie, avec la même force, si le peintre n’avait été auparavant gravement malade (l’hypothèse du saturnisme est la plus probable), et n’était pas resté sourd (Bonnefoy avance que lorsqu’on n’entend plus les bruits extérieurs, alors des grondements autrement plus angoissants remontent à nos oreilles des profondeurs obscures de notre être intérieur).
Mais n’oublions pas qu’il avait toujours été fasciné par l’observation de tout ce que la nature humaine peut exsuder d’étrange, d’instable, et d’angoissant. Il avait coutume, à Saragosse, d’aller faire des croquis dans l’asile des aliénés (« Le préau des fous »). Ces visages torves, ces regards hagards, se retrouvent bien évidemment dans ses peintures.
Mais ils y prennent une dimension universelle. Ils deviennent les archétypes de ce qui est caché en nous, de notre envers du décor. Et ce qu’il faut souligner, c’est que son pinceau sans concession, son regard impitoyable, ne tombent jamais dans la déréliction ni dans le voyeurisme pervers et pornographique qui caractérisent notre époque actuelle. Lui reste noble : à travers les peintures noires, ce n’est pas l'aspect misérable de la folie et de la mort que nous découvrons, mais bien plutôt leur grandeur, leur beauté hallucinatoire, et dans un certain sens, leur force rédemptrice. Goya y montre avec un sens aigu de la beauté et de la violence, le caractère éminemment sacré et païen que peut revêtir la folie. C’est l’antre de Trophonius, la mystérieuse force qui relie le monde des profondeurs au monde de la surface, monde dans lequel nous tentons de vivre, avant que le monde des profondeurs ne nous happe.
La première fois que j’ai vu ces peintures au musée du Prado, il y a vingt-cinq ans, j’ai été saisi d’une telle émotion, que je me suis interrogé sur la possibilité d’une réelle puissance magique de la peinture. Non plus simple représentation, évocation habile et séduisante de l’absence, mais présentification, invocation infernale de forces qui nous dépassent. Et cela sans la protection de pentacles ou de rituels convenus, qui permettent aux spirites et mages de toutes obédiences d’affronter ces puissances sans trop de risques. Goya marche à découvert, il accepte de se déchirer lui-même, il est à la fois le médium et le maître de cérémonie.
Mon tableau « les Géants », dont voici un détail, cherche a lui rendre un très humble et très respectueux hommage... hélas, mes géants ne sont que de fragiles nains, face au monde de titans qu'a fait naître Goya sur les murs de la Quinta del Sordo.
Mise à jour juillet 2017: mon premier tableau de peinture synchronistique, en 2014, intitulé "les dés son jetés", reprend les personnages des "Moires", peut-être la plus terrible des peintures noires de Goya: