De la seconde moitié du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle (ce qui correspond à peu près à la période maniériste), Anvers est le centre incontesté de la production et de la diffusion des estampes faites à partir de gravures sur cuivre, lesquelles succèdent aux xylogravures et aux gravures sur fer.
Lors de la prise de la ville en 1585 par les troupes d'Alexandre Farnèse, le régent italien des Pays-Bas espagnols, certains artistes luthériens, comme la famille des Sadeler, graveurs renommés, ou des peintres comme les van Valckenborch, Hans Bol, Gillis van Coninxloo, quittent Anvers pour Munich, Francfort, Frankenthal, ou Cologne. Ils restent cependant en contact avec les Anversois et collaborent avec eux. D’ailleurs la majorité des artistes sont restés : la guilde de St Luc compte toujours entre mille et deux mille inscrits chaque année ; elle comprend notamment les membres de la chambre de rhétorique De Violieren (la Giroflée) dont la plupart était acquis aux idées protestantes – ils organisaient avec les peintres des concours de blasons, dans lesquels ils devaient résoudre et expliquer les énigmes emblématiques proposées par ces derniers. Les artistes travaillent aussi bien pour les commandes d’églises que pour la clientèle privée des protestants. Maerten de Vos est de ceux-là. Il avait beau être sympathisant des idées luthériennes, il n’en était pas moins ouvert à la commande catholique et rompu à son iconographie, aux scénographies et thèmes maniéristes de la contre-réforme, qu’il avait notamment étudié dans sa jeunesse en faisant le voyage d’Italie : il était passé par Rome et Venise, chez les peintres les plus prestigieux.
En réalité, Maerten de Vos semble avoir adhéré à une philosophie ésotérique qui transcendait les clivages religieux ; il appartenait au groupe Familia charitatis, proche des Roses-Croix, qui avait émergé à Anvers au milieu du XVIe siècle, et qui diffusait ses idées dans différents pays européens notamment à travers les gravures, qui transmettaient la symbolique associée à sa philosophie. Ces gravures sortaient de l’atelier de Christophe Plantin, sous l’enseigne Au Compas d’Or, maison prestigieuse qui se maintint dans la ville flamande jusqu’au milieu du XIXe siècle, et essaima plusieurs succursales, en particulier à Paris. Plantin, qui était un membre éminent de Familia charitas, a formé notamment Johan Sadeler, qui lui-même a beaucoup travaillé dans les années 1580-1590 avec Maerten de Vos.
Pour comprendre cette particularité des Pays-Bas et de leurs artistes, opposés à la brutalité qu’induisent les guerres de religion, il faut revenir en arrière, au XVe siècle, quand, sous la houlette de Johannes Busch, les chanoines de Windesheim diffusent la « devotio moderna », courant de spiritualité remontant à Gérard Groote (1340-1384), de Deventer. Cette dévotion moderne se répandit vite dans l’Europe chrétienne touchée par le souffle humaniste. Dans ce nouveau courant de pensée religieuse, qui infiltrait catholiques et protestants, le fidèle, en quête de nouvelles formes de religiosité moins formelles et plus intérieures, se mettait à chercher le salut dans une foi plus intense et plus personnelle. De nouveaux manuels de piété furent publiés pour guider les fidèles et leur permettre d’établir une relation intime avec le divin. Cette spiritualité a conduit au retour d’une vision affective de la vie chrétienne, dans laquelle la solitude et la contemplation étaient à l’honneur.
D’où la recrudescence d’intérêt pour l’érémitisme. Ainsi, toujours aux Pays-Bas, Denys le Chartreux avait écrit vers le milieu du XVe s. deux ouvrages faisant l’éloge de la vie solitaire : La vie et la fin du solitaire (1445), et Eloge de la vie en solitude (1455) ; voici un passage du premier :
« Pourquoi, d’ailleurs, m’attarder davantage, alors que ceux qui ont professé cette vie [solitaire] sont si nombreux et si grands qu’on ne peut les décrire dignement et parfaitement. Les saints Pères se présentent à la mémoire : les deux Paul, Antoine, les deux Macaire, Arsène, Hilarion, Pambo, Bessarion, Pasteur, Sérapion, Abraham et Moïse qui n’étaient pas inférieurs aux Hébreux portant le même nom, Sisois, Motois, Agathon, Paphnuce, d’autres encore, sans nombre, parmi lesquels Mutius et Apollonius. La langue humaine est incapable de faire leur éloge. Leur vie, et celle d’autres qui leur ressemblaient, leur solitude, leurs vertus, leur vieillesse, tout cela a été raconté par des auteurs célèbres comme Jérôme, Palladius, Cassien, Grégoire. De plus, la bienheureuse solitude n’a-t-elle pas reçu l’ornement du sexe féminin ? Ne remarque-t-on pas chez les femmes ce que peut la solitude ? Les femmes remarquables que l’on peut citer montrent qu’elles ont soutenu et illustré la solitude, et cela d’autant plus fortement que leur sexe est faible et leur sensibilité plus influençable. La façon dont la cellule, de très viles qu’elles étaient, les a rendu très pures, cela éclate particulièrement en elles, si je les contemple comme il convient. Comment pourrais-je parler comme elles le méritent de ces courtisanes bienheureuses, mais repenties véritablement et efficacement, Pélagie, Théodora, Marie l’Egyptienne, Thaïs, convertie par Paphnuce, et Marie, la parente de l’ermite Abraham ? Comme elles sont placées ailleurs en pleine lumière, je les laisse de côté. Si nous regardons avec attention, nous verrons vraiment que, comme le dit notre honoré père Guigues, la douceur des psalmodies, l’étude des lectures, la ferveur des oraisons, la pointe de la contemplation, les extases des rapts, les ruisseaux de larmes, la connaissance vraie et pleine de soi-même, tout cela ne peut être favorisé que par la solitude. » (traduction Michel Lemoine et un chartreux, édition Beauchesne, 2004).
C’est peut-être pour cela que Maerten de Vos est amené à dessiner, pour les éditeurs et graveurs Johan Sadeler et son frère Raphaël, mais aussi pour Adriaen Collaert et pour Jan van Londerseel, plus d’une centaine de modèles à la plume, représentant chacun un ermite parmi ceux répertoriés dans les nombreuses vies de saints publiées aux XVe et XVIe s. (par exemple Vies des Saints, Duval, Paris, Chesneau, 1577, in-fol). La plupart de ces saints ermites, populaires à l'époque, sont aujourd’hui totalement oubliés.
Nous connaissons toutes les gravures issues des dessins de Maerten, publiées dans quatre recueils : « Trophaeum Vita Solitariae », « Solitudo Sive Vitae Partrum Eremicolarum », « Solitudo sive vitae Foeminarum Anachoritarum » et « Monumenta Anachoretarum (parfois dénommé Sylvae Sacrae) ».
Voici ces gravures (elles ne sont pas données ici dans l'ordre des quatre recueils publiés):
Lorsqu’on regarde toutes ces figures imaginées par Maerten de Vos, la première chose qui frappe est leur air de famille : les personnages se ressemblent : ermites avec leur barbe blanche, leur chapelet à la ceinture, leur crucifix ou leur bâton de pèlerin ; leur froc à capuchon, leur tunique de bure, ou leur torse dénudé. Les attitudes aussi convergent en quelques catégories : l’attitude de prière, debout, assis, à genoux, ou même allongé au sol ; l’attitude d’étude ou de méditation, la plupart du temps assis devant un livre ouvert ; en mortification, avec une pierre ou un fouet à la main ; enfin quelques-uns au travail dans l’ermitage, ou en déplacement. Les décors aussi sont un peu toujours les mêmes : la grotte et la cabane, le paysage de forêt ou de montagne, avec au loin une ville, un temple, une église, ou une vaste étendue d’eau. L’habileté de Maeten de Vos à composer des images équilibrées avec ces quelques ingrédients typologiques est incontestable ; d’où certainement leur popularité et les nombreuses reprises – ou adaptations qui en ont été faites en peinture au XVIIe siècle.
Passée cette première impression de ressemblance et de redite entre toutes les compositions gravées par Sadeler, Collaert, et van Londerseel, il est intéressant de remarquer que si certaines paraissent sans grand intérêt parce que trop stéréotypées, d’autres offrent une scène plus personnalisée, et font véritablement référence à un moment particulier de l’histoire légendaire de l’ermite, ou à une anecdote qui permet de l’identifier et donne davantage prise à la créativité imaginative de Maerten de Vos.
Examinons deux d’entre elles : celle dédiée au célèbre saint Antoine (±251-356) ; et celle qui nous montre un ermite méconnu hors d’Angleterre, saint Guthlac de Croyland (673-714). Autant les représentations picturales de saint Antoine abondent depuis le Moyen-Âge jusqu’au XXe s., autant celles de Guthlac sont rares hormis le dessin qu’en a livré M. de Vos. Je ne connais pour ce saint que le cycle de 1210, illustrant sa vie, dans le Harleian Guthlac Roll, conservé à la British Library de Londres.
Toutes deux nous parlent de la résistance à la tentation, enjeu principal ayant poussé ces hommes au retrait du monde, et dur combat qu’ils ont eu à livrer contre les passions impures qui continuaient de les assaillir pendant leur retraite. La tradition rapporte que si le Christ fut tenté par le diable pendant quarante jours, saint Antoine dut lutter avec ses démons pendant quarante années.
Saint Guthlac, issu de la famille royale de Mercie en Grande Bretagne, avait été un chef de guerre peu scrupuleux, se livrant à de nombreuses exactions. Frappé par la foi à vingt-quatre ans, il laissa ses armes et se fit moine. Peu après, il se retira sur une île déserte au fond des marais situés au sud-ouest de l’estuaire du Wash, sur la cote est de l’Angleterre. Il y mena une vie ascétique mais, comme saint Antoine, il fut tenté par des démons, qui lui parlaient dans la langue des anciens bretons (tribus qu’il avait eu à affronter quand il était militaire). Il aurait certainement succombé s’il ne s’était pas mis sous la protection du saint apôtre Barthélémy, qui lui envoya un ange pour l’assister.
C’est cette scène qu’a représentée Maerten de Vos. Curieusement les démons n’ont pas l’air bien méchant : ils s’inspirent des animaux composites plutôt comiques de Bosch et de Bruegel ; l’accent est mis sur la déférence de Guthlac devant l’ange ; point de combat contre les démons comme on en voit souvent dans les tentations de saint Antoine ; les créatures bizarres censées venir de l’enfer, ne sont finalement là que comme les « attributs » symboliques attachés à Guthlac.
Le dessin original de M. de Vos, par rapport auquel la gravure est inversée, ce qui est normal, nous montre la sûreté du trait et de la composition, et l’impeccable précision des formes malgré la légèreté du dessin. D’ailleurs Sadeler, le graveur, qui apporte la précision des traits et le contraste des ombres, reste très fidèle au dessin.
Examinons à présent la gravure de saint Antoine : même constat que pour Guthlac, Antoine reste indifférent aux démons qui cherchent à capter son attention, et se concentre sur son livre, face à un crucifix. Deux des créatures maléfiques, derrière lui, sont de curieuses chimères, en particulier celle de droite qui à un corps de lévrier, une tête en forme de spatule, une queue en tire-bouchon (allusion au cochon de st Antoine ?) et des pattes d’aigle. La diablesse ailée et dénudée sur le côté, qui tient un miroir et une queue de paon – attributs de la séduction et de la vanité, est une allusion directe aux plaisirs de la chair.
Dans une autre composition de Maerten représentant la tentation de saint Antoine, gravée par Joan Baptista Vrients, on voit aussi l’association entre les démons bruegeliens et une créature féminine poitrine nue, tenant cette fois un hanap et un sac d’or, symbolisant la séduction des plaisirs terrestres (ivresse, lubricité, appât du gain). Là encore, le saint ne semble pas avoir trop de difficulté à ignorer les tentations envoyées par le diable.
C’est cette scène qu’a représentée Maerten de Vos. Curieusement les démons n’ont pas l’air bien méchant : ils s’inspirent des animaux composites plutôt comiques de Bosch et de Bruegel ; l’accent est mis sur la déférence de Guthlac devant l’ange ; point de combat contre les démons comme on en voit souvent dans les tentations de saint Antoine ; les créatures bizarres censées venir de l’enfer, ne sont finalement là que comme les « attributs » symboliques attachés à Guthlac.
Le dessin original de M. de Vos, par rapport auquel la gravure est inversée, ce qui est normal, nous montre la sûreté du trait et de la composition, et l’impeccable précision des formes malgré la légèreté du dessin. D’ailleurs Sadeler, le graveur, qui apporte la précision des traits et le contraste des ombres, reste très fidèle au dessin.
Examinons à présent la gravure de saint Antoine : même constat que pour Guthlac, Antoine reste indifférent aux démons qui cherchent à capter son attention, et se concentre sur son livre, face à un crucifix. Deux des créatures maléfiques, derrière lui, sont de curieuses chimères, en particulier celle de droite qui à un corps de lévrier, une tête en forme de spatule, une queue en tire-bouchon (allusion au cochon de st Antoine ?) et des pattes d’aigle. La diablesse ailée et dénudée sur le côté, qui tient un miroir et une queue de paon – attributs de la séduction et de la vanité, est une allusion directe aux plaisirs de la chair.
Dans une autre composition de Maerten représentant la tentation de saint Antoine, gravée par Joan Baptista Vrients, on voit aussi l’association entre les démons bruegeliens et une créature féminine poitrine nue, tenant cette fois un hanap et un sac d’or, symbolisant la séduction des plaisirs terrestres (ivresse, lubricité, appât du gain). Là encore, le saint ne semble pas avoir trop de difficulté à ignorer les tentations envoyées par le diable.
M. de Vos, Tentation de st Antoine et enterrement de st Paul, retable de la cathédrale d’Anvers, conservé au Royal Museum of Fine Arts d’Anvers |
Les gravures sont dans un tout autre registre : ce sont de simples images pieuses. Si «l 'originalité est un des critères généralement retenus pour décider de la valeur artistique d'une œuvre, […] les images cultuelles – et plus particulièrement l'imagerie imprimée – ne s'en soucient nullement. Au contraire : plus l'estampe se conforme à un type iconographique traditionnel et plus elle a des chances d'être considérée comme une image sainte. » (Marlène Albert-Llorca, L'image à sa place, Approche de l'imagerie religieuse imprimée, in revue Terrains, mars 1992). Donc, même si les gravures d’ermites de M. de Vos intègrent les conquêtes de la scénographie picturale de la Renaissance, comme le paysage et d’une manière générale le relatif réalisme des scènes, qui témoignent du courant maniériste, elles n’en restent pas moins avant tout des images de dévotion dont le caractère emblématique surdétermine le traitement iconographique. Pour nous aujourd’hui, c’est peut-être cela qui leur confère ce charme un peu désuet.