présentation des peintures synchronistiques

samedi, octobre 25, 2014

Les natures mortes post-cubistes d’Edgar Scauflaire


Edgar Scauflaire, Nature morte aux mandarines, huile sur panneau, 77x51cm, 1957, collection privée
Hors de la Belgique, peu de gens connaissent le peintre Liégeois Edgar Scauflaire (1893-1960). Il fut pourtant l’un des meilleurs représentants de la  peinture moderne de Wallonie, de 1920 aux années cinquante. Proche de certains peintres du mouvement de l’Art déco en France, comme du Novecento milanais, mélangeant modernité et classicisme, il peut être rapproché, en particulier pour les natures mortes, du Bordelais André Lhote et, dans une moindre mesure, de l’Italien Gino Severini. Quelques exemples permettront de comparer ces peintres.

Mais avant cela, situons rapidement le contexte. L’histoire artistique d’Edgar Scauflaire commence en 1917 : à la fois peintre et journaliste-poète, après avoir terminé ses études à l’Académie des Beaux Arts de Liège, il participe au groupe des « Hiboux » fondé par son collègue Luc Lafnet. Et pendant toute la décennie suivante, lui et ses amis peintres ou poètes liégeois ne vont cesser de créer de petits cercles artistiques, comme «le Cénacle», «L’Aspic» ou «La Caque» dans lesquels Scauflaire côtoie notamment Jeph Lambert, Auguste Mambour, et le jeune Georges Simenon  (il n’a que dix-sept ans lorsqu’il publie «Les ridicules», petite brochure où il lance quelques piques à Lafnet et Scauflaire). En 1923, c’est le groupe « Sélection », puis en 1926, le groupe « L’escalier » qui intègrent un nouveau venu, Robert Denoël, le futur éditeur âgé alors de 22 ans. Denoël se lie avec Scauflaire, écrit un article sur lui en 1923, lui commande son portrait, puis lui fait réaliser en 1925 le portrait de son ami le poète Mélot du Dy pour la couverture de son recueil de poèmes « Amours », qui paraîtra à la NRF en 1929. Peu de temps avant, en 1924, André Lhote, qui assurait la critique d’art à la NRF, avait aussi fait le portrait de Mélot du Dy pour la couverture de « Hommeries ».
Extrait du site Robert Denoël, éditeur (www.thyssens.com)

Donc Robert Denoël pourrait bien être celui qui a rapproché Scauflaire de Lhote. Le jeune éditeur quitte Liège pour s’établir à Paris à partir de 1926, mais garde des liens avec ses amis peintres wallons. On peut supposer qu’il les mit en contact avec ses nouvelles relations, parmi lesquelles André Lhote occupe une place importante, puisqu’il publiera, entre 1933 et 1943, quatre de ses livres sur la peinture : « La peinture – le cœur et l’esprit », 1933 ; « Parlons peinture », 1936 ; « Peinture d’abord », 1942 ; « Petits itinéraires à l’usage des artistes », 1943.
Ajoutons à cela qu’Edgar Scauflaire, s’il est resté toute sa vie à Liège, n’en a pas moins voyagé à travers l’Europe et le monde au fil de ses commandes et expositions. À côté des expositions personnelles dans les principales villes belges et à Paris, il a participé à la plupart des manifestations officielles de l'art belge à l'étranger. À la Biennale de Venise en 1924, 1938 et 1948, à la Biennale de Sao Paulo en 1951 et 1953, à la Biennale de Menton en 1953, au Salon des Tuileries en 1949, et à l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Nous n’avons cependant pas trace d’un contact direct avec André Lhote, mais il est très probable qu’ils se sont souvent croisés. Et comme Edgar Scauflaire enseignait aussi, les écrits de Lhote sur la peinture lui étaient familiers, comme en a témoigné Auguste Francotte (un de ses disciples - voir Edgar Scauflaire, peintre-poète, D. Quirin et L. Maraite, 1994, p. 111).

La plupart des natures mortes post-cubistes de Scauflaire ont été exécutées entre 1942 et 1957. On a dit qu’elles reflétaient l’influence de Georges Braque, mais il paraît en fait plus proche des post-cubistes issus de « La section d’or » (groupe constitué à Puteaux en 1911 chez Jacques Villon, par opposition à Braque et Picasso établis à Montmartre), comme Louis Marcoussis et surtout, bien sûr, André Lhote ; ils développeront comme lui une conception décorative et harmonique, les rapprochant parfois un peu de Matisse.

Les quelques exemples ci-après montrent la parenté évidente entre Scauflaire et Lhote, même si ce dernier a généralement une palette un peu plus contrastée et un tracé plus nerveux.





Pour d’autres sujets, comme le « Marin et la Martiniquaise » que Lhote a peint en 1920 et repris en 1930, il semble qu’Edgar Scauflaire s’en soit directement inspiré.

On trouve également certaines similitudes de compositions dans leurs nus :

À gauche, "Nu aux oranges" (étude de Scauflaire non datée); à droite, "Femme nue allongée" de Lhote, 1930


Regardons maintenant un autre artiste dont les natures mortes post-cubistes ont aussi un air de famille avec celle d’Edgar Scauflaire. Il s’agit du peintre italien Gino Severini (1883-1966), qui a appartenu successivement au mouvement futuriste et au mouvement Novecento milanese, pour revenir au cubisme et finir par ouvrir une école d’art à Paris, en 1956. La plupart de ses natures mortes post-cubistes datent de la même période (années 40-50) que celles de Scauflaire. Comme lui, il semble influencé par la Section d’or : il écrit en 1921 un ouvrage intitulé « Du cubisme au classicisme – Esthétique du compas et du nombre », qui montre les mêmes préoccupations mathématiques que celles de la Section d’or, dont le théoricien était en l’occurrence André Lhote. Il est à noter aussi que Gino Severini était ami avec l’architecte Auguste Perret, qui lui-même avait fréquenté le groupe de Puteaux.

Voici quatre natures mortes (deux de Scauflaire, deux de Severini), qui montrent bien la ressemblance des types de compositions, du dynamisme géométrique lignes/aplats, de la manière de juxtaposer des objets géométriques (cruche ou bols) et des trames décoratives, enfin de l’utilisation des couleurs complémentaire et de la simplification des contrastes.

On pourrait, j’imagine, leur associer bien d’autres artistes encore, car ils furent nombreux dans toute l’Europe à explorer les possibilités plastiques infinies ouvertes à la nature morte par Braque, Picasso, Gris, et Matisse. Edgar Scaufflaire, que l’on surnommait en Belgique le peintre-poète, me semble mériter cependant une attention particulière, tant pour la simplicité raffinée de ses compositions, que pour leur équilibre, et pour la subtilité harmonieuse de sa palette chromatique.
Autoportraits des trois artistes : à gauche Ed. Scauflaire (détail), au centre A. Lhote, à droite G. Severini (détail)

dimanche, octobre 19, 2014

La clairvoyance du cyclope

Gilles Chambon, La clairvoyance du cyclope, huile sur toile, 60x73cm, 2014


Cette peinture fait l’hypothèse que la vision cubiste est une vison prémonitoire. Un jour (peut-être) l’holoproencéphalie sera maîtrisée et apparaîtront des cyclopes post-humains. Ceux-ci pourront voir le monde au travers de leur œil unique et cybernétique ; ils capteront en une seule image, assez semblable aux toiles de Braque ou Picasso, les multiples facettes de la réalité invisible.

Il s’agit bien sûr encore d’une oeuvre synchronistique, faisant appel à un tableau de Georges Braque (« Les usines du Rio-Tinto à l'Estaque », 1910, Centre Pompidou), à la fragmentation d’une fresque de Simone Martini (« Prise de la Rocca de Montemassi par Guidoriccio da Fogliano », 1328 Palais Public de Sienne), et à une peinture de Giogio de Chirico (« Le Vaticinateur », 1915, MoMA, New York).