présentation des peintures synchronistiques

samedi, juin 21, 2014

LES QUATRE SAISONS

Cycle des quatre saisons, Sébastien Vrancx (1573-1647) - à gauche printemps et été, à droite, automne et hiver

Cycle des quatre saisons, gravures de Hendrick van Schoel (1565-1622) sur des dessins de Hans Bol (1534-1593)
À la fin du Moyen-âge, au moment où se dessinent les prémices du formidable développement de la peinture occidentale, l’esprit des hommes est enclin à la recherche de correspondances analogiques entre le microcosme humain et le macrocosme du monde. Il éprouve aussi le souci de relier l’observation du réel aux manifestations du divin, notamment en recourant aux métaphores et symboles issus des mythologies religieuses, celles de la bible comme celles des humanités gréco-romaines. L’imagination des créateurs est marquée par l’anthropomorphisme et le goût du merveilleux, qui s’associent au besoin de classer les phénomènes par systèmes cycliques, reliés souvent à l’astrologie.

Illustrations du "Sphaerae coelestis et planetarum descriptio", montrant les planètes et les scènes de vie sous leur influence (XVe s.)

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les livres enluminés qui se répandent sur l’Europe aux XIVe et XVe siècles, avec de plus en plus nombreuses images :  bibles historiées, récits légendaires, descriptions du monde (cosmographies, théâtres du monde), qui mêlent les bribes de connaissances géographiques avec l’histoire antique et les récits mythologiques ; traités de médecine, d’astronomie, d’alchimie ou d’agriculture ; mais surtout précieux livres d’heures, qui remplacent auprès des plus riches les anciens psautiers.

Calendrier du livre d'Heures dit "de Grey", Flandres, XVe s.
Voici à titre d’exemple, quelques illustrations tirées d’ouvrages des XIVe XVe siècles : on y découvre le mélange constant entre réalité et chimères, et l’attention quasi rituelle portée aux travaux qui marquent les mois de l’année, associés dans les livres d’heures aux signes du zodiaque et à leur cortège de divinités et de correspondances sympathiques.

Calendrier issu du Rustican (traité d'agriculture) de Pierre de Crescent, miniatures du Maître du Boccace de Genève, manuscrit du musée Condé, ms.340, vers 1470-1475

Deux miniatures de Robinet Testard : "Animaux fabuleux d'Égypte", Livre des merveilles du monde, fol. 15v, 1480-1485 Paris, BN; et "le combat des pygmées contre les grues" légende rapportée par Pline l'Ancien, Livre des secrets de l'histoire naturelle, 1480-85
Miniatures d'illustration du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, Paul Limbourg et ses frères, premier quart du XVe siècle

Dans un célèbre traité de médecine médiévale venu du monde arabe et richement illustré au XIVe siècle, le Tacuinum sanitatis, on découvre que le cycle quaternaire, issu de la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, elle-même fondée sur les quatre éléments d’Aristote, s’applique aussi bien aux saisons qu’au classement des aliments, selon les deux axes du chaud / froid et du sec / humide. Tout l’imaginaire pictural semble ainsi jouer du croisement entre les observations naturelles et les systèmes numérologiques qui encadrent la pensée cyclique.

Illustrations du XVe s. pour le Tacuinum sanitatis
Le Sphaerae coelestis et planetarum descriptio (voir l'illustration plus haut), traité d’astronomie composé en Lombardie dans la seconde moitié du XVe siècle, place les activités humaines quotidiennes sous l’influence des planètes et des divinités qui y sont associées. Cette iconographie présente des similarités avec des fresques du Palazzo Schifanoia de Ferrare. À Trente, dans le château de Buenconsiglio, les fresques de la Torre dell’Aquila, qui datent du début du quattrocento, représentent les douze mois de l’année et les travaux des champs associés, comme sur les calendriers des livres d’heures.

Fresques de la Torre dell'Aquila, au Castello di Buonconsiglio, Trente; les fresques de la salle représentent les 12 mois de l'année

Au XVIe et XVIIe siècles, la gravure va évidemment augmenter l’impact des ouvrages illustrés, mais elle va aussi permettre la diffusion de recueils où le rapport entre texte et image est renversé : le texte n’est plus qu’un commentaire de l’image, parfois d’ailleurs énigmatique : une sentence, une maxime, une devise, ou une citation d’auteur antique ; les imprimeurs de Nuremberg, d’Anvers et d’Amsterdam multiplient les livres d’emblèmes, mais aussi les recueils cycliques dédiés aux péchés capitaux, aux sept planètes, aux neuf muses, aux cinq sens, aux douze dieux de l’Olympe, aux douze mois de l’année et à leurs constellations, aux quatre éléments, aux quatre tempéraments, aux quatre saisons….

Les quatre saisons, xylographie illustrant un livre, 1533, Sebald Beham

Ce sont souvent les peintres qui fournissent les dessins pour ces recueils gravés, et parfois les graveurs copient directement les tableaux qui décorent les palais ; l’aristocratie aime décorer les salles et galeries de ses riches demeures avec  des thèmes cycliques, que l’on retrouve souvent dans les recueils gravés.

Arrêtons-nous sur le cycle des quatre saisons :

La Renaissance, entichée de culture antique, traite parfois ce thème sur le mode du cortège triomphal de la divinité régissant la saison, oubliant la représentation des travaux des champs. C’est le cas des quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz, deux artistes allemands de la première moitié du XVIe siècle.


Quatre saisons gravées par Virgil Solis d’après des dessins de Georg Pencz
Au début du XVIIe s., Giovanni Orlandi grave des dessins de 1592 d’Antonio Tempesta qui présentent aussi les saisons comme le triomphe d’une divinité, avec des subterfuges qui permettent aussi d’inscrire dans la scène les trois signes zodiacaux coïncidant avec la saison symbolisée.

Cycle des saisons, Giovanni Orlandi, graveur, sur des dessins d’Antonio Tempesta, de 1592

Dans la seconde moitié du siècle le Flamand Maarten de Vos, grand pourvoyeur – comme Tempesta -  de dessins pour la gravure, propose une série de quatre saisons, encore sur le mode de la personnification par une divinité (Vénus pour le printemps, Cérès pour l’été, Bacchus pour l’automne, Éole pour l’hiver) ; mais il renoue avec la tradition des travaux des champs : si au pied des divinités sont montrés les légumes et fruits qui caractérisent la saison, au second plan, se développe un paysage idéal intégrant les activités agrestes associées. On voit toujours, dans le ciel, les trois signes du zodiaque correspondant aux mois de la saison.

Cycle des saisons, gravures de Crispin de Passe et d'Adraen Collaert, sur des dessins de Maarten de Vos

Avec l’attrait croissant pour les paysages, la tradition de description anecdotique des activités humaines liées aux cycles de saisons va conduire les peintres à symboliser les saisons par de simples instantanés de la vie rurale, les dieux quittant la scène, parfois au profit des figures nobles  : Maarten de Vos livre ainsi un autre cycle de saisons-paysages où les dieux sont remplacés par des aristocrates, bourgeois, artisans, ou paysans, intégrés à la scène représentée.

Cycle des saisons, gravures de Nicolaas de Bruyn, sur des dessins de Maarten de Vos

On pense aussi, pour les Flandres, aux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien (son retour des chasseurs pourrait bien être une illustration de l’hiver, et les foins une illustration de l’été ; on lui connaît aussi un tableau représentant le mois de juillet). Le graveur éditeur Hieronymus Cock a utilisé deux dessins de Bruegel (printemps et été) et deux dessins de Hans Bol (automne et hiver) pour publier un cycle des quatre saisons.

Les deux gravures de droite (printemps et été) sont sur des dessins de P. Bruegel l'Ancien, celles de gauche (hiver et automne) sur des dessins de Han Bol

Jan van Velde le Jeune grave aussi quatre saisons qui s’apparentent totalement aux tableaux de scènes de tavernes et de paysages champêtres, très en vogue aux Pays-Bas au XVIIe s.

Cycle des saisons, Jan van Velde le Jeune

Mais les saisons-paysages qui ont sans doute été le plus diffusé dans toute l’Europe, sont celles issus des tableaux de Jacopo da Ponte et de Francesco et Leandro – deux de ces quatre fils, qu’on appelait les Bassano parce qu’ils étaient originaires de Bassano del Grappa, entre Venise et Trente. Beaucoup de ces tableaux sont aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Les quatre saisons de Jacopo ont été peintes entre 1574 et 1577. Elles ont été reproduites à maintes reprises par l’atelier des Bassano et par des peintres de toutes l’Europe qui ont utilisé les gravures.


L'été Francesco Bassano, 98x130cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
 Le premier cycle d’estampes fait à partir des tableaux de Jacopo a été gravé par les frères Sadeler (Jan I et Raphaël I), et repris ensuite par Jacques Callot et par Jan van Ossenbeek.

Cycle des saisons, gravures de Jan Sadeler à partir des tableaux de Jacopo Bassano peints entre 1574 et 1577

 Francesco et Leandro Bassano ont aussi peint des variantes très proches des originaux de leur père, avec parfois une référence à une scène de la bible, très discrètement intégrée en arrière plan (souvent, les tableaux à thème religieux des Bassano sont construits sur une combinatoire reprenant les mêmes éléments de la vie rurale que leurs tableaux de mois ou de saisons). Ces tableaux de Francesco et Leandro ont également donné lieu à des planches gravées, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

Voici, par exemple quelques copies du tableau du printemps (les variations de couleur indiquent bien qu'il s'agit de peintures faites à partir de la gravure; certaines s'éloignent du modèle et présentent des décors adaptés à leur clientèle ou à leur savoir-faire spécifique) :

Douze copies et interprétations du printemps de Jacopo Bassano, certaines italiennes, certaines flamandes, d'autres françaises


Sur l’original de Jacopo (connu par la gravure de Sadeler), on voit à droite une jeune fille et un jeune homme trayant deux chèvres ; un homme apporte une bassine pour collecter le lait, tandis qu’une autre jeune fille assise au premier plan, une petite fleur à la main (symbole discret du printemps), semble désoeuvrée. A gauche, un garçon rentre de la chasse aux lapins avec ses chiens. Au second plan, une femme à quatre pattes cueille des plantes à l’entrée de la chaumière, tandis qu’un cavalier avec chien et compères piétons (un fauconnier et plusieurs lanciers) part, sans doute à la chasse. On voit aussi une chèvre dressée contre un arbre, en train de manger l'écorce. Ajoutons enfin, au fond sur la droite - dans la version de Francesco et Leandro (ci-dessous), les silhouettes d’Adam et Eve (qui évoquent le paradis terrestre).

Leandro Bassano, le printemps, (on voit en haut à droite les silhouettes d'Adam et Eve)

Parmi les autres compositions qui en sont inspirées, on remarque la combinatoire des personnages qui se retrouvent placés différemment, et qui peuvent d’ailleurs aussi être réutilisés pour d’autres saisons, ou pour des scènes religieuses. Ainsi l’automne ressemble beaucoup au printemps, mais le lait contenu dans les bassines de bois est remplacé par des raisins.

 Francesco Bassano, L'automne (avec Moïse recevant les tables de la loi)  76x109cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

De l’univers champêtre idyllique inventé par les Bassano, se dégage un charme indéfinissable, marqué par une vie paisible en harmonie avec la douceur des paysages. Le tout est exalté par la palette de couleurs très vénitienne, et de profonds contrastes lumineux. En cela les œuvres des Bassano, même s’ils ne racontent rien d’autre qu'une vie quotidienne assez stéréotypée, sont de merveilleux contes sur les paysages de Vénétie et du Trentin.